Comme tous les vendredis, Russell se rendait au local des alcooliques anonymes pour participer à une nouvelle réunion. Il y allait au minimum une fois par semaine, parfois plus mais il ne dérogeait jamais à cette échéance hebdomadaire. Sa santé mentale et son équilibre en dépendait cruellement. Avant de venir à ces réunions il était le premier à douter de leur efficacité. D’une part parce qu’il était persuadé qu’il n’était pas malade et qu’il n’avait aucun problème à régler. Mais surtout parce qu’il ne comprenait pas en quoi verbaliser à voix haute ses difficultés devant de parfaits inconnus pouvait être thérapeutique. Mais ça, c’était avant de pousser les portes de l’association. Avec le temps il avait compris que c’était cette association qui l’avait sauvé. Sans les AA, il aurait sûrement été retrouvé un jour raide mort dans un caniveau étouffé dans son propre vomi. Il avait frôlé la cirrhose à de nombreuses reprises et cette simple idée suffisait à lui nouer l’estomac : il aurait pu y passer. Son foie avait souffert avec les cinq années de consommation intensive qu’il lui avait infligée. C’était donc grâce aux réunions qu’il avait pris conscience que sa vulnérabilité était partagée, que les autres partageaient les mêmes pensées et difficultés. C’était grâce à sa marraine qu’il avait tenu le choc et qu’il n’avait pas replongé alors que ses vieux démons n’arrêtaient pas de le tenter. C’était grâce aux jetons de sobriété qu’il avait pu mesurer ses progrès et se fixer de nouveaux objectifs. Il les gardait d’ailleurs dans son portefeuille, toujours à portée de main. C’était ainsi grâce aux AA qu’il était vivant aujourd’hui, réellement vivant, pas un zombie sans but voué à mourir à petit feu.

« Bonjour, je viens pour la réunion » Russell offrit un sourire qui se voulait accueillant à cette personne qu’il n’avait encore jamais vue. “Bienvenue.” Il voyait ses mains trembler et son manque d’assurance : c’était la première fois qu’elle se rendait à une réunion, il en était persuadé. Il se revoyait à l’époque quand il avait poussé les portes de l’association pour la première fois, dans le même état d’anxiété. “Vous pouvez vous asseoir, il reste de la place” Il désigna une chaise libre qui attendait l’inconnue avant d’ajouter. “Ça va aller, tout se passera bien ne vous en faites pas.”

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La réunion s’était déroulée sans un nuage. Russell avait pris la parole pour raconter son histoire et parler de ses enfants. Cela faisait bientôt un an qu’il n’avait pas pu parler à Angus et ce constat l’attristait beaucoup. Il s’était confié sur le fait qu’il y pensait souvent et que la culpabilité avait activé les circuits de l’addiction sans pour autant le faire replonger. Il se sentait libre de parler et de montrer ses failles face à des personnes qui comprenaient parfaitement son point de vue et qui ne le jugeraient pas. Alors que certains quittaient les lieux petit à petit, Russell décida de s’approcher de celle qui s’était présentée comme Mabel. Elle avait l’air particulièrement angoissée, ce qui se comprenait parfaitement et Russell n’y était pas insensible. “Vous vous en êtes très bien sortie, la première réunion c’est toujours quelque chose de particulier.”

Russell n’avait pas pu s’empêcher d’avoir de l’empathie pour Mabel, dont cette réunion était la première. Il s’était reconnu dans ses faits et gestes, dans son hésitation et dans son regard fuyant. Il savait pertinemment ce qui se tramait dans sa tête : elle se demandait ce qu’elle faisait là, elle devait sûrement se dire que ce groupe n’était pas fait pour elle et qu’il n’y avait entre ces murs aucune solution pour elle. Et c’était exactement ce qu’il avait pensé lorsqu’il avait poussé les portes de l’association la première fois, il était pourtant désormais convaincu que les AA avaient sauvé sa vie à de nombreuses reprises. « C'est... Une expérience très étrange. » Il hocha la tête, il partageait son point de vue mais il ne voulait pas la couper. Il sentait qu’elle avait besoin d’en dire davantage et il ne voulait pas la faire fuir en étant trop pressant. « Je sais pas si... » Elle n’avait pas besoin de continuer sa phrase, il savait très bien ce qu’elle voulait dire par là. Il avait tenu les mêmes propos à l’époque et c’était une femme qui l’avait retenu par le bras pour le convaincre. Si elle n’avait pas essayé de lui faire comprendre à quel point il avait besoin des AA pour s’en sortir, il ne serait probablement jamais revenu et dieu seul sait ce qu’il serait devenu. « Ça fait longtemps que vous venez ici ? » Il hocha à nouveau la tête avant de prendre la parole. “Depuis 2017.” Le pompier prit quelques instants pour chercher ses mots et pour trouver les mots pour la convaincre de rester, de leur donner une chance, de se donner l’opportunité de guérir en étant entourée. “J’ai fait plusieurs cures de désintox. Après la première j’ai refusé d’aller aux réunions, je n’en voyais pas l’intérêt, je pensais pouvoir m’en sortir seul.” Ce qui avait été un échec cuisant qui l’avait fait replongé de plus belle. En se pensant fort et en pensant que le soutien de sa petite amie de l’époque était suffisant, Russell avait fait fausse route. Il avait replongé de plus belle, ce qui lui avait valu deux autres séjours en désintoxication. “Mais j’ai eu tort. J’avais envie de boire tous les jours et je n’ai pas tenu longtemps avant de craquer.” Mabel pouvait poser la question à n’importe quel membre des AA, il tiendrait certainement le même discours que le pompier. “Je sais que ça vous paraît étrange, un peu surréaliste comme scène et que vous pensez sûrement que vous n’avez rien à faire ici mais c’est faux.” L’union était source de force, il en était persuadé. “C’est grâce à ces réunions et à ma marraine que je suis encore en vie aujourd’hui.” Il pesait ses mots.

La jeune femme qui se trouvait devant Russell n’avait pas l’air convaincue par la réunion, le témoignage positif de Russell ou le potentiel de l’association pour lui venir en aide. Il la comprenait parfaitement : il avait longtemps été à sa place et s’il n’était pas tombé sur un ange gardien sous la forme d’une marraine à l’époque, il serait toujours de cet avis ou peut-être mort d’une cirrhose depuis. « Honnêtement, j'arrive pas trop à voir ce que ça peut apporter, que d'écouter les autres. A part me dire qu'ils ont vécu des trucs pires que les miens et que je dois être bien faible pour finir là-dedans. » Russell ne fit que hocher la tête pour lui signifier qu’il l’écoutait. Il préférait qu'elle aille au bout de sa tirade pour qu'il puisse avoir l'entièreté de son point de vue. Il serait plus aisé de trouver de bons arguments s'il arrivait à identifier clairement les blocages et les idées préconçues qu'elle pouvait avoir. Ses propos et ses préjugés semblaient tristement banals, Russell les avaient entendus des dizaines de fois et il les avaient longtemps internalisés. Il comprenait donc Mabel et était dans une posture compatissante pour essayer de la faire changer d’avis. « Vous diriez que ce qui vous a aidé, ce sont les réunions ou plutôt votre marraine ? » En réalité les deux étaient complémentaires et nécessaires du point de vue du pompier.  “Les deux m’ont aidé de façon différente disons.” Il sentait bien que la jeune femme en face de lui était réticente à l’idée de se rendre dans une réunion alors il avait pour idée de la diriger vers un accompagnement individualisé pour finalement l’amener sur des réunions. « Je ne suis pas quelqu'un qui m'ouvre facilement, alors devoir parler à un groupe d'inconnus, c'est pas mon style du tout. » Il hocha à nouveau la tête avant de prendre la parole. “Moi non plus c’était pas mon style du tout avant, je vous rassure.” Il avait longtemps refusé de venir à ces réunions qu’il qualifiait de stupides et c’est grâce à l'insistance de sa marraine de l’époque qu’il avait sauté le pas, il ne l’avait jamais regretté. “J’étais du même avis que vous, je n’avais pas forcément envie qu’on me regarde avec de la pitié ou qu’on me répète des phrases vides de sens.” Il fit une pause avant de reprendre son propos. “Mais ce n’est pas le cas ici. Au début, pendant ces réunions on a du mal à voir comment cela peut nous aider mais on y met du sens petit à petit, il faut du temps.” Il avait eu besoin de plusieurs semaines pour accepter l’idée de seulement se rendre à ces réunions, plusieurs mois pour trouver du sens dans ces temps d’échanges et plusieurs années pour qu’elles deviennent un réel pilier dans son chemin de guérison. Venir aux réunions étaient désormais une habitude solidement ancrée, une bouée de sauvetage qu’il ne négligeait jamais : il avait ses créneaux favoris et il n’en ratait aucun. Son planning chez les pompiers était d’ailleurs adapté pour correspondre aux horaires des réunions. “Est-ce que vous vous sentiriez davantage à l’aise en parlant à une personne seulement ? A un parrain par exemple ?” La question était sincère, était-elle complètement fermée à l’idée de s’ouvrir à un inconnu ou était-ce le groupe qui était intimidant ?