mi-juillet 2022, 07h25. 20 ans, presque 21.

Je n'ai jamais aimé déclarer forfait. Parce que jeter l'éponge, c'est avouer qu'on est impuissant. Faible. Et on m'a appris à ne jamais me montrer faible. Comme si c’était une tare incurable, un handicap à dissimuler à tout prix. Quoique, en y réfléchissant bien, ce n'était pas seulement la faiblesse qu'il fallait cacher, mais la vérité. À la maison, les apparences prônaient sur l’authenticité. Il fallait renvoyer l'image d'une famille reconstruite parfaite et irréprochable. D'un modèle utopique qui n'a sans doute jamais existé nulle part. Combien de fois ai-je entendu "que vont penser les voisins ?" comme si les voisins en avaient quelque chose à foutre. "Que vont dire tes grands-parents ?" quand ma mère a appris que j’étais différente. Ils ne diront rien, maman, puisque tu me feras jurer de ne jamais leur révéler ce vilain secret.

Alors quand j'ai trouvé deux sacs remplis de mes affaires devant la porte, il y a une semaine, et qu'il m'a fallu trois tentatives de faire entrer ma clé dans la serrure pour me rendre compte que celle-ci avait été changée, j'ai accusé le coup et ravalé mes larmes. J'ai d'abord frappé à la porte comme une demeurée, espérant faire réagir ma mère qui était au salon en train de regarder une de ses séries à la con, jusqu’à comprendre qu'elle m'ignorait délibérément.

Après ça jai... erré. Longuement. Je crois même que je me suis déconnectée de mon corps, parce que quand j'ai pris toute la mesure de ce qui venait de m'arriver, il faisait déjà nuit et j’étais arrivée jusqu'au centre ville. J'ignore ce que j’espérais en me rendant là-bas, mais il y avait quelque chose de rassurant à être enveloppée, étouffée par la foule. Ça me donnait l'impression de ne pas être seule, et le bruit recouvrait quelque peu le bourdonnement dans ma tête. À force de fixer l’écran sans savoir qui appeler, la batterie de mon téléphone était tombée à 10%. J'avais perdu mes amis en changeant de classe en Terminale. Je m'en étais fait un nouveau à la fac, et il m'avait déçu. J'avais eu une aventure avec une fille, mais ça s’était mal terminé. Je me suis retrouvée livrée à moi-même.

J'ai dormi dans la rue six nuits d’affilée. J'aurais pu chercher un refuge, demander de l'aide, mais j'y ai vu quelque chose de cathartique, de vertueux. Une sorte de test, ou une façon de laver ces péchés que j'avais apparemment commis. La dureté du sol allait sûrement me redresser le dos, me forcer à me tenir un peu plus droite. Le froid allait sans doute me rendre plus résistante. Le manque de sommeil, de nourriture allait m'endurcir, me purifier. Je deviendrais intouchable. Mais la vérité, c’est que chaque nuit me déchirait un peu plus. Pas seulement à cause du froid qui me glaçait jusqu’aux os, ou du béton qui me broyait les côtes. Non, c’était surtout cette sensation de vide. D’absence. Le fait de savoir que personne n'attendait mon retour. Que ma place avait été effacée.

Les matins étaient encore plus durs que les nuits. Voir les gens passer devant moi, pressés, comme s’ils ne me voyaient pas et que je faisais partie du décor, un obstacle qu’ils contournaient sans réfléchir, ça a renforcé ce sentiment d’invisibilité. Dans un sens, ça m’arrangeait. Si personne ne me voyait, personne ne pouvait me juger. Personne ne pouvait savoir à quel point j’avais échoué et fait honte à toute ma famille.

Mais... ce n'est pas le Septième jour que Dieu se repose, ou quelque chose comme ça ? Il est 7h25 et la faim creuse le trou déjà profond dans mon estomac. J'ai eu droit à quelques sandwiches, quelques cafés et bouteilles d'eau, et même un paquet de clopes. En dépit de ces maigres victuailles, c'est le manque de sommeil qui m'affecte le plus. Le bruit, le froid m’empêchent de dormir profondément, et je reste constamment en alerte, prête à jaillir à la moindre occasion. Mon instinct de survie s'est décuplé - j'ai l'impression d’être un animal sauvage, sursautant à chaque son un peu trop fort, à chaque mouvement un peu trop brusque.

Assise sur un banc du parc alors que le soleil colore le ciel d'orange pastel, je fixe le vide, emmitouflée dans ma doudoune. Et c'est là que je le sens. Ce truc qui cède en moi, ce torrent qui défonce le barrage que je m'appliquais à maintenir en place depuis une semaine. Je m'autorise enfin à chialer, et si je croyais que ça allait me faire souffrir encore plus de me laisser submerger par toute cette douleur, ça me fait étrangement du bien de relâcher la pression. J'ai pu charger mon téléphone à la bibliothèque centrale où j'ai passé la majeure partie de mes journées. C'est presque ironique que la littérature m'ait sauvée encore une fois. Je le sors de ma poche pendant que les larmes continuent de rouler sur mes joues, parcourant pour la dixième fois au moins ma liste de contacts. Une photo se détache des autres petits ronds - vides pour la plupart. Je fronce les sourcils en appuyant du pouce sur l'image, qui s’élargit à ce contact.

Jo Carter et son selfie de diva. Ce n’est pas que je l’avais oubliée - impossible de l’effacer - mais j’avais enfoui ce souvenir avec le reste de cette soirée désastreuse où on s’est rencontrées, comme tant d’autres réminiscences désagréables. Ça me fait sourire, et l'acte est devenu si inhabituel qu'il me semble que mes lèvres vont se craqueler sous l'effort. Mon pouce survole l’écran sans oser se poser. Ça fait quatre ans qu'on ne s'est pas vues. Elle ne saura probablement pas qui je suis, si ça se trouve, elle a même changé de numéro... mais je n'ai plus rien à perdre.

Une force inexplicable me pousse à appuyer sur le téléphone vert à côté du numéro. Dès que sa voix familière retentit à l'autre bout du fil, je souffle de soulagement, mes larmes redoublant d’intensité alors que je débite d'une traite : "Jo, je... je sais pas si tu te souviens de moi, mais on s'est rencontré une fois en boîte et tu m'as filé tes chaussures et un peu de fric, et tu m'as donné ton numéro, et je sais que tu m'avais dit de ne pas te harceler, mais j'sais pas qui d'autre appeler, et je suis dans la merde..." Je m’arrête une seconde, le temps de faire passer un sanglot, avant de reprendre avec la même urgence, "Ma mère m'a foutue à la porte, je sais pas où aller... ça fait six jours que je dors dans la rue et j'me souviens même pas de la dernière fois que j'ai mangé un vrai repas..." Je m'interromps encore, recouvrant ma bouche d'une main, comme pour réfréner le torrent de paroles qui semble vouloir s’échapper, en vain. "J'suis perdue... je sais pas quoi faire ni où aller. Et j'ai la dalle, putain."