Le temps que je donnais à ces femmes ? Il n’y avait pas que des femmes. « Il n’y a pas que des femmes. » Parce qu’elles n’étaient pas les seules à souffrir d’emprise. Elles représentaient certes un gros pourcentage des violences, et même si je n’avais pas les chiffres à l’esprit, il était fort probable qu’elles représentaient plus de la moitié. Mais les hommes aussi pouvaient victime d’emprise. Que ce soit familial, conjugal ou tout autre emprise. On les oubliait souvent. C’était surtout dû à l’image forte et puissante que l’on se faisait de l’homme. Il ne doit pas pleurer, il ne doit pas se plaindre. De ce fait, si les femmes avaient déjà parfois du mal à demander et trouver de l’aide, c’était encore plus compliqué pour un homme. Et pourtant, ils en souffraient autant. L’autre difficulté qui était liée au fait que les hommes pouvaient être des victimes, c’est que ça signifiait que les femmes pouvaient être cruelles. Oui, les femmes qui devaient être protectrices, joyeuses, douces pouvaient être de véritables monstres. Oh, bien sûr, si la victime était un homme, le bourreau n’était pas forcément une femme, tout comme l’inverse, si la victime était une femme, le bourreau n’était pas forcément un homme… Néanmoins, lorsqu’on parlait de violence domestique, l’on pensait de suite à un homme en bourreau et a une femme en victime. Pourtant, le garçon dont le père n’arrivait à accepter l’homosexualité et chercher à le changer était autant victime que la femme qui se cachait de son compagnon qui avait trop bus. L’Homme était coupable de tellement de noirceur… Ça en était par moment déprimant. Je fermais les yeux, l’espace d’un instant. Je ne voulais pas me lancer dans un tel sujet à présent. Je le voyais déjà trop souvent, courir me permettait de me changer les idées et comme ce brunch était dans le prolongement de la course, il avait la même fonction. Alors, il me fallait changer de sujet.
Je devais le changement de conversation à Andrew. Pas forcément sous la première forme qu’il avait choisie, mais sur celle qui lui imposait son corps. Puisqu’une douleur s'était éveillée en lui, conduisant la conversation sur le sujet des prothèses. Ce n’était pas un thème qui devait être abordé très habituellement. Pourtant, c'était intéressant. J’écoutais attentivement ce qu’il me disait, piochant ici et là dans mon plat ou buvant mon thé. Ce qu’il expliquait était logique, parce qu’en effet, les corps changeaient, souvent, parfois rapidement. Sous plein de facteurs, le stress, la maladie, les hormones, les changements d’activité,… Bien des choses faisaient changer un corps et s’il paraissait logique de devoir adapté la prothèse au moindre de ces changements, je n’y aurais jamais pensé avant qu’Andrew n’en parle. J’eus un sourire lorsqu’il déclarait que je devais l’informer s’il parlait trop avant d’avouer que c’était un sujet qui le passionnait. « Ça s’entend et tu ne parles pas trop, c’est hyper intéressant. Bon, après, j’ai un caractère curieux. Ça doit jouer. » C’était même certain. Apprendre quelque chose de nouveau était l’une des choses que je préférais, donc j’étais bon public lors des monologues instructifs des autres.
Venait alors le temps pour Andrew d’exploiter le premier sujet qu’il voulait. Je m’étais donc retrouvé à parler de mon métier et j’avais évoqué le fait que finalement, j’avais une spécialité qui demandait une large connaissance. Il était ainsi assez commun pour moi de retourner au stade des recherches. Andrew faisait alors remarquer que même mort, les gens pouvait être chiants. Je rigolais avec lui. Ce n’était pas totalement faux. « Oui, ils le peuvent, mais c’est intéressant. » Et puis j’évoquais un public plus vivant, avec qui il était parfois plus compliqué de travailler. Parce qu’ils n'étaient pas rares qu’ils soient victimes de quelque chose et qu’il fallait donc opérer sans les brusquer. Si j’étais simplement appelé pour faire une expertise de leur corps, je devais aussi faire avec leurs sentiments et leurs esprits. Un simple examen pouvait représenter une torture. Faire un geste de deux minutes pouvait prendre des heures. C’était normal, ils étaient vivants, ils étaient victimes, ils étaient brisés parfois. Alors il fallait avancer prudemment, doucement, à leur rythme. Parler au besoin, écouté surtout. Andrew demandait ensuite ce que l’on ferait sans les êtres humains. « On n’existerait pas… » C’était logique.
Je sentais le bout de cette conversation se faner. Certainement, parce qu’il n’y avait plus grand-chose à dire. Pas qu’il n’y avait plus rien à dire dur mon métier, j’aurais pu en parler pendant encore de longues minutes, mais rien qui n’intéressait quelqu’un d’autre que moi à cet instant. « Donc, nous avons parlé boulot, association, famille, sport… On a évoqué nos passions aussi, mais tu en as peut-être d’autres ? Ou peut-être un rêve qu’il te reste à accomplir ? »
Inclinant légèrement la tête sur le côté, c'est une moue entendue qui s'affiche sur mon visage lorsque Drew me reprend sur le fait que je n'ai évoqué que les femmes dans ma réponse. Mais il y a bien des hommes qui sont aux emprises de leur épouse, c'est juste que c'est un sujet qui est bien trop peu mit en évidence dans la vie de tous les jours. La société veut que les hommes soient forts et invincibles, dans ce monde où il n'y a pas la place pour leurs larmes et leurs faiblesses. C'est con et totalement idiot que j'ai parlé au féminin, mais au final n'est-ce pas la société pour nous a ainsi façonné ? Sans aucun doute. « Ouais, évidemment» répondais-je simplement, hochant la tête comme si je souhaitais m'excuser de mon erreur ignoble et irréfléchie.
Un peu mal à l'aise d'avoir ainsi assumé les choses, je me plonge quelques secondes dans mon plat avant que le changement de sujet soit instauré par mon propre corps qui se rappelle trop vivement à moi. Drew se montre curieuse et c'est avec un certain plaisir que je lui explique, en gros, les fonctionnements d'une prothèse, avant de me stopper en me rendant compte que je pourrais en parler pendant encore des heures. Souriant poliment, la jeune femme assure que ce n'est pas le cas et que de toute manière elle est bien curieuse concernant le sujet. « Eh bien, n'hésite pas si t'as d'autre questions» haussais-je les épaules «C'est un sujet que je maîtrise plutôt bien en vrai » autant par la force des choses que parce que je m'y suis sincèrement intéressé. Je connais de nombreux amputés qui acceptent simplement les choses sans poser de questions et sans s'intéresser à tout ce qui tourne autour de la prothèse. Mais ça n'a jamais été mon cas et je m'étais déjà renseigné au maximum avant même de devoir me séparer de mon pied.
Etant, toutefois, un éternel curieux insatisfait, je redirige le sujet vers mon interlocutrice et plus précisément vers son métier de médecin légiste. Après un trait d'humour auquel elle répond avec un certain enthousiasme, avant d'assumer que sans les êtres humains nous n'existeront pas «C'est bien vrai ça » dis-je avec un brusque pincement au cœur lorsque mon esprit fait la liaison avec la naissance et donc ma mère qui a quitté ce monde il y a seulement quelques semaines de cela. Mais, enclenchant mes talents de comédiens, je ne montre pas à quel point ce pan de la conversation me chamboule et reporte mon attention sur Drew lorsque celle-ci énumère tous les sujets que nous avons évoqué avant de demander s'il me reste un rêve à accomplir.
« Gravir l’Everest» dis-je avant de laisser échapper un rire « Ou au moins atteindre le base camp. Enfin, ce ne sera pas avant longtemps. Je ne suis même pas sûr que ça se fera un jour, mais c'est un truc qui me fais vibrer, juste le fait de me dire que je pourrais faire partie de ces handicapés qui parviennent au sommet du monde » haussais-je les épaules «Et toi alors ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui fait vraiment vibrer dans la vie ? Un truc où tu te dis 'il faut que j'accomplisse ça avant de mourir' ? » lui retournais-je la question alors que le serveur revient avec mon deuxième café.
Une conversation sur les prothèses en terrasse d’un café, ce n’était pas quelque chose que l’on vivait tous les jours. Je pensais même que c’était assez rare que quelqu’un vive une telle situation. Pourtant, c'était exactement ce qui se passait à cet instant. Andrew, c'était même lancé dans un petit monologue pour expliquer l’adaptation de l’instrument qu’étant une prothèse artificielle. Il avait même fait le choix d’écourté un peu son discours de crainte de parler trop. Ce à quoi j’avais répondu que j’avais un caractère curieux qui faisait en sorte que je ne trouvais pas son monologue trop long, mais intéressant. L’acteur m’informait alors que je n’avais pas a hésité si j’avais des questions parce qu’il maîtrisait plutôt bien le sujet. Je souriais. « J’avoue, que là. Pour l’instant, je n'en ai pas qui me vienne à l’esprit. Mais je garde cette proposition à l’esprit et je tâcherais de faire une liste pour notre prochaine rencontre. » Je souriais, je me demandais l’espace d’un instant s’il allait prendre ma phrase au sérieux. Bon, je n’étais pas du genre à sortir une feuille en papier avec une liste de questions écrite dessus, mais j’étais tout à fait du genre à établir une liste de points a abordé dans mon esprit. Idée qui me faisait sourire moi-même.
À force de mots et de paroles, j’en étais venue à interroger Andrew sur un possible rêve qu’il lui restait à accomplir. C’est dans un élan rapide qu’il énonçait vouloir gravir l’Everest avant de laisser échapper un rire. Je le regardais perplexe. Pourquoi ce rire ? Je n’avais peut-être pas ce genre d’objectif dans ma vie, mais il était tout à fait louable et impressionnant. L’acteur reprenait alors la parole pour apporter plus d’explication, mais aussi pour dire qu’il n’était pas sûr de le faire un jour finalement, mais que l’idée de le faire le faisait vibrer. Je souriais en l’écoutant, j’avais beau le connaître que depuis quelques minutes, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il avait l’air d’avoir la volonté et les moyens d’y arriver un jour. En-tout-cas ça me semblait plus plausible que lui y arrive comparé à d’autre personne que je connaissais. Comme un boomerang, la question me revenait. C’était à moi d’exposé mes rêves, mais je n’avais rien d’aussi extraordinaire. « Rien d’aussi concret. » Clairement pas. « Quoique voyager, j’aimerais beaucoup le faire. Je me dis toujours qu’il faudrait que je prenne le temps de le faire un jour, mais pour le moment, je ne suis jamais allé plus loin. » J’étais déçu par moi-même. Je savais pourquoi je n’avais pu réaliser ces voyages pendant un temps, mais je pensais m’en être libéré. Finalement, ce n'était peut-être pas le cas. J’étais peut-être encore retenu par ce passé. Ça expliquerait plusieurs aspects de ma vie. Mais si aujourd’hui, je me décevais, c’était s’en doute le signe que je progressais. C’est dans un hochement de la tête que je chassais cette idée de mes pensées, ce n’était pas le moment.
La conversation reprit pour quelques mots, rien de bien fabuleux, rien qu’on retiendrait dans le futur. Juste des échanges qui conduisait à la fin de cette rencontre. Voyant justement le déjeuner ce terminé, je proposais de lui laisser mon numéro au cas où il serait, un jour, intéressé pour une nouvelle course. J’aurais pu attendre que le destin nous rassemble de nouveau aux locaux de l’association. Mais je savais qu’avec mon travail, j’avais des journées un peu étranges et donc des heures d’entraînement tout sauf régulière. Il aurait en conséquence certainement fallu un certain temps avant qu’une autre rencontre hasardeuse ne se reproduise. Et j’avais suffisamment apprécié la rencontre du jour pour souhaiter recourir avec lui sans avoir à attendre que le destin se décide à nous placer sur le chemin de l’autre. C’était donc sur ce sentiment positif que je quittais l’établissement et Andrew pour reprendre le fil de ma journée.