La discussion que nous avons n’a rien de joyeuse, bien au contraire. Mais ça fait partie de nous, c’est notre passé et ce sont ces événements tragiques qui nous ont amenés à nous rencontrer dans un premier temps. La perte d’un être cher, la perte de la personne la plus importante de notre vie à ce moment-là. J’ai cru ne jamais m’en sortir, je pensais sincèrement que le bonheur ne serait plus jamais à ma portée. Presque deux ans et demi dans l’abstinence sexuelle totale, le cœur complètement fermé et surtout anesthésié je n’étais pas prêt à rencontrer de nouveau quelqu’un et je pense même qu’au fond je n’en avais plus envie. Je n’y croyais plus. J’étais persuadé avoir laissé passer ma seule et unique chance d’être heureux, d’avoir laissé la femme de ma vie me glisser entre les doigts. Quand on y réfléchit et surtout quand on me connait bien, c’est étonnant de ma part puisque j’ai toujours été un grand romantique et si je fais partie des gens de nature assez pessimiste il y a bien un sujet sur lequel j’ai toujours su garder un peu d’espoir : l’amour. Je crois qu’on a tous le droit à l’amour, à ce sentiment de plénitude, de bien-être, au bonheur d’aimer et de se sentir aimer. Sauf qu’après la mort de Victoria, il n’y avait plus aucune lueur d’espoir dans mon regard jusqu’à ce qu’Alex revienne de nouveau dans ma vie. C’est elle qui m’a aidé à me relever, c’est elle qui m’a redonné le sourire, qui m’a rendu un peu d’espoir et d’envie de vivre. Sans elle je ne sais pas où je serais aujourd’hui et c’est une pensée qui me terrifie au plus haut point, parce qu’elle me fait réaliser que mon bonheur ne tient qu’à un fil et surtout qu’à une seule personne et que si je venais à la perdre de nouveau, je vais perdre à nouveau tout espoir et toute envie.
« Pareil… J’osais pas me lancer c’était compliqué pour les études… » Il faut croire que je ne suis pas le seul à avoir eu besoin d’un soutien d’une femme pour réussir professionnellement. Ça a l’air d’être la même chose pour Jordan, et ce qui est finalement assez dingue c’est de voir la facilité avec laquelle je parviens à discuter de cette partie de ma vie avec quelqu’un que je ne connais finalement pas plus que ça. Mais il y a ce petit quelque chose inexplicable qui se passe. Pour la première fois depuis bien longtemps je peux parler de mon histoire passée avec quelqu’un qui semble me comprendre. Vraiment me comprendre. Et pas quelqu’un qui me répond par politesse une phrase horriblement bateau du genre : Je comprends. Je peux comprendre. Je suis désolé. Parce que c’est le genre de chose qu’on ne peut pas comprendre ni même essayer de comprendre avant de l’avoir vécu. « Au final j’ai réussi à me démerder mais si elle était pas entre la vie et la mort à ce moment là je crois pas que je me serai bouger le cul. » J’hoche doucement la tête en signe de compréhension et je ne peux pas m’empêcher de me dire ô combien savoir que la personne aimée se trouve entre la vie et la mort doit être horrible. Moi j’ai juste su que Victoria était en salle d’opération, personne ne savait, pouvait, ou voulait m’en dire plus. Mais la femme de Jordan est, elle, restée dans le coma durant de longs mois et ça doit être quelque chose d’horrible à vivre. « Je lui dois tout. » Je ne peux qu’acquiescer à cette phrase parce que je le comprends sur tous les points à ce niveau-là. Victoria m’a offert cinq années magnifiques de ma vie dont je n’en garde que des bons souvenirs. « C’est dingue à quel point on a besoin d’une femme pour avancer dans la vie. » Du moins pour moi c’est le cas et je n’ai absolument pas honte de l’avouer. Ce qui peut être assez paradoxal quand on sait que je suis un vrai solitaire dans l’âme. Je n’ai pas une tonne d’amis et je n’en demande pas plus, j’ai toujours préféré mes moments de solitude plutôt qu’être entouré de plusieurs personnes. Mais pourtant j’ai réellement besoin d’une femme pour m’aider à avancer dans la vie, sinon je sens qu’il me manque cruellement quelque chose. « Ça sent super bon. » « On peut retourner s’asseoir pour manger si tu préfères. » Une petite parenthèse dans cette discussion pleine d’émotions. Parenthèse, qui, ne dure pas bien longtemps. « Je crois que je vais passer au cimetière après. Ca fait longtemps que je n’y suis pas allé. » À chaque fois que je me souviens ne pas avoir été au cimetière depuis plusieurs semaines voire mois, je m’en veux. Parce qu’avant j’y allé bien plus régulièrement. « Toi aussi tu lui parles quelque fois ? » Ou bien est-ce que je suis le seul à faire ça ? Ce qui pourrait presque me qualifier de fou dans ce cas. Mais je lui pose cette question en relevant les yeux vers lui, parce que moi c’est quelque chose que je fais à chaque fois que je me rends au cimetière. « Son dessert préféré c’était la tarte au citron meringuée. J’ai jamais réussi à l’enlever de la carte depuis. J’aime bien l’idée de le laisser. » Pour elle. Et je sais que c’est une attention qui doit la toucher beaucoup, de là où elle est.
« C’est dingue à quel point on a besoin d’une femme pour avancer dans la vie. » « Ah ouais ça… » Tu hoches la tête car même si le sujet n’était pas Rosa, il n’y a que des femmes qui te viennent aussitôt en tête comme des grands piliers de ton histoire. Ta mère. Maria. Talia. Il y a eu des hommes au milieu de ton parcours de vie, c’est certain, mais tu as toujours eu un petit quelque chose en plus pour les femmes. Celles qui sont plus âgées par dessus tout. Elles sont à l’image de la mère que tu n’as jamais eu. Tu imagines Ashley Fisher dans toutes les figures maternelles qui croisent ta route et ton affection envers elles est décuplé par défaut. Ta mère a beau être morte le jour où tu as mis le nez sur cette planète, tu es sûr·e et certain·e qu’elle veille sur toi depuis toujours. Y’a absolument aucune autre explication possible. Si tu es encore en vie malgré tout, c’est grâce à elle et les bonnes directions qu’elle t’a soufflé l’air de rien via des signes ici et là. Tout autant de signe que tu as vu et suivi avec plus ou moins de conscience au fil de ta vie.
« On peut retourner s’asseoir pour manger si tu préfères. » Tu fais non de la tête. T’aimes bien manger debout. « Nah je suis bien là. » C’est comme ça que tu manges la plupart du temps. Etre à table est un concept qui n’est pas ancré dans ton éducation que tu t’es fait tout seul. Justement parce que tu étais seul et que tu peux manger où tu veux quand tu veux. Debout c’est très bien. Tu laisses le gâteau tiédir mais t’as bien hâte de le dévorer. « Toi aussi tu lui parles quelque fois ? » Tu confirmes de nouveau d’un signe de tête. « Tout le temps. » Moins qu’avant, certes, mais tu as toujours des pensées ici et là pour elle. Surtout quand tu vois un signe mis sur ton chemin et tu sais que ça vient d’elle. Obligé de la remercier, silencieusement ou non.
« Son dessert préféré c’était la tarte au citron meringuée. J’ai jamais réussi à l’enlever de la carte depuis. J’aime bien l’idée de le laisser. » Ca c’est clairement un détail qui ne te laisse pas indifférent et tu penses aussitôt à la noix de coco était le parfum préféré de Rosa. Pas que pour manger, elle prenait tout parfum coco, même son chapstick. Autant dire que tu en as mangé du coco sur ses lèvres. « Y’a un bout d’elle qui est toujours là. Je comprends. » Tu comprends sa démarche parce que tu as fait la même chose de ton côté. Tu as sorti un album. Ton premier - et unique - album en ton nom. Tu avais ce besoin viscérale de faire quelque chose de tangible en la mémoire de Rosa. Mais tu n’oses pas le dire à voix haute parce que ce n’est pas une compétition. « J’ai fait quelque chose similaire… » Est-ce que ça ne serait pas de la timidité que je vois là Jordan ? Peut être. Et c’est maintenant que tu prends pour aller enfin piocher dans le fondant. Un gémissement file d’entre tes lèvres. « Oh my god. » C'est encore meilleur que tu ne l'avais imaginé. Meilleur que tous les fondants que tu as pu manger jusqu'à présent dans ta vie. Tu sais d’avance que tu vas le manger en un battement de cil. Tu es déjà en train de taper dedans une deuxième fois. T’as une grande bouche, t’as faim et c’est délicieux, vraiment y’a pas pire combo pour que cette merveille disparaisse en moins de deux minutes.
Ça pourrait presque sembler pathétique, quand on y réfléchit bien, à quel point j’ai toujours eu envie ou surtout toujours eu besoin d’une femme dans ma vie pour me sentir heureux ou du moins, serein. Il y a d’abord eu Alex, puis Victoria, et puis encore une fois Alex, sans pour autant oublier ma mère qui est restée la première femme de ma vie, en quelque sorte. Celle grâce à qui je suis ici aujourd’hui, celle qui a toujours cru en moi, celle qui a toujours été là pour moi, même quand j’étais au plus bas et surtout, même quand j’ai pu ne pas me montrer très clément avec elle. Le deuil de Victoria m’a transformé pendant quelque temps, pas toujours très gentil ou tout à fait juste avec ma mère qui maladroitement essayait tant bien que mal de faire tout ce qu’elle pouvait pour me montrer que je n’étais pas seul. Mais nombreuses sont les fois où je lui ai demandé de partir alors qu’elle venait de faire deux heures de voiture simplement pour s’assurer que j’allais plus ou moins bien. Et le nombre de fois où je n’ai même pas daigné lui ouvrir la porte est sûrement bien trop élevé. Peu fier de ce comportement que j’ai pu avoir j’ai tendance à penser sincèrement que je ne mérite pas la gentillesse et la bonté de ma mère. Je suis certainement bien trop dépendant des autres, j’ai besoin d’aimer et surtout d’être aimé. Je m’efface au profit de ceux qui m’entourent leur donnant tellement d’importance que j’ai tendance quelque fois à m’oublier totalement et à leur donner toute la place. Ce sont des traits sur lesquels j’ai essayé de travailler lors de mon premier suivi avec un thérapeute et aujourd’hui encore, je l’ai repris depuis plusieurs mois.
« Tout le temps. » Jordan aussi parle encore à sa défunte femme et peut-être un peu bêtement ou égoïstement de ma part cette information me rassure un peu. Parce que je me sentais ridicule la plupart du temps, assis devant sa tombe pendant de longues minutes à lui parler. Ou penser encore à elle de temps en temps, avoir envie de lui partager quelque chose, une blague ou une anecdote. Peut-être que ce n’est pas si fou. Peut-être que finalement c’est une chose avec laquelle je vais devoir apprendre à vivre le reste de ma vie bien qu’à l’heure d’aujourd’hui je parle moins à Victoria qu’il y a deux ans, mais je pense toujours à elle assez régulièrement. C’est sûrement normal, non ? « Y’a un bout d’elle qui est toujours là. Je comprends. » J’hoche doucement la tête de haut en bas. Sans même que je ne lui explique plus que ça iel a compris très rapidement. Sûrement parce qu’on a tous les deux vécus la même chose. Plus ou moins. Dans des circonstances certainement bien différentes mais avec un résultat identique : une femme morte alors que l’on n’avait même pas encore atteint le cap des trente ans. « C’est exactement ça. » Je lui avoue si doucement que je ne suis pas même pas sûr qu’iel m’ait entendu. « J’ai fait quelque chose similaire… » « C’est vrai ? » Mes yeux se relèvent vers lui, presque déjà impatient qu’iel m’en dise plus. « Oh my god. » Jordan a l’air d’apprécier le fondant et c’est même avec un petit rire – qui cache beaucoup de gêne – que je passe une main dans mes boucles avant de la laisser masser doucement ma nuque. « C’est rien de bien incroyable… » Un fondant au chocolat c’est un basique et un classique de desserts français et de loin l’un des moins compliqués à réaliser.
« C’est exactement ça. » Tu l’entends au loin, toi qui est perdu·e dans tes pensées de l’album que tu as sorti pour marquer ce monde de la mémoire de Rosa Mendez. Tu es obligé·é de le mentionner même si tu n’en dis rien de plus à ce sujet. « C’est vrai ? » Sauf que Caleb et vu son regard il est curieux d’en savoir plus. Ce qui est normal quand on y pense, vous êtes en train de partager depuis tout à l’heure et tout à coup tu fais ton mystérieux·se Jordan? « J’ai sorti un album en sa mémoire. » Tu grattes le nez distraitement, signe que tu cherches la suite de tes mots et que tu es peut être bien un poil nerveux·se. Pourquoi donc ? Car ce fut un très long process de travail ce disque. Tu avais commencé avant même qu’elle ne soit décédée. Elle était inconsciente, au bout d’un moment c’était quasiment la même chose. Trop de temps avait passé. Aucun espoir n’était encore présent, même si l’activité cérébrale était encore présente. « Il est qu’en format digital pour l’instant je vais me démerder pour qu’il soit en physique. » Parce que tu veux quelque chose qui reste sur cette stupide planète. Pas sûr que Spotify garde ta musique jusqu’à la fin des temps. Est-ce que Spotify existera toujours dans une centaine d’année ? Mais un disque, un vrai, peut être même un vinyl soyons fous, ça c’est concret. Tu veux ça.
Tu veux ça autant que tu rêves déjà d’un deuxième fondant un jour futur. « C’est rien de bien incroyable… » Et lui doit être blasé de la cuisine facile pour qu’il te dise ça alors que c’est une explosion de saveurs dans ta bouche. « C’est ce que je préfère. » Et c’est bien à ton image quand tu y penses Jordan. C’est mignon comme pensée, pour une fois que tu n’es pas en train de lister les mauvaises choses qui te composent en premier. Caleb est une très belle rencontre et il a la même saveur qu’un groupe de soutien. Tu es content·e que vous ayez pu prendre du temps pour discuter aujourd’hui. Tu repasseras, c’est sûr et certain. Avec un petit quelque chose dans les mains certainement, car il a eu la générosité de te donner un délicieux fondant, tu aimes rendre la pareille. Tu ne sais pas ce que ce sera encore, ni quand, mais c’est sûr que ça se passera à l’avenir. « Merci encore. » Obligé de montrer une fois de plus combien tu es reconnaissant pour son geste. Jamais tu ne seras avare de mercis envers les personnes qui te donnent du temps et de la considération.