« Je suis quelqu’un de plutôt adroit en général. » C’est l’impression que Deklan me donne. Les épaules assez larges - au sens propre comme figuré - pour pouvoir maintenir toute cette pression depuis autant d’années. J’imagine qu’on va me faire croire que tout le monde peut y arriver mais le fait est que Deklan est un homme et qu’il a un style de vie sain, une image à entretenir qui n’a pas l’air d’être fausse de sa personnalité. Ce qu’il a l’air de vendre aux réseaux n’est pas forcé puisque ça a l’air d’être son mode de vie - je remarque qu’il ne prend rien d’alcoolisé, par exemple. Dans cet univers autant que d’autres, il est plus facile d’évoluer et de grimper en étant un homme alors que les femmes passent plus de temps à se tirer dans les pattes plutôt qu’à se souder, s’aider, se soutenir. Je fais malheureusement partie de ces personnes et cela vient du fondement de ma personnalité bâti sur la jalousie de mes petites soeurs depuis que j’ai sept ans. Il est compliqué d’être détendue dans un monde où l’on se sent observé - et encore, je ne suis moi-même concernée que par les soirées comme celles-ci car je ne suis définitivement pas encore assez connue pour que les paparazzis s’intéressent à moi. Je le saurai autrement. Mais quand je vois Deklan, j’ai l’impression que tout est facile, accessible. Qu’il suffit de sourire et que tout se passera bien. C’est assez déroutant.

« Il m’est arrivé de faire des gaffes, de parler à la mauvaise personne au mauvais moment, mais jamais rien n’est irréparable, je dirai. » Je l’écoute attentivement tout en regardant la salle devant nous qui continue de s’animer au gré des conversations des groupes ici et là. « Il nous arrive à tous de faire parler malgré soi – quand on n’est pas du genre drama queen comme certains à vouloir absolument faire les tabloïds, mais plutôt des gens comme moi, ou bien même comme toi j’ai l’impression, on veut être efficaces dans notre travail, reconnus, mais pas forcément remuer la merde autour de toi… » J’hoche la tête silencieusement - je ne cherche absolument pas à créer de scandale. Je ne serai pas de celles qui se font connaître grâce à une sex tape, j’ai même dû batailler pour qu’une vidéo de ce genre ne fuite pas par le passé. J’ai fait des erreurs, j’ai des coquilles et des choses peu glorieuses à mon actif dans le seul but de ramasser un peu d’argent mais jamais, ô grand jamais, je ne souhaite que ce soit de cette façon-là que je me fasse connaître. J’ai déjà peu d’estime envers moi-même, ayant été humiliée la majorité de mon adolescence, je ne compte pas me tirer une balle dans le pied. « Il nous arrive quand même de finir dans des scoops qu’on aurait préféré éviter mais j’ai appris un truc, c’est que le temps efface beaucoup de choses. Les gens finissent par passer à autre chose quoiqu’il arrive, peu importe le scandale ou la bourde. » C’est justement ça que j’aimerai savoir. S’il a connu des situations compliquées, des moments où il pensait que tout était fichu, des scandales qui auraient pu l’atteindre et surtout comment il a fait pour s’en sortir. Mais visiblement non et je suis un peu déçue. Non pas que je m’attendais à du croustillant et avoir la possibilité de me moquer d’une potentielle mauvaise expérience mais c’est toujours bon à savoir malgré tout.

Je bois quelques gorgées de ma boisson avant de relâcher mon dos contre le dossier de notre siège en le regardant. “Y a beaucoup de dramaqueen dans le milieu ?” La réponse est certainement oui car la majorité des gens exagèrent et prennent la plus insignifiante des choses pour en faire toute une montagne. Après, je peux concevoir que les scoops se suivent et s’enchaînent, finissent par s’essouffler rapidement. “Okay donc…” Je passe une main dans mes cheveux en me redressant un peu contre le dossier tout en croisant mes jambes sous ma robe suivant le mouvement. “Quelle a été ta meilleure expérience dans ce milieu ?” Deklan a l’air d’être quelqu’un de positif donc peut-être que cette interrogation lui parlera un peu plus.

« Oh oui. Y en a des sympas, et d’autres un peu moins… Du genre, faut t’en méfier quoi. » Un monde impitoyable, en somme. Je me demande toujours un peu plus ce que je fiche ici, à vrai dire. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Est-ce que le fait de commencer à douter de mes capacités à pouvoir tenir une telle barque est le début du signe où je dois arrêter de me projeter dans cet univers aussi impitoyable que narcassique ? Est-ce que je veux vraiment devenir un jouet pour des marques qui ne voient en moi qu’un pantin à exploiter, une vitrine gratuite payée par des échantillons qu’elle peut porter autant qu’elle souhaite ? La réponse à la dernière question est oui, évidmement que oui. Je serai honorée de recevoir des échantillons de marques prestigieuses. Même si ce n’est qu’une broche ou une ceinture, ça sera toujours ça en moins à investir. Je rêve des paillettes mais je ne veux pas réaliser les coulisses. L’arrière-plan. Mon verre à la main est la preuve tangible que j’ai besoin d’un rideau pour me couvrir ; je ne suis pas moi-même car la Primrose naturelle ne réussirait jamais à survivre une soirée pareille. Je ne pense pas être une dramaqueen, je suis une discrète, une sentimentale, une sensible… Une égoïste, certaines diraient. Cela me fait me questionner sur ma propre position mais je me connais assez pour savoir que je ne suis pas une mauvaise personne. Je ne joue pas, je me protège seulement. Je fais sortir une autre moi, aussi simplement que cela. Exactement comme au club, exactement comme avec certaines personnes. J’ai plusieurs masques mais est-ce que je ne vais pas finir par me perdre au milieu de tous ces jeux ?

« Wow. C’est une grande question. » Au moins, c’est plutôt positive comme première réaction. Tout n’est pas à jeter, c’est bon à savoir. Il peut y avoir des moments sympas à avoir, donc. Seulement, Deklan a un naturel que je ne possède pas, que ce soit en charisme ou en conversation. Il suffit de l’observer pour voir à quel point ça semble si facile pour lui. Jamais ça ne le sera comme ça pour moi, même avec toute la bonne volonté du monde. Et puis, encore une fois, Deklan est un homme ; le monde est plus impitoyable avec la gente féminine, c’est bien connu. « Les rencontres, on en fait tellement, et il faut te dire que n’importe quelle rencontre peut déboucher sur quelque chose d’encore mieux. Combien de fois j’ai commencé à saluer un ami d’ami, et à finir avec un contrat à la fin de la soirée… » J’ai un léger sourire mais je réalise toujours plus qu’il va vraiment falloir que j’apprenne la sociabilisation si je veux continuer à percer dans ce milieu. Rester dans mon coin ne mènera à rien, pas dans un monde où les relations jouent beaucoup. Je m’en rends compte depuis un an et demi mais c’est toujours valable après des années d’expérience, visiblement. « Ce milieu là m’a sauvé après mon accident, j’ai du arrêter ma carrière pro et je me suis rabattu là dedans, si tu fais les choses biens, tu peux réellement vivre de belles choses, faut savoir repérer les bonnes opportunités. » Je lève mon verre à mes lèvres pour en finir le contenu - je ne suis pas habituée à repérer les bonnes opportunités. Sans vouloir jouer au caliméro, on peut même dire que ma vie est une accumulation de mauvais choix. C’est un bon conseil même s’il semble évident ; encore faut-il qu’il puisse être réalisable.

« Pourquoi tu veux te lancer là dedans, toi ? » Je passes ma langue sur ma lèvre en me penchant pour déposer la coupe vide par terre à défaut d’avoir une table à porter de main. Je continue à regarder la foule en face de nous en méditant sur sa question. “Aussi surprenant que ce soit… Je me le demande moi-même.” J’ignore si c’est l’éthanol ingurgité qui me délie les lèvres mais c’est un constat édifiant que j’émets à voix haute pour la première fois. “Plus je suis dans des soirées comme ça, plus je me dis que je suis pas faite pour ce milieu.” J’ai le coeur qui bat fort et ma poitrine qui se compresse alors que je tourne la tête vers Deklan. Aussi détendu qu’à l’aise, son bras derrière moi et son air interrogateur planqué sur ses traits. “A la base, je me servais des réseaux pour mes pâtisseries. Puis pour mes tenues car j’aime la mode. Je m’y suis prise au jeu et…” A vrai dire, regarder certaines émissions ou voir des influenceuses gagner des fortunes juste en postant trois photos sur instagram, ça me donne cruellement envie. Mais ça, je ne vais pas le dire à Deklan. “Seulement, je ne suis pas de nature très… Bavarde.” Que je dis avec un léger sourire en calant mon dos contre le dossier - et son bras. “C’est comme si je montais le mont Everest mais qu’à chaque fois que je pense avoir gagné de la hauteur, je retombe quelques mètres plus bas.” Une image assez parlante à mon goût alors que mes prunelles ne quittent plus Deklan. "Ça a l’air si simple pour les autres. Pour toi.” Est-ce que je l’ai déjà dit ? Je ne sais plus. Je perds un peu le fil, j’ai l’impression. J’envie Deklan et toutes ces personnes qui ont une facilité à communiquer avec les autres. Qui donnent la sensation de pouvoir serrer une main et taper dans le dos pour obtenir ce qu’ils veulent. Je veux le monde à mes pieds, moi aussi. De préférence en me balançant de jolis billets. Est-ce que ça, c’est considéré comme une bonne raison ?

« Je crois que tu te prends trop la tête. » Le contraire m’aurait surprise. Je suis bien placée pour savoir que je me pose beaucoup trop de questions. Mais c’est un trait de famille, je suppose. Caleb est pareil. Et ça freine, ça emmerde, ça agace. J’aimerai avoir le chill et l’assurance de mes sœurs mais ce n’est pas le cas. Elles, elles réussiraient dans ce monde. Elles auraient déjà créé mille contacts là où je ne fais que me prostrer dans mon coin et espérer que l’on vienne m’aborder sans que je ne sursaute comme une pauvre biche prise par surprise. « Tu te mets trop de pression. » Mes épaules s’affaissent et mon regard quitte son visage pour se poser sur mes mains jointes, posées sur mes cuisses. Deklan m’expose avec une voix douce et pourtant, ça pique quand même. C’est si visible que je ne suis pas à ma place. Ce qui était un passe temps et un endroit pour montrer ce que je pouvais faire de mieux avec mes passions est devenu une source de stress. Parce que je veux quand même persister, que je suis têtue et que j’ai plein de volonté, de rêves et d’envies à réaliser. Je ne peux pas les faire en restant derrière mon écran sans jamais aller au devant. Ce n’est pas compatible. « Si ça te plaît de partager tes créations, fais-le. Si ça prend, si ça marche, tant mieux. Si non, c’est que ça devait se passer ainsi mais au moins tu n’auras pas de regrets. » Oh si, j’en aurai. J’ai toujours des regrets. Ma vie est un perpétuel regret. Je suis un regret pour ma famille. Je regrette moi-même mon existence. Je ne suis pas exceptionnelle, je ne suis qu’à la poursuite de quelque chose de purement matérialiste. Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher de continuer et de signer, de me montrer d’une détermination qui m’épate moi-même. J’ai juste besoin de faire dix fois plus d’efforts que quelqu’un comme Deklan. Qui a visiblement une bonne analyse sur les gens.

« Tu ne peux pas changer qui tu es, et tu ne vas surtout pas te forcer à aller à l’encontre de ta personnalité, les gens le ressentent. » Je passe une main sur mon front en soupirant ; je n’ai pas envie que les gens me connaissent. Sache qui je suis. Enfin, pas comme ça. Je veux vendre du rêve, des produits, une vie que je n’ai pas ; pas ma personnalité, mes envies ou mes secrets. « Tu devrais même en faire ta marque de fabrique, des jeunes vont se reconnaître en toi et on est dans une époque où les réseaux sociaux ont beaucoup d’influence, alors reste comme tu es, et je suis sûr que ta timidité peut être ta force. » Je me mords la joue en méditant ses paroles avant de relever la tête pour croiser son regard. “Je suis pas sûre que les gens apprécient ce que je suis.” Oh non, je ne vais pas aller par là. Non, non, non et non. “Enfin j’en sais rien. Je veux juste de bonnes opportunités.” Qu’elles me tombent du ciel comme des petits parachutes, ça serait encore mieux. Je finis par gonfler mon buste en inspirant lourdement. “Je pense que j’ai assez accaparé ton temps. C’est gentil d’avoir bien voulu discuter avec moi. C’était très instructif.” Je le pense sincèrement même si c’est dit plutôt platement. Il faut dire que l’alcool a tendance à me rendre un peu plus je m’en foutiste. Alors que je ne m’en fous pas, bien au contraire. Je ferai usage de ses conseils, qu’importe la façon. Je me lève après avoir récupéré mon verre, car la bienséance m’oblige à aller le poser sur une table, j’ai été bien élevée. “Je suis contente de t’avoir rencontré pour de vrai, Deklan Lewis.” Qui est encore plus attrayant et beau en vrai mais ça, je ne suis pas assez alcoolisée pour l’avouer. Je fais un petit sourire et me voilà qui m’éloigne. J’ignore où je vais mais j’y fonce. Sûrement vers le buffet, à ne pas en douter.