Cette fois-ci rien, absolument rien ne saurait se mettre en travers de la route d’Anwar vers sa soirée au Jazz Club. Weaver ne cessait de lui vanter les mérites de cette nouvelle chanteuse qu’il avait recruté pour les jeudis et vendredis soirs : « le physique de Jessica Rabbit et la voix de Norah Jones » selon ses propres mots, et force était de constater qu’il avait fini par l’avoir à l’usure. Il n’avait pas tant eu besoin d’insister en réalité, le club de jazz réouvert par son désormais ami avait toujours fait office de refuge pour Anwar lorsque le moral ne suivait pas – et ces derniers temps, il traînait un peu la patte. Alors cette soirée à boire des verres accoudé au comptoir, à discuter avec le patron en profitant des talents vocaux et physiques d’une amatrice de jazz, le brun n’en avait pas seulement envie : il en avait besoin, et la seule chose se mettant encore entre elle et lui, c’était ce maudit quart d’heure avant la fin officielle de sa journée de travail. Il lui semblait que ces quinze petites minutes s’étiraient depuis des heures, et affalé sans grâce au fond de son siège de bureau Anwar comptait les secondes tout en jetant des œillades méfiantes vers son téléphone. Ne t’avise même pas de sonner, mon vieux. Avec une lenteur calculée, il avait déconnecté sa session de l’intranet du QPS et fermé sa boîte mail, rangé dans le tiroir qui fermait à clef ce qui ne devait pas être laissé à portée de main, et vérifié que son badge d’accès à l’armurerie était bien dans sa poche de jean. Il avait enclenché le mode veille de son ordinateur, fait un panier jusqu’à la corbeille à papiers pour y faire atterrir son gobelet de café vide, quitté son siège et glissé dans l’une de ses poches son téléphone portable. Sept minutes. Il avait récupéré son blouson sur le porte-manteau derrière la porte, éteint la lumière du petit bureau qu’il occupait seul depuis qu’Hogan s’en était allée vers d’autres horizons quelques semaines plus tôt, et donné un coup de clef dans la serrure en réfléchissant déjà à quelle bière il allait commander en premier – blonde ou brune ? Aussie, américaine, anglaise ? « Zehri ! » Fuck, double fuck. « On vient d’avoir un tuyau sur Powells. Il se planque dans un camping d’East Haldon. Il faudrait un gars ou deux en renfort pour aller le cueillir. » Le East Haldon à pratiquement deux heures de bagnole d’ici ? Ça ne pouvait pas être sérieux. « Cool, bonne chance. » J’ai déjà rendez-vous avec Jessica Rabbit, mate. « J’ai que Baker et toi de dispo, c’est la merde dans les effectifs avec l’épidémie de gastro. » T’es vraiment en train de me dire que ma soirée est foutue en l’air parce que les autres ont des problèmes de transit, Chapman ? « Génial. J’adore mon job. » J’adore mon job, j’adore mon job, j’adore mon job … Il allait devoir se le répéter un paquet de fois durant la nuit s’il ne voulait pas terminer d’humeur massacrante (comme si cela ferait la moindre différence). « On décolle à quelle heure ? J’peux quand même repasser chez moi me changer ? » S’il devait passer la nuit en vadrouille, il méritait au moins de changer le tee-shirt dans lequel il avait transpiré toute la journée – foutu climat subtropical. « Vingt heures trente ici. J’peux compter sur toi, donc ? » Comme s’il lui avait laissé le choix. « Ouais, ouais. Mais j’te conseille d’aller voir ailleurs là tout de suite, avant que je change d’avis. » Et tandis que l’autre policier repartait par là où il était venu, Anwar s’était fendu d’un immense soupir et avait pianoté un rapide message à l’attention de Weaver ; Jessica Rabbit attendrait encore un peu. « Raaaaaah ! » Évacuant sa frustration seul au milieu du couloir, il avait entendu s’élever d’un autre bureau et d’un ton moqueur « J’savais pas qu’on avait un chat enroué au poste ! » Est-ce que c’était sa fête, aujourd’hui ? « That’s a fucking tiger ! » Voilà, et après on trouverait encore à se plaindre que l’inspecteur Zehri était grincheux sans raison.

***
Déjà pas du genre à s’embarrasser avec des manoeuvres inutiles pour se garer “en accord avec le code de la route”, Anwar avait pris encore moins de pincettes cette fois-ci en immobilisant simplement sa vieille Ford au pied de son immeuble, juste devant le panneau d’interdiction de stationner pourtant mis bien en évidence. Grimpant deux par deux les marches jusqu’à l’avant-dernier étage du bâtiment, les clefs déjà dans la main, il était entré dans l’appartement sans s’attendre à y trouver non pas une mais deux âmes installées verre de champagne à portée de main. « Je fais que passer, pardon. Salut. J’suis pressé, faites comme si j’étais pas là. Cheers. Enchanté. » Les mots étaient dans le désordre, le signe de la main fait alors qu’il avait déjà un pied dans le couloir qui menait à sa chambre, et balançant sur son lit son blouson, son holster et l’arme qui allait avec et le tee-shirt à l’odeur de bouc qui s’en dégageait, il avait décidé à la dernière seconde que pressé ou non, il méritait une douche. Propre, changé mais pas moins en avance, il réajustait son holster à sa ceinture en revenant au salon, et blouson au bras il avait lancé à Maze « Tu pourras remettre des graines à Ibis s’il n’en a plus quand tu vas te coucher ? J’serai pas rentré avant demain matin. » Mais après tout il n’était que le père d’un bébé de dix-huit mois qui faisait des terreurs nocturnes, il n’avait pas besoin de sommeil, uh ? « Je rapporterai le petit déj’. » Sourire poli à l’intention de l’invitée de Maze, sourire plus appuyé et clin d’oeil à l’intention de cette dernière, il avait souhaité une bonne soirée à la cantonade  et était ressorti de l’appartement aussi vite qu’il en était entré. Cavalant jusqu’au rez-de-chaussée, c’était un sourire on ne peut plus hypocrite qu’il avait adressé à la petite femme ridée qui observait tour à tour sa voiture et le panneau de stationnement d’un air courroucé.

un petit tour et puis s'en va :

« Je ne le ferais pas forcément pour la même chose mais oui ça m’a permis de retourner des situations à mon avantage. » Et si ça fonctionnait, Heather aurait eu tort de s’en priver. Maze aurait sans aucun doute agi de la même façon si les rôles avaient été inversés. Mais ils ne l’étaient malheureusement pas et elle devait donc se contenter de ses piètres talents d’actrice pour tenter de duper son monde et convaincre ses proches que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Elle se doutait qu’elle était peu crédible, mais elle faisait de son mieux pour donner le change malgré tout. Toutefois Heather avait au moins cette capacité à la faire sourire et rire sans aucun effort. Est-ce qu’elle avait une orange et une lime à portée de main ? Excellente question. Elle jeta quelques coups d’œil à sa gauche et à sa droite, une expression dubitative sur le visage. « Mh…pour la lime, je dois pouvoir m’arranger. En revanche en ce qui concerne l’orange, je crois que ça va être compliqué. A mon avis il va falloir remettre l’expérience à plus tard en attendant qu’Anwar et moi on se décide à se montrer un peu plus raisonnables et à acheter davantage de fruits. » Mangez cinq fruits et légumes par jour…blablabla…quelle personne saine d’esprit et suffisamment ennuyeuse pouvait donc suivre ce genre de recommandations quand il était possible au contraire de vivre de bières et de saucisson ? Chacun ses priorités. « Si jamais tu vois des clientes mignonnes ça peut m’intéresser mais plus si c’est pour une fête pour un divorce. Je suis toujours disponible pour donner de ma personne pour remonter le moral si jamais. » Un rire étouffé s’échappa de ses lèvres en imaginant la scène. « Parfait, j’en prends bonne note. J’imagine qu’on pourrait dire que tu assurerais le service après-vente en quelque sorte ? » Et quel service ! Heather savait donner de sa personne – littéralement- pour le bien commun. « Parfait prépare toi pour une soirée plus que mémorable ! Ou au contraire avec un très gros trou noir. » Son sourire s’étira un peu plus à l’évocation de ce programme. Maze avait tendance à se tourner un peu trop vers les boissons fortes ces derniers temps pour ne pas se retrouver seule avec des pensées qu’elle ne souhaitait pas affronter. Aussi avait-elle du augmenter sa résistance à l’alcool depuis quelques mois. Heather risquait d’avoir besoin de plus de deux bouteilles pour réussir à lui provoquer ledit trou noir, mais elle n’était pas contre cette perspective. « On fera un truc à la very bad trip. On se souviendra de rien mais au petit matin on aura les photos de la veille pour savoir ce qui s’est passé. Je nous y vois déjà ! » Et elle ne mentait même pas. Elle imaginait effectivement aisément une telle scène se produire. C’était au moins à la hauteur des frasques qu’elles faisaient depuis qu’elles s’étaient retrouvées. « Je fais que passer, pardon. Salut. J’suis pressé, faites comme si j’étais pas là. Cheers. Enchanté. » Les sourcils froncés, Maze avait lancé un regard interrogateur à l’intention d’Anwar qui avait vraisemblablement le don de sortir de nulle part. Et de repartir aussi vite qu’il était arrivé. Elle reposa son regard dans celui d’Heather avant d’hausser les épaules, ne sachant pas vraiment quoi ajouter de plus si ce n’était : « Heu…voilà. C’était donc Anwar. » Des présentations originales. Avait-elle toujours envie de risquer de se mesurer à lui à présent ? Non pas qu’il n’ait vraiment laissé une impression d’inspecteur sans pitié après ce passage éclair de toutes façons.
Mais l’ambiance était soudain devenue plus pesante alors que son amie s’était confiée sur son passé, sur sa famille. Maze se doutait qu’elle agissait de la sorte pour lui faire passer un message, lui signifier que tout le monde devait vivre avec des fantômes plus ou moins encombrants, mais qu’elle n’était pas obligée de les supporter seule. La brune s’était risquée à lui demander où en étaient ses histoires avec sa famille mais elle avait aussitôt regretté sa question en constatant l’expression défaite qui s’était affichée sur le visage de son amie. « Je leur ai donné de l’argent pour certaine d’avoir la paix et depuis je n’ai plus de nouvelle. Je n’ose même plus aller en Angleterre de peur de tomber sur eux. » Oh. Elle comprenait bien mieux sa réticence lorsqu’elle lui avait parlé pour la première fois de retourner dans leur pays pour une virée nostalgique. Qui aurait eu envie de vouloir retourner à Londres quand de pareils souvenirs y étaient rattachés ? « Je suis désolée Heather…vraiment. T’as bien fait de couper les ponts avec eux, c’est certainement la meilleure décision que tu pouvais prendre et… » Et quoi ? Elle se sentait complètement démunie et incapable de la réconforter correctement. Alors elle misa sur ce qu’elle faisait de mieux : utiliser une pointe d’humour pour tenter de détendre l’atmosphère. C’était facile. Ca ne réglait pas les problèmes. Mais c’est tout ce dont elle était capable. « …et puis on visitera un autre pays à la place. Que penses-tu de la Grèce ? » Ou l’Islande. Ou l’Italie. Il y avait suffisamment d’endroits à visiter, et elles étaient prêtes à aller aux quatre coins du monde pour vivre leurs aventures déjantées. Rien ne pourrait les arrêter. Pas même leurs traumatismes respectifs. Ou tout du moins elle l’espérait du fond du cœur. « Je suis désolée Maze ça a dû être terrible… Je ne peux même pas imaginer ce que tu as dû traverser. Mais je suis heureuse que tu aies pu t’en sortir. » Elle se pinça les lèvres, gardant le silence de longues secondes avant d’oser répondre : « Le problème c’est que j’ai parfois l’impression de ne pas m’en être sortie. » Elle se sentait profondément égoïste de dire ça alors qu’elle n’était plus retenue captive. Physiquement tout du moins. Mais psychologiquement, c’était une toute autre histoire. Certaines chaines étaient difficiles à défaire et lui semblaient encore occasionnellement attachées à elle, déterminées à la retenir en arrière coûte que coûte, à l’empêcher d’avancer. « Et ce n’est pas une bonne chose ? » Oh, si ça ne tenait qu’à elle, Jina n’était certainement pas une bonne chose non. En revanche, comparativement à ce qu’elle avait vécu, elle n’était pas non plus la pire catastrophe de la terre. « Pas quand tu as toujours pensé avoir des parents unis, aimants et sincères au moins l’un envers l’autre. » A ce stade-là, elle se fichait que son père ait pu lui mentir. En revanche elle ne supportait pas l’idée qu’il ait pu cacher sa double vie à sa mère durant toutes ces années. « Mon père a menti à tout le monde et j’ai l’impression que c’est moi qui en paye les pots cassés à sa place aujourd’hui. » Et c’était profondément injuste. Elle se sentait encore une fois égoïste de raisonner de la sorte, mais elle n’avait vraiment pas envie de devoir subir les conséquences des actes de son père. Elle n’avait rien demandé. Tout lui était imposé. A elle comme à Jina d’ailleurs. « J’imagine…. En tout cas si tu as besoin d’aide pour te changer les idées je serais toujours là pour toi. » Un fin sourire vint étirer une nouvelle fois ses lèvres en l’entendant. « Je sais. Et je t’en remercie. Et j’espère que tu sais que la réciproque est vraie et que tu peux compt… » « Tu pourras remettre des graines à Ibis s’il n’en a plus quand tu vas te coucher ? J’serai pas rentré avant demain matin. » Comment s’y prenait-il pour choisir aussi mal ses moments ? Ou bien au contraire faisait-il irruption au meilleur moment ? Quoiqu’il en soit, sa bouche était déjà prête à répliquer que si ça ne tenait qu’à elle, Ibis pouvait bien mourir de faim. Mais l’offre du petit déj’ qui avait suivi lui avait suffi à lui faire ravaler ses menaces, adressant simplement un signe de main et un sourire à l’attention de l’inspecteur avant qu’il ne quitte l’appartement aussi vite qu’il n’y était entré. Quelle faiblesse. Elle soupira et prit un air exagérément dramatique avant de demander à Heather : « C’est vrai que je t’ai pas présenté Ibis…aka le pire volatile qu’il m’ait été donné de côtoyer. » Non pas qu’elle en ait côtoyé beaucoup de toutes manières. « L’expression "voler dans les plumes" prend vraiment tout son sens avec lui. »

« Je ne jugerai pas votre régime alimentaire mais je suis juste triste de ne pas pouvoir tenter. Je t’aurais bien demandé si tu avais une banane mais j’ai peur que la forme prête à confusion ensuite. » Surprise par sa réflexion, la brune mit quelques secondes avant de franchement éclater de rire. « Tu sais quoi ? La prochaine fois que je viens te voir, je t’amènerai une lime, une orange ET une banane, comme ça on pourra tester les deux solutions et se préparer à toute éventualité. » Heather parvenait à lui changer les idées et à éloigner ses problèmes de la plus surprenante et nonchalante des manières. Et elle lui était infiniment reconnaissante de lui offrir un bulle d’insouciance au milieu d’un océan d’inquiétudes. Réconforter de futures divorcées éprouvées par les agissements de maris décevants semblait être un acte d’une générosité extrême si l’on en croyait ses dires et le petit cinéma qu’elle était en train de donner et qui ne faisait qu’accentuer un peu plus le sourire de la brune. « Tu donnes de ta personne. J’ai toujours su que tu étais d’une générosité sans pareille. » Il ne faisait aucun doute qu’elle était dévouée à la cause, qu’elle avait le sens du sacrifice. Tout comme elle était vraisemblablement prête à se sacrifier une nouvelle fois pour passer une soirée en sa compagnie placée sous le signe de l’alcool. « Parfait ! J’aime ce plan. Je me demande déjà qui de nous aura acheté le tigre. A mon avis ça sera toi vu que tu vis déjà avec un perroquet. » « Ça me va. On est des femmes indépendantes, on peut bien s’acheter notre propre tigre pour passer une bonne soirée ! » Elles pouvaient partir loin. Pourtant le champagne n’était pas entamé depuis très longtemps. Preuve qu’elles n’avaient pas véritablement besoin du moindre verre d’alcool pour laisser leurs pensées dériver très rapidement, au détour d’une soirée beuverie façon Very bad Trip ou de retrouvailles dans un aéroport façon Love Actually. Au moins, elles restaient cohérentes avec le métier d’Heather : leurs frasques s’inspiraient de grands classiques du cinéma (à peu près). « Et en ce qui concerne le perroquet…j’espère que le tigre le mangera par accident. » Par accident, bien sûr. Peut-être veillerait-elle à ouvrir sa cage un peu trop près des crocs du félin. Anwar avait choisi ce moment précis pour faire une apparition. Avait-il entendu ce qu’elle venait de dire ? Etait-ce pour ça qu’il lui suggérait plutôt de nourrir Ibis au lieu de songer à le transformer lui-même en nourriture pour gros chat ? Elle en doutait. Même pressé, s’il l’avait entendu il n’aurait pas manqué de lui lancer un regard désapprobateur avant de menacer de l’enfermer dans la cave.
Et puis les rires s’étaient éteints et les sourires avaient disparu pour laisser place à une atmosphère propice aux confidences mais aussi bien plus pesante que Maze ne l’imaginait. Elle écouta son amie se confier douloureusement à elle, ressentant sa tristesse comme la sienne. « Je suis désolée que t’aies eu à subir tout ça Heather. » Tout comme elle était désolée de n’être réapparue que tardivement dans sa vie quand elle aurait préféré pouvoir l’aider d’une manière ou d’une autre au moment où elle en avait eu le plus besoin. « T’as pas à te dire que tu aurais dû agir plus tôt. Tu l’as fait quand t’étais prête et quand t’en as eu l’occasion. L’important c’est que tu t’en sois sortie et que tu n’aies plus à répondre d’eux aujourd’hui. » Elle tendit doucement son bras vers son visage, son pouce venant délicatement sécher une larme qui avait roulé sur sa joue. « T’es une battante. N’en doute jamais. » Elle aurait aimé pouvoir en dire autant mais Maze ne faisait justement rien pour se battre et garder la tête hors de l’eau. Elle se laissait joyeusement partir à la dérive, chaque jour un peu plus proche de la noyade. « Tu as déjà vu quelqu’un pour en parler ? » « Et toi ? » Elle lui avait retourné la question un peu brusquement, sur la défensive. Les mots lui avaient échappé alors même qu’elle était bien consciente qu’Heather n’essayait pas de se montrer intrusive, mais cherchait simplement à l’aider. « Pardon. Non j’ai vu personne. J’y arrive pas. J’aime à croire qu’en évitant d’en parler, j’arriverai à mettre tout ça plus rapidement derrière moi… » Quel succès. Cela faisait deux ans qu’elle était dans un état proche de l’apathie à force de chercher à en parler le moins possible. Qu’est-ce qu’il lui fallait pour réaliser qu’elle ferait mieux de tenter une autre technique ? « Les parents c’est compliqué je crois… Si t’as besoin de quelqu’un en plein milieu de la nuit pour venir avec une pelle sans poser de questions je suis là. » Un rire étouffé s’échappa de ses lèvres. « Je note la proposition et je pense que je ne manquerai pas de revenir vers toi très rapidement. » Probablement pour enterrer son père dans un premier temps. Elle n’avait pas encore déterminé si Jina subirait le même sort. « Il a l’air speed ton pote. » Un sourire aux lèvres, elle hocha la tête avant de répondre : « Il est inspecteur de police, papa d’un bébé qui ne fait pas ses nuits et baby-sitter d’une britannique déboussolée à temps plein. Il a ses raisons d’être speed. » Et elle se demandait bien souvent comment il parvenait à faire preuve d’autant d’énergie. Son expression se fit plus attendrie avant d’ajouter : « Ça l’empêche pas de marquer une pause et de se montrer disponible quand on a besoin de lui. » Il le lui avait prouvé plus d’une fois. « C’est grâce à Anwar que j’ai pu sortir du cauchemar que j’ai vécu il y a deux ans… » Et il continuait de l’aider à essayer d’en sortir au quotidien. Tout du moins quand il ne menaçait pas de faire passer les besoins de son perroquet avant les siens, bien évidemment. « A ce point ? Il a fait quoi ? Il t’a fait caca dessus ? » Elle secoua la tête. Non, ça il ne l’avait pas encore fait. Mais ça ne saurait tarder connaissant le volatile. « Outre le fait qu’il connait des insultes…je saurais pas te l’expliquer mais j’ai l’impression qu’il a ce petit côté qu’ont certains chats en mode "je vais dominer le monde et vous ne pouvez rien y faire pauvres mortels"…alors que j’imagine qu’il ne pense véritablement qu’à manger et à dormir mais bon…ça on le saura jamais. »

Des smoothies en prison. Il n’y avait vraiment qu’avec Heather que Maze pouvait avoir ce genre de discussions et tenir ce type de propos de plus en plus saugrenus à chaque seconde qui passait. Quand le commun des mortels aurait pu se laisser à penser qu’elles ne pouvaient pas faire pire, elles trouvaient toujours le moyen de les contredire. « Ok ok pour le kilos de chaque fruit alors. On va organiser ça mais je risque de rencontrer quelques difficultés d’un point de vue organisationnel et transport des sacs à mon avis. » Rien qu’un brainstorming de quelques secondes ne résoudrait pas. Elles inventeraient certainement un quelconque objet volant de leur poche pour pallier à ce problème. « Le tigre serait notre enfant et on en aurait une garde partagée. Une semaine sur deux ça serait toi ou moi qui l’aurait. Faudra juste lui trouver un petit nom… Des idées ? » Elles étaient intenables. Mais Heather était bel et bien la meilleure distraction qu’elle ait eu depuis longtemps, ça ne faisait aucun doute. Celle qui lui permettait de mettre ses problèmes et ses idées noires de côté le temps d’un instant fugace mais dont elle avait ô combien besoin. Son sourire s’étira une nouvelle fois alors que son regard se faisait plus pétillant : « Ça me parait évident pour une fan de Disney non ? Rajah ? Ou bien tigrou pour le comique de situation. » Elle fit mine de réfléchir quelques instants avant de surenchérir : « Enfin après si on veut lui donner un côté féroce pour dissuader les gens de nous approcher de trop près quand on le promènera en laisse dans la rue, vaut peut-être mieux opter pour quelque chose comme heu….croque-doigts ? Je ne sais pas. Des idées de ton côté ? » Parce que réfléchir à des idées de noms pour un futur tigre dont elles auraient la garde partagée et qu’elles promèneraient dans la rue était bien entendu tout naturel et parfaitement normal. Une discussion somme toute banale.
« Je suis désolée pour toi aussi… J’ai surtout agi quand mon agent à découvert et qu’il a voulu me sortir de cette galère. Des fois je me dis que sans lui je serais encore sous la joug de mes parents ou pire… » Elle ne comprenait encore pas bien comment leur conversation avait pris cette tournure, passant d’un tigre et de smoothies à des sujets bien plus sérieux et terre à terre, mais au fond d’elle cela la rassurait de savoir qu’Heather se sentait suffisamment à l’aise pour se confier. Elle était contente de savoir qu’elle avait pu laisser cette étape de sa vie derrière elle, même s’il était évident qu’elle en garderait toujours les sévices malgré elle. « Il a l’air bien cet agent. On lui payera un verre à l’occasion. Et on verra ce qu’il pense de toutes nos manigances et autres manœuvres secrètes pour conquérir l’Australie, puis le monde. » Appelez-les Minus et Cortex pendant que vous y étiez, elles n’en étaient plus très loin. Maze s’était permis cette touche d’humour avant de sa braquer quelque peu quand son amie s’était inquiétée de savoir si elle voyait quelqu’un pour parler de son traumatisme. Elle lui avait renvoyé la question du tac au tac avant de réaliser que sa réaction était brusque et disproportionnée quand Heather se faisait simplement du soucis pour elle. « Non t’inquiète… C’était bête de demander car c’est pareil pour moi. Je préfère faire comme si rien n’était arrivé jusqu’au jour où quelque chose va me trigger. C’est pas mal de faire l’autruche. » Elle hocha doucement la tête, ne voyant que trop bien ce qu’elle voulait dire. « Si tu savais à quel point je m’identifie à ce que tu viens de dire. Je sais bien que c’est pas la meilleure des solutions, mais je m’y reconnais pourtant totalement. Rien de tel que le déni j’imagine. Et puis…objectivement…à nous deux, on doit bien valoir tous les psy du monde, non ? » Evidemment, qui pouvait donc en douter ? Elles respiraient la tranquillité, la sérénité et l’objectivité.
Et puis Anwar avait fait une réapparition soudaine, permettant à Maze d’expliquer à son amie à quel point il avait été et était toujours présent pour elle. Anwar était tout bonnement sa bouée de sauvetage. Enfin, il l’était tout du moins quand ils ne finissaient pas tous les deux à l’eau après une chute -absolument pas accidentelle- de son bateau. « Je te confirme qu’il vaut mieux que tu l’aies de ton côté si tu dois un jour finir au poste ou en prison. Et même de manière générale en fait. Mieux vaut éviter de s’attirer les foudres d’un inspecteur déterminé et efficace dans son travail. J’essaye toujours de le convaincre de faire disparaître quelques personnes pour moi mais étrangement c’est toujours ma propre personne qu’il parle de faire disparaître. Je comprends pas. Quel ingrat. » Avec tout ça, Heather devait avoir un bon aperçu du genre de discussions qu’elle pouvait avoir avec Anwar et qui étaient en définitive parfois aussi folles que les leurs. Ils se cherchaient, se provoquaient et se renvoyaient la balle à la moindre occasion, Maze n’hésitant pas à menacer Ibis, le volatile maléfique, si la situation le nécessitait (et elle le nécessitait toujours). Mais ça n'était somme toute que justice puisqu’il parlait de faire disparaître son corps ou de l’enfermer à la cave à chaque prochaine impertinence qu’elle se permettrait. « Il a l’air diabolique, je comprends mieux pourquoi tu veux que notre tigre imaginaire le mange. Sinon faut peut-être que tu arrives à le soudoyer en la gavant de biscuits. » Un rire lui échappa à cette réflexion alors qu’une scène d’un fameux Disney lui revenait en mémoire. « Du coup est-ce que notre tigre va officiellement s’appeler Rajah ? Parce que là on est définitivement sur une thématique Aladdin je crois. » Et elle était tout à fait prête à endosser le rôle de Jafar s’il le fallait.

Tout ça n'avait vraiment aucun sens ; Maze se demandait réellement si elle ne ferait pas mieux de rejoindre Nino à dos de tigre pour lui déclarer sa flamme. Elle n’était plus à une idée folle près si l’on considérait le fait qu’elle était actuellement en train de relever son bras pour toucher son biceps, comme essayant de prouver à Heather qu’elle n’avait nullement besoin d’une quelconque salle de sport. Elles semblaient s’être lancées dans une partie géante de kamoulox. Alors tant qu’à faire, Maze pouvait bien finir cette journée en prenant le chemin de l’appartement de Nino pour régler cette histoire une bonne fois pour toute. Elle aurait ça en moins sur la conscience et il serait toujours temps de vivre dans le déni des conséquences qu’une telle déclaration pourrait bien avoir sur leur relation. Mais pour l’heure, il était surtout question de nommer leur tigre avant de songer à le chevaucher. Evidemment. « Rajah c’est quand même beaucoup plus classe que tigrou. Quitte à avoir un tigre autant que les gens aient un peu peur. » Elle hocha la tête, réfléchissant presque sérieusement à cette hypothèse. « Ouais je crois que je vais choisir le nom parce que… Croque-doigt c’est vraiment pas possible Maze. » Elle fit mine de se vexer mais ne tarda pas à exploser de rire. La spontanéité et le naturel avec lesquels Heather venait de critiquer sa trouvaille ne pouvaient que prêter à sourire. « Mais c’est hyper mignon ! Et un peu féroce en même temps…Oui bon d’accord j’admets que c’est ridicule et que ce n’est peut-être pas une idée de génie. Va pour Rajah. » Mais Croque-doigt aurait toujours secrètement sa préférence. Il serait toujours temps de nommer un futur animal comme ça plus tard…elle éviterait simplement de faire en sorte qu’il s’agisse de son propre animal parce qu’elle devait bien admettre qu’il fallait assumer le côté bête et absurde du nom. Ne serait-il pas temps de négocier avec Anwar la possibilité de rebaptiser Ibis ? Ce surnom lui conviendrait bien mieux et il ne faisait aucun doute que l’inspecteur se rangerait à son avis…
« Mais oui c’est un peu devenu mon père de substitution, je ne serais rien sans lui. Pour ce qui est des complots, il serait capable de nous rejoindre dans le délire. » Maze était contente et rassurée de savoir qu’Heather avait parmi ses proches des gens prêts à la soutenir et à l’aider, des gens sur qui elle pouvait vraiment compter. Cela ne l’empêchait en rien de s’inquiéter pour elle (car pourquoi s’inquiéter de ses propres problèmes quand on avait la possibilité de porter aussi ceux de tous nos êtres chers ?), mais elle était toutefois rassérénée par cette information. « Il mérite définitivement de rentrer dans notre club secret et très privé de conquête de l’Australie. Je l’aime déjà. » Et elle aimait déjà la légèreté qu’il apportait à la conversation sans même être présent. Pourtant cette légèreté fut de courte durée. « Oui je trouve aussi que le déni c’est bien. Je pense aussi qu’on se suffit ! Franchement pourquoi payer quelqu’un pour parler de nos problèmes, alors qu’on est là pour l’autre. » Elle avait beau dire ça sur le ton de l’humour, Maze ne put s’empêcher de relever qu’il y avait une pointe de vérité dans ce qu’elle disait. Un côté positif à faire ressortir, en quelque sorte. « L’un dans l’autre, je pense que c’est déjà un énorme pas en avant qu’on vient de faire en se confiant tout ça. » Elle savait en tout cas que ça l’était pour elle. Reparler de ce qui lui était arrivé était encore douloureux pour elle aujourd’hui et si elle avait souvent l’impression de stagner et de ne pas réussir à redevenir celle qu’elle avait été, la britannique avait au moins l’impression aujourd’hui d’avoir pu faire un minuscule pas en avant en acceptant de se confier à une personne de plus. A une personne sur qui elle savait qu’elle pouvait compter.
« J’avoue quel ingrat. Si jamais tu réussis à le convaincre, j’ai une petite liste de personnes à proposer aussi. Je dis ça comme ça. » Un sourire franc refit son apparition sur ses lèvres avant qu’elle n’ajoute avec conviction : « Compte sur moi pour la lui transmettre. » Elle pourrait jouer les bras droit pour que la corvée d’élimination se déroule un peu plus rapidement au vu des nombreux noms qui l’attendait à présent. « Oui je crois qu’on est obligées maintenant, je vais nous acheter les costumes de Jasmine et de Aladdin. On va être des clichés. » Un rire lui échappa une nouvelle fois au moment où elle imagina la scène. « Je crois que là on tient une photo encore plus mémorable que celle de Noël. J’ai hâte de voir ça. »