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@Isabel Flores & Jo Carter Brisbane - 2022

Elle n’a dormi que quelques heures, Jo. Elle ne sait pas combien exactement, elle sait juste que ce n’est pas assez. Elle a abandonné le concept du beauty sleep en même temps que ses rêves de gloire, et parce que c’est plus simple de briller la nuit que le jour, c’est à cause des boulots qu’elle gratte à droite et à gauche et qui lui pourrissent son rythme de vie. T’es faite pour la nuit, c’est ce qu’on lui a dit à de maintes reprises, et ce n’est pas un mensonge. Dans ses tenues faites pour elle, son aura décuplée par le soin qu’elle met à paraître sous son meilleur jour, elle a nettement plus fière allure sous les spotlights que derrière une caisse enregistreuse, à juger les achats des clients pathétiques qui se pointent devant elle en pensant qu’elle va leur lécher les bottes. Elle a de la chance d’avoir de bons gènes, c’est ce qu’elle se dit quand elle croise son reflet dans le miroir tandis que, même après un démaquillage méticuleux — elle ne dort pas assez, mais sa skincare est impeccable. La honte aux crasseuses qui se pieutent sans se laver le visage —, elle remarque quelques paillettes qui se sont transférées de ses yeux à ses joues. Elle râle, elle frotte avec la paume de sa main, s’incline devant la coiffeuse qu’il y a d’installée dans sa chambre impeccablement rangée, et elle y met de la volonté. La légère brise qui s’échappe de la fenêtre qu’elle a laissée ouverte fait virevolter les pans du rideau qu’elle a doucement rabattu pour que ses voisins profitent du spectacle qu’elle offre volontiers, glissée dans une nuisette qui ne laisse guère place à l’imagination. Elle fait tout pour être le personnage principal du film de sa vie, ça se confirme ici alors que, l’air de rien, elle fait mentalement la liste de ce qu’elle a à faire ce matin.

Nana est déjà debout, elle l’entend piétiner au rez-de-chaussée. C’est autour d’elle que va tourner toute sa journée avant que, ce soir, en début de soirée, elle ne quitte le nid pour rejoindre Paradise City, là où elle a atterri après s’être fait foutre à la porte par le patron de l’Electric Playground. Elle aimerait dire que c’est bien mieux là-bas, sauf que voir des meufs se trémousser en string sur des plateformes shoes, c’est loin d’être son kiffe en vrai, qu’importe si les patronnes sont sympas et que leur projet lui donne plus envie de s’engager que si la boîte était tenue par des gros lourds qui abusent de leurs employées. Cette évidence, celle qu’elle traîne comme un boulet accroché à ses pompes de marques chinées pour pas grand-chose dans les rayons de sa friperie préférée, elle est appuyée par le mail qu’elle a reçu il y a quelques jours à peine et qui vient de la production de The X Factor. Elle a cru loucher quand elle a vu l’expéditeur, elle a surtout cru à une blague, et une blague de mauvais, ça va s’en dire. Elle ne l’a pas ouvert tout de suite, elle a eu peur sans savoir pourquoi exactement. Peut-être parce que c’est encore trop frais tout ça ? Rien à foutre, elle est plus courageuse que ça d’ordinaire, alors elle l’a fait, elle l’a ouvert ce putain de mail. Là, elle a cru qu’elle allait gerber avant de sentir la colère remonter sa tranchée à défaut de la bile qu’elle a ravalé tout rond, plus que gênée de penser au fait indéniable qu’elle fait partie d’une vulgaire liste, qu’elle n’est pas l’exception. Bande de salauds, je suis à quelle position sur votre putain de liste ? qu’elle a maugréé avant de refermer le clapet de son ordinateur en refusant de répondre, bornée. Qu’on lui propose une participation à un Revival, une version all-star de cette émission qui l’a détruite, ça la flatte autant que ça l’emmerde ; ça l’emmerde encore plus d’être contrainte d’avouer que ça la tente, et pourtant…

Elle pense précisément à ça désormais, et ça la distrait au point que, quand son téléphone se met à sonner, elle sursaute. Brusquement, elle détourne son attention du miroir vers lequel elle est inclinée, chaloupe sur la pointe des pieds vers sa table de chevet pour récupérer son téléphone qui scintille de l’estampille numéro inconnu qu’elle est bien tentée d’ignorer. Elle ne le fait pas parce qu’elle n’a pas son pareil pour envoyer bouler les démarcheurs téléphoniques, et que ses problèmes de gestion de la colère, elle les apaise en traumatisant les mecs du Bangladesh qui essaient de lui vendre des mutuelles pour le clebard qu’elle n’a pas. Elle ricane, elle porte l’appareil à son oreille, lance comme entame à son interlocuteur à qui elle coupe la chique "Si c’est pour me vendre un booster d’érection, je peux te filer le numéro de mon voisin, paraît qu’il en a bien b…" Merde. Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase, elle entend la voix mouillée d’une fille à l’autre bout du combiné qui la fait froncer les sourcils et rallumer son bon sens pour mieux saisir ce qu’elle est en train de lui dire "Hé, doucement, respire." C’est qui ? C’est ce qu’elle se demande, sa mémoire n’étant pas pire que celle de sa grand-mère, mais franchement pas meilleure non plus à certains moments, surtout quand quatre ans est passé sans avoir de nouvelles — pas qu’elle crevait d’envie d’en avoir, mais vous saisissez l’idée : sa solitude l’a coupée du reste du monde au moins que les rencontres qu’elle fait, en plus de ne pas être nombreuses, ne comptent pas assez pour elle pour qu’elle en prenne soin. Elle comprend néanmoins que — "Isabel ?" — elle retrouve son prénom en même temps, se félicite d’un coup d’oeil de frimeuse dans le miroir à pied disposé près de sa penderie, mais s’en détourne rapidement. Elle comprend qu’elle a besoin d’aide, et même si ce n’est pas son putain de problème, si elle l’a appelée, c’est pour une bonne raison, alors elle lui demande quand même "T’es où là ?" Cette fois, elle se tourne vers la fenêtre de sa chambre pour regarder dans le vide, remarque finalement que son voisin la regarde au loin et lui adresse un majeur tout en continuant de parler au téléphone "Je conduis pas, alors si tu peux tenir encore une heure, je peux te rejoindre quelque part — ou tu peux me rejoindre quelque part, t’as de l’argent sur toi pour prendre le bus ?" Elle demande au cas-où. Elle a l’air complètement à la masse. Elle finit par ignorer son voisin, se plonge dans sa tête et se souvient de l’avoir aidée à s’en sortir à l’époque. Elle n’était encore qu’une gamine ; elle est logiquement plus âgée aujourd’hui, n’est-elle pas supposée s’être un peu aguerrie face aux aléas de la vie ? Putain, sa mère l’a foutue à la porte quand même… elle ne la laisse pas répondre au sujet du bus, elle tranche en marchant, à plat ce coup-là, pour ouvrir sa penderie "Écoute, dis-moi où t’es, j’arrive."

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@Isabel Flores & Jo Carter Brisbane - 2022

Elle cherchera plus tard à savoir pourquoi cette gamine l’a appelée elle à la place d’un vrai ami, ce n’est pas le plus urgent. Dans la présente, Jo sent qu’elle a besoin qu’on lui tende une main, et si franchement, ce n’est pas tellement son point fort, elle se dit qu’elle peut quand même daigner accorder du crédit à quelqu’un qui utilise sa dernière vie pour un peu de soutien. OK, ça l’emmerde un peu d’être dérangée dans sa petite vie, mais en même temps, ça va permettre à son karma de s’arranger un peu, et ça, ce n’est pas négligeable quand on a tendance, comme elle, à le pourrir juste comme ça, sans de véritables raisons. Elle écoute Isabel, et en même temps, elle jauge la distance entre Victoria Park et la maison de sa grand-mère, et estime qu’elle va en avoir pour quoi, une bonne demi heure max ? "OK, fais ça." Ce sera plus pratique au fond, qu’elle vienne la rejoindre, surtout qu’elle craint que l’inverse ne lui apporte grand-chose si ce n’est quelques dollars et un repas chaud de son choix. Elle ajoute sur le même ton — plutôt détaché, mais c’est son intonation qui fait ça, elle ne s’en fout qu’à moitié "Quand t’auras raccroché, je te texterai l’adresse." Adresse qui n’est pas celle d’un hôtel, c’est une évidence. C’est ce qu’elle a envie de lui répondre, à Isabel, mais elle entend la détresse dans sa voix, et elle se met à sa place : si elle ne sait pas où aller, un peu de confort, ça doit être tout ce dont elle rêve à l’instant. Jo peut le comprendre. Elle, quand elle a quitté la maison de ses parents, elle avait un plan, alors elle ne s’est pas retrouvée à la rue, mais ça aurait pu arriver, et jamais sa fierté ne l’aurait acceptée. Elle se souvient que la gamine de l’autre côté de l’appareil lui a donné l’impression d’avoir amour propre de merde, mais quand même, elle doit en avoir assez pour ne pas vouloir finir clodo. En tout cas, elle a un instinct de survie évident, sinon jamais elle ne l’aurait appelée "Ouais, prends le bus déjà, on parlera de ça après." Elle décolle son téléphone de son oreille, regarde l’heure sur son écran, et ajoute avec un tantinet plus de dureté "Chope le premier qui passe, j’ai pas toute la journée non plus." Elle ne la laisse pas lui répondre, elle lui raccroche au nez et à la barbe. Après avoir laissé un profond soupir lui échapper, elle toupille sur la pointe de ses pieds, et file rejoindre la salle de bain attenante à sa chambre pour aller se préparer.

***
C’est les cheveux humides, mais parfaite de la tête aux pieds, un nuage de cerise accompagnant son avancée, que Jo va ouvrir la porte au tintement de la sonnette de l’entrée. Elle a prévenu sa grand-mère qu’elles allaient avoir de la visite, ça lui a fait une belle jambe le temps de quelques minutes seulement, et puis celles d’après, elle est passée à autre chose en s’enfonçant dans une lecture factice d’un bouquin qui est toujours posé sur ses genoux à la même page quand, passant devant l’arche qui lie le vestibule de la petite pièce à vivre, Jo va donc ouvrir la porte "Wow, putain." C’est sa première réaction quand son regard souligné d’un trait de liner mauve clair se pose sur Isabel. Elle lui dira plus tard qu’elle accepte qu’elle prenne une douche, ça a l’air critique, d’après l’odeur "Vas-y, entre. Enlève tes pompes, laisse tes affaires-là." Elle n’a pas l’air d’en avoir beaucoup de toute façon, elles resteront sur le secrétaire de l’entrée le temps qu’elles discutent un peu. Elle se décale de la porte pour la laisser passer, mais s’oppose à ce qu’elle entre tout à fait en se glissant juste devant elle pour mieux lui demander, sans aucune subtilité, son regard perçant forant profond jusqu’au plus loin de son âme en même temps, et sa main dominante se posant sur sa poitrine pour l’empêcher de faire un pas de plus "T’es défoncée ?"

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@Isabel Flores & Jo Carter Brisbane - 2022

Une chose est sûre, Jo s’en tape de ce qu’Isabel a fait des six jours qu’elle a passé dans les rues de Brisbane, elle espère juste qu’elle n’a pas fait le tapin. PAs parce qu’elle juge qui que ce soit à ce sujet là (un peu, en fait), il n’y a pas de sot métier, mais parce que ça lui ferait du mal d’apprendre qu’elle en a été réduite à ça, elle la gamine qu’elle a sauvé d’une bande de dégénérés. Si elle l’interroge sur sa sobriété, c’est avant tout parce qu’elle songe à sa grand-mère et qu’elle refuse tout net d’accueillir quelqu’un qui a pris des saloperies. Elle est surprotectrice à bien des égards avec elle, quand bien même elle serait la première à lui rappeler qu’elle n’est pas née de la dernière pluie, mais de ça aussi, elle s’en tape. Elle est sous sa responsabilité depuis six ans désormais, et sa maladie, elle la voit prendre du terrain chaque jour qu’elle passe ici. Un rien peut la perturber, et comme aujourd’hui, elle est plutôt en forme, s’assurer qu’elle le reste, c’est la moindre des choses. Elle regarde Isabel en chien de faïence, son profil sans défaut se dressant en opposition au sien, sa main restant un instant encore sur le haut de sa poitrine pour mieux jauger si elle lui raconte des bobards ou non. Sa répartie fait mouche, elle lui libère le passage en laissant échapper un suspicieux "Hm ouais, ouais." Elle lève le nez "C’est parce que je suis sûre que tu pues de la gueule que je te demande pas de me faire sentir ton haleine, t’as de la chance." Enfin, elle referme la porte derrière elle. Elle a l’estomac bien accroché Jo, rien ne lui fait peur, mais si elle peut s’éviter ce genre de choses dès les premières heures du matin, elle ne rechigne pas non plus.

Elle replace la doudoune qu’Isabel vient d’accrocher sur le porte-manteau de l’entrée pour l’aplatir le plus possible et libérer l’espace si jamais Ava décide de trottiner jusqu'ici, s’assure, en shootant si peu délicatement dedans, que les deux sacs de la jeune femme resteront bien à leur place, et lui fait signe du menton de la suivre. La petite maison d’Ava est cosi, bien qu’elle manque certainement un peu de modernité ; c’est peut-être ça qui fait se questionner Isabel qui lui demande si elle vit seule "Pourquoi tu demandes ?" Pour faire la conversation sans doute, chose qu’elle peut comprendre étant donné que la gamine débarque dans un endroit qu’elle ne connait pas alors qu’elle est dans une situation plutôt embarrassante. A sa place, son ego le supporterait pas. Ainsi, elle lui fait une fleur, et consent à se montrer encline à alimenter le dialogue "Je vis avec ma grand-mère. Elle est au salon, mais vaut mieux pas la déranger." Par pour l’instant en tout cas. Plus tard peut-être qu’elle la laissera dire bonjour à Ava qui se réjouira d’un peu de visite ; elle est bien plus un animal social que sa petite-fille qui va certainement terminer sa vie seule sans que ça ne constitue rien de plus qu’une vision du paradis à ses yeux.

Elle la conduit jusqu’au seuil de la cuisine, grimace en entendant sa requête "C’est tout ce qui te fait envie ? Des céréales ?" T’as quel âge ? qu’elle se retient de lui demander. Elle est aussi à ça de lui dire qu’elle n’est pas chez sa mère, qu’elle peut aspirer à bien meilleur repas que ça si elle fait un petit effort pour demander gentiment (en suppliant peut-être, pourquoi pas). Mais si c’est ce qui lui fait plaisir, qui est-elle pour discuter de ça ? Jo roule des yeux, éternel agacement qui anime ses traits sublimés par le maquillage, et entame une entrée plus franche dans la cuisine au mobilier vert émeraude "C’est pas dans nos habitudes, mais je vais regarder." Elle ouvre le placard à biscuits, se hisse sur la pointe des pieds malgré la paire de talons qu’elle a enfilé, et lui fait en même temps "Installe-toi à la table ou au comptoir. Y a des fruits dans la corbeille si tu veux, ils sont frais d’hier — les couteaux sont dans le tiroir à côté de l’évier." lui désigne-t-elle d’un geste de la main qu’elle exécute en restant concentrée sur le placard qu’elle a ouvert pour y dénicher le petit-déj de rêve de son invitée.

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Elle a l’impression d’être mère Teresa, Jo. Enfin, à une virginité de perdue avant ses quinze ans près. Mais hé, on ne va pas chipoter, même les pieux sont des pervers, il suffit de lire les nouvelles pour le savoir. Elle aide Isabel sans vraiment savoir pourquoi, même si elle se souvient qu’à l’époque de leur rencontre, l’effet miroir l’avait incitée à se montrer sympa et à lui tendre une main, en plus des tennis hideuses dont elle n’avait jamais revu la couleur, et ce sans regret. Elle n’a pas été dans son cas, mais elle aurait pu l’être, n’est-ce pas ? Dans sa réalité, c’est elle qui a décidé de quitter le foyer de ses parents avant qu’ils ne la foutent dehors, une option qui n’aurait en fait jamais été envisagée par son père qui comptait bien profiter de son talent encore longtemps ; elle ne l’a pas laissée faire, elle est partie  bien avant qu’il ne le souille de son désir latent d’en faire quelque chose à son image. Ainsi, son plan était prêt depuis le départ, minutieusement décidé depuis des mois, si ce n’est des années. S’y consacrer, ça lui a évité de terminer à la rue — pas bien maline certes, elle n’a pas eu besoin de terminer le lycée pour se montrer prévoyante, c’est une forme d’intelligence qu’on ne peut pas lui enlever.

Isabel a l’air mal en point. Est-ce seulement physique, ou est-ce mental aussi ? Jo ne lui posera pas la question, occupée à chercher dans les placards pour dénicher le menu de choix de son invitée qui devra se contenter de ce qu’elle trouve, parce que chez nana Carter, on ne bouffe pas n’importe quoi, même si sa petite-fille est plus portée sur les desserts que sur les légumes. Sur la pointe des pieds, elle furète, elle déplace, elle peste aussi, râleuse invétérée qui fini par mettre la main sur un paquet de muesli ou trois pépites de chocolat se battent en duel avec des copeaux de noix de coco et du granola. Elle l’ouvre, jauge par l’odeur que c’est comestible, et referme la porte du placard pour aller chercher un bol, une cuillère et du lait qu’elle pose devant Isabel "C’est ce qui ressemble le plus à des céréales." qu’elle lui fait, pas vraiment désolée de ne pas pouvoir contenter sa dent sucrée "Si tu préfères du yaourt, t’as qu’à te servir toi-même." ajoute-t-elle en se laissant tomber sur une chaise, elle aussi.

Ses coudes se visent au bord de la table, ses sourcils se haussent face au culot patenté de la jeune femme qui n’attend même pas cinq minutes pour gratter un peu plus dans la générosité exceptionnelle de Jo "Et ben putain, t’as pas de temps à perdre toi." Une remarque qui remplace la réponse à la question qu’elle lui pose au sujet du nombre de nuits qu’elle peut passer chez les Carter. Elle ne compte pas la foutre dehors, mais elle ne compte pas non plus l’héberger cent sept ans, c’est une certitude dont elle pourra se plaindre si ça lui chante, mais jusqu’à preuve du contraire, elles n’ont pas élevées les cochons ensemble ; elle était déjà bien bonne d’avoir répondu à son appel, abuser est exclu du vocabulaire de Jo qui, sans délicatesse, lui demande après une observation silencieuse "Pourquoi elle t’a mise à la porte, ta mère ?" Elle tient maintenant son visage dans ses mains, son menton reposant dans le creux de ses paumes, ses doigts encadrant son visage qu’elle tient droit, malgré tout. Graduellement, ses paupières soulignées de quelques gemmes mordorées se plissent pour faire le point sur le visage de la petite brune qui se trouve en face d’elle.

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"Tu cumules tous les stéréotypes du genre, c’est pas de bol quand même." Il ne faut pas compter sur la délicatesse de Jo. Elle sait l’être, délicate, bien sûr qu’elle sait l’être, mais ça se compte en exception qu’elle réserve aux gens qu’elle aime, et comme ceux là aussi en font gages, alors autant dire que ce n’est pas demain la veille qu’elle va apprendre à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d’ouvrir sa grande gueule. On s’y fait, ça fait partie du personnage qu’elle joue en permanence et qui, s’il n’est pas toujours aimable, à quand même tendance à être attachant quand elle l’a décidé, du moins. Elle observe Isabel, voit bien qu’elle pince le nez devant son la cuillère de muesli qu’elle n'a toujours pas enfournée, mais c’est de sa faute. Jo l’a prévenue, qu’elles ne consomment pas ses merdes régressives chez les Carter. Si elle avait vraiment faim, elle lui aurait cuisiné un truc ; et si ça se trouve, elle lui aurait même cuisiné un truc que sa mère fait, un truc trad, bien piquant, qui tient bien au corps, qui aurait touché son petit coeur de gosse mise à la rue. Oh non. Finalement, ce n’est pas une mauvaise chose qu’elle force son corps à ingurgiter de la merde en boîte, Jo n’est pas d’humeur pour la moindre séquence émotion. L’est-elle seulement jamais ? Telle est la question.

Pourtant, elle lui demande dans la foulée de ses explications, ses coudes quittant le bord de la table, et son dos s’inclinant en arrière pour qu’il repose contre le dossier de sa chaise "Elle a pris de tes nouvelles au moins ?" Il ne faut pas espérer grand chose des parents qui foutent leurs enfants dehors, mais que voulez-vous, Jo sait encore faire preuve de candeur à de rares occasions "Tu faisais quoi comme boulot ? Y a pas moyen que tu le récupères pour mettre un peu d’argent de côté et te trouver un endroit moins craignos que la rue pour dormir ?" l’interroge-t-elle en se levant de sa chaise cette fois. Elle s’approche du comptoir du petit-déjeuner, harponne une pomme dans la corbeille, puis elle se dirige vers le tiroir près de l’évier pour y dénicher un couteau. Elle passe son fruit sous le jet d’eau froide, appuie ses reins contre le meuble derrière elle, et commence à couper de fines tranches de sa pomme qu’elle mâche lentement pour éviter le bruit qui l’énerve, même si c’est elle qui le produit. Elle avale, et ajoute à son interrogatoire "Tu déciderais de faire quoi si t’avais le temps de t’organiser comme tu voulais ? T’as un plan ?" On ne s’appesantit pas avec Jo, jamais. Se morfondre, ce n’est pas une option.

Elle continue de manger son fruit, les chevilles croisées, l’une de ses hanches légèrement décentrée de son axe pendant qu’elle continue de regarder Isabel à distance. Elle a envie d’éclater de rire de la voir enfin engouffrer une cuillère de muesli, mais elle est prise de court par la question qu’elle lui pose ensuite, et à laquelle elle répond en haussant les épaules, le bas de son visage opérant une sorte de sourire inversé qui témoigne de son désintérêt notoire pour le job qu’elle occupe en ce moment. Ils sont tous temporaires, de toute façon. Ça lui paraît encore plus évident maintenant qu’elle a eu cette proposition emballée dans du papier brillant, de quoi faire saliver la gamine avide de gloire qu’elle est ; elle n’est pas impressionnable, mais putain, une partie d’elle ne peut pas s’empêcher de rêver, des souvenirs lui revenant en mémoire. Elle les chasse vite fait, bien fait "Nan, c’était pas pour moi. Et puis la musique est naze là-bas." La musique est-elle mieux à Paradise City ? Peut-être pas. Mais les meufs qui dansent proposent un projet vaguement artistique, c’est déjà ça "Je suis à Paradise City maintenant. Le nouveau club de strip-tease qui a ouvert y a quoi ? Quelques mois à peine ?" Elle ne se sent pas obligée de se justifier, mais elle le fait quand même dans la foulée "Je sers, je danse pas." Même si les patronnes du club feraient un coup d’enfer en la foutant sur scène, c’est une certitude dont elle nourrit son ego malmené par les échecs.

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"Et tu comptes pas lui en donner ? Je sais pas, au moins pour qu’elle sache que t’es en vie, un truc du genre ?" Ça devrait être facile, les relations parents-enfant. Ça devrait, ça l’est rarement. Dans ce type de dynamique, il y a des points finaux, ils découlent souvent de traumatismes, ceux qui, une fois le courage trouvé d’agir pour arrêter de se faire marcher sur les pieds, forcent à tourner vite la page d’une enfance difficile durant laquelle des parents se sont comportés en bourreaux. Mais il y en a d’autres qui ne sont que des points-virgules, une pause amenée par un conflit quelconque, une bombe qui a pété plus fort que les autres et qui a le mérite de redéfinir les limites de ceux qui se retrouvent tous les deux d’un côté ou de l’autre de la zone de conflit. Dans quelle catégorie se situe Isabel à ce sujet-là ? Est-ce qu’elle alimentera jusqu’à la fin de sa vie sa rancune à l’égard de cette mère qui a l’air de se foutre complètement de ce qui peut lui arriver, ou se précipitera-t-elle pour revenir dans ses jupes à l’instant où elle viendra lui chialer dans les oreilles pour lui présenter de vagues excuses en lui promettant de ne plus jamais recommencer ? On peut difficilement juger quelqu’un qui s’écrase et pardonne à ses parents, et Jo ne le fera pas si Isabel lui répond qu’elle n’attend que ça : le feu vert pour revenir sous le toit de sa mère.

En attendant cependant, c’est sous celui d’Ava qu’elle se trouve "Pourquoi ? Il s’est passé un truc, ou t’aimais juste pas nettoyer la merde des autres ?" Elle parle d’être la boniche, alors un autre cliché se met en route dans l’imagination prolixe de Jo, et elle la visualise dans une blouse hideuse, à passer la serpillère derrière des mecs en costard, à briquer le sol pour que cette pute de miss Météo ne marche pas dans une flaque de détergeant et n’abîme pas ses pompes qu’Isabel, elle, ne pourra jamais se payer. Elle comprendrait qu’elle soit partie par fierté. C’est difficile comme place, Jo est au courant, elle qui se plie aux requêtes de ceux qui viennent lui passer commande que ce soit à L’Electric ou à Paradise. Sa façon de dealer avec sa fierté, c’est de le faire en faisant la gueule, sinon, elle a assez galéré pour savoir qu’en dehors du chant, elle ne peut pas aspirer à grand chose en terme de carrière. C’est vrai, elle ne sera jamais médecin, avocate, prof, mais de là à dire qu’elle abandonné ses rêves de gloire ? Il n’y a une montagne à franchir tandis que doucement, très doucement, se soumet à elle la possibilité de pouvoir rattraper le tir.

Plus tard, elle y pensera plus tard "Hm, la base quoi." Elle continue de manger sa pomme tranche par tranche. Elle n’en veut plus arrivée à la moitié, bute sur le trognon avec la lame de son couteau qu’elle passe brièvement entre ses lèvres pour le nettoyer de la pulpe du fruit, et le pose derrière elle. Elle garde le couteau avec lequel elle l’a pelé dans la main, le fait tourner entre ses doigts, comme les gosses qui font tourner leur stylo pendant un cours chiant à crever, et écoute Isabel "Je pourrais pas t’aider pour l’appart, je connais pas le marché de l’immobilier du coin." qu’elle commence, la tête inclinée, les yeux rivés sur ses doigts habiles de ses heures de piano, qui font passer son couteau d’un sens à un autre pendant qu’elle poursuit "Par contre, je garde un oeil sur les annonces de boulot. Si t’es pas regardante sur la qualité du poste, tu trouveras vite." Elle peut bien se faire violence le temps de mettre de l’argent de côté, non ? Elle n’a pas apprécié faire la boniche, mais ça lui servira de mettre son ego de côté. C’est elle qui dit songe à ça, oui, mais elle y croit ; si elle veut une chance de s’en sortir, elle acceptera de serrer les dents quelques temps. Ensuite seulement elle pourra se montrer exigeante en refusant les sales besognes.

Jo, ça fait six ans qu’elle se tape des sales besognes, et ce n’est surement pas la devanture scintillante de Paradise City qui lui fera gober qu’y bosser n’en est pas une. C’est aussi pire qu’à L’Electric Playground, mais ça paie mieux. Le silence qui retombe entre elle et Isabel la fait camper un instant sur la position qu’elle maintient depuis tout à l’heure, à l’exception qu’elle pose finalement son couteau avec sa pomme quand elle s’approche à nouveau de la table de la cuisine "Y a une chambre de libre ici." lui fait-elle savoir en s'asseyant "Deux jours, ça me semble suffisant pour que tu te remettes la tête à l’endroit." Elle entend qu’elle a besoin de se poser, de se laver, de dormir surtout ; et de bouffer autre chose que cette merde qu’elle a fini par laisser de côté "Maintenant, deux jours ou pas, je vais pas te mentir, y a des règles ici, et je pense pas qu’elles soient déraisonnables, donc évite de te comporter comme si c’était un squatte." Règle numéro une, pourrait-elle apposer à ça, mais elle ne le fait pas, son regard rivé droit sur la jeune femme.

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Pourquoi je ferais ça ? Jo hausse les épaules. Elle a envie de lui répondre qu’elle n’en sait rien, que ça paraît logique sur le papier, mais que c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Elle n’a pas envie qu’elle lui retourne des questions en se basant sur ce genre de rhétorique à la con, alors elle ferme sa gueule, continue de l’écouter, et se fait percuter en plein coeur par ce qu’elle lui confesse. Elle vient donc elle aussi d’un foyer où les exigences impliquent d’oublier son individualité ? Elle reste impassible, mais ça lui fait mal quelque part entre son coeur et son ventre, là où ça se tord un peu quand elle pense à son père qu’elle déteste, à sa mère qu’elle ne comprend pas, et à ses frères qui sont tous assez lâches pour préférer filer droit que de se rebeller contre l’autorité. Elle abandonne sa pomme, s’amuse avec son couteau, et commente après un temps infini à réfléchir au meilleur commentaire à apposer aux confessions d’Isabel "Elle t’a fait une fleur en te foutant dehors en vrai." Franchement "C’est pas une vie de vivre avec les exigences des autres sur le dos. T’es libre maintenant, tu le savoureras plus tard, quand tu te rendras compte que c’est mieux comme ça." Je te le promets, se retient-elle d’ajouter. Elle sait ce que ça fait, et ça fait peur, de se retrouver soudainement défaite d’une emprise comme celle qu’exerce parfois des parents sur leurs enfants. Même quand ça a été planifié, réfléchi, ça fout la frousse de se retrouver maître de son destin, Jo le sait, mais Jo préfère ne rien dire, surtout pas alors qu’elle se met à la questionner en retour "Ma grand-mère est cool." Euphémisme. Elle l’aime comme si c’était elle, sa mère "Je vais te la présenter après." Reste à savoir si elle va la prévenir pour son Alzheimer. C’est un problème pour un autre moment, elle suppose.

"Mais attends, t’as quel âge pour avoir des dettes ?" Elle s’en amuse d’un léger rire, ses sourcils se fronçant de perplexité. C’est elle, ou Isabel se comporte comme une meuf de trente piges alors qu’elle a encore du lait qui lui dégouline du nez ? C’est une constatation, pas un jugement (hm), étant donné qu’à son âge, Jo ne bradait pas ses travers de rombière qui a roulé sa bosse, abimée par la vie et les épreuves, mais putain que c’est dur de voir une gamine comme elle se comporter comme ça alors qu’elle a encore toute la vie devant elle. Elle vient s’asseoir à nouveau, tend l’oreille à ce qu’elle ajoute au sujet de cette personne qui l’a plus ou moins obligée à prendre ses cliques et ses claques "Mal comportée du genre ? Main aux fesses, ce genre de mauvais comportement ?" La grande gueule de Jo a ses limites, ainsi elle se rend compte que sur ce coup-là, c’est beaucoup trop délicat pour qu’elle veuille connaître la réponse, et elle ponctue en se recalant dans sa chaise "T’es pas obligée de répondre. Mais ça craint." Autant que de se retrouver à la rue. Merde, elle cumule les coups durs, cette pauvre gosse.

Ça lui donne envie de l’aider, de lui faire réaliser que tout le monde n’est pas là pour lui mettre des bâtons dans les roues. Elle le regrettera surement, mais Jo est comme ça ; ses élans de générosité ne sont pas rares en vérité, elle reste tout de même trop sauvage pour en gracier n’importe qui. Mais Isabel la touche, elle la ramène à l’idée que si elle-même avait fait d’autres choix, elle aurait accusé autant de malchance qu’elle "Si t’es intéressée par l’Electric, je peux parler de toi au patron. C’est un connard, mais il a toujours besoin de quelqu’un, et t’es mignonne, il va pas chercher plus loin." lui dit-elle finalement avant de la soulager d’un poids en revenant sur la possibilité pour elle de rester ici quelques jours. Elle l’observe, et remarque qu’elle a le bout du nez rougit, qu’elle a aussi les yeux qui suintent la fièvre. Mentalement, elle se dit que si elle refile sa merde à sa grand-mère, elle aura à faire à elle, mais se tait, et repousse son merci d’un roulement d’yeux tout en se levant à nouveau. Elle est du genre à ne pas tenir en place, quiconque la côtoie s’en rend rapidement compte "Pas de garçons, pas de drogues — je parle de clopes aussi, tu fumes pas à l’intérieur ni dans la véranda, le jardin est assez grand pour que tu te trouves un coin tranquille —, pas de bruit. Si tu voles un truc, je te défonce la gueule avant de te dénoncer aux flics, et crois pas que je plaisante, j’ai pas peur de me salir les mains, moi non plus." Elle n’a pas peur de se faire mal surtout, c’est ce qui la rend plutôt redoutable malgré sa petite taille et son poids plume. Brusquement, elle tire sur un tiroir, y déniche un flacon de paracétamol, et continue en faisant un tour sur elle-même pour rejoindre Isabel "On prend nos repas avec ma grand-mère, ça inclus le petit-déj — pas de grasse-mat’, le max c’est huit heures —, et on la laisse tranquille quand elle dit qu’elle est fatiguée. Sa chambre est au rez-de-chaussée, c’est chasse gardée." Elle pose le flacon devant la jeune femme, la quitte à nouveau pour aller prendre un verre d’eau directement depuis le robinet d’eau froide "C’est pas un club de vacances, donc tu mets la main à la patte, que tu restes deux jours ou une semaine." Cette fois, c’est le verre d’eau qu’elle pose devant elle "Je bosse de nuit, alors je compte sur toi pour rester à l’affût. C’est un quartier calme, mais y a des tarés partout." Ça te semble raisonnable comme règles ? lui demande le regard qu’elle lui lance sans délai quand elle se laisse reposer juste à ses côtés, fesses contre le bord de la table.