J’aurais dû partir plus rapidement, sans doute. Si tel avait été le cas, mon regard n’aurait pas accroché celui du Beauregard ébahi. Il ressemble à une biche devant les phares d’une voiture, le brun, et tout comme elle, il ne lui vient pas un seul instant l’idée de s’enfuir. Pire encore, il ne trouve rien de mieux à faire que de rester planté là et d’arborer son plus grand sourire, celui qu’il utilisait sûrement à l’adolescence pour toutes les amener dans son lit. J’aurais pensé qu’après toutes ces années il aurait enfin compris qu’il est totalement inefficace avec moi, mais force est de constater que ce n’est pas le cas. Pire encore, il juge utile et sans doute même vital d’arriver à ma hauteur. Mon regard s’agite, vérifie qu’il n’a pas attiré l’attention de trop de personnes, le déteste déjà d’être aussi proche parce que je sais que je suis épié et que de cette rencontre naîtront bien trop de questionnements liés. Stupide Ezra, foutu Beauregard.

Il ne sait pas tenir sa langue et encore moins se comporter en public, c’est une évidence, et tout est pire encore lorsque je n’ai pas joué au père en amont avec lui en lui listant tout ce qui lui est interdit de faire. Par exemple, j’aurais commencé par lui dire qu’il est strictement interdit de m’adresser la parole en public et que ça l’est encore plus de le faire dans un tel endroit. « Celle-ci est plus vieille que celle de l’autre jour. Tu t’améliores. » C’est aussi interdit de parler de ma fille en tant que ‘celle de l’autre jour’, par exemple, surtout si c’est pour prononcer toutes ces paroles avec un sourire assuré au coin des lèvres et des yeux rieurs. Je m’améliore peut-être, mais lui ne fait que signer son arrêt de mort. Il a toujours eu le bénéfice du doute jusque là mais vient de perdre son assurance aujourd’hui même. « Mais elle est blonde aussi. T’as vraiment un type de femme, Icha. » Et de toutes mes forces, je me retiens de lever les yeux au ciel, souffler, et lui assigner une claque à l’arrière du crâne pour mieux l’emmener dehors ensuite et lui demander s’il a réellement la moindre once d’instinct de survie. Il ne sait pas qu’il vient de commencer un jeu dangereux qu’il est assuré de perdre, surtout alors qu’il n’en connaît pas les règles. [c’est comme au seven wonders, tu sais.] “Je pense que vous vous trompez de personne. Excusez moi.” Il a prononcé mon prénom, pourtant, et je sais que je ne pourrais tromper personne avec de telles paroles, si ce n’est peut-être le principal intéressé qui risque de penser que je souffre de Dieu sait quelle maladie encore. Au moins, je ne lui donne pas le loisir de m’expliquer par A + B qu’on se connaît réellement et ruiner plus de mon temps. Déjà, mes pas m’amènent plus loin et mon épaule s’applique à cogner la sienne pour marquer mon manque d’égard à son sujet. Si moi j’ai vraiment un type de femme, lui a vraiment une passion débordante pour se rapprocher encore et encore de la mort avant même ses quarante ans. On en discutera plus tard, à l’abri des regards indiscrets et des oreilles qui le sont plus encore.

« Merci. » Je hausse les épaules. Ma rancoeur est ce qu’elle est, mais Alec reste Alec et je ne peux lui attribuer tous les défauts de la terre, malgré sa trahison. Et ce qu’il est, c’est un excellent cuisinier, et un excellent choix de patron pour l’établissement accolé au casino : le succès de sa cuisine ce soir n’est qu’une preuve de plus de ses talents, une preuve dont je n’avais pas besoin. Ce n’est pas de ça que je doute, mais de tout le reste avec, à l'esprit, une grande question qui domine : où s’arrêtera sa loyauté à mon égard ? Quand est-ce que les liens du sang redeviendront plus forts ? Il m’a choisie moi, mais Mitchell a réussi à s’enfuir et je le soupçonne d’en être soulagé. Si la vie de son frère était menacée, s’il avait à faire à un choix beaucoup plus définitif, se rangerait-il à nouveau à mes côtés ? Malgré l’état de notre relation ? Tout ce qu’il fait, ne le fait-il pas pour s’octroyer mon pardon et ainsi regagner ma confiance ?

« Je ne pense pas que notre marché l’intéresse. » - « J’ai appris il y a longtemps à ne plus m’accrocher à la moindre certitude, dans notre monde. » J’étais certaine de la loyauté d’Alec. J’étais certaine que Mitch avait beau avoir des défauts, il était plus qu’un associé. J’étais certaine que les frères Strange me respectaient pour ma loyauté, me respectaient autant que je les respectais. A présent, j’ai appris à ne plus rien attendre de qui que ce soit, à ne plus me laisser surprendre par personne non plus. « Pourquoi il bosse pour Aberline, ça c’est une autre histoire. » - « Je vois qu’on a les mêmes sources. » Ou en tout cas, au moins la même version de l’histoire. « Pourquoi maintenant après tout ce temps ? » - « Pour l’argent facile ? L’adrénaline ? Je suis pas surprise qu’il ait replongé. » Lorsque je l’ai croisé par hasard l’hiver dernier, Bates est resté mystérieux : travaillait-il déjà pour ma concurrente directe ? « Ce qui me surprend en revanche, c’est qu’il se soit associé à elle. » Parce que je la connais assez pour savoir qu’à ses yeux à elle, il ne sera jamais un associé. Il ne sera qu’un pion ou, au moins, un atout dans sa manche. Aberline ne sait pas s’entourer : elle intimide et elle fait chanter et ce n’est pas comme ça qu’on s’offre la loyauté de ses sujets. En faisant ça, elle s’assure seulement de crever d’un coup de couteau dans le dos. J’ai bien plus de respect pour lui que je n’en aurais jamais pour l’ancienne prostituée, et je doute que sa place soit réellement parmi les abeilles de la brune. Un problème que je règlerai plus tard. « Dis moi s’il parle à des membres du Club. » Jusque là, il échange avec une petite blonde que je ne connais pas, pas de quoi m’alarmer donc.

« Je reviens. » Je suis le regard d’Alec qui prend la direction de la cuisine. Il m’a semblé absent, il m’a semblé distant et a réveillé chez moi des soupçons sur lesquels je n’arrive pas à mettre de mot. Que s’est-il passé ce soir ou ces dernières semaines pour qu’il semble accaparé par quelque chose d’autre que notre discussion ? Quoi ? Dubitative, je fronce les sourcils avant de me mêler aux invités. Plus tard, je rejoindrai le petit groupe formé par la fratrie Taylor et leurs invités respectifs. Plus tard, j’oublierai mes propres états d’âmes, j’oublierai ma fierté, j’oublierai les troubles qui nous agitent pour glisser ma main dans celle d’Amos, puisque le manque prend bien plus de place que tout le reste.