Il subsiste toujours un surréalisme à la présence d’Arsinoé dans son ancienne maison, là où les souvenirs avec Victoria s’entremêlent de trop près à tous ceux, avortés, avec sa visiteuse du soir. Peut-être que le problème est là : que tout est trop près du coeur pour qu’Elena n’arrive à s’entendre penser, tâche ardue qui l’empêche de baisser les armes pour montrer patte blanche, à son tour. Elle tente, pourtant, parce que la peur de perdre Arsinoé pour de bon sans qu’elles n’aient su mettre de mots ou de gestes sur ce fatras qu’elles ressentent chacune en écho la paralyse davantage encore que de se prononcer trop vite et trop fort. Alors elles sont là, les demandes : qu’elle reste, qu’elle lui donne le temps de comprendre, et un peu d’elle-même, tant pis pour leurs rôles en ambiguïté sinon en opposition, et tant pis pour le manque de meubles. Elle a envie de voir venir, de laisser sa garde choir un peu : car il n’y a bien que comme ça qu’Arsinoé le fera en retour, et qu’elle a terriblement envie de la découvrir. - J'ai envie d'rester. Messe dite. Ce n’est rien de clair, ou de défini, mais c’est au moins quelque chose et chacune s’en contente, à défaut de savoir quoi s’offrir d’autre. Elena s’autorise, jamais très aisée, à laisser une main frôler sa joue, puis s’y poser franchement, c’est plus que tout ce qui a pu se dérouler en filigrane à Détroit, lorsqu’elles étaient encore coincées dans des rôles qui ne leur ont jamais convenu.

C’est peut-être un peu trop tester sa patience et sa compréhension orale dans les heures tardives et avinées, que de lui demander de l'embrasser avant de poursuivre sur une tirade : Elena a beau essayer de suivre, elle reste malgré elle attrapée par la première partie, par les lèvres d’Arsinoé trop proches des siennes, par son souffle qui se heurte presque au sien. Elle sent que son regard a du mal à trouver autre chose – d'ailleurs, elle ne fait pas grand effort pour relever le nez et se concentrer sur quoi que ce soit d’autre ; elle humecte ses lèvres et elle pourrait difficilement être moins évidente dans ce qui attire toute son attention. À sa décharge, il y a ça, et tout le reste ; il y a le fait de revoir Arsinoé des mois après l’entrevue qu’elle pensait la dernière, toujours sur le fil de leurs émotions, aiguisées par leurs contradictions mutuelles. Il y a cette femme fantôme juste devant elle, qu’elle a toujours perçue comme insaisissable et qui lui offre de se poser un peu ici, avec elle, sans aviser de durée mais en lui laissant saisir un peu d’elle-même. Il y a surtout pour la première fois la compréhension tacite qu'elles veulent s’offrir un peu l'une à l'autre, et qu'importe les risques compris, parce que ça leur paraît préférable à se perdre une nouvelle fois. Elena en est trop bouleversée pour formuler quoi que ce soit de cohérent et elle laisse son corps parler pour elle : ses doigts, qui parcourent sa clavicule, puis se glissent dans son cou et la ramènent vers elle. Ses lèvres, qui trouvent les siennes dans un souffle tremblant qui se heurte à celui de la jeune femme. Elle s’accroche à son odeur comme sa main libre agrippe la taille pour la ramener un peu plus vers elle, avant de changer de stratégie : Arsinoé se retrouve bien vite contre la table, puis hissée sur celle-ci. L’équilibre des rôles est toujours précaire, et maintenant l’intruse la domine d’une bonne dizaine de centimètres, mais leurs lèvres se retrouvent sans mal, sans conflit intérieur : c’est ça, qu’elle est censée ressentir, lui glisse son âme ; c’est beaucoup trop, mais autant se laisser submerger. Ses mains retrouvent la taille de la jeune femme, la rapprochent à nouveau d’elle ; ça ne sera jamais assez, mais ça s’en rapproche agréablement.

Des heures, avant qu’elle ne s’éloigne, ou peut-être quelques minutes ; qui compte, de toute façon ? « Pardon, j'ai écouté, promis », qu’elle lâche, souffle heurté, mi-penaude mi-taquine, délaissant sa taille pour lever les deux mains en l'air et clamer son innocence. « Tu m’as pas rendu la tâche facile, pour ma défense. » Le sourire timide est aux antipodes de l’audace dont son corps a fait preuve ; elle se sent si petite, d’un coup, et si vulnérable qu’Arsinoé l’écraserait, d’un coup de pied bien placé. Regard rivé plus bas, elle fait mine de se concentrer sur la main échouée sur la cuisse de la brune, où ses doigts dessinent des motifs abstraits : mieux vaut penser à ça, au présent, qu’au reste, et à tous ces morceaux qu’il risque d’emporter. Mais elle a entendu, Elena – elle a compris les sacrifices qui ont été faits dans le but de la revoir, et ceux qu'il reste à faire, ils sont de son côté. « Je crois que c’est à moi de te prouver que je veux que tu restes, maintenant. » C’est guère plus qu’un murmure : c’est chuchoté pour elles deux, à l’abri du monde, pour que personne ne les entende et ne vienne contrecarrer leurs plans sur la comète : tout ça viendra plus tard. « Je suis pas qu’une fuyarde qui a un lit simple posé par terre et pas de pyjamas. » C’est une promesse alambiquée, mais une promesse, quand même. Maladroite et pleine d’une envie de se prouver : Elena ne sait quoi être d’autre, de toute façon. « J’te donnerai toutes les raisons de rester que tu veux. » Pour l’heure, elle y croit dur comme fer.

@Arsinoé Quinzel

Elles s'embrassent comme la première neige qui tombe, le rayon de soleil matinal sur les fleurs, et mille autres choses niaises et imagées qu’Elena ne remarque jamais mais dont elle se souvient, subitement, et ça la fait sourire contre ses lèvres. Il y a de l'urgence dans leur baiser, celle de s'être manquées pendant près d'un an sans avoir eu un seul jour durant l'assurance de se revoir, autant que la douceur inhérente à ceux qui ont peur de briser toute illusion en y mettant trop de force. Impossible de savoir si c’en sera une, d’illusion, à ce stade : chacune est péniblement consciente de la précarité de leur situation, et du potentiel éphémère qui les unit pour un temps indéterminé. Elles sentent le désir qui grimpe à l’unisson sans qu'elles ne sachent qu'en faire, où le mettre : faire basculer Arsinoé sur le dos serait tellement aisé, tellement voulu, mais Elena ne veut pas lui faire croire qu'elle n'est qu'un coup d'un soir, péremptoire et vulgaire. Alors elle s'écarte, soucieuse de faire preuve d’une retenue et d'une sagesse qui la dépassent pourtant trop souvent, murmure une excuse à moitié sentie alors que ses doigts grimpent de ses hanches à ses côtes et dessinent des allers-retours infimes sur la peau découverte. Il y a l’appel du corps, et le souci de bien faire les choses qui l’emporte malgré tout : et maintenant, qu'est-ce qui va se passer ? « Je sais », répond-elle quand Sinoé se défend du titre qu’elle porte trop mal, qui est trop exigu pour tout ce qu'elle contient. Elle sait, mais pourtant, s’est-elle jamais intéressée convenablement au reste ? Était-elle trop coincée sur l’inévitabilité du casse-gueule de leurs rôles respectifs pour prêter attention à la multitude qu’elle représentait ? « Harley aura une place aussi longtemps que nécessaire », qu’elle souffle, et si pas par elle, alors ailleurs ; elle leur prendra un Airbnb, ou s’arrangera pour un logement de fonction. C'est pragmatique et ce n'est sûrement pas ce qu’Arsi veut, mais elle est incapable de trouver mieux à dire qui ne sonne comme une promesse péremptoire.
Et quand elle commence à désespérer de ne pouvoir offrir plus, sa vis-à-vis la rejoint dans ses peurs, confie entre deux silences qu’elle ne sait pas comment s’y prendre, elle non plus ; ça la rassure d'un coup, assez pour qu’elle lâche un soupir bref, de connivence. Elles s’embrassent à nouveau et, cette fois, la force de son désir lui fait presque perdre pied : c’est tentant, d’atermoyer les discussions au lendemain, davantage quand un gémissement nait au fond de sa gorge et qu’elle a bien du mal à le réprimer. Une seconde, de quoi reprendre ses esprits, puis : « Je te perdrai pas alors qu'on se retrouve à peine. » Ça lui serre la gorge : elle aurait aimé parler de cette fois où elle a tout fait pour être suffisante, elle aussi, et où ça n’a pas marché ; elle aimerait, aussi, parler du fait qu’elle ne sera jamais rassurée de pouvoir faire rester qui que ce soit. Et tout à la fois, elle est consciente de ses propres fautes, dans tout ça, d'avoir un sens du devoir trop aiguisé pour laisser place nette au reste, de trop souvent sacrifier ses besoins pour ce qu'on demande d’elle. Victoria est partie pour une raison tout sauf neutre, et elle a donné maints avertissements avant de le faire. La situation se complique davantage encore, avec Arsinoé : elles sont sur des côtés opposés de l'échiquier, chacune pion dans des oeuvres trop grandes pour qu’elles ne les comprennent vraiment, quand Victoria était absente du jeu et qu’Elena pouvait simplement s’en extraire, même si trop rarement. Ici, c’est une dimension intégrante. « Et qu'est-ce que tu veux ? » Le ton est fiévreux, la phrase tendancieuse, mais jamais moins sincère dans son fond : Arsinoé sait, elle, et c’est toujours un pas d’avance sur elle-même.
Elle finit par dire, voix basse et regard rivé sur ses clavicules qu’elle détaille sans oser les frôler : « Mes ordres ont changé. Je suis plus dans la même division. » Sous-entendu : je t’emmerderai moins. Ou en tout cas, elles se marcheraient moins dessus, du moment qu’Arsinoé ne défendait pas des individus issus de nations considérées comme ennemies. Elle n’élabore pas sur le changement de directives ; elle reste au sein de l’ASIO, et c’est suffisant pour en faire des opposées de facto, mais elle choisit d’en retenir que les rencontres sur des dossiers risquent de s’apauvrir considérablement. Ce faisant, elle se coupe aussi sciemment d’une informante de taille, capable de lui livrer des dossiers qu'elle n'aurait pu prétendre à trouver sans elle, mais c’est un risque qu’elle prend : elle préfère ne jamais plus avoir à croiser Arsinoé, et pour une raison simple – « Te mets pas en travers de mon chemin. » C’est moins une menace qu'une supplique, et Arsinoé le saura : Elena n'est qu'une petite main aux services d’ordres qu’elle ne contrôle pas, à son échelle, et elle remplit les missions qu'on lui donne dans l'intérêt du pays. Elle les remplira toujours, au risque de générer des conséquences dramatiques ; au risque, aussi, de se mettre elle-même en danger : ses employeurs n'étaient pas réputés pour être particulièrement cléments avec ce qu'ils considéraient comme des possibles dissidents, sinon des tire-au-flanc de leur côté de la ligne. Elena est incapable de remettre en question ce qu'on lui demande, ou pire, de le faire péricliter sciemment, même pour protéger Arsinoé : si celle-ci se retrouve dans leurs filets pour une quelconque raison, elle ne disposera d’aucune force de frappe pour l’en sortir. « Et je m’intéresserai pas à ce que tu fais sur le tien. » C’est la contrepartie, et l’assurance qu’elle la laissera faire ce qu’elle veut sans essayer de l’en empêcher, aussi. Un arrêt total de quelque collaboration qui ait pu exister entre elles : voilà, à ses yeux, l’unique condition pour pouvoir espérer que ça fonctionne.

@Arsinoé Quinzel

Le répit dure quelques minutes, et avec lui vient l’espoir, aussitôt fendu, tué dans l’oeuf et étouffé soigneusement jusqu’à parfaitement s’éteindre : le marché lancé ne prend pas, et les seuls paramètres sur lesquels elles peuvent jouer ne seront jamais touchés. « Je parlais professionnellement, putain, c’est même pas – » Elle n'a pas le temps de finir : Arsinoé est déjà lancée dans sa diatribe et Elena ne peut que l’observer. Les mots sont durs, cinglants mais aussi heurtés, et Elena en prend la mesure en silence, sans savoir qu’en faire, d’abord. Tour à tour, elle oscille entre culpabilité et indignation, besoin de se défendre et conscience diffuse qu’elle n’a pas de justifications à donner.
A sa décharge, Elena doute fortement du fait que l’ASIO s'intéresse à Arsinoé, petite voleuse dont la seule faute est d'être trop généreuse et idéaliste – des poissons de sa taille, il y en a des milliards dans un bassin de requins bien plus importants à attraper. Des actions en marge comme celles de la jeune femme, il y en a une tonne qu’ils ne prennent pas la peine d’investiguer, pas plus d’ailleurs que les flics, dont le job s’oriente davantage de ce côté-là. Tout le monde a de plus gros soucis. Mais pour leur cohésion, et si on pouvait un jour prouver qu’Elena avait connaissance de ses activités, elle risquait plus gros qu’elle ne pouvait l’imaginer. Un licenciement sans sanction ou procès relèverait du miracle, et sa vie professionnelle en serait détruite. Or, Elena avait toujours fait passer son travail avant le reste – ils l'avaient tirée de l'armée et des pires moments de sa vie et ils lui avaient donné un but. Et là, elle avait la forte impression qu'on essayait de la faire choisir entre son job et une personne.

« Je pense que tu te rends pas compte des risques que j'ai dû prendre pour te couvrir le cul. »

Ça finit par sortir et couper net le silence mal à l'aise qui commençait à s'installer. C'est même un peu brusque, mais Elena est rarement douce ; trop difficilement consciente de sa tonalité et de ses mots. Comme surprise par leur ampleur, elle réajuste son appareil auditif, le met un cran plus bas. Elle quitte sa position stationnaire et repart à la découverte de la cuisine : la vaisselle qui traîne est rangée, rester en mouvement lui autorise à repousser l'émotion qui déborde trop souvent d’elle. « Cacher ce genre de choses, c’est condamnable. Ça aurait pu me faire foutre en prison, perdre mon job, tout. »  Et merde, où irait-elle ? Retourner devenir une gratte-papier sans avenir ni distinction dans un precinct de merdeux ? « Et là, j'ai enfin une porte de sortie. Je bosse ailleurs. Je peux fermer les yeux sans risquer d'y laisser ma peau. » En est-ce vraiment une, de porte de sortie ? Avoir des indicateurs qui flirtent avec l'illégalité, ça n'a jamais été un problème. C'aurait été justifiable, si elles avaient des cibles en commun - or elles n'en auront plus, et c'est presque pire : il n'y a aucune raison possible de cautionner ses activités. Un poing fermé s’abat lentement, fermement mais sans violence, sur le plan de travail devant le robinet, dos à Arsinoé. Elle ne veut pas la regarder, voir le doute ou la colère dans ses yeux: elle a besoin que ces émotions lui appartiennent, pour l'heure. Putain, qui signe un testament à 28 ans ? Quel genre de personnes en ressort sans une égratignure ? Pas eux, pas elle, pas la cellule laissée derrière. Et pourtant il y a eu des morts, et elle en a été préservée. « Et toi, ça te suffit pas ? » Qu’elle soit encore là, qu’elle fasse le choix de la raison, du rangé, du prestigieux mais du confort. Elle ne risquera pas ce job : pas pour quelqu'un qui ne comprendra jamais à quel point elle en a besoin. Elle reprend, la voix étranglée : « T’as aucune idée de ce que j'ai dû sacrifier pour en arriver là. » Un mariage, déjà, du moins l'avait-elle toujours pensé, sans se rendre compte qu’elle fuyait une situation impossible à résoudre en s’enterrant dans le travail. « Et tu veux ramener ça à toi ? » C’est injuste, et c’est ça qui la fait se taire, enfin : le mot de trop, la phrase qui va trop loin et détourne sa tristesse en colère pour mieux la vivre. Elle se rattrape juste après, un cran trop tard, et se redresse, faisant enfin face à son inconnue, contemplant entre elles le vide béant qu’elles laissent, à ne rien pouvoir concrétiser sans se faire du mal. Sa poitrine lui fait mal, lorsqu’elle essaie de reprendre son souffle et de retrouver un contact tangible auquel ancrer tout son corps. Ca brûle, lorsqu’elle entrouvre les lèvres pour y mettre fin, mais elle le fait, pour toutes les fois où elle n’a pas eu le cran de le faire avec Victoria : « J'aurai pas ce que t’es venue chercher. » Pas dans ces conditions, pas pour reconstruire du concret alors qu’elle traîne encore dans les ruines fumantes de son mariage, pas pour promettre plus qu’elle ne peut offrir. S’oublier pour le bien-être d’une autre, elle l’a déjà fait. « Harley peut rester, et toi aussi, si besoin. Je… J’ai un autre endroit. » Elle comprend en le disant qu’elle appréhende autant qu’Arsinoé accepte ou qu’elle refuse.

@Arsinoé Quinzel