Avant qu'Izan n'y ajoute son grain de sel, cette rencontre n'avait rien d'un rencard. Au départ, Charlie n'avait fait que sympathiser avec un homme sur une application où le champ des possibles était si vaste qu'il n'y avait fondé aucun espoir. Pour preuve, il avait même caché son entreprise à Katherine, précisément dans le but qu'elle ne s'empresse pas de faire des plans sur la comète à sa place. Au fil des jours, ce rendez-vous anodin autour d'une activité aussi insolite que le lancer de haches s'était transformé en mission philanthropique visant à satisfaire l'intérêt – en soi tout à fait légitime – des gens de se mêler des affaires de cœur de leurs amis. En voulant jouer les entremetteurs, Izan avait ajouté une pression énorme sur le dénouement de ce rendez-vous au cours duquel Charlie devrait désormais se montrer à la hauteur de toutes les qualités qu'il avait bien pu vanter auprès de Jayden. Pour quelqu'un qui avait été marié six ans, Charlie n'était plus tellement habitué à ce genre de rencontres. Il cultivait son charme quotidiennement, mais ce manque de spontanéité avait le don de l'angoisser.  Comment devait-il s'habiller ? Que devait-il dire pour briser la glace ? Peut-être que l'ingérance de leur ami commun serait un bon moyen de dédramatiser la situation et de créer du lien. Quant à sa tenue, l'activité à laquelle ils allaient s'adonner avait au moins l'avantage d'éliminer les options les plus formelles. Pour l'occasion, il porta son dévolu sur une chemise en flanelle vert mousse, un jean et des bottines, un look qui s'accordait parfaitement avec sa nouvelle passion pour les deux roues. Afin d'honorer sa ponctualité, et de ne pas être celui qui devrait réduire la distance entre Jayden et lui, Charlie enfourcha sa moto suffisamment tôt pour arriver en avance. Il profita du trajet pour se vider l'esprit, se concentrant sur la route et le vent qui caressait sa peau et gonflait sa chemise comme la voile d'un bateau. Comme prévu, il arriva le premier sur les lieux du rendez-vous, sans anticiper que le compte à rebours à partir de ce moment serait autant de stress accumulé et de moiteur sur ses mains. Il se réfugia temporairement dans son téléphone, faisant défiler ses réseaux sociaux sans y prêter la moindre attention, seulement pour le loisir de faire quelque chose de ses bras, dont le poids lui semblait soudainement faire concurrence aux bûches dans lesquelles étaient logées les haches. Des crissements de pneus, puis le bruit de pas sur le gravier, lui intimèrent de lever la tête. Jayden était arrivé, et s'il n'avait pas eu la confirmation d'Izan, puis la curiosité de chercher son nom sur internet, il aurait pu être rassuré de constater qu'il ressemblait en tous points à l'homme qui détestait paradoxalement les selfies. L'ironie voulait que, dans un autre contexte, Charlie aurait pu lui dire qu'il le trouvait séduisant, surtout pour quelqu'un qui en doutait autant, mais il n'avait pas envie de donner raison à Izan sur la nature de leur rencontre. Charlie mettrait de côté ses attentes, ainsi que tout ce que son ami avait pu lui raconter, pour ne pas faire de ce moment une tentative déspesérée de plaire à l'autre. Jayden n'avait pas l'air nerveux outre mesure, mais Charlie avait pu jauger ses talents d'acteur, pour sa propre culture, et il ne serait pas étonné de savoir que ce sourire était répété au millimètre. Le sien était sincère, quoique fébrile. « Charlie, enchanté. » dit-il en tendant une main amicale, leur épargnant ainsi l'embarras du choix. Ce n'était pas un signal qu'il envoyait à Jayden, simplement une permission qu'il leur accordait de passer les prochaines heures dans le présent, sans la pression de ce qu'il adviendrait ensuite. « Si j'ai attendu c'est absolument pas de ta faute. Je suis trop maniaque de la ponctualité... entre autres choses. » Et voilà qu'il déballait ses défauts cinq secondes après leur premier contact. Il entendait la voix d'Izan le conspuer dans sa tête. « C'est là que j'admets que j'ai totalement googlé ton nom pour voir plus de photos ? » confessa-t-il avec un sourire à peine contrit. « Je suis absolument pas déçu, mais j'avais aucun doute là-dessus. » renchérit-il, balayant le périmètre du regard. « J'ai pas eu le temps de patrouiller, mais j'ai pas vu de paparazzi dans le coin, tu peux être rassuré. » Mine de rien, la question lui brûlait les lèvres, alors il la posa pour au moins être fixé sur son potentiel d'attraction. « Et toi, pas trop déçu ? » Ou comment retomber en adolescence en l'espace de deux minutes.

Son esprit de contradiction empêchait Charlie de croire que cette rencontre improbable n'avait rien à envier aux scénarios des comédies romantiques qui avaient marqué les années 2000. Un homme ordinaire que le destin mettait sur la route d'une star, c'était si cinématographiquement cliché que ça rendait la situation presque banale. Peut-être aurait-il pu s'emballer si Izan n'avait pas misé davantage que lui dans cette paire que les algorithmes avaient formé, ne pouvant tout à fait se sortir de la tête que si leur rencontre semblait si évidente à son ami, ils n'auraient pas eu besoin du hasard pour la concrétiser. Il se demandait néanmoins si Jayden était dans le même état d'esprit. S'il était aussi borné que lui pour estimer qu'il valait mieux rabaisser ses attentes, bien moins par peur de décevoir que d'être déçu lui-même. Aucune étincelle ou épiphanie au contact de leurs mains, juste le soulagement de ne pas avoir eu à hésiter entre une accolade, un check, ou toutes les autres alternatives auxquelles Charlie n'avait même pas eu le temps de penser. Stress ou courtoisie, Jayden hésita à la façon de justifier un retard dont il ne lui tenait pas rigueur. Il avait connu bien moins ponctuel que lui dans sa vie, et c'était surtout dans le cadre du travail que Charlie transigeait le moins. « Je vois qu'on s'est posé les mêmes questions. Comment on s'habille pour lancer des haches ? » avait-il renchéri, autant pout lui signifier qu'il ne lui en voulait pas que pour se trouver des points communs, imparable pour briser la glace. Une stratégie qui n'avait pas échappée à Jayden, qui s'empressa de confirmer son attachement à une ponctualité qui semblait tant importer à Charlie. « Alors là je peux pas te blâmer, j'ai une capacité de concentration d'à peu près 2 min 30. Je suis incapable de faire une seule chose à la fois, ça a tendance à m'ennuyer rapidement. » Seule l'absence de diagnostique retenait Charlie de se qualifier d'hyperactif, car dans les faits il en avait tous les symptômes. L'activité physique excessive, le manque de concentration, l'impulsivité dont il faisait souvent preuve pouvaient aisément mettre sur la piste. Si Izan l'avait prévenu de son manque d'estime, Charlie ne pouvait résister à l'idée de rassurer Jayden, à la fois parce qu'il pensait sincèrement ce qu'il disait, mais aussi parce qu'il était habitué à aider les autres à se réconcilier avec leur image. « Ouais mais c'est assez indécent de la porter si bien. Crois-moi, c'est bien plus gênant sur moi. » Une pornstar des années 70, comme il l'avait dit à Izan. Peut-être qu'il lui manquait aussi l'expertise des innombrables coiffeurs, barbiers et autres magiciens du poil qui composaient sans doute l'équipe de Jayden. « Par contre j'ai pas vu les locks, mais ça m'intrigue beaucoup. Dans quel contexte t'as porté des dreadlocks ? Si tu veux mon avis c'est plutôt ces photos-là que tu devrais effacer d'internet, c'est bien plus controversé que la moustache. » dit-il sans se départir d'un sourire que lui procurait cette vision invraisemblable de Jayden avec les cheveux emmêlés.

L'acteur ne s'attarda pas sur les compliments, même si son sourire s'était étiré. Charlie n'avait pas envie d'ajouter du malaise à celui qui était déjà inévitable en passant du virtuel au réel. Il trouvait cependant attendrissante la modestie qu'il manifestait alors qu'on devait le flatter à longueur de journée. C'était bien la preuve suffisante qu'elle n'était pas feinte. « J'espère, de toute façon ça devrait pas être bien difficile d'inventer une histoire. Une photo de nous avec des haches à la main, c'est pas ce qui risque de faire les gros titres. » ajouta-t-il pour achever de le convaincre qu'il n'avait pas besoin d'être vigilant outre mesure. Charlie n'était plus discret sur sa sexualité, mais il n'était pas non plus une célébrité locale. Les gens qui le reconnaissaient encore dans la rue se comptaient sur les doigts d'une main, et la plupart avaient besoin d'un moment de réflexion pour raccrocher les wagons. La question que Charlie renvoya, si elle n'était pas tout à fait surprenante, avait toutefois désarçonné Jayden. A vrai dire, sa sexualité n'était jamais véritablement entrée dans l'équation, et du peu qu'il avait cherché Charlie n'avait rien trouvé de très convaincant en ligne. Il ne voulait pas l'embarrasser avec une question aussi personnelle. « Merci, t'étais pas du tout obligé de me flatter. Je me serais à peine offensé. » rétorqua-t-il en opinant du chef de façon dramatique. La dernière de ses intentions serait de forcer Jayden à agir selon les convenances. Pour enfoncer le clou de sa mignonnerie, ce dernier balbutia à propos d'Izan tandis que Charlie faisait mine de ne pas comprendre. « Iza qui ? Je sais pas de qui tu parles. » plaisanta-t-il en secouant la tête, peu intimidé à la perspective de jouer la comédie devant un acteur reconnu. Lorsque leurs regards se croisèrent, Charlie fut cette fois intimement persuadé qu'il avait de la chance. Ces yeux bleus, beaucoup de monde les avait vus, mais pas avec cette assurance complice. « C'est exactement ce que je lui ai dit, et il m'a répondu que tu serais trop sympa pour avoir la même idée que moi. Comme quoi, il se trompe. » Et s'il se trompait sur leurs intentions, il pouvait très bien se tromper sur tout ce qu'il avait pu leur raconter respectivement sur l'autre. « On y va ? » dit-il en invitant Jayden à ouvrir la marche jusqu'au stand où les attendait une hôtesse. En chemin, il se risqua à une ultime question. « Promis après on arrête de le laisser interférer dans nos affaires, mais tu l'as rencontré comment Izan ? »

La candeur spontanée de Jayden étira un sourire serein sur son visage. De leurs échanges, Charlie avait cru comprendre qu'il était bien moins à l'aise que lui avec ce genre d'interactions, si bien qu'il s'était donné pour mission de lui faire oublier le plus rapidement possible qu'ils n'étaient que deux inconnus l'un pour l'autre. Il tenait à faire de cette rencontre un environnement familier où ils auraient tous les deux le loisir d'être les meilleurs versions d'eux-mêmes. Si Izan ne l'avait pas prévenu que l'acteur était implacable envers lui, Charlie aurait pu croire qu'il allait à la pêche aux compliments. Ce qui ne l'aurait pas dérangé outre mesure, car il lui arrivait lui-même de faire preuve de fausse modestie parfois. « Je trouve pas, cette couleur te va bien. Ça met tes yeux en valeur. » le rassura-t-il, cherchant à analyser la moindre nuance dans ce bleu qu'il lui enviait. Ces yeux qui le détaillèrent à leur tour, avec une curiosité timide, sans que Charlie ne se sente incommodé. Il essayait lui aussi de capter discrètement les moindres gestes de Jayden. L'orientation de ses regards, la trajectoire de ses mains, qu'il entortilla dans ses boucles impeccables. Derrière cet aveu innocent, Charlie discerna des insinuations qu'il n'était pas certain d'être en position de réclamer après seulement quelques minutes de conversation. « A quoi tu t'occupes ? » demanda-t-il alors, même si tout son être brûlait plutôt d'envie de savoir à quoi il réfléchissait. Il entreprit de répondre à la question de Jayden lorsque celui-ci embraya sur la suite, et Charlie comprit alors à quel point son esprit était vivace. L'air penaud de Jayden avait quelque chose d'attendrissant. « Je risque définitivement pas de m'ennuyer. » conclut-il en le gratifiant d'un autre sourire. « Qui pourrait blâmer ta nièce, Izan a quand même le don d'envouter les gens. Mais tu devrais lui dire d'inverser les rôles. Ce serait mieux que ce soit elle qui le sauve de la sorcière. » dit-il en opinant, s'amusant de cette vision de son ami coiffé d'une immense perruque blonde, coincé en haut de sa tour de bois. « C'est exactement pour ça que mes frères veulent rester dans les parages quand je passe du temps avec leurs enfants. Ils ont peur que je leur retourne le cerveau. C'est pas ma faute si en 2024 une petite fille a le droit de rêver de sauver son prince. » Les hommes avaient eu des siècles pour se féliciter de leur prétendue bravoure, alors Charlie n'était pas du genre à s'émouvoir lorsque la virilité masculine était ébranlée par les nouveaux récits qu'on s'autorisait à raconter aux enfants, où tout n'était pas blanc ou noir, et où tout le monde pouvait réaliser ses rêves.

« Oh non crois-moi, j'ai vraiment l'air de débarquer tout droit des années 70. Me manquerait plus que le pantalon patte d'eph et la couronne de paquerettes. » assura-t-il pour dissuader Jayden de toute envie de voir cette photo, même s'il soupçonnait sa description peu flatteuse d'avoir l'effet inverse. « Si tu oublies cette image, promis je chercherai pas à quoi tu ressembles avec des dreadlocks. » Cette promesse aurait certainement plus de chance de faire mouche, étant donné tout le mal que Jayden était prêt à se donner pour faire disparaître ces clichés d'internet. Charlie pouvait au moins se rassurer de ne pas voir figurer les pires dossiers sur lui dans un moteur de recherche. « Il faut plus d'imagination que de talents d'investigation pour écrire dans ce genre de magazines. C'est quoi le truc le plus fou qu'on ait raconté sur toi ? » avait-il questionné, se demandant jusqu'où certains journalistes étaient prêts à aller pour attirer les lecteurs. Charlie n'avait certainement pas envie d'être une raison de plus d'ébranler la notoriété de Jayden. Non sans une gêne apparente, Jayden assura que sa galanterie était offerte de bon cœur. S'il avait assuré le contraire, Charlie fut toutefois satisfait de savoir qu'un homme comme lui, qui devait forcément fréquenter du beau monde, avait de quoi le flatter sincèrement. Le sourire béat qui était pendu sur à ses lèvres pouvait en attester. « Il est comme les fées dans Peter Pan, il faut croire en lui pour le maintenir en vie. » dit-il pour continuer sur cette belle lancée de parler de leur ami commun pour détendre l'atmosphère. Dire des bêtises dans le dos d'Izan avait véritablement des vertues apaisantes. Ils effacèrent rapidement les quelques mètres qui les séparaient de la zone où la magie était censée opérer. La cible était placée à plusieurs mètres, au fond d'un couloir de bois qu'on leur avait formellement interdit de transgresser. Lorsque l'un d'eux s'apprêtait à lancer, il devait s'assurer que l'autre était bien positionné derrière lui. Toutes ces consignes semblaient logiques mais elles avaient un côté rassurant. « Vous avez l'air d'avoir une relation vraiment spéciale. Moi c'était à un de ses concerts. Je suis allé à sa rencontre à la sortie et même si on vient pas du tout du même milieu, on s'est découvert des points communs. » Leur attrait pour les hommes, pour ne pas les nommer. A l'époque, Charlie était encore marié à Ettie, mais leur couple battait de l'aile, et il avait déjà commencé à se culpabiliser de lui faire croire que la mascarade était vouée à durer toute leur vie. « Tu veux nous faire l'honneur de commencer ? Si tu mets dans le mile, t'as le droit de me demander tout ce que tu veux. »

Mis à part le fait que ce n’était pas à un rencard, les compliments paraissaient faciles, voire intuitifs. La crainte de ne pas égaler l’image qu’on avait dépeinte de lui avait cédé à l’évidence que Jayden la trouvait suffisamment à la hauteur pour s’autoriser à être sincère, dans la limite d’une pudeur charmante aux yeux de Charlie. Ce dernier avait l’habitude des personnalités exubérantes, ce à quoi il aurait pu s’attendre de la part d’un homme qui se mettait en scène quotidiennement, mais il existait chez Jayden un paradoxe dont il était curieux de découvrir toutes les subtilités. Pour avoir côtoyé le monde de la télévision, Charlie avait témoigné de ses propres yeux de l’arrogance que suscitait la notoriété chez la plupart des gens, ce qui faisait de Jayden une espèce à part. Il accueillit donc son compliment avec un sourire flatté, peut-être un peu niais aussi d’un point de vue extérieur, avant de reprendre subtilement le cours de leur conversation. « Des furets ? C’est… original. J’ai une chatte de 3 ans qui s’appelle Ash. Elle est collante, mais la maison serait tellement vide sans elle. » Jayden avait déjà insinué dans ses messages son intérêt pour les activités solitaires, loin du tumulte de sa double vie d’acteur. Ces loisirs, à mille lieux des siens, apportaient néanmoins une certaine douceur dans le contexte des mondanités fantasmées du show business. Jayden était décidément un mystère qu’il ne pouvait s’empêcher de vouloir décoder. « J’avoue que le travail me prend beaucoup de temps. Gérer le budget, recruter sans arrêt, développer les partenariats, mettre en place les plannings des activités. Rien de très palpitant, mais à côté de ça je suis tellement fier de ce qu’on a construit. » répondit-il en opinant. Depuis 3 ans, la salle était devenue un incontournable de Logan City, et un refuge pour une communauté queer stigmatisée ailleurs. Charlie était fier de représenter un modèle qu’il n’avait pas eu la chance d’avoir à l’époque. C’était un peu sa revanche sur la vie conventionnelle qu’il avait vécue par usage, parce qu’on ne lui avait rien enseigné d’autre que la norme. « Ma vie tourne pas mal autour du sport. Mais sinon je fais aussi partie de plusieurs associations, et même d’un club de moto. » L’acquisition de cette moto, une Triumph Bonneville récupérée d’occasion, était le symbole d’une crise de la quarantaine précoce. Mine de rien, se voir invité aussi facilement dans le cercle familial de Jayden n’était pas passé inaperçu. A l’évidence c’était ce genre de projets saugrenus qu’on proposait avec la certitude de ne jamais les réaliser, mais Jayden apprendrait vite que Charlie était suffisamment audacieux pour ne pas être effrayé à la perspective de tenter l'impossible. « Les femmes de ta famille ont l’air d’avoir du caractère. Si elle m’accepte dans le rôle du dragon, ce sera avec plaisir. En revanche, je lui ferai un cours de prévention contre la violence physique pour résoudre les conflits. » promit-il, comme s’il avait la moindre légitimité pour enseigner quoique ce soit à cette fillette qui n’avait rien demandé. Tout comme Izan, qui avait lui aussi de beaux projets à réaliser. « Et moi donc. » renchérit-il à l’idée de voir son ami déguisé en princesse en détresse. « L’art est souvent en avance sur les mœurs, pour ça qu’on a tendance à facilement le pointer du doigt. Comment tu fais pour choisir tes rôles ? » demanda-t-il, reprenant ses vieilles habitudes de journaliste. Sous ses airs innocents, la question pouvait révéler beaucoup de choses de Jayden, mais elle était si banale qu’il avait dû y répondre des dizaines ou des centaines de fois. « J’en ai 7, tous mes frères ont des enfants. Ce qui n’empêche pas mon père de tanner ma sœur pour en faire d’autres. » Pas lui en revanche, du moins plus depuis son divorce et tout ce que sous-entendait la vérité sur son homosexualité.

« Entre la perruque et la fée Clochette, je crois qu’on a rhabillé Izan pour l’hiver. » dit-il lui aussi amusé, persuadé que le pianiste ne s’était pas attendu à être un sujet si comiquement fédérateur. Il avait voulu s’inviter dans ce rendez-vous, alors il devait en assumer toutes les conséquences. « Je plaide coupable, j’aime bien provoquer. Ça peut me jouer des tours parfois… » accorda-t-il, adepte des taquineries bon enfant autant que des débats de société houleux. Charlie n’avait définitivement pas sa langue dans sa poche, notamment lorsqu’il était question de défendre ses proches ou ses convictions. Les discriminations qu’on tentait de fondre dans l’humour ne trouvaient pas grâce à ses yeux aiguisés par des années de complaisance servile. « C’est pas moi que tu vas décevoir, j’ai absolument aucune attente. » dit-il pour le rassurer, un sourire bienveillant étiré au coin des lèvres. Prenant position, Jayden semblait concentré au point que Charlie décelait chez lui un brin d’esprit de compétition qui n’était pas sans lui déplaire. Le réflexe qu’il avait eu d’attacher ses cheveux, comme si manquer la cible n’était pas une option recevable, le rendait si séduisant que Charlie espérait une prouesse, malgré son attachement pour la performance. Entre eux, c’était certainement Jayden qui avait le plus besoin de tranquilliser son ego. Pourtant, il avait tellement anticipé l’échec qu’il ne se rendit même pas compte d’avoir fait mouche. « T’as plus que touché, je crois que t’es définitivement prêt pour ton rôle de viking. Qui t’ira très bien au demeurant. » rétablit-il en pointant la cible du menton. « Nouveau deal alors, si je suis aussi doué que toi, ça s’annule et on relance les paris au prochain tour. » Charlie se positionna à son tour face à la cible, attrapant le manche de la seconde hache mise à leur disposition. Il ne donnait pas cher de sa peau, et à vrai dire la perspective de rater lui semblait plus intéressante encore dans cette dynamique qu’il provoquait entre Jayden et lui. Sans véritablement réfléchir à la meilleure stratégie pour lancer, il se contenta de suivre son instinct.

Win : La hache se planta au centre, lui arrachant un hoquet de surprise. « C’est clairement la chance du débutant. »

So close : La hache se planta sur le bord, lui arrachant un haussement d’épaule satisfait. « Pas mal pour une première. »

Fail : La hache ne termina même pas sa course jusqu’à la cible, s’écrasant lamentablement avant même d’avoir terminé sa course. « Bon visiblement j’ai pas l’étoffe d’un viking, tu m’apprendras ? »

Les questions se bousculaient si vigoureusement dans l’esprit de Charlie qu’il devait se mordre la joue pour ne pas faire de cette rencontre un interrogatoire. Il n’était toutefois pas bien difficile d’imaginer que Jay puisse se sentir isolé dans une grande bâtisse partagée avec quelques animaux de compagnie et les nombreux témoins matériels d’un succès relatif. L’argent avait beau pousser les murs, il n’était pas capable de combler les vides personnels qui eux ne faisaient que s’agrandir. Pourquoi la richesse suscitait-elle des rêves de grandeur égocentrique qu’elle n’était pas en mesure d’étoffer ? Plutôt que d’envisager la solitude de l’acteur, Charlie préféra plutôt se concentrer sur ce que les caprices assouvis de sa nièce révélaient de lui. « Alors comme ça tu es vraiment un oncle gaga. Je compatis, et je m’estime aussi un peu chanceux de pas avoir une nièce avec des idées aussi… originales. Mes frères me tueraient. » dit-il amusé, conscient qu’avec un peu moins de scrupules et plus de temps libre, il serait lui-même du genre à accepter les propositions les plus farfelues de ses nièces. « C’est mignon. » renchérit-il à l’évocation des prénoms intelligemment choisis des deux petites bêtes. Il aurait pu ajouter que Jay l’était au moins autant, lorsqu’il s’acharnait à se justifier avec cette naïveté à faire fondre. Son innocence suffisait à persuader Charlie qu’il menait parfois trop de combats qui n’en valaient pas la peine. Le prénom de Ash, qui n’avait jamais évoqué pour lui l’amour intense et fugace d’Izan, prouvait surtout que son ami ne l’avait pas suffisamment embêté avec cette histoire qui lui faisait aujourd’hui si mal. « Oh c’est vrai. A la différence qu’elle est très fidèle. » répondit-il sans réfléchir, touché par l’état dans lequel il avait trouvé Izan suite à sa rupture. Ash semblait volage et indécis, bien moins loyal que ne pouvait l’être son homonyme à poils. Ce que disait Jay, qu’il ne connaissait que depuis quelques minutes, rendait plus douloureux encore le constat que sa famille n’était pas du même avis que lui. Il le gratifia néanmoins d’un sourire reconnaissant, ne sachant pas trop comment le remercier autrement de faire preuve de la perspicacité qui manquait à ceux qui partageaient sa vie depuis toujours. « Ma petite amie ? C’est Izan qui t’a dit ça ? J’ai été marié à une femme mais on a divorcé il y a 2 ans maintenant. » rétablit-il, ignorant le niveau d’informations dont Jay avait eu droit le concernant. Charlie n’avait jamais mentionné Ettie, parce que les gens avaient tendance à juger les personnes divorcées, et bien plus encore pour les raisons officieuses qui avaient précipité leur séparation. « Je suis célibataire. Et gay, accessoirement. J’espère que ça te met pas mal à l’aise. » ajouta-t-il en se tournant dans sa direction, esquissant un sourire penaud. Le jour où il s’excuserait d’être gay n’était pas arrivé.

Discrètement, Charlie observait les réflexes de Jay, ces petits gestes nerveux qui lui permettaient de croire que ce début d’attirance n’était peut-être pas à sens unique. S’il avait accepté cette rencontre en se répétant qu’il n’engageait à rien, Charlie se réjouissait au fond de ce jeu de séduction qui n'était potentiellement que le fruit de son imagination, et d'un désir viscéral de plaire. Il le trouvait euphorisant. « Tu conduis pas ? Alors ça c’est un sacré privilège d’acteur. » s’exclama-t-il, songeant à l’armée de personnes qui assistaient Jayden au quotidien et à quel point cela devait rendre sa vie facile et agréable. Face à sa famille, ou même face à lui, il avait l’air de n’être plus qu’un homme vulnérable comme les autres. « Perspicace. Elle a quel âge ? » demanda-t-il à propos de cette nièce qui n’avait visiblement rien à envier aux enseignements de Charlie. Si certaines lui échappaient, Charlie se divertissait de toutes ces références que Jay distillait avec le plus grand naturel. C’était précisément le genre de spontanéité dont il avait besoin pour découvrir la moindre parcelle de lui. « Woke c’est vraiment un terme qui a été sali par les réac. Quand on me traite de woke, je dis amen. » Pourquoi devrait-il s’excuser de lutter contre les injustices ? Discerner les discriminations du quotidien, n’était-ce pas finalement une sorte de super-pouvoir ? « Donc t’es en train de me dire que t’es pas un tueur en série, ni un mec qui tape les méchants. Rassurant. » plaisanta-t-il en lui accordant un sourire taquin. Jay semblait si doux et bienveillant qu’il était difficile de l’imaginer dans ces rôles. Sa palette de talents ne cessait de l’impressionner. « J’étais journaliste sportif mais c’était il y a une vie. Je m’entretenais plutôt avec des athlètes que des stars de cinéma. » avoua-t-il avant de compléter modestement. « Je suis juste naturellement doué pour faire parler les gens. » Charlie profitait de fait de ses charmes, quoique jamais sans la moindre once de mauvaise intention. Cette qualité lui avait permis de se fondre dans sa belle-famille autant que de développer son réseau professionnel. « Non j’ai pas eu l’occasion. Pour le moment je me contente bien de mes neveux et nièces, mais j’aimerais beaucoup avoir des enfants… un jour. Et toi ? » finit-il par demander à son tour, curieux de savoir comment un parti comme Jay, qui jouissait de tous les privilèges d’un homme beau et riche, pouvait ne pas être encore marié à cette heure. Il le démontrait même dans son lancer, si fluide et précis qu’il pouvait encore ajouter une corde à son arc. Charlie ne pouvait s’empêcher de suivre des yeux la trajectoire de son bras, ses muscles qui se contractaient puis se relâchaient avec insouciance. Lui avait l’impression de donner un piètre spectacle à côté. Il se débattait au hasard, gardait les deux yeux ouverts pour viser la cible avant de les fermer pour ne pas constater son échec anticipé. Contre toute attente, il ne manqua pas la cible mais faisait pâle figure à côté de Jay, qui semblait se galvaniser de sa chance ou d’un talent insoupçonné. Son second lancer fut aussi impeccable que le premier, écartant finalement l’hypothèse du hasard. « Allez on fait comme ça. Mais à ce stade, tu ferais mieux de préparer une liste de questions. T’es sûr que tu t’es pas entrainé avant pour m’épater ? » Il aurait pu lui répondre à l’affirmative que Charlie aurait simplement déploré de ne pas avoir eu la même idée. Songer que Jay était aussi compétiteur et attentif à son image lui plaisait beaucoup. Charlie se positionna à nouveau face au couloir, feignant cette fois avoir la moindre idée de ce qu’il faisait. C’était totalement faux. La hache empoignée, son coude se plia dans un angle aussi droit que son regard était vissé sur la cible. Cette fois il ne cilla pas lorsque la lame fut projetée.

Win : Tapant dans le mile, Charlie ne put s’empêcher d’exécuter une danse de la victoire. « Yeees ! » s’exclama-t-il, incapable de contenir son enthousiasme. « Alors du coup ma question c’est… pourquoi tu t’es inscrit sur l’application ? Il me semble qu’on n’a même pas abordé ce sujet. »
So close : Malchance ou manque de talent, ce fut le manche qui cogna contre la cible. « Mmm est-ce que ça compte si ça touche la cible ? »
Fail : La hache ne termina même pas sa course jusqu’à la cible, s’écrasant lamentablement avant même d’avoir terminé sa course. « Bon je m’incline, demande-moi ce que tu veux. » dit-il en simulant une révérence.