Raphael n’est pas l’expert des sushis, encore moins des traditions japonaises, mais s’il frotte ainsi ses baguettes ensemble avant de les utiliser, c’est parce qu’il a toujours vu ses parents le faire. Ils disent que c’est pour enlever les échardes ou les filaments de bois quasi imperceptibles. Dans le doute, il préfère faire perdurer la tradition, ce qui surprend Andrea alors qu’elle s’exclame la bouche pleine. « J’sais pas, je le fais depuis toujours… C’est devenu un réflexe… » Il répond en louchant sur les bâtons de bois. Il n’a pas vu la moindre poussière s’en détacher, alors il ne sait pas si la technique était essentielle. Dans tous les cas, désormais il peut s’empiffrer de sushis la conscience légère, et c’est ce qu’il fait sans demander son reste. S’il n’avait pas vraiment faim avant leur arrivée, l’odeur délicieuse de poisson et de gingembre a rallumé son appétit.

Ça lui fait bizarre de parler de cette fréquentation qu’il abordait comme un petit secret jusqu’à aujourd’hui. Certes, cela fait plusieurs mois qu’il voit Kai, mais il l’avait toujours fait à l’abris des regards, pour ne créer aucune rumeur. Il préfère prendre son temps pour ne pas manquer les étapes qui bâtissent une bonne fondation. Il ne sait pas si sa relation avec le jeune homme rime à quelque chose, mais il est certain d’une chose : il est plus heureux depuis qu’il l’a rencontré. Kai correspond au profil du petit ami idéal – même si Raphael ne sait pas exactement ce qu’il recherche. Dans tous les cas, jamais il n’a été question de relations sexuelles et ça l’enchante. Tellement qu’il l’annonce à voix haute sans savoir si Andrea appréciera ce genre de détail. « Je m’y attendais pas. » Il a rougi de la tête aux pieds, encore. Il l’a presque tué ; elle aussi est rouge, mais pas pour les mêmes raisons. Elle n’a pas correctement avalé sa bouchée de sushi. « Mais c’est bien qu’il ne te mette pas la pression à ce sujet. Je sais que, perso, ça me met toujours mal à l’aise quand l’autre personne semble pressée. Je culpabilise après et j’en viens à me forcer alors que clairement ce n’est pas la solution. » Elle se force, alors. Il est bel et bien le seul vierge de toute la région. Il se demande si quelque chose a changé en Andrea le jour où elle l’a fait pour la première fois. Est-ce qu’elle a débloqué un niveau ? S’est-elle levée le jour suivant avec de nouvelles passions, de nouveaux buts ou aspirations ? C’est le genre de question qu’il pourrait poser à une personne qu’il connait très bien, mais il a l’impression que c’est encore trop tôt pour imposer une telle familiarité. Il devra ravaler cette interrogation et se contenter d’acquiescer pour faire semblant de savoir de quoi elle parle. « Mais, rassure-moi, tu penses à toi quand même dans tout ça ? » Même à trente ans, Raphael se décalque sur les autres pour ne pas être un extraterrestre à leurs yeux. Alors il parle comme parlent les gens dans les films quand ils dépeignent le portait de leur relation passée – même si Kieran et lui, ça n’a jamais rien été de plus qu’une amitié. « ouah, ça sent le vécu ça. » Il se referme un peu puis se crispe quand elle prononce la prochaine question, qu’il aurait dû anticiper. C’est normal d’interpréter cette phrase dans le sens où Raphael aurait un ex. Elle a lié A et B. « ça doit pas être facile. » Il se sent imposteur dans son corps maintenant qu’il a omis la vérité. Ça l’a rendu plus intéressant, pas vrai ? Raphael préfère-t-il être intéressant, ou authentique ?

« Eum, non, en fait je n’étais pas en couple avec lui. » Authentique ce sera. Un pas vers la bonne voie. Il ne se rabaissera pas au niveau de Kieran et sa mythomanie. « C’était mon meilleur ami et il m’envoyait plein de mauvais signaux. Un matin j’avais l’impression qu’il me détestait, puis l’autre il me rendait tellement heureux. Genre… Son stupide sourire idiot, ou sa manière super malaisante de me taper l’épaule parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais qu’il voulait que je sache qu’il était à mes côtés si j’avais besoin de lui. Enfin… Bref, c’était rien, c’est pas important. » Puis ce baiser échangé dans la salle de bains, à travers les débris du miroir, métaphore à leur relation brisée. Encore aujourd’hui, ces images défilent contre ses paupières closes et il n’arrive pas à y trouver un sens. Kieran n'a jamais été sensé. Il prenait les mauvaises décisions – ou celles que Raphael jugeait mauvaises. Comme retourner dans les bras de son ex. C’était peut-être la jalousie qui amplifiait les émotions du chanteur, mais elles étaient fondées. « Putain désolé, je ne voulais pas parler de ça, j’en parle jamais, j’essaye d’oublier, c’est con, ça m’a coupé l’appétit, merde, fait chier. » Il sent désormais les faisceaux des projecteurs rivés vers lui, et qu’est-ce qu’il déteste ça. Il ne voulait pas récolter l’empathie au creux de sa main. Ce sont les mots qui se sont vomis d’eux-mêmes.

Cola and candy
@Raphael Elly

 « Mais, rassure-moi, tu penses à toi quand même dans tout ça ? » Elle se serait bien étouffée une seconde fois, mais elle était presque prise de court par cette question. Elle ne se l’était, bizarrement, jamais posé. Se forcer pour faire plaisir à l’autre, elle le faisait très souvent… trop souvent, et pas qu’en amour à vrai dire. Quand elle était à l’aise elle finissait par laisser ressortir son caractère, par s’affirmer, montrer son côté un peu plus piquant, plus fort, mais au début : elle restait bien trop docile, s’écrasait pour qu’on l’apprécie. Au final elle avait de nombreuse fois cédé aux avances de ses partenaires pour leur plaisir, plus que pour le sien. Elle avait finis par y prendre plaisir aussi, une fois plus à l’aise, mais les premières fois, c’était une toute autre histoire. « Je… je pense oui. Sans quoi je serais encore en couple. » notait-elle, tentant de jouer la carte de l’humour malgré, au final le sérieux qui se cachait derrière cette conversation. Parce qu’on parlait bien de son consentement là, qu’elle se forçait à donner, et c’était bien triste de se dire qu’elle voyait ses refus comme un des plus important motif de rupture.

« Eum, non, en fait je n’étais pas en couple avec lui. » « Ah… » échappait-elle a mi-voix, se sentant déjà désolée d’avoir mal compris la situation. « C’était mon meilleur ami et il m’envoyait plein de mauvais signaux. Un matin j’avais l’impression qu’il me détestait, puis l’autre il me rendait tellement heureux. Genre… Son stupide sourire idiot, ou sa manière super malaisante de me taper l’épaule parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais qu’il voulait que je sache qu’il était à mes côtés si j’avais besoin de lui. Enfin… Bref, c’était rien, c’est pas important. » Andrea étudiait silencieusement les traits du visage de Raphaël, notant sans mal qu’il avait l’air encore bien troublé par cette histoire. Un meilleur ami qui envoyait de mauvais signaux, ça n’avait rien de ‘pas important’ a ses yeux et clairement ça avait eu de l’importance pour Raphael aussi. Andrea avait l’impression de ressentir d’ici sa douleur. Ca lui brisait le coeur de s’imaginer à la place de son colocataire. « Putain désolé, je ne voulais pas parler de ça, j’en parle jamais, j’essaye d’oublier, c’est con, ça m’a coupé l’appétit, merde, fait chier. » Le regard d’Andy se reposait aussitôt sur le sushi et elle grimaçait. « Pardon c’est ma faute, j’aurais pas du demandé. J’ai lancé le mauvais sujet. » Elle était trop conne, elle aurait du rebondir sur autre chose plutôt que de venir gratter dans le passé comme ça. Raphael était un être encore plus sensible qu’elle, clairement, et si elle pouvait se sentir mal en repensant à  ses ex, elle aurait du deviner que Raphael aussi se sentirait boulversé. Elle reposait ses baguettes, se grattait nerveusement le nez, sans savoir quoi faire, ou quoi dire de plus, de peur de faire un autre faux pas. « Tu… euh… tu veux un verre d’eau ? » lâchait-elle quand même, comme si au final rester silencieuse était trop dur pour elle, trop malaisant. « J’suis désolée. » répétait-elle. Ugh elle avait toujours le dont pour mettre les pieds dans le plat, qu’elle le veuille ou non.

« Je… je pense oui. Sans quoi je serais encore en couple. » La remarque le fait sourire légèrement. Un sourire empathique, voire désolé, qu’il adresse à la jeune femme en lisant son expression pour comprendre s’il s’agissait-là d’un choix de vie qu’elle apprécie ou qu’elle regrette. Il ne peut pas vraiment se placer dans cette situation puisqu’il n’a jamais été en couple. Il ne sait pas si c’est mieux que le célibat, même si ce dernier commence à lui irriter la peau à force de faire obstacle dans sa vie. Il a l’impression que tout sa vie il a eu besoin de quelqu’un pour le pousser en dehors de sa zone de confort, et peut-être que cette personne est Kai. Qui sait ? Personne ne connait l’avenir, Raphael devra le tracer lui-même et croiser les doigts pour emprunter le bon chemin. « Je sais que tout le monde doit te le dire mais… Tu n’as peut-être pas encore trouvé la bonne personne. » Grimaçant, il s’excuse aussitôt les mots prononcés : « Je sais c’est cliché, je me le fais souvent dire moi aussi… Mais si les gens le disent, peut-être que ça a un peu de vrai. » Ce genre de conseil doit avoir puisé de son essence dans des scénarios qui se sont réellement produits, non ? Sinon, ça ne ferait aucun sens. Ce serait de propager une fake news pendant des décennies.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas autant pensé à l’élément problématique de sa vie. Certes, ce n’est pas tout noir et tout blanc, il se blâme encore pour une poignée d’éléments qui ont fait en sorte que tout a explosé, mais il préfère généralement éviter le sujet. Par exemple, même Kai n’est pas au courant de l’existence d’un garçon avant lui. Ce n’est pas une information qu’il lui doit, du moins pas pour le moment, et la gentillesse de Kai prendrait les rênes. Il n’a pas envie de recevoir des regards tristes et qu’on le prenne par pitié. Cette histoire devrait rester entre lui et Kieran, et voilà qu’il la déballe entre deux sushis, ayant mis ses principes de côté. Aussitôt la confession faite, il blêmit et perd son appétit, et il regrette. « Pardon c’est ma faute, j’aurais pas du demandé. J’ai lancé le mauvais sujet. » Comment aurait-elle pu savoir ? C’est la faute de personne sauf de Raphael. C’est lui qui n’arrive pas à vaincre ses démons et fermer la porte à clef. Il doit encore travailler sur lui-même et éviter d’emporter d’autres victimes dans sa chute. Andrea n’aurait pas dû savoir, il s’en veut de lui avoir imposé ce conte mélodramatique, et il s’en veut encore plus de la voir culpabiliser. « Non, désolé, ce n’est pas toi, promis, c’est moi, il me suffit d’une brèche dans la conversation pour tout déballer sans réfléchir et… et… » Peuvent-ils retourner à Mamma Mia ou c’est trop tard ? Ouais c’est trop tard. La nourriture ne passera plus non plus. Bienvenue à la boule d’anxiété qui lui serrait la gorge l’année passée et qui refait surface à la moindre évocation de cette amitié qu’il a gâchée.  « Tu… euh… tu veux un verre d’eau ? » Il ne veut surtout pas qu’on s’occupe de lui ! En arrivant dans cette colocation, il avait fait le sermon, envers lui-même, de n’être un fardeau pour personne. Ça explique pourquoi il n’avait jamais autant discuté avec Andrea avant aujourd’hui, et pourquoi Molly est tout autant une étrangère. Se redressant, il referme sa boîte de sushis et se dirige vers la cuisine. Il la range dans le réfrigérateur. « Ne t’excuse pas, vraiment, tu n’as absolument rien fait de mal. » Isolé dans la cuisine, son corps prend l’opportunité pour forcer des premières larmes. Il les essuie avant qu’elles ne se détachent de sa paupière. Quelle honte ! Il va pas se mettre à chialer comme un gamin non plus ! « Tu peux eum… Tu peux changer de chaîne si tu veux, je suis fatigué, je vais aller me reposer dans ma chambre. » La seule pièce où il peut se cacher pour vivre ses émotions. Sans plus la regarder, il traverse le couloir à la vitesse de l’éclair et s’enferme dans sa dite chambre, la chanson SOS l’escortant en dehors de la scène. Une jolie coïncidence.

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