Dans un premier temps, j'avais peiné à déceler si l'invitation de Raphael relevait d'une innovante plaisanterie ou si elle s'avérait totalement authentique. Manifestement, le garçon avait remporté deux billets pour la retraite tropicale Pethers, située à une heure de Brisbane. Le programme m'apparaissait d'un luxe embarrassant : hébergement spectaculaire au coeur de la forêt, spa individuel ouvert à toutes heures du jour comme de la nuit, massages professionnels et cuisine gastronomique. Beaucoup d'éléments desquels je ne m'étais jamais approché ni même avais convoité ; des situations au cours desquelles je redoutais être ridicule, comme j'avais tant craint mettre mal à l'aise Raphael lors de son invitation au ballet Gertrude.

Néanmoins, le concept de quelques jours à deux avec le Elly restait irrésistible, quel que soit les circonstances. Ainsi, après m'être assuré que l'australien ne se moquait pas ouvertement de moi, j'avais accepté son invitation, non sans lui avoir posé une myriades de questions sur ce qui était attendu, ce que je devais apporter, tout en le priant de me guider pour me préserver de faux pas qui l'embarrasserait ultimement. Même si Raphael m'avait affirmé ne pas être coutumier de ce genre de lieux, je restais soucieux de ne pas me contorsionner suffisamment pour entrer dans le moule attendu des participants à cette retraite que je qualifiais secrètement de loufoque.

« J'ai un problème, » je soufflais après avoir éventré à plusieurs reprises mon sac de voyage, levant un regard incertain vers mon interlocuteur qui tenait son maillot de bain mauve et jaune à la main. « Tu crois que je peux y aller en sous-vêtement ? » Entendre ici que j'avais oublié un des vêtements essentiels à cette retraite. Je le visualisais d'ici : mon maillot lâchement abandonné sur le matelas de ma toute nouvelle chambre au sein du logement dans lequel nous avions déménagé récemment, Dani et moi. Je portais un doigt à ma bouche pour le mordiller nerveusement. La pudeur ne figurait pas dans mes qualificatifs néanmoins, depuis mon passage à tabac, une relation mêlant la réserve et le désamour se développait pernicieusement entre mon esprit et mon enveloppe charnelle. Les traces des blessures diverses s'étaient peu à peu effacées au fil des semaines, quand bien même certaines d'elles demeuraient récalcitrantes sans être totalement choquantes ; mais la mémoire du corps persistait pendant que je me peinais à me l'approprier de nouveau, comme si les sévices de ces malfrats me l'avait brisé, bafoué, trop déformé pour que je m'y sente de nouveau à l'aise.

@Raphael Elly

Raphael s’était inscrit à ce concours en ligne afin de gagner un voyage pour deux en France. PAS UN WEEK-END ROMANTIQUE DANS UNE FORÊT TROPICALE. La dernière fois qu’il a passé la nuit en forêt, c’était avec Maisie et il avait eu peur de ne pas s’en sortir vivant. Ce n’est pas pour rien que la réputation de l’Australie tourne autour des animaux mortels. Il y a beaucoup d’animaux. Et ils sont souvent mortels. Point barre. Il ne s’était pas imaginé jeter les tickets non plus. Il avait pensé à les offrir à ses pères mais eux-mêmes n’avaient jamais été fan des escapades de ce genre. Ce sont des hommes de ville qui ne pourraient pas survivre plus de cinq minutes dans le désert. La pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre.

Alors il avait jeté son dévolu sur Kai. Aux premiers abords, il n’avait pas pensé aux seconds degrés de cette proposition. Ça lui avait plu de s’imaginer passer un week-end avec le jeune homme et il avait mis de côté la partie « romantique » des tickets pour réaliser, seulement après avoir raccroché le téléphone, qu’il venait d’emporter le garçon dans une épopée romanesque. Même s’il y a beaucoup réfléchi, il n’a pas regretté. Il souhaite voir sa relation avec Kai évoluer – il ne sait pas dans quel sens, mais il fait confiance en leur alchimie. S’il craint toujours de ne pas pouvoir lui offrir tout ce dont il a envie, il veut tester ses limites et en découvrir leur étendue.

Il est ridicule, ce maillot de bain. Raphael s’en rend compte seulement lorsqu’il voit ses couleurs criardes superposées au bois naturel du bungalow en pleine nature. « J'ai un problème, » Il sort de sa bulle, relève la tête, mais ne se permet pas de jeter un coup d’œil vers Kai, au cas où il aurait décidé de se dénuder sans prévenir la galerie. « Tu crois que je peux y aller en sous-vêtement ? » Il ne peut contenir le rire qui s’échappe d’un souffle sec de son nez. « Tu as vraiment oublié le seul truc que je t’ai dit de ne pas oublier ? » Il se souvient bien lui avoir rappelé la présence d’un spa à même leur habitation. Se tournant lentement vers lui, il se rassure de le voir encore habillé. « C’est notre spa. On est riche, ce week-end. Personne ne devrait venir. Je ne crois pas qu’ils vont te refiler une amende si tu portes tes boxers. » Il parle avec légèreté ; il voit bien qu’une sorte de crainte déforme son visage : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air tout… blanc. Pour un brésilien, en tout cas. » N’est-il pas à l’aise de se saucer avec Raphael ? Les rôles devraient pourtant être inversés, si on se fie à leur C.V.

En entendant Raphael rire, je lève avec amusement les yeux au Ciel, mon index mordillé nerveusement. « Tu as vraiment oublié le seul truc que je t’ai dit de ne pas oublier ? » Mon bras tombe mollement le long de mon flanc et je défends spontanément : « Pour ma défense, je l'avais mis en évidence sur mon lit pour justement ne pas l'oublier. Sauf que du coup, j'ai pensé à tout ce que je devais apporter que je n'avais pas mis en évidence et j'ai oublié... l'évidence. » Je grimace, passe une main dans mes cheveux, considère le matelas luxueux du logement qui nous a été attribué, comme si j'espérais que mon maillot de bain se matérialise d'un lit à un autre par magie. « C’est notre spa. On est riche, ce week-end. Personne ne devrait venir. Je ne crois pas qu’ils vont te refiler une amende si tu portes tes boxers. » Mes pupilles virevoltent du portrait de Raphael au lit, l'appréhension m'étreint assez solidement pour que je ne puisse lui dédier davantage qu'un rictus face à cette bienveillance issue de notre richesse éphémère. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air tout… blanc. Pour un brésilien, en tout cas. » Mon regard vacille de nouveau, un véritable revolver qui darde vers le danseur pour de nouveau se focaliser sur le lit. « C'est juste que - » Je soupire, me rendant compte à quel point j'étais tendu et que je conservais depuis de longues minutes, jalousement, de l'air dans ma cage thoracique, comme si ce dernier composait une couche protectrice de mes états d'âme. « J'aime pas ça mais j'ai l'impression que - » Nouvelle pause, démonstration splendide de mon talent à ne pas terminer mes phrases, pur aperçu vers mon esprit qui saute sans cesse du coq à l'âne. « J'ai l'impression que ceux qui m'ont agressé sont toujours sur moi. » Je déclare d'un trait avant d'expirer lourdement, comme si un poids monumental venait d'être ôté de mes épaules avec cet aveu. « J'évitais de me regarder, pour pas les voir eux, » j'explique avant de déglutir. Le post que j'avais public de moi torse nu sur Instagram avait constitué un moyen de me faire violence et de me réapproprier qui j'étais, sans grand succès, si ce n'est celui d'avoir suscité l'intérêt de mon interlocuteur par mes tatouages visibles sur ce cliché. « Mais c'est pas grave, ça va passer. » Et cet index qui retrouve place entre mes dents pour être malmené met à mal le ton qui se veut banal que j'emploie. « Ca va pas aller contre notre week-end de riches exemptés d'amende parce que j'ai pas de maillot de bain, » j'affirme, voulant me convaincre moi-même. « Tu te changes pas ? » Je demande, désignant du menton le maillot mauve et jaune, assez impatient d'avoir la vue de Raphael dans cette tenue, pour être tout à fait honnête. « T'es du genre chanceux ? Tu gagnes souvent des prix comme ça ? » Je questionne, réenclenchant mon mode naturel de machine à interrogations.

@Raphael Elly

« Pour ma défense, je l'avais mis en évidence sur mon lit pour justement ne pas l'oublier. Sauf que du coup, j'ai pensé à tout ce que je devais apporter que je n'avais pas mis en évidence et j'ai oublié... l'évidence. » Il pouffe de rire : « Ta défense est terriblement faible. Je ne crois pas que ça passerait avec le jury. » Ce n’était pas seulement à voix haute que Kai se perdait ; son cerveau allait aussi à mille à l’heure. Dans tous les cas, il ne pense pas que cet oubli va causer bien des problèmes. Après tout, cet endroit paradisiaque est pour eux seuls ce week-end et s’ils ont envie de se baigner avec des sous-vêtements, aucune police ne viendra les arrêter et les sortir de l’eau de force. Aussi, ça ne dérange pas Raphael, qui ne voit pas de différence entre un maillot de bain et un boxer, si ce n’est que le second épouse un peu mieux les formes. Bon. « C'est juste que - » Ses sourcils se froncent d'inquiétude. Le ton de Kai a tombé de plusieurs octaves. Quelque chose ne va pas. « J'aime pas ça mais j'ai l'impression que - » Tout à fait attentif à lui, il se contente de le regarder avec douceur. L’émotion lui monte à la gorge lorsque le garçon lui explique ce qui pèse sur son cœur, non seulement parce que l’histoire le peine toujours autant, mais aussi parce qu’il se sent honoré d’accueillir de telles confidences. Il n’a pas de solution à proposer parce qu’il comprend que le traumatisme est toujours là, ancrée à son cœur et encrée sur sa peau, mais il se permet une petite bêtise pour alléger l’atmosphère et  faire comprendre à Kai que son ressenti est tout à fait valide et qu’il n’a pas à se plier à une règle de formalité si ça le rend inconfortable : « Tu sais, tu peux garder tous tes vêtements. » « Tu te changes pas ? » Il se mord la lèvre inférieure, hésite. « T'es du genre chanceux ? Tu gagnes souvent des prix comme ça ? » Olala, tais-toi, Kai !  Une idée idiote lui traverse la tête, ainsi que le souvenir de leur seconde discussion à l’appartement : « Tu crois qu’on pourrait défier l’indécence en allant dans le spa tout habillé ? » Se rappelle-t-il la promesse qu’ils s’étaient faite, celle de ne pas se dévêtir avant de sauter dans un lac ? La vérité, c’est que Raphael préférerait garder ses vêtements, lui aussi. Son corps n’est peut-être pas couvert de cicatrices, mais il a toujours eu du mal à accepter cette peau qui le couvre, ces muscles qui ne sculptent et ces os qui le maintiennent. « Et, non, c’est la première fois que je gagne un truc comme ça, mais ne t’avise pas de rebondir sur cette information ou je te coupe la langue ! » Une gentille menace qu'il mettrait à exécution avec sa propre langue, pourquoi pas. Mais pas tout de suite.  

Je plisse les yeux à l'écoute de la critique de Raphael quant à ma justification (pourtant honorable) de ce désastreux oubli de maillot de bain. « T'en ferais partie ? » Je demande, provocateur l'espace d'une seconde, avant que la nervosité me happe de nouveau.

Il me faut m'appliquer à plusieurs tentatives avant d'exprimer les raisons de mon malaise à mon interlocuteur. Les mots volètent entre nous deux, papillons de nuit. Mes épaules s'affaissent, comme libérées d'un poids. Ma culpabilité, elle, ne transperce pas mon âme à m'en ériger des frissons courant sournoisement le long de mon échine aussi intensément que je l'avais craint. Plutôt, je respire plus aisément et je m'engaillardis candidement jusqu'à l'affirmation que cette sensation, qui m'habite cependant depuis plusieurs mois maintenant, disparaîtrait en un clin d'œil sous prétexte que nous nous trouvions au coeur d'une forêt tropicale, dans un milieu luxueux dénotant avec notre quotidien de Brisbane. Je ne doute certes pas la capacité de Raphael à me faire tourner la tête, mais certains démons demeurent tristement récalcitrants.

« Tu sais, tu peux garder tous tes vêtements. » Une lueur d'espoir jaillit dans mon regard que j'accorde très brièvement à Raphael avant de contempler de nouveau le lit. Puis, je me concentre de nouveau sur lui, pivotant même quelque peu sur mes talons de manière à lui faire face, dans une technique vouée à m'imposer à demeurer dans cette conversation plutôt que dans mes regrets mêlés d'embarras. Je m'évertue à commencer une joute de questions, que le Elly met sous silence dans un premier temps. « Tu crois qu’on pourrait défier l’indécence en allant dans le spa tout habillé ? » Mes traits empruntent une expression d'agréable surprise. Instantanément ému et conquis, mon sourire s'élargit, accueillant avec grande affection cette offre. « Il paraît qu'on ne risque pas d'amende, ici... » Je marque une pause, malicieux. « J'aimerais beaucoup défier l'indécence de même avec toi. » « Et, non, c’est la première fois que je gagne un truc comme ça, mais ne t’avise pas de rebondir sur cette information ou je te coupe la langue ! » Je me mordille la lèvre inférieure, réduisant sournoisement la distance entre la silhouette du danseur et la mienne. « Et tu t'y prendrais comment ? » J'interroge, joueur. « Tu gagnes quel genre de trucs, alors, d'habitude ? » J'ose, effleurant ses doigts des miens pour lui subtiliser son maillot de bain. « T'as dit tout habillé, » je me défends.

@Raphael Elly

Raphael ? Faire partie d’un jury ? Il serait du genre à se mettre du camp de la personne qui a le visage qui lui inspire le plus confiance. Dans ce cas-là, Kai gagnerait sûrement sa voix. « Seulement pour te faire perdre ! » Il ment, conscient qu’il ne pourra jamais être objectif quand il s’agit du jeune homme aux traits symétriques.

Bien loin de lui l’envie de prendre à la légère cette vérité qui vient à lui au détour d’une confession. Ne souhaitant pas parler à la place de Kai et de toutes ceux  et celles qui ont déjà été victime de la haine, il préfère seulement faire preuve d’empathie en offrant au jeune homme la possibilité de contourner le problème en ne lui imposant aucune nudité. De toute façon, il n’y a aucune règle qui interdit les usagers du spa de porter un appareil précis. « Il paraît qu'on ne risque pas d'amende, ici... » Kai reprend ses mots et ça lui provoque un sourire complice, tandis qu’il joue nerveusement avec le tissu de son maillot de bains duquel il ne saurait trouver une utilité maintenant que les plans ont changé. « J'aimerais beaucoup défier l'indécence de même avec toi. » « Adjugé ! » Il prend son rôle de jury à cœur. Il est certain d’avoir trouvé la meilleure des solutions. Ils auront une meilleure anecdote à se raconter dans le futur, quand l’un ou l’autre aura presque oublié ce week-end dans la faune et la flore sauvage. « Et tu t'y prendrais comment ? » Que Kai demande quand Raphael le menace de lui couper la langue s’il se risque de poser d’autres questions qui ne servent qu’à détourner son attention et changer de sujet. « Une paire de ciseaux, qu’est-ce que tu crois ? » Il ne prononcera pas l’autre idée qu’il avait derrière la tête. De toute façon, il n’est lui-même pas certain de vouloir tenter le diable autrement. Il ne sait pas à quel point il est brisé. « Tu gagnes quel genre de trucs, alors, d'habitude ? » « Va chercher la paire de ciseaux dans mon sac. » Il lance, le visage complètement sérieux, tandis que la main de Kai vient lui dérober ce maillot qui servait seulement d’alibi à ses mains qui ne sauraient pas où se poser autrement. « Yep, tout habillé, et le dernier dans le spa est une poule mouillée ! » Il annonce en prenant ses jambes à son cou, traversant la chambre en trois longues enjambées, défonçant la porte qui les sépare de leur spa personnel, et se jetant à l’eau sans y réfléchir deux fois.  

Une expression faussement outrée s'installe brièvement sur mes traits lorsque Raphael m'indique rejoindre ce jury fictif dans l'unique but de m'incriminer. « Impitoyable ! » J'accuse avant de décrire laborieusement l'absence de pitié qu'on m'a dédiée quelques mois plus tôt et dont j'en porte encore des marques physiques mais surtout psychiques. Compréhensif, bienveillant et inventif, mon interlocuteur déniche la solution idéale qui me renoue au présent et à cette escapade prodigieusement dépaysante : une plongée tout habillés dans le spa, clin d'œil séduisant à ce souvenir d'enfance que je lui avais conté des mois plus tôt qui avait découlé sur une promesse entre nous deux. L'une des premières à laquelle j'avais espéré de nombreuses jumelles.

« Adjugé ! » Raphael s'exclame et je laisse échapper un rire à la fois heureux et soulagé avant de jouer insolemment avec les nerfs du danseur, rebondissant sur ses répliques et faisant fi de ses menaces. « Une paire de ciseaux, qu’est-ce que tu crois ? » « C'est dommage, elle se trouve à côté de mon maillot de bain, » je nargue avant de provoquer de plus belle et voilà que le Elly me laisse en plan, filant comme l'éclair vers le spa. Je peine à lui emboîter le pas, ai tout juste le loisir de le voir percer l'eau jadis lisse de sa silhouette, et je le rejoins promptement.

Les tissus me collent à la peau, sensation souvent peu appréciée des gens, mais qui me rend totalement hilare. Poussant la fantaisie, j'éclabousse gentiment Raphael avant de réclamer : « Y'a eu faux départ, je réfute le titre de poule mouillée ! » Je plonge sous l'eau quelques instants, remonte à la surface et rejette mes cheveux en arrière. « Tu crois qu'il y a des gens qui viennent seuls ici ? » Ce concept m'inocule à la fois désolation et fascination. J'ai toujours admiré les gens capables d'aller au restaurant, en croisière ou toute autre activité généralement de groupe ou en couple, en solo. Ironiquement, je me suis beaucoup déraciné, mais j'ai toujours recherché des liens sociaux pour agrémenter mes distractions. « Dimanche, il y a une super lune. Peut-être qu'on pourrait aller la voir, » je propose, sans suite logique si ce n'est le fil de mes pensées, et comme s'il ne suffisait simplement pas de jeter un coup d'œil à la fenêtre pour l'admirer en temps voulu.

« C'est dommage, elle se trouve à côté de mon maillot de bain, » Il se demande à quoi il ressemble, ce lit sur lequel reposent deux outils qui auraient été bien utiles pour animer la soirée. S’il se fit à la face cachée de Kai, il l’imagine coloré, les taies d’oreiller dépareillées, la couette à motifs. Mais, s’il efface la variable « Bea » dans sa tête, il voit plutôt un lit tristement monotone dont la plus grande qualité réside dans sa mise à neuf à tous les matins. « Trop dommage oui. » Il répond de la même voix ironique en tirant une moue, avant de se précipiter vers le spa pour être le premier à tester la sensation que lui procurera le tissu lourd et mouillé sur son corps. Elle est étrange, mais il aurait pu facilement l’imaginer. À bord de son vélo, il se retrouvait parfois perdu en pleine tempête et il retrouvait le chemin de la maison trempé jusqu’à l’os. La texture est similaire, sauf qu’il n’est pas frigorifié, au contraire. L’eau du spa est presque brûlante. Quand elle atteint son visage et ses yeux, propulsée par la paume joueuse de Kai, il grimace. « Y'a eu faux départ, je réfute le titre de poule mouillée ! » Il essuie ses paupières avec ses poings fermés. Il doit y avoir une sorte de produit quelconque, du sel peut-être, parce que ça lui pique la rétine. Quand il rouvre les yeux, c’est pour admirer les cheveux aplatis de son ami de part et d’autre de sa tête. Il lâche un rire. « Sûrement. Des gens qui n’ont trouvé personne avec qui partager les tickets. » Il fait aller ses mains à travers l’eau, les bulles chatouillent son épiderme. « Je les ai presque jetés. » Il se confie. « J’avais peur que tu perçoives l’invitation autrement. Genre… Que c’était déplacé, je sais pas. J’ai pas l’habitude des activités comme celles-là, et il y avait des fleurs et des cœurs sur le site web alors… » Ce doit être le genre de place fréquenté par les couples. En forment-ils un ? Il n’osera pas demander.  « Dimanche, il y a une super lune. Peut-être qu'on pourrait aller la voir, » Il soupire à nouveau. Kai continuera à l’impression éternellement, avec sa manie de changer de sujet. « Comme tu veux. » Il se laisse flotter à la surface de l’eau, observe le toit qui les couvre, le puit de lumière au plafond qui le laisse entrevoir un ciel un peu trop noir. « Dis, Kai. » Il ne le regarde pas. « Qu’est-ce que tu as pensé quand je t’ai invité ici pour le week-end ? » Ce serait plus simple s'il était le premier à s'exprimer à ce sujet. Raphael aura toujours besoin d'un coup de pied au cul pour franchir une étape.      

Un sourire éhontément malicieux dressé sur mes lippes, je m'apprête à rebondir sur le commentaire ironique de Raphael mais ce dernier me fait promptement faux bond en s'élançant à vive allure dans le spa qui nous est réservé, dans la pièce connexe à notre chambre. Sa silhouette fend sans cérémonie la surface animée et je le rejoins rapidement, des éclaboussures venant alimenter le parquet entourant la matériel luxueux.

« Sûrement. Des gens qui n’ont trouvé personne avec qui partager les tickets, » me répond le Elly lorsque je le questionne sur l'éventualité que des individus se rendent à ce type d'excursion en solo. Le motif que me décrit Raphael m'apparaît infiniment triste de par la solitude ou l'isolement qu'il insinue. Je favorise la conjecture des personnes qui s'auto-suffisent à ceux qui n'ont pas la chance d'être bien entourées. « Tu aurais été capable de venir seul ? » Je m'enquiers avant de découvrir que le danseur est passé proche de jeter les billets. Je hausse les sourcils, surpris. « Tu aurais peut-être pu les vendre pour quelque chose que tu aurais préféré ? » Je soumets, sans jugement aucun, surtout que le choix de Raphael de m'inviter à cette parenthèse onéreuse me réjouissait grandement. Un week-end loin de Brisbane et ses soucis était initialement salutaire, partager un tel séjour avec l'australien s'avérait jubilatoire. « J’avais peur que tu perçoives l’invitation autrement. Genre… Que c’était déplacé, je sais pas. J’ai pas l’habitude des activités comme celles-là, et il y avait des fleurs et des cœurs sur le site web alors… » Je m'imagine alors le design du site web et d'une pensée à une autre, je me rappelle le calendrier lunaire qui présente une excentricité à la fin de ce week-end. Evénement qui semble peu motiver Raphael, ce qui me fait rire : « Cache ta joie, Elly ! » Je le taquine avant de m'installer dans un coin du spa.

« Dis, Kai. » Quelques secondes de silence nous avaient envahis, un véritable record, que je n'eus même pas brisé, pour une fois. Je pose mon regard sur le trentenaire, curieux. « Qu’est-ce que tu as pensé quand je t’ai invité ici pour le week-end ? » « Oh, des milliers de choses ! » J'informe aussi spontanément que naturellement. Si je m'efforçais de garder mes frénésies cérébrales pour moi en règle générale, aux côtés de Raphael, je ne me privais pas de me montrer sur le jour le plus authentique, et Dieu que ça faisait du bien, que ça me libérait. Je hausse une épaule négligemment. « J'ai préféré me concentrer sur la pensée que je préférais : que tu avais envie de passer du temps avec moi et que ça tombait bien car le sentiment était réciproque. » Je souris tendrement. J'avais été flatté, touché, heureux. Ma confiance en moi avait même reçu un lifting. « Pourquoi ? Tu avais une idée derrière la tête ? » Je questionne, joueur. « Tu sais, je n'ai pas du tout trouvé ton invitation déplacée. Quant aux activités, on prouve bien qu'on apporte nos propres règles au jeu, » j'expose en riant, tirant sur mon t-shirt plaqué à ma peau, preuve irréfutable que nous ne risquions pas de nous conformer sur tous les points, et c'était très bien comme ça. « Puis c'est joli, les fleurs et les cœurs. J'aime bien, perso, je valide leur choix. C'était quelles fleurs, d'ailleurs ? »  

@Raphael Elly  

« Tu aurais été capable de venir seul ? » Raphael, seul avec lui-même, dans une jungle si dense que son téléphone capte à peine une demi-ligne de réseau ? Non, il aurait pris panique, aurait cherché un serpent venimeux pour faire passer le temps plus vite. « Oula, non, cringe. Qu’est-ce que j’aurais pu bien faire seul ici, de toute façon ? » Il ricane de façon exagérée, souhaitant cacher la véritable pensée qui l’avait traversé lorsque Kai avait posé la question. « Tu aurais peut-être pu les vendre pour quelque chose que tu aurais préféré ? » Il avait pensé à cette solution, hélas : « Il y avait mon nom sur les tickets, et ils étaient interdits à la revente. J’ai dû me sacrifier, et te sacrifier toi en même temps ! » Dans tous les cas, il avait croisé les doigts pour que son ami ne détecte pas les mauvaises intentions dans cette suggestion. Après, il ne sait pas vraiment quelles étaient ces fameuses intentions, et quelle mouche l’a piqué lorsqu’il l’a choisi comme accompagnateur. « Cache ta joie, Elly ! » « J’ai préféré acquiescer plutôt que de t’avouer que je n’ai aucune idée de ce qu’est une nouvelle lune. » Et son plan est visiblement ruiné maintenant qu’il a admis n’y connaître absolument rien en astronomie. Il peut nommer quelques constellations sans pour autant pointer les étoiles qui les composent dans le ciel.

Il flotte à la surface de l’eau chaude, et il a l’impression que sa cervelle flotte aussi, s’est décrochée de sa boîte crânienne pour tanguer à droite, à gauche, pour l’étourdir aussi, et pour l’envahir de questions qu’il a peur de prononcer. C’est peut-être pour féliciter Kai d’avoir préservé le silence plusieurs minutes qu’il décide de lui faire part de ce qui occupe ses pensées. « J'ai préféré me concentrer sur la pensée que je préférais : que tu avais envie de passer du temps avec moi et que ça tombait bien car le sentiment était réciproque. » Il sait toujours comment le caresser dans le sens du poil. Il dit toujours la bonne chose, ne fait pas les mêmes gaffes que Raphael. « Non, pas spécialement. C’était toi ou personne d’autre, en fait, car je savais que tu ne le prendrais pas au sérieux. » Et c’est mieux ainsi, car, si Raphael apprécie la romance, il ne se sent pas tout à fait à l’aise de conformer sa manière de l’exprimer à celle des autres. Il n’est pas celui qui remplira le lit de pétales de rose, en tout cas. Écoutant son ami en se dotant d’un sourire immuable, il reste muet jusqu’à ce qu’il pose LA question qui lui donne envie de l’asperger à son tour d’un peu d’eau saline : « On s’en fiche des fleurs ! Mais c’était pas des pissenlits, en tout cas ! » Cette fois, il en rit. Mais il retrouve son sérieux alors que son regard se scelle à celui de Kai. « Je crois que j’ai besoin de savoir ce qu’on est, tous les deux. Je sais que tu n’aimes pas les étiquettes, et moi non plus mais… Est-ce qu’il y a des règles ?.. » Il n’a pas l’intention d’aller voir ailleurs, c’est certain, et il ne sera jamais celui qui met un pied dans le camp adverse pour satisfaire ses pulsions inexistantes. Ceci dit, il ne sait pas où se place Kai dans cette histoire : « Est-ce que… Tu vois d’autres personnes ou..? »

« Oula, non, cringe. Qu’est-ce que j’aurais pu bien faire seul ici, de toute façon ? » J'étouffe un rire avant de hausser les épaules, incertain. Que recherchent les individus en quête de solitude ? Comment tuent-ils le temps lors de leurs activités en tête à tête avec eux-mêmes ? Tout dépendait probablement des passe-temps qui nécessitent aucune personne à proximité, quand bien même je puisse reconnaître qu'être isolé sur de longues périodes puisse potentiellement peser sur le moral et ruiner la satisfaction de se retrouver dans sa bulle. Il s'agit à mes yeux de la loi de l'équilibre : nous apprécions davantage lorsque les choses évoluent et ne s'attardent pas, comme nous accueillons par exemple plus chaleureusement le soleil après des jours de pluie et que nous apprécions cette dernière lorsque le soleil s'éternise.

Manifestement, Raphael avait étudié les possibilités qui s'offraient à lui suite à son gain inattendu. « Il y avait mon nom sur les tickets, et ils étaient interdits à la revente. J’ai dû me sacrifier, et te sacrifier toi en même temps ! » Un nouveau rire file entre mes lippes. « Tu m'as entraîné dans ta chute sans scrupule aucun ! » J'expose, faussement accusateur. « J'admire ton dévouement. Je suis heureux d'être ton partenaire dans ce don de soi. » Je moque ensuite son indifférence quant à la super lune qu'il qualifiera d'ailleurs de nouvelle lune. « J’ai préféré acquiescer plutôt que de t’avouer que je n’ai aucune idée de ce qu’est une nouvelle lune. » « Alors, déjà, c'est une super lune. Comme quoi, je ne suis pas le seul à ne pas tout écouter ! » Je taquine. « Et en plus, celle-ci, elle se fait appeler la "lune de fraise". Tu verras, elle aura une couleur spéciale. » Que j'apparente davantage à l'orangé qu'au rouge, d'ailleurs, mais qui suis-je pour contredire les astronomes ?

Peu à peu, je me détends dans l'eau bouillonnante du spa, me demandant à quel point elle pourrait devenir savonneuse si on y déversait une bouteille de gel moussant. Lorsque mon interlocuteur me questionne sur mon interprétation de son invitation en ce lieu inusité, je l'informe avec sincérité avant de m'enquérir sur ses propres attentes. « Non, pas spécialement. C’était toi ou personne d’autre, en fait, car je savais que tu ne le prendrais pas au sérieux. » Si le début de la phrase me touchait, la seconde me fit rire. « Carpe Diem, » je souffle, telle une promesse secrète. Et je prends si peu au sérieux la sémantique possible derrière ce week-end en duo que je m'intéresse désormais aux fleurs ayant embellit le site Internet de cette retraite. « On s’en fiche des fleurs ! Mais c’était pas des pissenlits, en tout cas ! » La véhémence du garçon m'amuse et je me joins volontiers à la plaisanterie : « Tu m'étonnes qu'on s'en fiche, alors ! Quel affront contre les pissenlits ! Ils ne sont pas appréciés à leur juste valeur, » « Je crois que j’ai besoin de savoir ce qu’on est, tous les deux. Je sais que tu n’aimes pas les étiquettes, et moi non plus mais… Est-ce qu’il y a des règles ?.. » Je fronce les sourcils. Des règles ? Quel genre des règles ? Des frissons parcourent pernicieusement mon échine et mon teint blanchit, malgré moi, de nouveau. « Est-ce que… Tu vois d’autres personnes ou..? » Je cille, considère Raphael. Voir d'autres personnes, la tournure était tout de même confuse. Je voyais des tas de personnes, tous les jours. Néanmoins, je comprends qu'il y a un autre sens à ce verbe et mon coeur emprunte un rythme de chamade tandis que mon esprit élabore multiples conjectures sur les motifs incitant Raphael à définir ce que nous étions. « Je n'ai d'yeux que pour toi, » je lui réponds, honnête.

Néanmoins, je suis marié. Un mariage douteux, frisant le frauduleux selon Noor qui est sortie prodigieusement de ses gonds lorsqu'elle a appris que je n'étais pas officiellement célibataire. Une union qui s'étend sur les années, pour laquelle je pourrais bientôt célébrer des noces de de laine si le coeur m'en disait. Cependant, mon statut social n'avait jamais composé un frein dans ma vie sentimentale car quand bien même j'aimais Mila de tout mon coeur, nous n'avions jamais été de réels amoureux. C'était notre règle, à nous deux. Nous nous étions attachés l'un l'autre, il y avait ce serment de s'avoir l'un l'autre en tout temps, même si nous avions passés des mois, des années même parfois, sans se parler ni se voir.
En somme, je ne voyais pas Mila.
Avais-je le droit de jouer sur les mots ?
Etait-ce mentir à Raphael de lui cacher que j'étais marié ? Cette omission le blesserait-il autant qu'elle avait blessé Noor si venait à découvrir mon statut officiel ? Comprendrait-il mon possible silence, mon étrange démarche ?
Devais-je lui avouer ce soir, au risque de nuire à cette retraite et notre relation à laquelle je tenais déjà incommensurablement ?
Pouvais-je en faire ce genre d'information qu'on n'ose pas dire et qu'on finit par ne jamais dire, comme si louper le premier coche la rendait impossible à articuler, et plus le temps passe, plus il devient ardu de revenir en arrière et de clamer la vérité ?
Ce mariage valait-il vraiment le coup d'être honnête, quand il ne changeait ni mes sentiments, ni mon quotidien ?
Était-il déjà pas trop tard ?

« Mais je suis marié à quelqu'un que je ne vois pas. »

La vérité, l'impériale et l'impérieuse, c'est que je ne saurais jamais mentir à Raphael.

S’il n’était pas certain de savoir s’il avait vraiment envie de venir ici, et avec qui, aujourd’hui les doutes ne sont plus fondés. Kai lui fait savoir qu’il est très heureux d’être ici avec lui et c’est tout à fait réciproque : il l’exprime avec un sourire tendre et timide qu’il lui adresse, avant de se laisser flotter à la surface de l’eau, soudainement débarrassé d’un poids qu’il avait trainé avec lui jusque dans la jungle. Ses inquiétudes avaient dû le rendre tout à fait sourd parce qu’il réalise sa bêtise seulement quand son ami lui fait remarquer qu’il n’a pas nommé le bon genre de lune. « Oh merde, pardon. Une super lune. » Il se corrige, ses joues virant au carmin. Il ne veut surtout pas lui donner l’impression que ses propos ne l’intéressent pas. C’est juste que sa tête se trouve ailleurs, et si Kai arrive à se détendre en abordant des sujets moins sérieux, Raphael n’a pas ce talent pour divertir son esprit. « Et en plus, celle-ci, elle se fait appeler la "lune de fraise". Tu verras, elle aura une couleur spéciale. » Ça, c’est une information plus précise qui attire vraiment son attention, alors qu’il se met à imaginer un ciel qui arbore autant de couleurs que lui. « Ça me ferait plaisir de voir ça, alors. Je ne savais pas que la lune se maquillait aussi. » C’est une jolie manière de l’amener. La lune veut se faire belle pour son public, exactement comme Bea, et comme Raphael, sans qu’il ne puisse l’admettre de sitôt.  

« Tu m'étonnes qu'on s'en fiche, alors ! Quel affront contre les pissenlits ! Ils ne sont pas appréciés à leur juste valeur, » Il n’arrive pas à continuer dans cette lancée. Les fleurs aussi sont colorées, mais le jaune néon du pissenlit n’arrive pas à faire déraper Raphael de sa lancée qu’il ne laisse pas se faire interrompre. Alors il la pose, cette question : sont-ils quelque chose, tous les deux, et doivent-ils suivre des règles pour officialiser une relation qu’il ne peut même pas identifier ? « Je n'ai d'yeux que pour toi, » Et il a beau employer des mots aussi précis et distincts, le danseur doute toujours. C’est de l’amour ? C’est une amitié spéciale ? Il a vraiment du mal à se placer dans tout cela. Il ressent les papillons, certes, mais certains pensent que ces papillons sont associés au désir et pas seulement aux sentiments alors il ne les croit pas légitime, à battre des ailes dans son ventre. C’est trop compliqué, de comprendre leur signification. Aussi, il a peur de ne pas pouvoir offrir à Kai ce que le monde entier recherche. La vérité, c’est qu’il est heureux d’être grimpé dans ce spa complètement habillé. Ce n’est pas seulement la nudité de l’autre garçon qui s’est fait préserver.

« Mais je suis marié à quelqu'un que je ne vois pas. »

Long silence. Le cliquetis des vaguelettes est le seul à le transpercer. Raphael croit d’abord à une blague alors son sourire s’étire d’ambiguïté tandis qu’il scrute le regard de Kai pour y lire la boutade avant qu’elle ne soit annoncée. « Haha… Tu veux dire… Tu t’es marié en blague à ton ami.e de jeunesse mais vous êtes loin l’un de l’autre aujourd’hui parce que vous n’êtes plus des enfants ? » Plutôt s’imaginer ce genre de scénario adorable que de voir dans un passé plus rapproché.  

Je ne prends aucune offense du manque d'intérêt flagrant que Raphael voue à l'astre céleste que je lui vante. Néanmoins, je ne résiste pas à le taquiner lorsqu'il nomme injustement la lune qui se hissera dans le Ciel le dernier jour de notre escapade en duo, tout en redorant avec enthousiasme son blason en spécifiant que l'obscurité sera également percée d'une couleur différente qu'à l'accoutumée. « Ça me ferait plaisir de voir ça, alors. Je ne savais pas que la lune se maquillait aussi. » Mes lippes s'élargissent derechef en un doux sourire et mon regard se plante avec une tendresse doublée d'affection au creux des pupilles de mon interlocuteur. Il vient de m'adresser exactement le genre de paroles qui me procure l'envie insatiable de choyer son épiderme de mes lèvres pour lui prouver à quel point ses propos me touchent et m'émeuvent, quand bien même je ne sais me résoudre à réduire la distance nous séparant. « En clou du spectacle de notre week-end, » je présente, charmé.

Néanmoins, une mixture d'inquiétude paraît étreindre Raphael alors qu'il m'expose ses besoins de clarification sur notre relation. Je le décris quelques instants et lui réponds avec une voix aussi calme que posée, chaque mot bercé de sincérité. Cependant, le doute m'habite lorsqu'une autre vérité s'impose dans mon esprit, le genre que j'hésite férocement à taire tout en ignorant prodigieusement si elle vaut la peine d'être articulée quand elle pourrait transformer en désastre ce qui se trame entre Raphael et moi et à quoi je tiens si ardemment. « Mais je suis marié à quelqu'un que je ne vois pas. »

Je déglutis difficilement, l'horreur me transperce au fil des secondes silencieuses qui s'imposent entre nous. Mon coeur tambourine avec véhémence contre ma cage thoracique, mes pupilles se rivent sur la silhouette du danseur comme si de la sorte, je pourrais le retenir, je pourrais rendre cette information à ses oreilles aussi dérisoire qu'elle l'est à mon coeur qu'il remplit entièrement et sans équivoque. Furtivement, je me demande si Mila m'évoque à ses conquêtes, puis je me rappelle que l'italienne refuse toute relation sérieuse, ce qui rend désuet un tel aveu dans son cas. « Haha… Tu veux dire… Tu t’es marié en blague à ton ami.e de jeunesse mais vous êtes loin l’un de l’autre aujourd’hui parce que vous n’êtes plus des enfants ? » Le rictus sur les lèvres du Elly me serre de culpabilité le myocarde. J'y interprète de l'espoir mais aussi un soupçon tracas. Je baisse les yeux, honteux et dépréciatif, sur les vaguelettes du spa. J'y glisse mes fins doigts, en quête des termes les plus judicieux, en lutte contre les regrets et les remords.

J'ignore si je dois présenter toute l'histoire à mon interlocuteur ou si un simple résumé suffira. Autant souhaitais-je être franc avec l'australien, autant je ne désire pas tirer à bon portant sur ces papillons apeurés qui fouettent mes entrailles avec panique. « C'était un pari, » je corrige, timoré. Je relève prudemment les yeux vers le brun, inspire profondément. « Je l'ai rencontrée quand j'étais à New York. A l'époque, j'étais en couple avec quelqu'un de... Quelqu'un qui me forçait à faire des choses que je ne voulais pas faire, » je confie en me mordillant nerveusement l'intérieur de la joue, quelques grimaces trahissant l'acidité de ce passé. La mélodie de mon palpitant se répercute désormais jusqu'à mes tympans, mes lèvres tremblotent l'espace d'un instant. « Elle m'a aidé à passer au travers de cette relation. » Pourtant, tout n'a jamais été rose entre Mila et moi. Nous étions capables du pire comme du meilleur. Un éventail doté de la capacité de passer du blanc en noir en un clin d'œil et à nous étourdir sans vergogne par le camaïeux de couleur qu'il franchissait sans merci aucune. Il y avait une longueur d'onde entre nous deux qui vibrait toujours harmonieusement, mais jamais sur la même sonorité. « Lorsque mes parents sont venus me rendre visite à New York, je lui ai demandé de jouer le rôle de ma petite amie le temps qu'ils seraient là. C'était un moyen pour moi d'éviter de supporter la déception et la désapprobation dans leur regard quant au fait que je ne suis pas le fils qu'ils veulent, même si c'était par un mensonge. Je n'aurais pas supporté, à l'époque, leur dénigration. » Fragilisé par ma relation amoureuse toxique de l'époque, en continuelle quête d'accepter qui j'étais qui allait à l'encontre des règles qu'on m'avait inculquées dès ma naissance et que je n'avais jamais su respecter, me forçant à une mascarade perpétuelle. Je marquais une pause, me vouant à tenter de maintenir l'eau dans un puit formé de mes mains alors qu'elle était inéluctablement vouée à s'en dérober. Peut-être me persuadais-je inconsciemment que si je réussissais cet exploit, Raphael ne m'en voudrait pas, qu'il ne serait pas blessé par mon passé et que ce dernier ne constituerait pas un argument de choc pour qu'il s'éloigne de moi. « En échange, je lui ai promis ce qu'elle voulait. Elle a demandé à ce qu'on se marie. Je pense que... » Je plonge mes mains sous l'eau, résigné. « C'était une manière pour elle de ne jamais se sentir totalement seule, même si nous n'étions pas physiquement ensemble. » Mon regard retrouve celui du garçon, criant de regret, d'excuse, d'espoir, d'amour. « On a longtemps vécu dans des pays différents. En quelque sorte, on est des amis, mariés, qui vivent chacun leur vie de leur côté. » Aussi déstabilisant cela puisse sonner.

Oui. Cette lune maquillée sera le clou du spectacle et, si l’idée d’admirer la lune ne l’excitait d’abord pas, il se surprend à se demander quel fond de teint elle allait utiliser, quel fard à paupières, et de quelle couleur ses lèvres allaient se détacher du reste. Cette métaphore rend la nature bien plus intéressante qu’elle ne l’était aux yeux d’un Raphael qui n’a jamais porté beaucoup d’attention au ciel ou aux paysages. Ce n’est pas pour rien qu’il a longuement hésité à jeter ces tickets ; la destination ne l’avait pas rendu curieux.

S’il voulait des éclaircissements, alors il est servi. Non seulement il n’arrive pas à mettre les mots sur la relation qu’il entretient avec Kai, il apprend que lui-même peut poser un mot, un tout petit mot, sur une relation qui subsiste entre lui et une autre personne. D’abord, il veut croire à la possibilité d’une mauvaise blague parce qu’il sait que le garçon est capable de telles bêtises. Seulement, quand il demande un peu plus de précisions, il voit bien que quelque chose le contrarie et que les réponses qu’il lui donnera ne seront pas celles qu’il espérait. Alors il ne s’agissait pas seulement d’un jeu d’enfance. Il ne portait pas dans sa poche un quelconque bracelet de l’amitié, ou un collier dont le pendentif représente la moitié d’un cœur qui n’attend que d’être joint à l’autre. « C'était un pari, » Il a encore envie de rire mais aucun son ne s’échappe de sa bouche complètement fermée. Ses lèvres se sont collées ensemble. Il écoute la suite de l’histoire, et sa perplexité se multiplie au fur et à mesure que les chapitres sont étendus sur la surface de l’eau mouvante. Il tique plus longtemps sur une information qu’il ne pourra jamais oubliée et qui lui file la nausée. Quelqu’un forçait Kai à faire des choses, et, déjà, Elly s’imagine un tout nouvel ennemi qu’il aimerait bien défigurer de ses poings voraces. « On a longtemps vécu dans des pays différents. En quelque sorte, on est des amis, mariés, qui vivent chacun leur vie de leur côté. » Elle est étrange, cette sensation qui fait picoter le bout de ses doigts, qui le fait sentir à la fois lourd et léger. Il a beau flotter à la surface, il sent son pied se faire tirer vers le bas par une ancre, un boulet, peut-être, ou sa fierté qui se voit vivement testée. « D’accord… » Il prononce pour empêcher le silence de le rendre mal à l’aise trop longtemps. Il semble avoir prononcé les petits points à voix haute. Il veut compatir pour toutes les choses qui ont mené Kai à faire la rencontre de cette personne, et il voudrait la remercier, aussi, de l’avoir sorti de son cauchemar mais quelque chose l’en empêche. Serait-ce la jalousie ? Elle n’a pas raison d’être. Hélas, elle fait partie de la longue liste de défauts de Raphael et même s’il peut prétendre s’améliorer avec le temps, il reste fondamentalement jaloux de ceux qui font partie de la vie des personnes qu’il estime le plus. C’était pareil avec Autumn, c’est pareil avec cette mystérieuse femme non mentionnée, ce sera pareil dans le futur avec toutes les prochaines. « Je vois. » Il essaye de gagner du temps. Sans bateau, il rame dans le sens inverse du courant. « Je suis désolé que tu aies vécu une mauvaise relation. » Il peut au moins commencer par le plus important. Il ne va pas ignorer la première confession. Elle a priorité sur tout le reste. Seulement… « Mais alors, vous avez des papiers et tout et… Tu devras divorcer si tu veux te marier à nouveau ? » Il n’avait pas l’intention de faire sa demande en mariage, loin de là, mais il ne voudrait pas qu’un détail aussi important l’empêche de prendre des décisions dans le futur. Son chemin est obstrué de bien assez d’obstacles. « Vous vous êtes échangés des alliances et tout le patratra, bisous traditionnel, robe blanche… » Son surplus de pensée boue et déborde par tous les pores de sa peau. Il n’arrive pas à poser les questions qui comptent vraiment.    

Le silence qui souligne l'ambiance qui me paraît insupportablement dense entre Raphael et moi me procure une sensation d'asphyxie ; elle presse sans vergogne mes poumons pour les ratatiner de sorte à libérer un maximum d'espace à mon coeur qui bat à tout rompre dans sa cage d'os. Je déglutis difficilement, mon sang se glace au fil des secondes qui se dérobent. Mes réflexions demeurent anesthésiées, me privant malgré tout de m'inoculer des scenarii aussi terribles les uns que les autres, mon esprit prodigieusement en état d'alerte face à mon organisme épouvanté qui tente laborieusement de se parer à l'impact de ce mariage que je ne peux effacer de mon histoire et qui se répercute sur mon présent, sur cette relation indéfinie avec le danseur qui unit, comme jamais il fut le cas dans le passé, harmonieusement les dictons de ma raison et les cris de mes sentiments.

« Je vois. » Je me sens rétrécir dans l'eau, enfoncé dans un coin du spa alors que je devine Raphael accuser les informations que je viens de lui dévoiler. Une part de moi en vient à regretter ma franchise, quand pourtant il me semblait inconcevable de mentir, même par omission, au garçon. « Je suis désolé que tu aies vécu une mauvaise relation. » Je plisse les yeux, comme si le fait que le Elly évoque ce douloureux chapitre de mon existence avait l'effet d'une claque amère. En réalité, c'est parce qu'en me confiant ainsi, je perds contrôle sur des secrets de mon histoire, et je suis incapable de savoir ce que Raphael en ferait, même si je crois dur comme fer à sa bienveillance. Indéniablement, de nouvelles briques de la tour que j'ai dressée pour me protéger sont retirées du chemin menant Raphael à l'essence de ma personne. « Mais alors, vous avez des papiers et tout et… Tu devras divorcer si tu veux te marier à nouveau ? » J'acquiesce maladroitement, mes cervicales me paraissant ankylosées tant mon corps est tendu, quasiment transi par l'appréhension. « Oui, je devrais divorcer. » Dans d'autres circonstances, j'aurais taquiné Raphael en lui demandant s'il comptait m'épouser. Ici, je ne fais pas dans l'humour, bien trop terrifié à l'idée de le perdre. Je n'obtempère même pas aux centaines de questions qui germent dans mon esprit sur le rapport du trentenaire au mariage. « On a des alliances et Mila portait une robe blanche, » je décris posément, comme si chaque terme représentaient des balles que j'espérais ne heurteraient pas davantage mon interlocuteur. « Mais on n'a pas fait de cérémonie en soi. On s'est juste mariés, tout simplement. L'important pour Mila était d'avoir la certitude que quelqu'un serait toujours là pour elle, lié à elle. » Dit comme ça, ça sonne affreusement possessif, comme si j'étais le parachute de l'italienne. Pourtant, ça ne m'a jamais offusqué et j'avais compris le désir de mon amie d'avoir la conviction de ne jamais être seule au monde, pour moi-même souffrir de l'isolement. Même si nous nous trouvions à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, nous restions, d'une certaine manière, associés. Quant au fait de se marier "tout simplement", j'entendais encore Noor s'en outrer, comme si pour elle Mila et moi avions orchestré le pire des sacrilèges. « Est-ce que... » J'ose, d'une voix mal assurée. Est-ce que tu m'apprécies quand même ? Est-ce que j'ai tout fichu en l'air entre nous ? Est-ce que tu veux que je parte ? « Est-ce que tu m'en veux... Beaucoup ? » Est-ce que tu me pardonneras un jour ? Est-ce que je peux quand même garder ces papillons, que parfois, au coeur de mes nuits blanches et au creux de mes journées agitées, j'imagine voleter auprès des tiens ?