Le Southern Cross Theater était un haut lieu de la culture de Brisbane. De taille modeste en comparaison de ceux de grandes villes comme Sidney, New-York ou Paris, il s’agissait d’un lieu incontournable de la ville et pas moins prestigieux pour les artistes s’y produisant. Plusieurs artistes talentueux et reconnus avaient foulé les planches de sa scène à leurs débuts, certains ne les avaient jamais quittés, et d’autres y retournaient pour réaffirmer leurs habilités artistiques. C’était le théâtre d’un tout petit monde d’initiés où se rencontraient les artisans de la scène et de l’écran. Et qui disait Southern Cross Theater disait la Northlight Theater Compagny qui détenait l’hégémonie créative du lieu.
Ce soir-là était organisée une petite soirée en l’honneur d’un travail collectif qui avait été réalisé entre le personnel du théâtre, et d’une équipe de tournage venue tournée quelques temps au sein des locaux. Jesse y était bien entendu convié. Faisant partie de la NTC depuis plus de dix ans, il n’y avait peut-être personne qui connaissait mieux les lieux que lui. Il était dans son élément, entouré de beaucoup de visages lui étant déjà familiers. Vêtu d’un ensemble bleu marine à la coupe large, à la juste frontière entre le casual et le formel, il  discutait avec le directeur de production du film ayant été tourné quelques semaines plus tôt. L’avantages d’être à domicile, c’était qu’on avait la chance d’avoir ses propres boissons. Ainsi, plutôt que de s’infliger le champagne, Jesse avait opté pour du thé glacé qu’il avait versé dans un verre à pied.

Pour être tout à fait vrai, ce genre de soirée ennuyait Jesse qui devait lutter pour ne pas laisser son esprit s’évader en plein milieu de la conversation, faisant du tapping sur son verre. Il luttait aussi pour que son regard ne trahisse pas son désir de distraction extérieure. Il se retenait de prendre son téléphone. Ce qui le sortit de son ennui fut la proposition du directeur de production de l’introduire à Jayden Holmes. Poli, et ravi de peut-être échapper à sa conversation, Jesse accepta. Les deux se dirigèrent alors vers l’acteur qui se trouvait près du buffet.
« Jesse, je te présente Jayden. Jayden, Jesse. »
« Bonsoir, » salua le costumier, un peu réservé, mais maintenant un sourire cordial comme sa maman lui avait appris.
Après un bref moment d’hésitation, Jesse tendit la main pour serrer celle de l’acteur, tandis que le directeur de production élaborait un peu plus.
« Il est un des costumiers de la Northlight, c’est lui qui a reprisé tes costumes une fois. Il était aussi acteur avant. Je l’ai vu dans sa première comédie musicale. J’ai toujours pensé que c’était du gâchis qu’il arrête. »
Cet homme était bavard. Fort heureusement, il fut appelé ailleurs. Sur des excuses, il laissa les deux jeunes hommes en face à face. Jesse le regarda partir, avant de diriger son regard vers Jayden.
« Il est toujours comme ça ? Ça fait dix minutes qu’il me tient la jambe. »
Il n’aurait sans doute pas dû dire ça, mais bon.

Le visage de Jayden Holmes n’était pas inconnu à Jesse qui avait pu le voir dans quelques films. L’acteur avait du succès et une grande notoriété. Mais c’était la première fois que le costumier le voyait en vrai, et le rencontrait. Pour autant, il ne l’impressionnait pas. A force de croiser ou fréquenter des gens du milieu, on finissait par s’habituer à leur présence.
Il n’avait pas imaginé Jayden aussi grand. Il devait légèrement redresser la tête pour s’adresser à lui en le regardant. L’acteur n’était pas moins beau en vrai qu’à l’écran, juste différent. Après les avoir introduits l’un à l’autre, le directeur de production les laissa rapidement seuls au profit d’autres personnes avec qui il avait envie de discuter.
« Encore faut-il pouvoir en placer une ! » plaisanta gentiment Jesse.
Il préférait largement un bavard jovial à un taciturne acariâtre. Tandis que Jesse sirotait une gorgée de sa boisson, Jayden l’interrogea sur sa provenance, visiblement intéressé.
« Hmm ! Ça ? » Jesse leva son verre pour le désigner. « Au magasin… ? »
Il réalisa alors que Jayden ne voulait pas vraiment dire où il avait acheté (ou volé?) cette boisson, mais s’il était possible d’en avoir pour lui. Il se sentit un peu bête sur le coup.
« Je veux dire, il m’en reste si vous voulez. C’est dans la salle de pause, dans le frigo. »
Bien sûr, Jesse travaillait entre ces murs. Il laissait des affaires, y compris des denrées alimentaires, à lui ici et là.
« Je n’aime pas le champagne, alors je m’en tiens au thé glacé. »
Il était assez difficile quand il s’agissait d’alcool. A vrai dire, il n’appréciait pas vraiment ce type de boisson. Il ne buvait que si c’était très sucré à l’image des liqueurs ou de certains cocktails. Le champagne tout seul ne remplissait pas le cahier des charges. Il avait songé à acheter du Champomy pour faire illusion avant de se rendre compte, qu’en fait, il s’en fichait de faire illusion.
« Venez, je vais vous montrez où c’est. Je crois que notre absence ne dérangera personne. »
Il amorça un pas en direction de la salle de pause.

Jesse ne réagit pas au tutoiement. Ça ne le dérangeait pas de se faire tutoyer par à peu près tout le monde. Il était juste un peu surpris que Jayden Holmes se permette une telle familiarité avec lui. Ça ne lui semblait pas coller au personnage. On disait de lui qu’il était toujours très poli.
« C’est parfait ! La prochaine fois, on sera deux à se goinfrer. »
Dans ce royaume de la politesse, Jayden demandait avec beaucoup de précaution s’il était possible de lui servir une boisson qui ne contiendrait pas d’alcool, à l’image de celle de Jesse. Ce dernier n’y voyait pas de raisons de refuser. Un sourire décontenancé se dessinait sur son visage alors qu’il proposait de payer pour ce verre. Quelle drôle d’idée !
« Si tu m’avais proposé ça à la fin du mois, j’aurais peut-être pas refusé ! » plaisanta-t-il en réponse. « Mais là je vais pas faire mon rat. »
Jesse finissait la moitié de ses mois à découvert. Ce n’était pas qu’il ne gagnait pas assez pour vivre. C’était qu’il ne savait pas gérer son argent, et était un acheteur compulsif.

Ils arrivèrent en salle de pause dans le silence. Tandis que Jesse ouvrait la porte, Jayden l’interrogea sur les raisons l’ayant poussé à arrêter sa carrière d’acteur.
« Tu dois certainement les connaître. » répondit-il en entrant dans la pièce. Celle-ci n’avait rien de très particulier. C’était presque déceptif de voir une salle de pause aussi banale au sein d’un théâtre.
Entre comédiens, ils savaient. Jesse s'attendait à ce que Jayden ait au moins des hypothèses basées sur sa propre expérience.
« J’adorais monter sur scène et jouer. J’adore toujours, d’ailleurs. Ce sont les à-côtés qui ne l’ont pas fait pour moi. La pression, le manque de liberté, le jugement des autres. J’avais 16 ans quand j’ai commencé à la NTC. La santé mentale et physique… ça suivait pas. » expliquait-il ensuite vaguement en se dirigeant vers le réfrigérateur, posant son verre sur la table au passage.
Il sortit la bouteille de thé glacé à moitié entamée du réfrigérateur et se retourna vers Jayden. La table les séparait.
« Tu as besoin d’un autre verre ? Ou ça ira ? »

« Fais comme bon te semble. » le rassura Jesse concernant la boisson en haussant les épaules d’indifférence en sortant son téléphone sans objectif particulier.
Il était très enclin au partage, surtout quand il s’agissait de denrée alimentaire. Même avec l’argent, d’ailleurs. C’était comme ça que ses parents l’avaient éduqué. Il n’y pensait pas vraiment. Jayden se reservit donc en thé glacé sous le regard indifférent de Jesse, mais attentif à ce qu’il pouvait dire.
« Ou tu as l’impression que certaines personnes n’attendent qu’à ce que tu te casses la gueule. Je trouve ça affreux comme mentalité. J’dis pas, certains méritent de complètement se rétamer. Mais tu vois ce que je veux dire. »
Il avait entendu des propos allant dans ce sens au cours de sa courte carrière d’acteur à son encontre. C’était d’horribles choses à souhaiter à un gamin qui n’avait encore eu le temps de rien faire de très problématique.

Il fut pris de surprise quand Jayden, plutôt que d’esquisser un geste pour retourner à la soirée, tira une chaise pour s’y asseoir. Il haussa les sourcils, d'un air interrogateur.
« Oh, euh… ouais ouais, bien sûr. »
Il n’était pas mécontent de cette proposition. Ce genre de soirée n’était pas des plus passionnantes au goût de Jesse. Mais qu’allaient-ils faire, tous les deux, tout seuls dans la salle de pause ? Ils se connaissaient à peine.
« T’aimes pas ces soirées ? Quand j’ai commencé, il y avait plein de soirées comme ça. Je m’y faisais tellement chier. C’était juste des vieux qui parlaient de trucs nuls. Quand j’en parlais à ma mère, elle me disait que je comprendrai quand je serai plus grand - comme si j’étais encore un enfant. »
Il marqua une très courte pause dans son histoire pour envoyer le message qu’il avait commencé à écrire à Othello en parlant :

Jesse
« On s’appelle ce soir ?

Quand il l’eut envoyé, il rangea son téléphone et reprit.
« Je ne suis pas plus grand aujourd'hui, mais je suis adulte, et je trouve ça toujours un peu chiant. »

Jesse trouvait que Jayden se confiait beaucoup à lui, étrangement. Ils se connaissaient à peine, et dans le milieu, on ne pouvait pas tout dire à n’importe qui. Alors la raison de cette ouverture lui échappait un peu. Il le laissait faire, cependant, sans avoir l’intention d’aller tout répéter partout.
« Je ne te connais pas non plus. » rappela-t-il alors néanmoins, en faisant écho à ses paroles, et envoyant son message à Othello avant de rediriger son regard vers l’acteur qui, lui aussi, le regardait.
Drôle de coïncidence, ce dernier sortit son téléphone de sa poche après seulement quelques secondes. Jesse n’en pensa pas plus et profita de sa distraction pour lui-même de nouveau jeter un regard à son téléphone par automatisme. Ses doigts ouvrèrent Instagram.
« Tu ne préfères pas… qu’on en parle tout de suite ? »
« Hm ? » Encore, Jesse leva son nez vers Jayden. « Tu dis ? »
« C’est moi… »
Le costumier avait un regard très expressif. Et son regard exprimait la confusion.
« C’est toi… ? Je te suis pas, là… »
« Othello… C’est moi… »
Précédé d’un petit silence, un rire incrédule s’échappa des lèvres de Jesse.
« Pardon ? Quoi ? »
Jayden, ou Othello, s’excusait. Souriant jaune, Jesse dévisagea longuement l’acteur qui se faisait tout petit. Ça n’avait pas l’air d’une blague. Au contraire : ça avait l’air tout à fait sérieux.
« Ok, ok… Ok. »
Il lui fallait quelques secondes pour traîter l’information. Pendant ce laps de temps, il s’était mis à faire les cent pas dans la salle de pause en malmenant sa coque de téléphone, la tordant tous les angles possibles sans jamais la retirer complètement. Il répétait à plusieurs reprises « Ok. ».
Othello était Jayden Holmes. Jayden Holmes l’acteur, pas un homonyme. Tout faisait alors sens. Pourquoi Othello ne voulait pas montrer son visage. Pourquoi sortir du placard était si compliqué. Pourquoi il était si vague sur certains trucs. Jesse avait enfin l’explication. Pour autant, il ne se sentit pas joyeux ou excité comme quelqu’un qui venait d’apprendre une nouvelle complètement délirante. Il s’arrêta pour regarder Jayden, resté assis.
« Et tu ne me le dis que maintenant… Tu as attendu des mois et des mois… A quel moment tu t’es dit que c’était une bonne idée ? » demanda-t-il, passant plusieurs fois sa main dans ses cheveux qui le dérangeaient soudain.
Son regard ne laissait pas de place à l’interprétation : il était fâché.

Une chose était sûre, Jesse n’aimait pas les secrets. Le secret était une notion à rapprocher de celle du mensonge. Il n’aimait pas qu’on le force à cacher des choses. Il n’aimait pas qu’on lui cache des choses. Ca lui donnait l’impression d’être pris pour un idiot. Il pouvait comprendre qu’Othello ait voulu lui cacher qu’il était Jayden Holmes quand ils avaient commencé à parler. C’était logique : ils n’avaient pas encore construit la confiance mutuelle nécessaire à la divulgation d’une telle information. Mais ça faisait des mois, et ils avaient déjà partagé énormément de choses ensemble.
Jayden essayait de s’exprimer, mais avait du mal à trouver les mots. Sauf que Jesse n’était pas disposé à attendre patiemment.
« Mais quoi ? » crachait-il, plus agressivement sans doute qu’il ne l’aurait voulu.
« Je ne voulais pas te blesser, je voulais juste… pouvoir… parler à quelqu’un. »
Nouveau rire jaune. Bien sûr. Dès le moment où Jesse aurait su qu’il était Jayden Holmes, il aurait coupé tout contact avec lui en dépit de leurs tonnes de messages échangés et de la véritable amitié qui s’était construite entre eux. Leur lien était aussi fragile que ça, évidemment.
« Mais putain Othello ! J’aurais pas arrêté de parler avec toi ! »
Qu’il ait à rappeler ça le dépassait.
« Tu savais mon prénom, mon nom, là où j’habite, mon lieu de travail, ma date de naissance. Je t’envoyais des photos de moi. Je te racontais mon quotidien, mes inquiétudes, mes fantasmes, mes problèmes ! Mais toi, TOI tu n’étais même pas fichu de me donner ta vraie identité ! »
Othello était un anonyme, alors que Jesse était une personne identifiable, très identifiable même. Jesse n’en aurait pas eu grand chose à faire si Othello avait juste été un gars lambda. Le petit employé polyvalent au supermarché du coin, ou le banquier de l’agence à l’autre bout de la ville. Jayden n’était aucun de ces gars-là. Il était un acteur de renommée mondiale à propos duquel il n’était impossible que Jesse ait déjà fait une ou deux blagues grivoises. Jayden avait décidé de passer sous silence une grande partie de son identité, de sa vie, de son quotidien.

Autant qu’il s’énervait auprès de Jayden pour avoir menti par omission pendant des mois et des mois, il exprimait un ras-le-bol généralisé. Il en avait marre de devoir subir les mensonges et les secrets des autres, d’être toujours celui qui devait s’y adapter alors que ça lui coûtait plus que ça ne lui apportait.
Jesse estimait qu’il était tout à fait dans son droit de s’énerver. Voir Jayden ainsi mutique l’énervait d’avantages. N’avait-il rien à dire ? Qu’il dise quelque chose, bon sang ! Qu’il se défende, qu’il cherche à se justifier avec toute la mauvaise foi du monde !
Après quelques secondes de silence, Jayden s’efforça de s’expliquer, d’être ouvert sur ses sentiments et les raisons qui l’avaient poussé à mentir.
« Bah si tu ne veux pas provoquer ce genre de réaction, peut-être…. fais pas des trucs comme ça ! » le coupa Jesse en cours de route, s’arrêtant de faire les cent pas pour le dévisager.
Le costumier démontrait ici l’un de ses plus vilains défauts : aveuglé par ses propres émotions, il en oubliait l’empathie. Il ne remarquait même pas que Jayden était au bord des larmes. Et s’il l’avait remarqué, ce n’était même pas sûr qu’il en aurait eu quelque chose à faire. Lui-même avait des larmes qui avaient commencé à couler, et ça le faisait chier. C’était nul de pleurer quand on était énervé.
Tant bien que mal, Jayden essayait de continuer son explication cherchant les mots à mesure qu’il les prononçait.
« Alors sois le vrai Jayden ! Apparemment, je ne le connais toujours pas ! Je croyais qu’Othello était une personne honnête, mais il semblerait que je me sois fait berner. »  s’énerva encore Jesse. L’agitation était perceptible dans le moindre de ses mouvements, la moindre de ses respirations.
Au fond de lui, Jesse savait que c’était difficile, peut-être même suicidaire dans certains cas, d’être son réel soi quand on jouissait d’une notoriété telle que Jayden Holmes. Il s’agissait néanmoins d’un facteur qu’il n’était pas enclin à prendre en compte dans son appréciation de la situation. Il fallait attendre que la colère redescende pour ça.