Cette sortie n’est pas de son fait, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle ait eu envie de décamper dès que la pointe de son talon aiguille a passé le seuil des portes battantes, parce que Yasmin n’est pas de celles qui savent aisément lâcher prise et s’amuser des choses aussi futiles et bruyantes, mais surtout parce que ses vendredis soirs ne ressemblent jamais à ceux-là. D’ordinaire, ses semaines s’achèvent paisiblement après avoir englouti des pizzas devant la télévision avec les jambes de Derya posées sur ses cuisses, sa fille réclamant des papouilles devant un programme quelconque, un film ennuyeux dont elles ne verront jamais la fin puisqu’elles s’endorment généralement avant. C’est doux, relaxant, réconfortant et restaurant, cette proximité avec ce si petit corps d’enfant, l’odeur de son shampooing à la pomme qui vient flotter dans l’air, le sifflement qui est de sa respiration calme, ça efface les familles en pleurs, les disparitions inquiétantes, les corps meurtris, la déchéance de l’espèce humaine, celle qu’elle côtoie tous les jours, de près ou de loin, celle qu’elle pourchasse ou qu’elle sauve, celle qu’elle tente de préserver, celle qu’elle tente de protéger. Mais ce soir, au milieu de ce bar, perchée sur l’un des hauts tabourets qui bordent le comptoir, elle a plutôt l’impression d’être celle qui doit être sauvée et protégée ; est-ce que « mal-à-l’aise » et « inconfortable » sont des raisons suffisantes pour utiliser les sorties de secours ? ‘’Ça va, Yasmin ?’’ elle hausse ses sourcils en croisant ses jambes d’une manière élégante, son talon se calant dans la barre du tabouret pour s’y appuyer tandis qu’elle envoie la pointe de sa langue vers ses dents du fond, visiblement torturée entre l’envie d’être politiquement correcte ou bien outrageusement honnête ’’Comme sur des roulettes.’’ le ton est plus sarcastique qu’elle ne le voulait pas, promis-juré-craché, elle a fait de son mieux pour être enthousiaste : pour une fois que des collègues du boulot l’invitent à sortir avec eux, elle ne va quand même pas être revêche (si) ’’Disons que je n’ai pas l’habitude de…’’ d’un geste rotatif de la main, elle englobe le décor autour d’eux en disant ’’…Tout ça.’’ et étrangement, elle n’a pas non plus l’habitude des jets froids qui viennent la saisir au niveau du buste, l’obligeant à crisper ses membres supérieurs en même temps que ses lèvres qui s’espacent dans une expression horrifiée ’’Oh merde alors !’’ ça vient du coeur, croyez-le bien, et elle baisse le menton pour voir le haut de sa robe tâchée, sous les gloussements de ses collègues qui la toisent en remerciant sans doute le ciel d’avoir choisi un autre siège que celui-là "Oh mon Dieu. J'suis navrée." les bras écartés, elle lève le menton vers la jeune fille qui est responsable de son malheur, et qui tente de réparer sa bévue en apposant une tonne de serviettes contre sa poitrine — ou presque "J'vous offre une boisson - ce que vous voulez. Juste... ne le dites pas à mon manager. J'viens de commencer ce boulot et je risque de me faire virer s'il apprend que j'ai renversé un verre sur une cliente." - ’’Oh, euh… D’accord…’’ ramenant ses mains contre son buste pour éponger les restes de boisson qui entachent sa peau hâlée, la lieutenant observe plus attentivement la responsable et, quelque chose lui saute immédiatement aux yeux ; elle a un joli minois qui semble beaucoup trop jeune pour vagabonder dans un tel lieu ’’Vous vous appelez comment ?’’ elle le demande avec un sourire désinvolte, comme si elle ne suspectait pas quelque chose de véritablement fâcheux ’’Je ne dirai rien, promis. Vous pouvez acheter mon silence contre un cocktail, sans alcool parce que je conduis.’’ et qu’elle est bien placée pour savoir que les deux ne font pas bon ménage, même si elle l’a prononcée avec un sourire amusé et que ses collègues se foutent toujours de sa gueule. Définitivement, ce n’est pas son genre de soirée.

"J'm'appelle Bel." Yasmin est presque sûre que c’est plutôt la moitié d’un prénom que la dénommée n’apprécie pas suffisamment pour livrer en entier, mais elle se contente d’un hochement du menton un peu retardataire tandis qu’elle continue de la dévisager, en essayant de jauger approximativement son âge — dans tous les cas, Bel a l’air d’une gamine bien trop jeune pour oeuvrer dans ce genre d’endroit, et cette réflexion est autant partagée par la femme de loi que par la mère surprotectrice, qui devine déjà combien les plus pervers clients se régalent à la voir déambuler. Assurément, il ne faudrait pas que l’un d’eux le fasse pendant qu’elle est présente. "Hum, et vous ? Je me rappellerai toujours la cliente que j'ai failli noyer sous un Martini, alors je veux bien mettre un nom sur votre joli visage." sans détourner le regard et sans perdre le sourire flanqué sur ses lèvres maquillées, la plus âgée plisse légèrement ses paupières en essayant de deviner si c’est ironique ou non, ou bien l’ébauche d’une parade flatteuse visant à l’absoudre du crime qui vient d’être commis. ’’C’est donc une récidive ? Attention, ça pourrait vous couter cher…’’ qu’elle fait remarquer d’un ton taquin en élargissant les contours de son sourire, continuant d’éponger le haut de son buste après avoir renvoyé ses longueurs brunes dans son dos, même si les pointes de ses cheveux doivent désormais avoir une odeur bien peu agréable. ’’Je m’appelle Yamin, enchantée Bel.’’ elle ne lui tend pas la main car les deux sont occupées à nettoyer le haut de sa tenue, tandis que ses collègues étouffent quelques rires moqueurs en la toisant sur le même élan. ’’Stop ! C’est rien de grave.’’ ce n’est rien de grave, excepté le fait qu’elle doit sentir la liqueur et que la peau de son buste lui apparaît comme collante sous ses doigts ’’Et merde…’’ elle le marmonne avec le menton baissé, presque dépitée de constater que, pour une fois qu’elle s’apprête et qu’elle sort un vendredi soir, elle finit dans un état aussi désastreux. Est-ce un signe de l’univers ? Est-ce que quelqu’un, là-haut, tente de lui faire comprendre qu’il faut qu’elle reste sur le canapé avec une part de pizza ? "J'vous apporte ça tout de suite. Dommage pour la conduite, je fais de super mojitos ! Je vous en ferai un Virgin." elle échappe un petit rire amusé devant la conduite joviale de la jeune fille, qu’elle voit sortir de son champ de vision pour retourner derrière le comptoir. ‘’Elle n’est pas un peu jeune pour bosser ici ?’’ elle le demande en attrapant son verre d’un main afin de le porter à ses lèvres et d’en boire le contenue d’une seule gorgée, ayant bien besoin d’un petit remontant pour encaisser l’attaque au Martini et le fait que ses comparses lui font remarquer qu’elle n’est pas en service. Certes, mais son cerveau ne débranche jamais, c’est presque plus fort qu’elle ! ’’Elle a l’air de pouvoir être ma fille !’’ elle le dit en étendant son bras sur le côté, n’ayant pas vu la petite serveuse qui revenait en sa direction avec le cocktail ; cocktail qui, propulsé en arrière par ledit bras de la policière, se renverse sur le plateau en tachant quelque peu la tenue de service de Bel. ’’Oh merde !’’ aspirant un peu d’air, elle abandonne son propre verre en se levant de son tabouret pour constater les dégâts, pendant que ses amis éclatent de rire — évidemment. ’’Je crois qu’on se porte malheur, ce soir, Bel.’’ grimaçant en tirant les coins de sa lèvre inférieure vers le bas, elle attrape quelque mouchoirs qu’elle avait gardé avec elle pour les tendre vers Bel, entreprenant même de lui prendre le plateau des mains pour qu’elle puisse s’essuyer plus convenablement. ’’On est quittes, du coup ?’’ remontant légèrement ses épaules vers ses oreilles, elle brandit l’argument d’un sourire malicieux en espérant que cela suffise. Sinon, elle lui offrira un cocktail pour se faire pardonner — sans alcool parce qu’elle n’est toujours pas fixée sur son âge.