devant un local en travaux, west end - 13 mars 2023
@birdie cadburry

Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de Louis. Aujourd’hui, il avait officiellement trente-deux ans. Il avait un peu de mal à réaliser. Pas étonnant quand on sait qu’il ne se souvenait pas de son dix-neuvième anniversaire, que son trentième, passé sous morphine à l’hôpital, était très flou, et qu’entre les deux ne se trouvait qu’un trou noir où avaient disparu dix ans de souvenirs. Ambiance.

Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de Louis, et pour l’occasion, il ne se trouvait ni en voyage à l’autre bout du monde, ni dans un bar entouré d’amis. Non, rien de tout ça. Pour l’occasion, il se trouvait devant un local en travaux, plus nerveux qu’il ne l’avait jamais été de toute sa vie. Autant qu’il s’en souvenait en tout cas. Il était rentré à Brisbane depuis plusieurs semaines, mais le miracle n’avait pas eu lieu ; ses souvenirs n’avaient pas fait leur réapparition en arpentant ces rues familières ou la première fois qu’il avait croisé un visage connu. Il en était strictement au même point que lorsqu’il avait quitté Melbourne, les démarches administratives à gérer en plus. Et les réactions variées de ses proches à son retour. Il n’avait plus revu la plupart depuis six ou sept ans, et surtout, c’était sans un mot qu’il les avait quittés. Il savait, en revenant, qu’il allait devoir faire face aux conséquences de ses choix de l’époque, mais entre le savoir et l’expérimenter, il y avait un monde. Un monde dans lequel Louis avait plongé sans préparation. Comme on saute d’un promontoire de vingt mètres avant de réaliser qu’on ne sait pas très bien comment gérer l’atterrissage.

Son retour à Brisbane devait donc rimer avec retrouvailles. Il y avait eu Lucas, d’abord, qui avait accepté de le loger en attendant qu’il trouve un appartement. Lucas, qui était surtout celui qui l’avait convaincu de revenir à Brisbane. C’était donc lui, que ses proches devraient blâmer s’ils n’étaient pas ravis de son retour. Mais les autres retrouvailles, Louis les repoussait autant qu’il le pouvait. Elles lui faisaient peur, évidemment. Comment étiez-vous censés reprendre contact avec vos parents, vos frères et sœurs ou même vos amis, après les avoir laissés sans nouvelle pendant des années ? Pire, comment leur annoncer qu’on ne se souvenait même pas les avoir abandonnés de la sorte ? C’étaient les questions insolubles que Louis se posait chaque soir, les yeux rivés sur le plafond du salon de Lucas, qui était provisoirement devenu sa chambre. Pourtant, c’était encore Lucas, qui l’avait une nouvelle fois convaincu de reprendre contact avec ses proches. Il avait eu un argument infaillible : tu finiras bien par les croiser tôt ou tard, autant retirer le pansement d’un coup sec dès maintenant, ça fera moins mal que dans six mois. Louis l’avait écouté - parce que son ami avait souvent de meilleures idées que lui - et s’était donc mis à récupérer d’anciens numéros de téléphone à droite et à gauche, tout en transformant son historique web en générique de l’émission Perdu de vue.

Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de Louis, et pour l’occasion - ou par hasard, peut-être - il avait décidé de tenter de reprendre contact avec Birdie, sa cousine. Ils avaient été proches, plus jeunes, leur faible différence d’âge facilitant les chasses aux trolls et autres jeux d’enfants qui les passionnaient autant l’un que l’autre. Ils avaient été proches, mais Louis n’était pas certain que cette phrase pouvait encore se conjuguer au présent. Il était là pour le découvrir, mais pour le moment il restait figé sur son bout de trottoir, les yeux rivés sur la devanture d’un local en travaux face à lui. Il vérifia une énième fois l’adresse que Lila avait écrit sur un petit bout de papier. C’était bien là, et il devait maintenant faire un choix : repartir et faire comme si de rien n’était, ou prendre son courage à deux mains et entrer.

Citation :

WIN – Après de longues minutes d’hésitation, Louis finit par expirer profondément, avant de traverser la rue et pousser la porte du local. Elle n’était pas fermée, et l’espace d’un instant, il se surprit à penser que c’était peut-être un signe. Il s’avança dans la pièce qui sentait la peinture et lança un timide « Bonjour ? Il y a quelqu’un ? »

SO CLOSE – Louis hésitait encore, se demandant si c’était vraiment une bonne idée de venir voir Birdie sur son lit de travail. Il pourrait peut-être lui écrire une lettre, poser des excuses sur le papier avant d’affronter la déception dans son regard. Avant de faire demi-tour, il décida tout de même de jeter un œil à l’intérieur, juste comme ça, pour voir. Entre la vitre poussiéreuse et la réverbération du soleil, il n’y voyait pas grand-chose. Jusqu’à ce son regard croise celui d’une autre personne, immobile au beau milieu de la pièce. Une personne aux yeux bleus que Louis reconnut immédiatement. Birdie. De cette distance, il ne parvenait pas à savoir si c’était de la surprise ou de la colère qu’il apercevait dans son regard, mais ça ne l’empêcha pas de lever la main, dans un salut maladroit.

FAIL – Louis finit par céder à l’angoisse qui lui nouait l’estomac et lui serrait la gorge. Le moment était sans doute mal choisi, il reviendrait plus tard, un autre jour, mieux préparé. Il avait fait demi-tour, le regard fixé sur le bout de ses chaussures, regrettant déjà cette nouvelle preuve de sa lâcheté, lorsqu’il entra en collision avec quelque chose. Quelqu’un plutôt. Le choc le déséquilibra et lui fit faire deux pas en arrière, alors qu’il se retrouva face à la personne qu’il cherchait justement à éviter dix secondes auparavant. « Bir-Birdie ? » Son prénom prononcé comme une question, comme s’il ne savait pas qu’il risquait de tomber sur sa cousine en traînant devant le local qu’elle était justement en train de rénover.

devant un local en travaux, west end - 13 mars 2023
@birdie cadburry

Lorsque Louis avait décrété qu’il se cachait pour éviter d’affronter ses regrets depuis suffisamment longtemps et qu’il était temps de prendre son courage à deux mains, Birdie était l’une de celles à qui il avait pensé en premier. Parce qu’en dehors de Sami, elle était peut-être celle dont il avait été le plus proche. Ce n’était pourtant pas elle qu’il était allé voir en premier. Parce qu’il redoutait sa réaction et qu’on ne se débarrassait pas de sa lâcheté si facilement. Alors il avait plutôt cherché à reprendre d’abord contact avec Lila, parce que Lila était sans doute la moins rancunière des Cadburry. Et même si elle l’avait accueilli avec la bouche pincée et les sourcils froncés, ils s’étaient quand même quittés sur une accolade qui avait donné espoir à Louis.

À l’intérieur du local en travaux où il venait d’entrer, Louis n’était pas certain d’avoir affaire à une jeune femme aussi compréhensive que sa soeur. Et sa réaction, lorsqu’elle le vit, planté là au milieu de sa future boutique, confirma ses suspicions. “Qu’est-ce que tu fous là ?” Certes, il ne s’attendait pas à être reçu par une effusion de joie - pas avant d’avoir présenté ses excuses au moins -, mais la froideur avec laquelle Birdie prononça ces mots le fit grimacer. Sa repentance allait sans doute être plus longue et douloureuse que prévue. “Bouge pas d’où t’es. J’ai pas envie que tu me niques la peinture qui vient d’être posée.” Louis leva les mains en l’air, tel un soldat rendant les armes, et bien décidé à ne pas faire un seul mouvement risquant d'aggraver la colère de Birdie à son encontre. Il laissa un silence glacial s’étirer entre eux, alors qu’il cherchait désespérément quoi dire pour le briser. « C’est Lila qui m’a dit que je pourrais te trouver là. » Peut-être espérait-il que la mention de sa sœur apaise la colère froide qu’il sentait irradier de sa cousine. Connaissant Birdie, cela n’allait sans doute pas suffir, mais il fallait bien commencer quelque part. « C’est chouette, ce que tu fais. » Pour être honnête, le lieu ne ressemblait pour le moment pas à grand-chose d’autre qu’un local en travaux, et n’ayant pas connaissance de l’implantation finale, Louis avait du mal à se projeter. L’important n’était pas là. L’important, à ses yeux, était de trouver une perche à laquelle s'agripper pour tenter de traverser le fossé qu’il avait creusé entre sa cousine et lui. « T’as prévu d’ouvrir quand ? » Il avait pourtant écrit de longues excuses qu’il répétait chaque matin devant son miroir. Mais maintenant qu’il se retrouvait face à celle à qui il devait les présenter, Louis perdait ses moyens et s’attardait sur les premières choses qui lui venaient à l’esprit. Des broutilles face aux années d’absence sans nouvelles. « Je peux t’aider si t’as besoin d’un coup de main. J’ai le feu vert des médecins. » Louis grimaça légèrement en s’entendant parler des médecins. Birdie, comme le reste de ses proches qu’il avait laissés derrière lui à Brisbane, ne savait pas, pour l’accident, le coma, la rééducation et l’amnésie. Ce n’était d’ailleurs même pas la raison de sa présence ici. Ce qu’il voulait, c’était lui présenter ses excuses, pas détourner son attention avec de fausses circonstances atténuantes qui ne seraient là que pour susciter de la pitié.

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@birdie cadburry

Depuis son retour à Brisbane, Louis trouvait qu’il passait beaucoup de temps à devoir assumer des erreurs commises dans un passé dont il ne se souvenait même pas. À croire que le Louis du passé n’avait eu qu’un objectif en tête : faire le maximum de conneries pour que son futur ne soit qu’une suite d'obstacles à franchir. Ce n’était pas le rugby qu’il aurait dû choisir, mais la course de haies. Et presque chaque retrouvailles avec des amis ou de la famille le lui rappelait douloureusement. Celles avec Birdie n’étaient malheureusement pas une exception. “T’es sérieux, là ?” Louis grimaça, remis à sa place par la froideur avec laquelle sa cousine s’adressait à lui, mais il persévéra, tentant de proposer son aide. Comme si un coup de pinceau pouvait effacer des années d’absence sans donner de nouvelles. “Oh, pourquoi, ils t’ont fait retrouvé une conscience ?” Ce n’était pas juste, mais Louis n’était pas certain de mériter de la justice, alors il préféra se taire, encaissant sans broncher la colère pétrie de sarcasme qui transpirait des mots et de l’attitude de Birdie.

“T’es venu là pour quoi ? Certainement pas pour aider et parler de ma boutique parce que t’as genre aucun droit là-dessus. T’as un sacré toupet de penser que tu peux pointer ta trogne comme ça et que je vais accepter ton avis non demandé ou ton aide non voulu.” Louis déglutit avec difficulté, ne sachant plus très bien pourquoi il avait décidé de venir à sa rencontre. L’espace d’un instant, il est tenté de faire demi-tour et de rentrer chez lui. Faire comme si de rien n’était et reprendre le cours de sa vie. Mais il savait que ça ne ferait que retarder l’inéluctable. Qu'il ne pouvait éviter indéfiniment ce genre de confrontation. À moins de s’enfuir, de nouveau. Seulement s'il y avait une chose dont il était sûr, dans toute cette histoire, c'était que s’évaporer comme il l’avait fait n'était une solution pérenne pour personne. Il s'était perdu lui-même en chemin, et surtout il avait vu, depuis son retour, la peine et la déception dans les yeux de ses proches. Des images dont il se serait bien passé et qu'il aimerait ne plus jamais avoir à revoir. Mais ça ne tenait qu'à lui, et ça commençait par ne pas se défiler face à sa cousine. « J’étais venu pour m’excuser à la base, mais c’est pas une grande réussite pour le moment. » C'était le moins que l’on pouvait dire, oui. « Je suis revenu m’installer à Brisbane, et on risque d’être amenés à se croiser, alors je voulais commencer en m’excusant. Enfin en te présentant mes excuses plutôt, t'es pas obligée de les accepter. » Louis était de toute manière bien placé pour savoir que Birdie ne se sentait jamais obligée de faire quoi que ce soit, ou presque. « Si t’as des questions, je peux essayer d'y répondre. Si tu veux que je dégage, je m’en irai. Et si t’as envie de m'insulter, te prive pas. » Ce n’était pas tout à fait le discours qu'il avait minutieusement préparé ces dernières semaines, mais ça y ressemblait déjà plus que ses premières paroles.

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@birdie cadburry

Les excuses de Louis étaient, sans surprise, maladroites, et Birdie ne lui accorda pas le droit à l’erreur. Sans surprise non plus. “Il manquerait plus que ça.” Il grimaça légèrement, chaque réplique glaciale de sa cousine comme une pression supplémentaire sur une plaie encore douloureuse, mais poursuivit tout de même ses explications sans trop perdre la face. “Tu mérites même pas mes insultes.” Louis accueillit sa réponse du mieux qu’il le pouvait, mais il devait bien admettre que ce n’était pas très prometteur. Fermant les yeux et inspirant profondément, Birdie ne semblait pas avoir terminé, alors il resta silencieux, et attendit fébrilement la suite de sa sentence. “Très bien. Pourquoi ? Pourquoi t’es parti et pourquoi tu reviens ? Pourquoi maintenant ?” Au moins, elle ne le mettait pas dehors et lui laissait une chance de s’expliquer. C’était plus que ce qu’il avait espéré après son accueil glacial. Malheureusement, la réponse à ces questions était moins facile à donner qu’elle n’y paraissait. Louis choisit donc de commencer par la fin et par les raisons de son retour. « J’ai eu un accident de voiture à Melbourne en décembre 2020. » S’il voulait que Birdie le laisse aller au bout de ses explications, il ne pouvait pas se permettre de tourner autour du pot. « J’ai été soigné là-bas et comme ça va mieux les médecins m’ont autorisé à revenir sur Brisbane. » Ce n’était évidemment qu’une partie de la vérité, et Louis dut avaler avec difficulté sa salive avant de poursuivre. « Physiquement ça va, je m’en suis bien sorti, mais j’ai… En fait j-je-je. » Forcément, il fallait que son bégaiement refasse son apparition au pire des moments. Louis se força à se concentrer sur sa respiration avant de reprendre. « J’ai été d-dans le co-coma quelques jours et qu-quand je me suis réveillé, je me souvenais pl-plus de l’année. J’ai t-tout oublié entre 2010 et 2020. » La bombe était larguée, mais Louis ne s’arrêta pas là. « Les médecins m’ont dit que ça pouvait être bé-bénéfique d’être dans un environnement f-familier pour stimuler la mé-mémoire, alors j’ai décidé de revenir à Brisbane il y a deux mois. » Il espérait que sa cousine ne lui tiendrait pas rigueur d’avoir attendu ces deux mois avant de venir lui présenter ses excuses, mais il était de toute manière trop tard pour revenir sur ce qu’il venait de dire. « Quant à savoir pourquoi je suis parti, malheureusement je vais pas pouvoir t’aider, parce que j’aimerais bien le savoir, moi aussi. » Un rire sans joie s’échappa d’entre ses lèvres pour conclure sa tirade. Désormais, il n’avait plus qu’à attendre de voir quelle allait être la réaction de Birdie.

devant un local en travaux, west end - 13 mars 2023
@birdie cadburry

À mesure que Louis expliquait sa situation à Birdie, essayant d’être aussi concis que possible et de ne pas se perdre dans des excuses qui n’avaient pas lieu d’être, il voyait son visage pâlir à vue d'œil. Il avait beau l’avoir déçu, il restait un membre de sa famille, et si la Birdie qu’il avait un jour connue était encore là, quelque part au sein de la femme qui lui faisait face, alors c’était un tant soit peu important pour elle.

Sa réaction ne tarda pas à se faire entendre une fois qu’il eut fini sa tirade. “Holy shit.” Il était soulagé qu’elle ne l’ait pas interrompu et qu’elle l’ait laissé aller au bout de ses explications. Elle aurait eu tous les droits de le mettre à la porte en exigeant de ne plus jamais le revoir, et Louis en était tout à fait conscient. Mais non, elle lui avait offert la chance de lui expliquer ce qui lui était arrivé, et pour cela il lui en était reconnaissant. “Pour ce que ça vaut, je suis contente que tu t’en sois sorti. J’aurai détesté insulter ta tombe.” Un demi-sourire étira ses lèvres en entendant ces mots qui ressemblaient tant au caractère entier de sa cousine. “Et cet accident… Tu t’en rappelles ?” Louis commença par hausser vaguement les épaules avant de répondre. « Pas vraiment. Quelques bribes parfois. » La nuit, souvent, qui l’empêchaient de dormir ou le réveillaient en sursaut, haletant et couvert d’une fine pellicule de sueur. Mais il ne le préciserait pas, ne souhaitant pas que la pitié l’emporte définitivement sur la colère de Birdie. Si elle décidait de lui redonner une chance, il voulait que ce soit parce qu’elle en avait envie, pas parce qu’elle s’en sentait obligée.

“Tu… Tu fais quelque chose pour essayer de te faire revenir la mémoire ou il faut juste… Attendre ?” Il était amusant de voir que c’était l’une des premières choses qui interrogeaient ses proches. Comme si savoir que des protocoles étaient mis en place les rassurait. Comme s’ils ne pouvaient supporter l’idée d’être condamné à attendre. « J’ai des rendez-vous avec des spécialistes assez régulièrement, mais ça se résume surtout à attendre, ouais. Et à parler à une psy, pour voir si ça débloque quelque chose. » Il savait que certains médecins tentaient parfois d’interroger des patients amnésiques sous hypnose, mais cette technique devait être maniée avec prudence, et cela n’avait pas encore été proposé à Louis. “C’est pas flippant ? De ne plus se rappeler.” « Si. » Il ne comptait plus le nombre de crises de panique qu’il avait subies quand il réalisait l’ampleur des dégâts qu’avait causés son accident. « C’est frustrant aussi. » Avoir la sensation que sa propre vie nous échappe, comme de l’eau qui coulerait entre nos doigts. « Y’a des jours où j’y pense pas, et d’autres où je pense qu’à ça. Les médecins disent que c’est normal, que ça s’apprend. » Apprendre à vivre sans sa mémoire, comme d’autres apprennent à vivre sans un rein, ou sans un bras. « Ils disent aussi que ça aurait pu être pire. » Pire physiquement, mais aussi pour sa mémoire. Il aurait pu ne plus se souvenir de son nom, de son amour pour le rugby et des visages des membres de sa famille. Son cerveau amoché avait réussi à sauver dix-huit ans de sa vie, c’était mieux que rien. « Je me souviens quand même des vacances à Elimbah et des bêtises chez mamie. » Il était peut-être trop tôt, pour parler de ce passé qu’ils avaient en commun et qu’il avait abandonné lorsqu’il avait quitté Brisbane sans un mot. Mais trop tard, les mots étaient déjà là, suspendus dans l’air entre les deux cousins.

devant un local en travaux, west end - 13 mars 2023
@birdie cadburry

Birdie le laissait parler, et Louis ne pouvait qu’en être soulagé. Son but n’était pas d’amadouer sa cousine avec son accident ou son amnésie, mais simplement de lui apporter toutes les réponses qu’il pouvait. Parce qu’elle les méritait. Même s’il avait conscience que ce ne serait sans doute pas assez. “J’imagine.” Louis avait longtemps eu l’habitude de reprendre les personnes qui disaient le comprendre ou bien imaginer ce qu’il pouvait vivre. Ces phrases toutes faites qu’on lui avait sorties à toutes les sauces, et qui ne faisaient naître en lui que de la colère. Parce que personne ne le comprenait vraiment. Parce que personne n’avait idée de ce que ça faisait, de perdre dix ans de sa vie comme ça. Cette fois, pourtant, il n’en fit rien. Parce qu’il connaissait Birdie et son honnêteté. Parce qu’il avait fini par comprendre, aussi, que ces mots qui se voulaient réconfortants ne partaient pas de mauvaises intentions. Ils pouvaient être maladroits, parfois, mais ils ne se voulaient pas blessants.

“Tu te rappelles de quoi ?” Ce n’était pas la première fois qu’on lui posait cette question, et Louis commença par évoquer leurs souvenirs communs de vacances à Elimbah et de séjours animés chez leur grand-mère. Des souvenirs qui résonnaient apparemment chez sa cousine. “Les meilleurs souvenirs.” Louis hocha légèrement la tête avant de poursuivre. « Je me souviens m’être pété le genou et que mes parents ont refusé le centre de rééduc que mon coach leur avait conseillé. Je me rappelle devoir choisir en urgence une filière pour mes études parce que le rugby c’était mort, mais je me rappelle de pas grand chose après ça. » C’étaient effectivement les souvenirs datant d’avant son accident les plus récents qu’il avait réussi à dater avec précision. Les restes n’étaient que des bribes, des images floues et sans son, ou bien des voix méconnaissables sans image, rien qu’il avait pu exploiter jusque là. Louis hésita quelques secondes avant de poursuivre, se mordant la lèvre inférieure, comme s’il pesait le pour et le contre avant de laisser les mots s’échapper. « Je me rappelle aussi que t’as disparu, que tu répondais plus aux messages. » Un truc de famille, apparemment. Bien sûr, Louis était mal placé pour faire des reproches à Birdie, mais il n’avait pas pu s’empêcher de mentionner ce détail, qui n’en était pas vraiment un. Il se souvenait avec une clarté rare de l’inquiétude qui l’avait saisi quand il avait compris que personne n’avait de nouvelles de sa cousine. Il s’en souvenait, et pourtant il avait fait subir la même chose à ses proches. « Je sais pas depuis quand t’es revenue, mais je suis content de te voir à la maison. »

Birdie s’était visiblement adoucie, et si cela rassurait Louis, il savait aussi qu’il ne pouvait pas s’en contenter. Qu’elle méritait des excuses sincères dès qu’il pourrait lui expliquer pourquoi. Mais ce serait un problème à régler une prochaine fois. “Je suis vraiment désolée que tu subisses tout ça. Je cache pas que j’aurai aimé avoir réponse à cette question qui me taraude depuis des années mais pour l’instant… Tu veux quelque chose à boire ? Je dois avoir du café, du jus de pomme ou de l’eau.” demanda Birdie en regardant autour d’elle. Avant de lui répondre, Louis avait tout de même quelques mots supplémentaires à lui dire. « Pour ce que ça vaut, merci. » Il se força à ne pas baisser le regard, pour qu’elle puisse y lire toute la sincérité qu’il ressentait. « De pas m’avoir mis dehors tout de suite et de m’avoir laissé t’expliquer, au moins un peu. » Elle avait sans doute hésité à le faire, et Louis n’aurait même pas pu la blâmer pour ça. « J’espère bien pouvoir répondre à ta question un jour, je vais tout faire pour. » C’était autant une promesse à Birdie qu’à lui-même qu’il faisait en disant cette phrase. « Mais en attendant je veux bien un jus de pomme. »

Pour la première fois depuis que Birdie était apparue dans le local en chantier, Louis prit le temps d’observer ce qui l’entourait. « Ça va être quoi ici, alors ? » Il avait certes raté beaucoup de choses, dans la vie de ses proches, mais il était décidé à rattraper le temps perdu.

devant un local en travaux, west end - 13 mars 2023
@birdie cadburry

Lorsque Birdie lui demanda ce dont il se souvenait, Louis se contenta de citer les derniers souvenirs qu’il possédait encore. Il avait déjà évoqué les vacances à Elimbah et les bêtises chez leur grand-mère ; ils auraient le temps de parler de leurs enfances partagées plus tard. Du moins, Louis espérait que sa cousine accepte de le revoir désormais. Il ne put s’empêcher de mentionner la disparition de Birdie. Pas comme un reproche - il serait bien mal placé pour lui en faire - mais davantage pour lui montrer qu’il était soulagé qu’elle ait fini par revenir. “Je suis revenue en 2011. Pas la meilleure période de ma vie.” Louis hocha la tête sans chercher à creuser davantage le sujet. Il en demandait déjà beaucoup à Birdie, en revenant comme une fleur après des années de silence, alors il s’était promis d’être patient et de ne pas lui en demander plus que ce qu’elle était capable de lui donner. Il espérait qu’ils auraient d’autres occasions de rattraper au moins un petit peu du temps qu’il leur avait fait perdre, mais en attendant, il acceptait sans broncher ce que sa cousine voulait bien lui donner.

La hache de guerre semblait être enterrée - du moins pour le moment - et Louis sentit une vague de soulagement le traverser. Il était loin d’être arrivé au bout du long chemin qu’il avait décidé d’emprunter en revenant à Brisbane, mais cette étape-là revêtait une réelle importance pour lui. “Mon côté curieuse a pris le dessus sur mon côté garce.” Il sourit, conscient que ce que Birdie disait était la vérité. « C’était ce que j’espérais en venant ici, » avoua-t-il sur un ton relativement neutre. Louis savait qu’avec sa cousine, ça ne pouvait être que quitte ou double, alors il était conscient qu’elle aurait tout aussi bien pu le mettre à la porte sans sommation. Ça n’avait pas été le cas, et il en était reconnaissant. Il lui resterait sans doute toujours le regret de ne pas savoir ce qui se serait passé s’il s’était présenté à elle avec ses souvenirs intacts et qu’à la place d’explications sur son amnésie, il avait pu lui présenter des excuses sincères. Il espérait qu’elle aurait trouvé en elle de quoi les accepter et que sa réaction du jour n’était pas uniquement due à de la pitié, mais malheureusement ce doute resterait sans doute à jamais entier. “Y’a pas d’urgence. Je suis plus à quelques années près.” La tentative d’humour de Birdie laissa un goût doux-amer à l’arrière de la bouche de Louis, qu’il tenta de masquer avec un sourire le plus sincère possible. Elle avait raison, au fond ; elle avait attendu des explications pendant plus de sept ans, attendre une ou deux années de plus ne changerait pas la donne désormais. Louis espérait toutefois ne pas avoir à attendre autant pour retrouver ses souvenirs. Malheureusement, il ne maîtrisait pas la résolution de ce problème-ci.

Sentant que le malaise de son arrivée s’était en partie dissipé, Louis en profita pour interroger Birdie à propos de ses projets pour l’endroit où ils se tenaient. “Le nouvel antre d’Harry Potter. Là où les fans pourront venir pour remplir leur collection.” Cette fois, le sourire qui étira les lèvres du jeune homme était entièrement sincère. La réponse de sa cousine ne l’étonna pas le moins du monde, et maintenant qu’il savait ce que l’endroit allait devenir, il pouvait le regarder d’un autre œil. “On a acheté ce local avec Will et je me découvre une vraie passion pour la rénovation.” Louis hocha la tête et laissa son regard parcourir les murs récemment peints, tentant d’imaginer ce que cela pourrait donner une fois l’endroit meublé. « Pas très étonnant venant de toi. » Birdie avait toujours été bien plus à l’aise à faire des choses de ses mains que de rester coincée derrière un bureau. « C’est presque plus étonnant que tu ne t’y sois pas mis avant. » Au moment où Louis prononça cette phrase, il réalisa qu’elle était peut-être fausse. Ce n’était peut-être pas la première fois qu’elle se mettait à la rénovation, il n’avait juste pas été là pour le voir. “On peut aller dans l’arrière boutique. Y’a un canapé, ça sera plus agréable. Bon, par contre, y’a le plombier car y’a des problèmes de… Canalisation ou je sais pas trop quoi, j’ai lâché au milieu de son explication.” Louis hocha la tête et suivit sa cousine dans l’arrière-boutique. « En général quand y’a un plombier d’impliqué, ça concerne les canalisations, ouais. » Il se moquait, mais en réalité il ne s’y connaissait pas vraiment en plomberie non plus. “Et tu fais quoi, depuis que t’es revenu ?” Louis commença par hausser les épaules, avant de réaliser que Birdie, qui ouvrait la marche, ne pouvait pas le voir. « Pas grand-chose. Je suis hébergé par un copain, et j’ai eu pas mal de rendez-vous médicaux pour assurer la transition entre mon suivi à Melbourne et ici. » Rien de particulièrement intéressant. Louis salua l’homme à quatre pattes sous un meuble dont il ne voyait pas le visage et qu’il supposait être le plombier, puis s’assit sur le canapé. « Il va falloir que je trouve du travail, mais j’ai pas vraiment un CV qui donne envie. » Une amnésie de dix ans avait tendance à refroidir les recruteurs. « Je pourrais t’aider ici en attendant si t’as besoin. » Il ne voulait pas imposer sa présence à Birdie, mais s’il pouvait lui être utile, il en serait ravi.