Elle n'avait plus envie d'essayer de faire semblant. Jules avait été contente à l'idée de retrouver son ami, de passer du temps avec lui. Elle s'était imaginée, un peu naïvement peut-être, qu'ils parleraient de tout et de rien. Qu'ils se raconteraient de petites anecdotes drôles, après s'être tous les deux mis au point sur la vie de l'autre. En somme, elle avait imaginé un moment convivial, et ce n'était malheureusement pas le chemin que prenait cette soirée. Pour une raison qui lui échappait, Enzo s'était brusquement fermé, et ne répondait à ses questions que par pur automatisme, sans même vouloir y mettre un peu d'entrain ou d'engouement. Elle avait la désagréable impression qu'il n'était là que par pure obligation, et ça la blessait plus que ça ne l'énervait. « D'accord. » Commenta-t-elle simplement. Puisqu'il n'avait pas envie de faire la conversation et qu'il ne pouvait rien dire, elle préféra ne pas épiloguer. Jules n'avait pas l'habitude de contraindre ou de forcer les gens ; elle savait mieux que quiconque que la vie était trop courte pour s'embarrasser de futilités. Imitant l'agent de stups, elle plongea le nez dans son assiette, et picora plus qu'elle ne mangea. Une rondelle de tomate. Quelques feuilles de salade. Une bouchée de son toast au fromage, puis une deuxième. Elle se força à finir le minuscule bout qu'il lui restait, et reposa sa fourchette. La situation actuelle lui coupait l'appétit ; elle repoussa son assiette, et regarda Enzo en silence. À l'inverse, lui semblait pressé d'engloutir tout ce qui se trouvait dans son assiette – quitte à s'étouffer au passage. Jules décida qu'il était grand temps que l'un d'eux ose mettre fin à ce calvaire ; elle prit donc les devants, après avoir compris qu'Enzo n'était visiblement pas prêt à le faire. « Je suis désolée, mais je ne vais pas rentrer trop tard ce soir. » Déclara-t-elle à voix basse, un peu intimidée. Elle se demandait comment il allait réagir, puisque ce soir, rien n'avait été logique. Elle s'attendait à tout – au meilleur comme au pire. « Je suis fatiguée. » Se justifia-t-elle. Elle exagérait, évidemment. Elle n'était pas dans une forme olympique, mais tout de même, fatiguée était un bien grand mot. « Tu ne m'en veux pas ? » Demanda-t-elle, relevant finalement les yeux vers Enzo, qui finissait son assiette. Au moins, ça ne lui avait pas coupé l'appétit. C'était déjà un bon point.

Elle eut un sourire désabusé, mais ne réfuta pas cette théorie. Elle n'était pas idiote : elle savait pertinemment qu'Enzo mentait – ou plus exactement, qu'il arrangeait la réalité pour la rendre plus acceptable. « C'est le moins que l'on puisse dire. » Souffla-t-elle à voix basse, masquant difficilement une pointe de déception derrière un sourire quelque peu forcé. Jules avait suffisamment de tact pour faire semblant, pour ne pas mettre les gens dans l'embarras. Elle avait été bien élevée, elle avait des valeurs, et par dessus le marché, elle avait une sainte horreur du conflit. Elle préférait éviter les problèmes plutôt que de les ressasser et les entretenir. Elle craignait le conflit, et les conséquences que de pareils chamboulements pouvaient avoir. Elle remit ses couverts en place, et recula sa chaise. « Je suis contente d'avoir passé un petit moment avec toi. » Ce n'était pas un mensonge : elle n'avait pas vu son ami depuis quelques semaines, et elle s'était fait une joie de le revoir. Bien sûr, la soirée ne s'était pas franchement déroulée comme elle l'avait espéré – elle s'était même imaginée qu'ils sortiraient ensemble dans un bar, comme ils l'avaient fait par le passé. Mais ils n'en avaient eu ni le temps, ni l'opportunité : Enzo s'était brusquement fermé comme une huître lorsqu'elle lui avait parlé d'Aaron. Elle se leva, enfila son gilet, et attrapa son sac à main. Elle se pencha vers Enzo, déposa ses lèvres sur sa joue, et lui décocha un ultime sourire avant de murmurer : « A bientôt. » Elle s'éloigna dans le restaurant, prenant le chemin de la sortie. Elle se mordit l'intérieur de la joue, alors qu'elle réalisait qu'elle venait de dire un gros mensonge : elle ne pensait pas revoir Enzo de si tôt. Sa réaction avait été trop surprenante, trop excessive, trop...  Exagérée. Elle n'oserait jamais le rappeler, et encore moins lui proposer de sortir. Elle n'oserait jamais faire un pas vers lui, par peur d'être rejetée. Elle eut un pincement au cœur, alors qu'elle entendait la porte du restaurant claquer derrière elle. Le symbole d'une page qui se tourne ? Peut-être bien.