Jesse se sentait bafoué : sa meilleure amie lui faisait faux bond.
Ça faisait des jours qu’ils avaient prévu de passer cette soirée ensemble. C’était une évidente évidence. Depuis quelques jours, un Festival dédié aux seventies avait lieu à Brisbane. Au programme figurait une soirée spéciale comédie musicale au cinéma en plein-air. L’exacte soirée que les deux amis s’étaient promis de passer ensemble. Les comédies musicales, c’était leur truc. Jesse avait attendu avec l’impatience d’un enfant avant Noël. Sur le chemin, il avait acheté des tas de snacks, et des bubble teas pour déguster devant le grand écran.
En arrivant, il s’était un peu inquiété de ne pas retrouver sa meilleure amie. Il n’était pas vraiment en avance par rapport à l’heure convenue – il était même en retard. Elle aurait dû être déjà là. Comme toute personne aurait fait, il avait donc commencé à la harceler de messages jusqu’à ce qu’elle lui réponse qu’elle avait eu un gros imprévu, ne lui permettant pas de le rejoindre.
Après avoir reçu ce message, Jesse se sentit déçu, et un peu triste. Bien qu’il ait déjà installé sa couverture dans l’herbe d’un petit espace vert, il hésitait à tout remballer et rentré chez lui. Sans sa meilleure amie, ce n’était pas la même chose. D’un air un peu boudeur, assis les genoux ramené contre le reste de son corps, il malmenait des brins d’herbe en réfléchissant à ce qu’il allait faire. Ce fut alors qu’une voix féminine l’interpella, le faisant sursauter légèrement. Il tourna la tête vers cette personne qui était, en effet, une femme. Il lui fallut quelques secondes avant de rassembler toutes les règles de politesse dans sa tête et d’adresser un sourire affable à son interlocutrice.
« Ah, euh… Je crois que… » Il prit son téléphone pour y regarder l’heure. « Ça devrait bientôt commencer. Je ne suis pas sûr, c’est la première fois que j’assiste à une séance. Je ne sais pas s’ils vont faire comme au vrai cinéma avec les pubs avant le film, ou quoi. »
En dehors des films musicaux, Jesse ne nourrissait pas une très grande passion pour le cinéma. S’il savait très bien juger la qualité d’un jeu d’acteur ou d’une bande originale, il était peu capable de juger la qualité globale d’un long métrage. Il y avait bien trop de paramètres à prendre en compte.
« Mais je ne tarderais pas trop à m’installer, si j’étais vous. J’ai l’impression qu’il commence à y avoir pas mal de monde. Ce serait dommage de louper le début de The Wiz. »
Il parlait avec un petit air moqueur, laissant penser qu’il ne s’agissait pas d’un très bon film et que tout le monde le savait. Enfin... "tout le monde".
« Je ne comprends pas pourquoi ils ne commencent pas par Grease. »

« J’adorerais les pubs des années 70. »
Quand on lui parlait des pubs de cette époque, Jesse visualisait un spot très spécifique qui était devenu viral sur Internet quelques années auparavant. Un PSA américain très malaisant, mais que Jesse trouvait plutôt relatable (malheureusement pour lui).
Il fut surpris de voir la jeune femme commencer à s’installer à côté de lui, plutôt que s’éloigner pour aller trouver un autre endroit où se poser. Il lui fallut quelques secondes pour avoir la présence d’esprit de se décaler un petit peu pour lui faire de la place sur sa couverture. Ca lui faisait très bizarre d’être assis à côté d’une autre femme qui n’était pas sa meilleure amie. C’était comme s’il la trompait. Cela étant, il n’avait rien à se reprocher.
« Oui, c’est ça. Mais Grease est dans le programme, j’aurais juste pensé qu’ils l’auraient mis en tout premier comme un produit d’appel. »
Grease rassemblait plusieurs générations de spectateurs. Qui n’avait jamais vu ce film ? Il semblait à Jesse qu’il avait toujours connu cette œuvre dans son univers culturel. Sa mère l’adorait, elle le regardait dès qu’elle le voyait à la télévision – quand bien même son fils avait le blue-ray.
« The Wiz, c’est une adaptation du Magicien d’Oz avec Diana Ross et Michael Jackson. C’était à Broadway à la base. Quelque part, je comprends ce choix parce que ça met bien en avant un pan de la culture de l’époque, et il y a de bonnes musiques, dedans. Puis Diana Ross et Michael Jackson, quoi. » expliquait-il en dessinant des gestes aléatoires des mains qui n'ajoutaient pas grand chose à son propos.
Y avait-il besoin de rajouter quoique ce soit ? Ces deux noms se suffisaient à eux-mêmes.
« Pourquoi t’es pas venue avec ta cousine, si elle aime les comédies musicales ? Je m'appelle Jesse, au fait. »
Le vouvoiement, il fichait vite le camps chez Jesse. Dès qu’on venait s’asseoir sur sa couverture à côté de lui. Et il ne se doutait pas une seule seconde que cette fameuse cousine était quelqu’un qu’il connaissait.

« C’est que j’ai déjà les DVDs chez moi, les VHS pour certaines chez mes parents… mais c’est sûr que les voir sur grand écran, c’est pas pareil. »
Sa passion pour les comédies musicales était ce qui avait mené les professionnels de santé à explorer la piste des Troubles du Spectre Autistiques pour Jesse quand il était petit. Cette passion s’apparentait fortement à un intérêt spécifique, couplé avec d’autres potentiels indicateurs. Mais la ligne pouvait être très fine entre les Trouble de l’Attention et l’autisme.
« Bah je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit. Mais c’est ma mère qui m’a poussé dedans. Elle a toujours été dans les trucs comme ça. C’était un peu la maman qu’on voit dans les émissions sur les concours de mini-miss. Mais avec le théâtre, la musique. »
Jesse n’aurait même pas su dire s’il avait commencé le chant, le théâtre et la danse avant ou après avoir vu sa première comédie musicale. C’était comme la poule et l’œuf. Il supposait qu’il avait certainement vu des Disney (et leurs mémorables numéros musicaux) et des films Barbie avant ça. Sa sœur, elle, ne s’intéressait pas du tout aux mêmes choses que leur mère, et celle-ci y avait sans doute été un peu déçue. Jesse ne pouvait s’empêcher de penser que quand il était petit, sa mère avait tout fait à dessein pour le façonner d’une certaine manière pour qu’il s’intéresse à certaines choses. Avec la première, ça n’avait pas marcher, ça avait marché avec le deuxième.
« Alors disons que c’est un tout. J’ai du mal à comprendre les gens qui disent ne pas aimer les comédies musicales. Toi, tu aimes les comédies musicales, hein ? »
Il aurait été surpris d’apprendre que Mabel n’en ait pas vu une seule de toute sa vie. Encore plus si elle aussi avait grandi à peu près dans les années 2000 durant lesquelles la musique dans les films et séries pour adolescents était proéminente.

La mère de Jesse, dans sa jeunesse, avait concouru dans des concours de beauté, et en avaient reporté certains. Elle avait arrêté pour se consacrer à une vie de famille, et devenir à terme une femme au foyer pendant que son mari travaillait pour rapporter de l’argent. Vis-à-vis de son fils, elle avait donc été tout ce dont on s’attendait de la part d’une pageant mum. Il n’y avait qu’à supprimer le mot pageant, et le remplacer par musical. Jesse avait autant adoré que détesté l’expérience, tout en ne connaissant rien d’autres. Il y voyait beaucoup de positif comme la possibilité qu’il avait à se consacrer à sa passion et devenir un acteur talentueux car sa mère le poussait et le soutenait. Mais il avait subi et subissait encore à ce jour le négatif, à l’image de sa relation avec la nourriture.
Jesse préférait cependant décrire la chose sous une lumière d’avantages positives, et sur le ton de l’humour. Surtout qu’il ne connaissait pas Mabel : il n’y avait pas lieu de lui raconter des détails déprimants de son adolescence.
« J’ai toujours voulu avoir cette tenue, mais il paraît que le pantalon était horrible à porter. »
Et il préférait les vêtements larges et confortables. Il n’aurait jamais pu séduire Danny avec ça.

Mabel clarifia qu’elle appréciait les comédies musicales, mais que sa préférence revenait aux comédies romantiques.
« C’est respectable. J’aimerais te dire que je ne t’aurais pas jugé quoique tu dises. »
Il ne voulait pas sonner snob. Il y avait juste des genres cinématographiques qu’il appréciait moins, et dont il ne comprenait pas l’engouement. Il se souvint soudain ce qu’il avait dans son sac, et ça se lut sur son visage.
« Rien à voir, mais ça t’intéresse un bubble tea ? »
Il sortit une de ces boissons scellées de son sac pour la montrer à Mabel. Un humble, mais classique, bubble tea au sucre brun avec des perles de tapioca. Il l’avait achetée pour sa meilleure amie, mais elle n’allait pas venir.
« J’ai aussi au taro, si tu préfères. Et j’ai de quoi grignoter aussi. »
Il posa le bubble tea, pour sortir les dits snacks divers et variés.

Aussi surprenant que ça puisse paraître, Jesse n’avait eu aucune intention de boire les deux gros gobelets de bubble tea à lui tout seul. S’il en avait acheté deux, c’était bien pour pouvoir en donner un à quelqu’un. Sa meilleure amie, en l’occurrence. Comme elle ne venait finalement pas, l’offrande alimentaire revenait à la personne ici présente : Mabel. Cela étant, s’il n’avait eu personne à qui donner ce deuxième bubble tea, il l’aurait bu lui-même. Ca ne l’aurait pas dérangé, il avait l’estomac pour supporter cet excès de tapioca et de sucre.
Mabel lui avoua, les joues rosies, ne jamais avoir goûté à cette excellente boisson. Ça surprenait toujours Jesse qu’il y ai encore des gens (Pas des vieux. Les vieux, ça ne l’étonnait pas.) qui n’en ait encore jamais goûté. Il avait l’impression qu’elles étaient partout depuis quelques années. Et, pourtant, beaucoup se montrait réfractaire à l’idée de boire et mâcher en même temps, ou n’avait jamais eu l’occasion de goûter… ce qui n’était plus le cas de Mabel.
« C’est l’occasion ou jamais. » sourit-il alors. «  Si t’aimes le lait, je te conseil de commencer par le sucre brun. Sinon, le taro. Ça a un peu un goût de biscuit. »
Mabel s’inquiéta soudain qu’il puisse attendre quelqu’un, et que, de fait, elle était assise à la place de cette personne. Jesse la rassura aussitôt en secouant la tête.
« Quelqu’un devait me rejoindre. Mais elle a eu un imprévu et ne peut pas venir. Ce qui me rend un peu triste. Ça faisait longtemps qu’on avait pas fait de marathon de comédie musicale. »
Il ne savait pas s’il était en train de trop partager, ou s’il était encore dans la limite de l’acceptable.
Ils furent interrompus dans leur conversation par le grand écran qui daignait enfin commencer à afficher des images. Jesse ne reconnut toutefois pas celles que The Wiz. A la place étaient diffusées les images de ce qu’il semblait être une publicité authentiques des seventies.
« Ah ! Voilà les pubs de l’époque ! »
Leurs vœux avaient été exaucés. Le regard de Jesse était rivé vers l’écran, presque fasciné par les images venues d’un autre temps.
« Tu peux rester si tu veux. Je ne crois pas que tu trouves une place facilement maintenant. Et sinon tu vas rater le début. » proposa-t-il donc sans quitter la projection des yeux.

Jesse n’était pas sûr qu’il aurait aimé vivre dans les années 70. Il adorait la culture et la mode de cette époque, mais pas assez pour abandonner ses droits en remontant le temps jusqu’à ces années-là. Mais il était sûr que ça aurait été intéressant d’en expérimenter le mode de vie et les subtilités. Il se dit qu’il n’interrogeait pas assez ses parents et grand-parents sur la vie à cette époque.
Mabel accepta de rester ici. De toute façon, elle aurait tout le mal du monde à trouver une meilleure place. Le film ne tarda pas à commencer, faisant résonner les premières notes de son génériques de début. The Wiz était un pur produit des années 70. Au fil du film, Jesse ne pouvait s’empêcher de faire des commentaires en racontant des anecdotes de tournage (il était une vraie encyclopédie), de chantonner quand des chansons se lançaient. Il avait des choses positives à dire - notamment la prestation des acteurs, mais aussi des choses négatives. Ce qu’il reprochait au film principalement, c’était qu’il était visuellement ‘moche’.
Au bout d’un peu plus de deux heures, le film prit fin sur les applaudissements du public. Mais ce n’était encore que le début de la soirée.
« Plus les années passent, plus je trouve ce film bien. C’est bizarre. »
Il n’était pas né au moment de sa sortie. Il l’avait cependant découvert assez jeune. Jesse prit le programme pour regarder quel était le prochain film. Trois films étaient au programme. Et le marathon se poursuivait le lendemain.
« Oh, Hair ! J’adore celui-là. Le gars qui l’a réalisé, Milos Forman, a aussi réalisé Amadeus. »
En plus des comédies musicales, Jesse avait un petit faible pour les biopics. Il y avait quelque chose de fortement appréciable avec l’ambiance et les costumes d’époque.
« Tu comptes rester toute la soirée ? Je crois que ça finit assez tard. Je vais devoir rentrer à pied… »
Il était sûr et certain qu’il n’allait pas avoir le dernier métro.

« Tu as déjà été à New York ? C’est trop chouette ! » s’emballa Jesse. « Je n’y suis allé qu’une fois. Mes parents m’avaient payé le voyage pour mes 13 ans. On avait pris l’argent que j’avais eu pour ma Bar Mitzvah pour aller voir des pièces à Broadway TOUS. LES. SOIRS. »
Aucun argent n’avait été aussi bien dépensé à ses yeux. Il n’était retourné à New York qu’une seule fois depuis. Son quotidien et ses finances n’avaient depuis plus permis de s’y rendre de nouveau. Il en avait pourtant envie car il adorait cette ville. Il fallait qu’il parvienne à mettre un peu d’argent de côté.
Jesse parlait de ce sujet avec beaucoup de passion. Sur le coup, il ne s’inquiétait pas de monopoliser la conversation, comme il avait tendance à beaucoup le faire sur ses sujets de prédilection. Mabel pouvait clairement remarquer l’intérêt spécifique ici présent.
Toutefois, il se dit soudain qu’il ne pouvait peut-être pas seulement parler de comédie musicale toute la soirée. Selon l’intérêt que Mabel y portrait, elle allait finir par en avoir marre.
« Au fait, qu’est-ce que tu fais dans la vie ? On parle on parle, mais je ne te connais pas, finalement. Avant que le prochain film commence… » initia-t-il alors avant de continuer à siroter son bubble tea.
A propos d’elle, il ne connaissait que son prénom. C’était un bon début, mais ça ne suffisait pas pour dire que l’on connaissait une personne. Mabel non plus ne le connaissait pas.
« Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression de t’avoir déjà vu quelque part. Comme si tu ressemblais à une star, ou je ne sais quoi. »
Jesse n’avait pas une très bonne mémoire des visages. Il confondait rapidement les personnes si celles-ci avaient juste quelques traits physiques plus ou moins similaires. Quand il avait commencé à faire du bénévolat à Manzili, ça avait été compliqué pour lui de remettre un nom sur tous les visages. Il avait essayé en prioriré de mémoriser ceux des jeunes accueillis par l’association.