L’atelier se trouve dans les combles de l’immeuble dans lequel je loge, quasiment au-dessus de mon appartement. Deux anciennes chambres de bonnes dont le mur de séparation a été démoli pour ne former qu’une seule grande pièce mansardée, avec toutes les commodités. Le propriétaire du bâtiment a accepté que je loue cet endroit pour y installer tout mon matériel, mes sculptures, peintures, et tout cet entassement de choses et d’autres que les artistes savent si bien accumuler ‘’juste au cas où’’. Le plafond est assez bas, troué de deux fenêtres inclinées orientées au sud, baignant ainsi l’atelier dans la lumière toute la journée. Les murs sont tapissés de peintures, croquis, entre photographies, ainsi que d’étagères débordantes de livres, de souvenirs, d’outils. Un piano, un canapé et un chevalet dans un coin, une montagne de bois flotté ou pétrifié ainsi que des barrettes d’aluminium et d’étain de l’autre, une grande table sur laquelle traîne un chalumeau, et un peu partout dans l’espace, au sol, accrochées, suspendues, des sculptures qui rassemblent mes deux matériaux de prédilection. Il y a ici mon univers, celui que je garde secret. Une bulle dans laquelle je me sens bien. Un jour, dans l’idéal, je pourrai faire bâtir un escalier entre mon appartement et l’atelier pour passer de l’un à l’autre en épargnant le tracas de l’ouverture de la trappe du plafond du couloir et du déploiement de l’échelle à mes voisins de palier. Mais ça ne sera pas pour tout de suite. Timidement, j’invite Jules à monter les étroits barreaux en bois, restant derrière elle au cas où elle en raterait un et manquerait de tomber –après tout, j’ai pu admirer sa maladresse plus d’une fois. Mais elle parvient au sommet sans encombre. Je grimpe à mon tour pour la rejoindre, replie l’échelle, ferme la trappe, puis époussette mes mains pleines de tout ce plâtre qui s’effrite à chaque fois sur mon jean. J’aurais préféré garder le tout ouvert afin que la jeune femme ne se sente pas prisonnière ou prise au piège ici, sait-on jamais à quel point les demoiselles peuvent se montrer craintives de nos jours, même en présence d’une personne qu’elles connaissent bien. J’avais promis à Jules que je lui montrerai cet endroit un jour. Elle semblait avoir tant d’intérêt pour celui-ci avant même d’y avoir mis les pieds. Entre les examens de mes élèves et le reste de mes travaux, sans oublier mon attachement à mes soirées solitaires afin de pouvoir souffler, cela a demandé un peu de temps. Mais je me suis finalement décidé à accueillir Jules après nos journées de travail respectives. Elle peut voir l’atelier au meilleur moment de la journée, en fin d’après-midi, dans le soleil bas rend les murs dorés et fait scintiller le métal de part et d’autre de la pièce. « Bienvenue dans mon antre. » lui dis-je avec un léger sourire gêné. La jeune femme n’a pas encore mis un pied dans mon appartement, mais je me suis dit que si je m’en trouve le courage, quand nous aurons fini ici, je pourrai lui proposer de rester dîner. Silencieux, en retrait, je la laisse observer tout ceci. Je ne suis pas très bon en visites guidées, je ne saurais pas par où commencer si je devais lui expliquer quelles sont telles ou telles choses. Je me contente de scruter ses réactions. Mais lorsque le silence commence à me rendre trop nerveux, je finis par lui demander ; « Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Sois objective, je n’aime pas qu’on me caresse dans le sens du poil. »
Lorsqu'elle avait reçu un coup de téléphone de la part d'Aaron, un sourire aussi sincère qu'innocent s'était glissé sur ses lèvres. Du bout des lèvres, comme s'il avait longuement réfléchi et hésité, il lui avait proposé de venir le retrouver. Chez lui. Lorsqu'elle sortirait du travail. Elle s'était empressée d'accepter, frétillant déjà d'impatience à l'idée de partager un moment agréable avec lui. À chaque fois qu'ils s'étaient vus, leurs escapades avaient été, pour Jules, une bulle d'air dans son quotidien quelque peu monotone. Elle avait apprécié sa présence, sa compagnie, et les instants d'insouciances qu'ils avaient partagé. Perturbée par cet appel, l'Américaine n'avait pas été capable de se concentrer à nouveau. Rien de surprenant, après tout : elle s'était mise à rêvasser, s'imaginant mille scénario. Si Aaron n'avait rien derrière la tête, elle l'entraînerait à l'Ophélie, ce restaurant qu'elle adorait et où travaillait son ami Lawrence. Ils pourraient ensuite se balader le long de la plage, ou aller au musée, ou se faire un cinéma. Les options ne manquaient pas ; pour Jules, l'important était avant tout de passer du temps avec son ami. Son ami pour qui elle avait des sentiments un peu particuliers.
Jules avait dit à Aaron qu'elle le retrouverait en sortant du travail. Trop d'impatience mène à l'imprudence : Jules avait manqué de discernement, et s'en mordait désormais les doigts. Elle s'arrêta pendant une seconde devant la vitrine d'un magasin de chaussures, et passa une main dans ses cheveux. Elle les ébouriffa un peu, et entreprit ensuite de lisser les plis de sa jupe. Elle arrêta sa mise en beauté en croisant le regard interloqué d'une vendeuse, qui l'observait depuis l'intérieur de la boutique. Jules piqua un fard et lui fit un léger sourire, avant de s'éloigner dans la rue. Puisque tout le monde s'acharnait contre elle... Elle n'avait plus qu'à se plier aux volontés divines – et à sa malchance légendaire. Elle retrouva Aaron en bas de chez lui, comme convenu. Une fois qu'ils furent débarrasser des commodités d'usage, elle entreprit de le suivre le long de couloirs, de plus en plus sombre. Elle entreprit de monter l'échelle, et se retourna, indécise, avant de finalement disparaître dans le maigre espace qu'Aaron avait ouvert. Et lorsqu'elle comprit où elle venait d'atterrir, elle resta bouche bée. Elle n'attendit pas que le metteur en scène arrive pour écarquiller les yeux, et observer tout ce qu'elle pouvait. « J'en reviens pas. » Murmura-t-elle à voix basse, en se retournant vers Aaron. Elle lui offrit son plus beau sourire, et repartit dans son exploration. Elle s'arrêta devant chaque œuvre, et contempla chaque détail, chaque courbe. Le silence ne l'incommodait pas ; elle adorait chaque seconde qui passait, et voulait en profiter le plus possible. « Chut. » Souffla-t-elle, sans même prendre le temps de le regarder. L'artiste semblait tendu, alors que l'Américaine restait sans voix. « Laisse-moi profiter de ce moment. » L'implora-t-elle, se retournant une nouvelle fois vers lui, alors qu'il attendait avec impatience son compte-rendu. Peur de décevoir ? Ou besoin d'avoir l'approbation d'une professionnelle ? Aaron devait pourtant savoir que l'art était subjectif – il était laissé à chacun le loisir d'apprécier, ou de ne pas aimer. « Je peux ? » Demanda-t-elle, les doigts suspendus à quelques malheureux millimètres d'une sculpture. Elle avait rêvé de ce moment. De cet instant où, enfin, Aaron lui ouvrirait les portes de son antre. Où il lui ferait découvrir son art, sa sensibilité – en somme, celui qu'il était. Elle lui en était infiniment reconnaissante. « Pourquoi doutes-tu de toi ? Tu as un réel talent. » Dit-elle en continuant son exploration.
Les yeux écarquillés, je n’ose plus rien dire après l’injonction de Jules. Je garde les mains sagement croisées dans le dos pour cesser de jouer et torturer mes doigts nerveusement. Je n’ose pas vraiment regarder la jeune femme qui poursuit sa découverte de l’atelier, de peur de discerner une expression négative sur son joli visage, pourtant mes yeux ne peuvent pas s’empêcher de tomber sur elle. Alors je l’observe en silence, profitant du fait qu’elle semble complètement obnubilée par ce qu’elle voit pour admirer ses traits dans le bain de lumière dorée qui remplit la pièce. Cela lui donne des airs d’ange, comme une apparition à peine réelle. Ses doigts qui frôlent à peine les sculptures me coupent à chaque fois un peu le souffle. Ils approchent un peu de mon âme. Lorsqu’elle demande à pouvoir en toucher une, je reste silencieux quelques secondes avant de lui donner l’autorisation d’un timide signe de tête. C’est solide et cela ne risque vraiment pas de casser, elle peut la parcourir autant qu’elle le veut, l’inspecter sous toutes les coutures. Mais cela me paralyse complètement que ce soit Jules qui s’attarde dessus. Je déglutis difficilement et me fais violence pour faire quelques pas dans l’atelier avant que la jeune femme ne devine tout mon malaise. Mais il se trahit au rire nerveux que je laisse échapper quand elle dit me trouver du talent. « C’est très gentil. Je… Disons que depuis que je suis en Australie, j’expose peu, je ne vends rien, alors forcément… » Je hausse les épaules. Tout était si différent en Italie. J’avais un franc succès, de belles critiques concernant mes œuvres, elles étaient prisées sur le marché de l’art si bien que je pouvais me permettre de ne plus prendre de commandes et d’aller au gré de mon inspiration en sachant qu’il y aura toujours un acheteur ou une galerie pour m’exposer. Si j’étais resté là-bas, qui sait si je n’aurais pas fini par être exposé dans les plus grands musés aux côtés d’autres artistes illustres, faisant ma place au panthéon des sculpteurs nationaux contemporains. C’est un rêve sur lequel j’ai tiré un trait pour ma femme. « Au bout d’un moment, on doute de soi. » dis-je pour finalement conclure ma phrase avec un petit sourire nostalgique. Ca n’était pas mon destin, voilà tout. Aujourd’hui, ici, je ne suis personne, et là-bas, on ne se souvient plus de moi. « Je suis content si tu apprécies mon travail. » j’avoue timidement. « On s’habitue aux critiques avec le temps, mais ton jugement me rendait nerveux. » Pour ne pas dire mort de peur à l’idée qu’elle n’aime pas cette partie de moi. Car mon travail est un morceau de mon être qui est au plus près de qui je suis. J’aurais été si déçu qu’elle n’y trouve aucun intérêt.
Jules avait attendu des semaines entières avant qu'Aaron ne se décide à lui ouvrir les portes de son atelier. Et maintenant que cela se produisait enfin, elle avait un mal fou à réaliser : elle avait l'impression de découvrir un pan entier de la personnalité du metteur en scène. Un pan qu'il lui aurait caché, à la fois par timidité et par pudeur. Un pan qu'elle était désormais ravie de pouvoir découvrir, et explorer à sa guise. Elle s'était avancée dans l'atelier, d'abord hésitante, puis de plus en plus confiante. Elle se sentait à l'aise, ici. Heureuse. Apaisée. « Van Gogh était un génie, mais personne n'a su le déceler à temps. » Souffla-t-elle en haussant les épaules. Elle en était désormais convaincue : le talent d'Aaron serait connu et reconnu, tôt ou tard. Il ne pouvait pas en être autrement. Son art laissait deviner sa sensibilité, son implication. Elle avait continué son observation, avant qu'une possible signification de ses propos lui venait à l'esprit. Elle se retourna vers l'artiste, une main posée sur la bouche. « Je ne voulais pas dire ça. » Elle se mordit l'intérieur de la joue, alors que ses joues se tintaient d'un rouge un peu trop visible à son goût. Décidément, dès qu'elle était avec lui, elle avait une fâcheuse tendance à gaffer. « Je suis sûre que tu auras une issue plus... Enviable. » Finit-elle par dire, hésitant sur les mots à employer. Elle se serait giflée. Tant de maladresse en une seule et même personne... C'était impossible, elle était maudite. Elle préféra se détourner de l'artiste ; reine de la fuite, elle se dérobait une fois de plus plutôt que de se confronter à lui. « Ne doute pas trop, Aaron. » Dit-elle d'une voix douce, alors qu'elle s'arrêtait devant une statue. Comme elle l'avait fait pour les autres, elle prit le temps de l'observer sous tous les angles. Ses doigts s'approchèrent du métal, puis elle réalisa qu'elle n'avait aucun droit de se montrer si tactile. Elle demanda donc la permission au principal intéressé, et après avoir obtenu son accord, franchit le maigre espace qui séparait ses doigts de la sculpture. Elle suivit les contours, d'un touché presque aérien pour éviter de l'abîmer. « Combien de temps ça te prend, pour réaliser une sculpture comme celle-là ? » Demanda-t-elle, désignant d'un coup d'oeil la sculpture qu'elle était en train d'effleurer. « C'est ma préférée. » Avoua-t-elle en souriant. Elle s'en détacha, et fit quelques pas en direction de la fenêtre. Elle fut pourtant coupée dans son élan par les propos d'Aaron, qui la laissèrent quelque peu hésitante. « Pourquoi ? » L'interrogea-t-elle, curieuse. Elle n'était pas une critique d'art reconnue. Elle ne faisait pas la pluie et le beau temps sur le marché de l'art. Ses préférences ne faisaient pas monter les notoriétés (et les prix, accessoirement) des artistes. « Je ne suis personne. » Personne qui pouvait changer son destin, en tout cas. Personne qui laisserait une trace dans le monde artistique, contrairement à Aaron qui lui, produisait. Elle n'était qu'une petite journaliste débutante, une cantatrice qui avait perdu sa voix, une gamine qui devait encore faire ses preuves, et qui était passionnée par l'art en général. En somme, elle n'était personne. « Mais sois rassuré. J'apprécie ce que tu fais. » Ajouta-t-elle en revenant vers lui, après s'être rendue compte que la situation devenait un peu trop solennelle, presque triste.
La jeune femme s’emmêle les pinceaux dans cette comparaison avec Van Gogh dans laquelle elle est la seule ici à avoir décelé le moindre mal. Je souris en coin. Non pas que je me moque, mais Jules a des mimiques parfois si attendrissantes lorsqu’elle est un peu gênée et qui ne la rendent que plus adorable. Elle par rattraper ce qui n’a pas besoin d’être rattrapé en m’assurant une autre fin que celle du génie de la peinture. « Je l’espère en tout cas ! » je réponds avec un petit rire amusé. De toute manière, je ne me verrais jamais mettre fin à mes jours, ce n’est pas une pensée acceptable pour moi. J’ai bien trop de raisons d’être en vie et d’apprécier mon existence, aussi monotone puisse-t-elle être parfois. Pour mes élèves, pour le théâtre, pour mon art, pour ces petits moments passés avec Jules. Elle s’attarde sur une sculpture qui semble capter toute son attention. Malgré mon approbation elle ose à peine toucher l’œuvre. Elle met tant d’application dans le parcours de ses doigts que j’en souris de nouveau. Adorable. « Ca dépend… » je réponds à sa question. Le temps de trouver le bon bois, le bon morceau de métal, d’avoir l’inspiration et que celle-ci ne fasse pas des siennes en allant et venant avec des jours d’intervalle. « Parfois une semaine, parfois un mois. » Parfois une seule journée sans dormir, sans boire ni manger, trop porté par un projet. Les artistes sont tous un peu fous lorsqu’ils sont happés dans l’inspiration. « Le plus dur n’est pas tant d’assembler tous les éléments, mais de trouver les matériaux qui ont envie de se marier ensemble, et la manière de les mêler. » L’idée, en somme. Les éléments se parlent, communiquent, sont plus enclins à prendre une forme plutôt qu’une autre, et c’est souvent à moi de m’adapter à leurs souhaits plutôt que eux aux miens –et puis, je ne me permettrais pas de forcer les éléments à répondre à ma volonté, je préfère les écouter. Pour en revenir à l’œuvre précisément indiquée par Jules, je reprends ; « Celle-là… Elle ne m’avait pris que quelques jours. » Je me souviens qu’elle fait partie des fulgurances, mais elle n’est pas toute récente. Aujourd’hui, mon esprit est plus chargé de nombreux parasites qui interfèrent avec mon travail. « Les plus réussies sont toujours celles pour lesquelles j’ai le moins réfléchi. » j’avoue en haussant les épaules. Quand je me laisse guider et que je fais le vide dans mon esprit pendant des heures, protégé du monde derrière mon masque de fer et hypnotisé par les étincelles du chalumeau. Aujourd’hui, faute de réelle inspiration, je me contente surtout de ne pas perdre la main en matière de technique. Cela donne des sculptures avec un peu moins d’âme. Je me retrouve bien idiot lorsque je dois expliquer à Jules pourquoi son avis importe pour moi. Je n’avais pas pensé qu’elle puisse poser pareille question. Je m’éclaircis la voix une nouvelle fois, nerveux. « Eh bien, tu n’es pas personne pour moi. » dis-je en m’approchant un peu d’elle, pas à pas. « Tu es… Une jeune femme très belle et talentueuse qui a toute mon admiration, et dont l’avis compte beaucoup pour moi. » J’ai dit belle ? J’ai dit belle. Et avant de m’en rendre compte, mon regard s’est planté dans le sien et j’ai atterri devant elle, ses mains dans les miennes pour appuyer la sincérité de mes propos. « Tu es… précieuse, à mes yeux. » C’est dit. Maintenant, vite, mes mains s’esquivent, mon regard fuit, je m’éloigne d’autant de pas que j’en avais fait pour approcher, et je cherche un trou de souris dans lequel me planquer en tête-à-tête avec ma honte. Je fais le tour de la sculpture en question, cherche comment détourner la conversation. « Je l’ai faite peu après le décès de ma femme, quand je me suis installé à Brisbane. Je suppose que c’est pour ça que, paradoxalement, cette sculpture est de celles qui a le plus d’âme. » Si l’intention était de plomber un peu plus l’ambiance, Aaron, c’est une réussite sans conteste.
« Je... On fera tout pour, en tout cas. » Fit-elle remarquer, après s'être rattrapée de justesse. Elle avait été sur le point de se mettre en sujet principal de la phrase, grande optimiste – et naïve – qu'elle était. Mais elle n'avait aucun droit d’ingérence dans les affaires d'autrui, et encore moins de celles de son ancien metteur en scène. Il l'avait commandée, dirigée autrefois. Leurs rapports avaient été professionnels avant d'être cordiaux et amicaux. Elle lui fut reconnaissante de ne pas l'enfoncer davantage, alors qu'elle peinait déjà à se sentir du merdier dans lequel elle s'était elle-même mise. Un sourire passa furtivement sur ses lèvres, puis elle continua son observation, s'arrêtant plus ou moins longtemps devant chacune des pièces qui lui étaient données à voir. Jules se questionnait à haute-voix, et Aaron lui faisait l'honneur de lui répondre. « Ou est-ce que tu te fournis ? » L'interrogea-t-elle, alors qu'il lui parlait des différents matériaux qu'il utilisait. Elle le regardait parler, subjuguée par ses propos. Il était passionné par ce qu'il faisait, c'était indéniable. Chacun de ses mots reflétait son intérêt, son travail, ses réflexions. C'était le travail d'un homme qui connaissait bien son travail, c'était évident. « Ça fait combien de temps que tu as commencé la sculpture ? » Demanda-t-elle, après avoir finalement laissé ses doigts voguer sur la création d'Aaron. Elle avait effleuré, pendant de longues secondes, les contours de la sculpture. Sans réellement pouvoir se l'expliquer, cette sculpture lui parlait. Faisait écho en elle. « Et comment en es-tu arrivé là ? » Jules pensait, peut-être à tort, peut-être à raison, que la sculpture n'était pas le domaine artistique vers lequel on se tournait spontanément. Elle s'imaginait que c'était le résultat d'un cheminement plus ou moins long, plus ou moins escarpé. « Parce que ce sont des émotions exprimées à l'état pur, sans filtre ? » Demanda-t-elle, avançant toujours dans l'atelier du maître. Inconsciemment, sa réaction fit prendre à la conversation une tournure bien plus ambiguë, et bien plus dramatique aussi. Elle n'en prit conscience que lorsqu'elle vit qu'Aaron était venue la rejoindre, et l'air très sérieux. « Je... » Elle en avait perdu son latin. Elle se sentit fondre, couvée par ce regard déterminé. Liquéfiée par ses paroles, par ses mains chaudes qui enserraient les siennes avec douceur et délicatesse, par l'improbabilité de ce moment. Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine qu'elle avait l'impression que même Aaron pouvait l'entendre, tout comme il pouvait sans doute deviner la rougeur qui apparaissait sur les joues de l'Américaine. Elle se demanda encore combien de temps elle pourrait occulter ses sentiments, juste pour avoir le plaisir de passer un moment avec lui. Combien de temps elle pourrait encore tenir. Combien de temps elle mettrait avant de faire une gaffe, ou avant de trahir ses véritables sentiments, ou encore avant de flancher. Elle entrelaça ses doigts aux siens, et profita de son emprise pour porter sa main jusqu'à son visage. Elle en embrassa délicatement la paume, et garda les yeux baissés un instant. « Merci. » Murmura-t-elle du bout des lèvres, alors qu'il relâchait la pression sur ses mains, s'éloignant pour ne pas revenir. Combien de temps pourrait-elle supporter leur proximité, sans pour autant jamais avoir le droit de l'effleurer, de le toucher, de l'embrasser ? Son esprit avait déjà flanché une fois, par le passé ; il n'y avait pas de raison pour que ce soit différent cette fois-ci. « Qu... Quoi ? » Demanda-t-elle doucement, contournant la statue pour affronter le metteur en scène. « Qu'est-ce que tu as dit ? » Elle voulait s'en assurer, mais savait pertinemment qu'elle était bien trop jeune pour que son audition ne commence à lui jouer des tours. « Mais Aaron... » Commença-t-elle, avant de poser une main sur son avant-bras. Ils partagèrent un long regard, et Jules finit par ouvrir ses bras pour l'enlacer, avec toute la force et l'amour dont elle était capable. Sa main droite caressa distraitement l'échine courbée d'Aaron, alors qu'elle murmurait : « Pourquoi tu ne m'as rien dit plus tôt ? » Ce n'était en rien un reproche ; juste une question. Elle se pensait son amie. Et à quoi servaient-ils, les amis, s'ils n'étaient pas foutus d'être présents dans les pires moments ?
Les questions de Jules fusent, et j'y réponds sans me faire prier, tout naturellement. Ce sont des questions que j'ai déjà entendues par le passé, mais bien moins depuis que je suis en Australie. Même lorsqu'il m'arrive d'exposer, l'intérêt est loin d'être le même que celui de mes compatriotes lorsque j'étais en Italie. « Je fais livrer le bois fossile d'Indonésie depuis que je suis en Australie. Le métal, que ce soit le cuivre, l'étain ou l'aluminium, c'est de la récup'. » Dealée auprès de revendeurs qui les ont eux même reçues de manière assez obscure -et cela ne me regarde pas. Je cherche des morceaux usés, ayant vécu, déformés, et cela ne se trouve pas sur internet. Je dois le dénicher moi-même. Le bois, lui, coûte une petite fortune. Il est à mes yeux l'une des choses les plus fascinantes qui existent. « Longtemps. » je réponds avec un petit rire concernant la naissance de ma carrière de sculpteur. « Ca doit faire vingt ans maintenant. » Dans ces eaux-là. « Je crois que j'ai toujours voulu être artiste. D'abord architecte, mais rapidement les dessins des bâtiments devenaient des compositions plus expressives, alors j'ai commencé à peindre en parallèle de mon activité dans l'atelier d'architectes où je travaillais. Avec de la curiosité, une chose en amenant une autre, j'ai commencé à donner un cadre plus matériel à mon imagination. Je devais seulement trouver les matériaux qui me parlaient, et j'ai jeté mon dévolu sur ceux-ci. » Bois pétrifié et métal. L'intérêt de leur assimilation, leur contraste, ferait sûrement l'objet d'un long débat de comptoir entre ivrognes tant il est évident. La nature contre l'humain, ce genre de choses. Pour moi, leur mise en relation représente les entraves civilisées que nous imposons à notre propre nature, l'essence de chaque individu. Et selon les émotions, même l'éducation et la pression sociale ne parvient pas à contenir le naturel. Alors forcément, les sculptures les plus réussies sont celles qui ont nécessité le moins d'intellect. Quand l'essence et l'émotion brut a pris le dessus. J'acquiesce d'un simple signe de tête à ce sujet. « Je reconnais l'apprentie journaliste en toi. » je fais remarquer avec un sourire. Toutes ces questions et son œil à la fois curieux et analytique. « Ne t'en fais pas, tes questions ne me dérangent pas, ça me fait plaisir que tu t'intéresses autant à ce que je fais. » Même si elle pense n'être personne, et que son avis ne compte pas. Je lui explique à quel point il compte pour moi, avec une ferveur qui me fait craindre qu'elle puisse lire en moi ce qui se cache entre les lignes, ce que je ressens -ou crois ressentir- pour elle. Un moment qui devient si étrange et effrayant que je préfère m'éloigner de Jules de quelques pas, revenant près de la statue qui a toute son attention depuis tout à l'heure. Celle qui représente ma peine et le vide face au décès d'Ella. Pas étonnant que ces émotions parlent à la petite mélancolique qui se trouve face à moi. Je fronce les sourcils face à sa réaction ; elle semble surprise d'apprendre la mort de mon épouse. Elle me prend dans ses bras et m'étreint avec tant d'affection que j'ai bien du mal à ne pas rougir. Sentir son corps collé ainsi au mien, sa main glissant dans mon dos, me rend plus nerveux que jamais. Je n'avais jamais pu connaître sa chaleur de si près, pas de cette manière, pas en dehors des courtes étreintes pour se féliciter après une bonne prestation. Et je me rends compte que cela me plaît énormément. Visiblement, elle n'était pas au courant pour Ella. « Que ma femme est décédée ? Je pensais te l'avoir dit. » Cela me semblait être évident. Mais je ne l'aurais pas mentionné une seule fois en un an complet de voyages avec la troupe ? Comme c'est étrange. Et finalement, peu surprenant. On ne crie pas ce genre d'information sur tous les toits. « Ce n'est pas une vérité facile à dire, mais ce n'est pas un secret. » dis-je en haussant les épaules. « Et puis, je commence à réussir à faire mon deuil, je pense. » Je ne veux pas que Jules ait de la peine pour moi ou soit gênée par rapport à cela. C'est la vie. Les gens vont et viennent, et je savais dès le départ qu'Ella partirait avant moi. « Ca remonte à cinq ans. Mucoviscidose. » j'ajoute avant que la jeune femme ne me pose la question -ou se retienne de me la poser. « J'ai été très déprimé pendant longtemps, j'avais l'impression de glisser vers la dépression sans rien pouvoir y faire. Puis on m'a donné l'opportunité d'être le metteur en scène d'un Opéra et d'être sur les routes pendant un an. Je me suis dit que cela serait un excellent nouveau départ pour moi. C'était sûrement la meilleure décision que j'ai pu prendre. » C'est en effet pendant ce voyage que je suis parvenu à me reprendre, à me dire qu'il me reste des choses à voir, à vivre, et que le monde ne s'est pas arrêté de tourner. J'ai rencontré Jules, et j'ai réalisé que mon coeur pouvait se remettre à battre pour quelqu'un, même si sur le moment cela me semblait être une trahison vis à vis de la mémoire d'Ella. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si je dois laisser la porte ouvertes aux sentiments qui me hantent à chaque fois que la jeune femme est dans les parages.
« Artiste et écolo en plus ? » Plaisanta-t-elle en souriant. Cela dit, cette facette n'était pas pour lui déplaire ; cela prouvait qu'Aaron était capable de conjuguer au présent son art et son temps. Elle continua son exploration en silence, mais ne s'interdit pas de poser toutes les questions qui lui passaient par la tête. « Tu as choisi ces matériaux comme ça ? Par hasard ? » Cette option lui semblait hautement improbable. Il avait dû tâtonner avant de trouver ce qui lui convenait le plus. À moins d'avoir eu de la chance, évidemment. « Désolée. L'habitude. Et l'intérêt, aussi. » Expliqua-t-elle en haussant les épaules. Depuis qu'elle travaillait au journal de Brisbane, elle avait bien remarqué que son analyse s'était affinée. Elle partait du général pour aller au particulier. Les questions étaient moins préparées, mais s'enchaînaient tout autant. Sa passion pour l'art faisait la plus grosse partie du travail. « Promis, je n'écrirais aucun article sur toi sans ton avis, et sans te l'avoir montré avant. » Dit-elle, un peu amusée par la situation. Ils en avaient déjà parlé ensemble, mais ça n'avait jamais été à l'ordre du jour. Jamais elle ne ferait ça, puisqu'elle partait du principe qu'il ne fallait pas faire aux autres ce que l'on n'aimerait qu'on nous fasse. « Ça me fait très plaisir de constater que tu me fais suffisamment confiance pour me laisser découvrir ton univers. » Finit-elle par dire, heureuse d'avoir eue cette chance. Obnubilée par ce qu'elle voyait, elle essayait de comprendre et de découvrir qui était réellement Aaron. Elle le savait : chacune de ses œuvres contenait un petit bout de lui, un petit peu de sa personnalité et de son histoire – d'où la délicatesse dont elle faisait preuve lorsqu'il s'agissait d'effleurer, du bout des doigts, les sculptures qui s'offraient à son regard. Ce sentiment se renforça encore davantage lorsque le metteur en scène lui fit une révélation fracassante sur sa vie privée. Sa femme était décédée. Jules aurait pu s'en réjouir, puisque l'absence d'une femme dans sa vie lui laissait le champs libre. Mais sa douceur, sa gentillesse, et son empathie naturelle l'empêchait de se réjouir d'une pareille nouvelle. Pire encore, elle sentait sa gorge se nouer sous le coup de l'émotion. Elle se détacha du metteur en scène, et essuya une larme qui glissait le long de sa joue. « Excuse-moi. » Dit-elle en secouant légèrement la tête. « Je suis ridicule. » Après tout, elle ne la connaissait même pas. Tout juste savait-elle qu'elle répondait au prénom d'Ella, et qu'ils avaient tous les deux profiter de leur vie commune, ne s'interdisant rien. « Comment as-tu pu garder pour toi un truc pareil ? » Demanda-t-elle, franchement surprise, et une fois remise de ses émotions. Mais sa surprise ne s'arrêta pas là ; en effet, il lui fit comprendre que son épouse était décédée avant que ne commence leur aventure internationale à l'Opéra. « Mais... Depuis combien de temps n'est-elle plus là ? » Elle craignait un peu d'entendre la réponse. Elle avait peur. Peur de s'être fourvoyée. Peur d'apprendre qu'il ne lui avait pas suffisamment fait confiance pour lui dire la vérité. Peur qu'il ne se soit pas assez senti à l'aise à ses côtés pour parler de choses plus personnelles. « Cinq ans... » Répéta-t-elle, la gorge nouée. Elle s'assit sur le canapé, les jambes coupées. « Je suis désolée. » Malgré son jeune âge, elle savait que la vie pouvait être cruelle. Aaron en avait fait l'amère expérience, lui aussi. « Je t'ai parlé de mon frère tellement de fois... » Murmura-t-elle, l'estomac noué et les mains devenues moites. Son frère, où sa douleur la plus vive, la plus aigue. L'absence qui la minait, et qui l'empêchait de vivre pleinement. « … Et tu n'as jamais évoqué ta femme. Comment as-tu pu supporter mes jérémiades alors que tu avais vécu bien pire ? » L'interrogea-t-elle. Elle avait, contrairement à lui, au moins une chance de voir son frère ouvrir à nouveau les yeux pour reprendre sa vie. Elle avait, contrairement à lui, la possibilité d'envisager une issue positive. « Moi qui pensais, égoïstement, être la seule à avoir été sauvée par cette expérience unique... » Souffla-elle avec un sourire timide. Son année, passée sur les routes du monde, l'avait aidée à avancer en composant avec ses malheurs, plutôt que de se lamenter dessus. Un pas vers la maturité et la sagesse ? Peut-être bien. « Pourquoi n'as-tu pas continué dans ce domaine ? » Si l'Opéra l'avait tant aidé, pourquoi s'en être détourné après la tournée ? Une autre opportunité ? L'envie de nouveauté ? « On ne t'a pas proposé d'autres projets, d'autres affections ? »
Il est étrange de constater que la mort de ma femme n’a pas été citée une seule fois en un an. Toute une année sur les routes accompagné d’une troupe, de personnes avec qui j’ai partagé mes journées et mes nuits, telle une famille de substitution pendant des mois. Je ne sais pas sur quel compte mettre cet étonnant fait. Est-ce que l’immersion était telle que je n’y pensais plus? Est-ce que c’est moi qui ne voulait pas l’évoquer pour que cette ombre cesse de me tourmenter? Est-ce que sa mort était une telle évidence à mes yeux que je n’ai pas songé à le préciser? D’ailleurs, est-ce qu’on m’a seulement demandé si j’avais une épouse et où elle se trouvait pendant que je partais parcourir le monde? Est-ce que j’ai parlé d’elle, au présent ou au passé? Je ne le sais plus. Cela n’a plus tant d’importance. Jules sait maintenant. “Tu n’es pas ridicule.” dis-je tout bas alors qu’elle essuie une petite larme qui a roulé sur sa joue. Attendri, je lui souris. Elle doit trouver cela bizarre d’être plus touchée par cette perte que je ne semble l’être à cet instant. Je m’éloigne de quelques pas pour tirer une feuille de tissus d’une boîte de mouchoirs et le donner à la jeune femme. Cela peut lui être utile si d’autres petites gouttes salées viennent à échapper de ses paupières. Je suis ses pas jusqu’au petit canapé qui se trouve dans l’atelier et la laisse s’asseoir. Je m’installe juste à côté d’elle, désolé de la mettre dans cet état. Ce n’était pas mon intention première en l’amenant ici. “Je ne le crie pas sur tous les toits”, je lui explique pour justifier ma discrétion au sujet de la mort d’Ella, “je ne tiens pas à ce que l’on ait de la peine pour elle ou pour moi. Comme je t’ai dit, nous avons bien vécu tous les deux. Il n’y a pas de quoi être si triste.” Mais je suppose que la mort atteint plus facilement les jeunes, qui n’y voient qu’une perte. Cela leur fait encore peur, comme toute chose inconnue et inidentifiable. C’est les années qui nous approchent de ce moment fatidique qui font relativiser à son sujet. Bienveillante, ma main se pose délicatement sur le genou de Jules qui a bien du mal à se remettre de la nouvelle. C’est si touchant sa part. “Je n’ai pas vécu pire. Et tes malheurs ne sont pas inférieurs au miens. Chacun vit ses propres peines, chacun les supporte selon sa force, il n’y a pas de course à qui souffre le plus, il n’y a pas d’échelle universelle de la douleur. Chacun sa croix.” Hors de question qu’elle se compare à moi. Nos caractères, nos vécus sont différents. A vrai dire, je m’estime heureux d’avoir épousé Ella en sachant exactement dans quoi je m’embarquais. Je savais déjà que le temps était compté, et que notre histoire serait éphémère. J’ai pu me préparer à sa mort dès le premier jour où je l’ai aimé. Cela n’a pas rendu le deuil plus facile, mais je parviens à tourner la page. Jules, elle, vit pire à mes yeux. Elle est dans le pire état qui soit; celui de l’attente et de l’incertitude, celui qui maintient sur un fil tendu entre espoir et désespoir. Je lui souris légèrement. La tournée nous a tous les deux aidés à aller mieux, à reprendre la vie du bon pied. Nous avons vécu une année baignant dans la beauté et la joie de produire quelque chose qui nous plaît, nous avons pratiqué cet exutoire pendant toute une année. Jules est alors surprise que, contrairement à elle, je n’ai pas poursuivi sur cette voie. Pourquoi je n’ai pas repris les voyages, continué à mettre en scène. Je hausse les épaules. “ J’aurais pu continuer et être sur les routes pendant encore un an ou deux, voire plus. Mais je ne voulais pas avoir l’impression de fuir.” Il fallait bien que je reprenne ma vie où je l’avais laissée, maintenant que je me sentais comme un homme plus neuf. “J’ai pris le temps de réfléchir, je suis rentré chez moi, à Florence, pendant quelques semaines. J’ai fait le point.” J’ai surtout pensé à Jules, pendant ces deux semaines en Italie. J’ai retourné notre relation et ce que j’éprouvais en sa présence dans tous les sens, je me suis noyé sous les questions qui ne trouvaient pas de réponse. Aujourd’hui encore, nombreux sont les points d’interrogation qui flottent dans le vide, et le visage angélique de la jeune femme n’aide en rien. J’ai pensé à elle, à mon droit de tourner la page, à mon envie de refaire ma vie. C’est là que j’ai appelé les membres de la troupe, que je l’ai cherchée, et que j’ai appris qu’elle était ici. Je ne sais pas si je dois le lui avouer, là, tout de suite, ce soir. Je reste silencieux un long moment, mon regard plongé dans le sien. J’ai soudainement le coeur qui bat à toute vitesse. Je la scrute comme s’il y avait de grandes chances que ce soit la dernière fois que je la vois. Parce qu’elle pourrait s’en aller dans la seconde, et ne plus vouloir me revoir. Je devrais me taire. Cela fait trop d’informations à encaisser d’un coup. Je ne peux pas lui apprendre la mort de ma femme et mes sentiments pour elle le même soir. Pour qui est-ce qu’elle me prendra? Quel genre d’homme? Je ne sais plus. En l’invitant ici, j’étais plein de courage et de conviction, je souhaitais lui dévoiler tout ce qui m’anime, de mon art à mon étrange passion pour elle. Je n’imaginais pas les choses ainsi. C’est peut-être le signe que je dois me taire. Attendre encore. Je baisse les yeux, j’ai honte. Le silence s’éternise et je ne sais toujours pas quoi dire. Je soupire un peu, je me désespère. Est-ce que je n’ai pas toujours vécu de manière à ne pas avoir de regrets? “J’ai beaucoup pensé à toi.” j’avoue finalement. “Je ne savais pas si c’était bien ou mal. Mais te rencontrer m’a fait beaucoup réfléchir. C’est surtout grâce à toi que j’allais mieux. Bien mieux. Je t’ai cherché. J’ai appris que tu étais à Brisbane. Alors je suis revenu ici. Je suis revenu pour te trouver.” Jules va sûrement me prendre pour un fou. Un dégénéré qui l’a traquée. Je n’arrive pas à mettre les mots corrects sur tout ce que je pense, il n’y a que cela qui parvient à être articulé. Le reste est coincé au fond de ma gorge nouée. De toute manière, j’en ai sûrement bien assez dit.
Elle s'empara d'un mouchoir qu'il lui tendait, et le passa sous ses yeux gonflés par les larmes qu'elle avait essayé de retenir le plus longtemps possible. Elle secoua ensuite ses mains à quelques centimètres de son visage, se ventilant pour que se dissipe le plus rapidement possible la rougeur qui avait glissé sur ses joues. « Désolée. Trop d'émotion pour moi. » Souffla-t-elle, alors qu'elle le voyait sourire, presque avec compassion. Est-ce qu'il se moquait d'elle ? Est-ce qu'il la trouvait niaise et naïve ? Voire même gamine ? Très probablement ; seulement, il avait suffisamment d'éducation pour éviter de la bombarder de commentaires désobligeants. « De la peine ? » Répéta-t-elle, un peu surprise par les propos du metteur en scène. Si elle pouvait comprendre son désir et son besoin de discrétion, elle avait néanmoins du mal à comprendre pourquoi il craignait tant la réaction des gens. « C'est une réaction normale provenant d'une personne qui t'apprécie, tu sais ? » Fit-elle remarquer. Elle ne savait pas si sa famille avait été là pour l'épauler dans cette douloureuse épreuve ; sans doute pas, puisqu'il vivait à des milliers de kilomètres de l'Italie. Quant à ses amis, ils avaient sans doute dû répondre présent. Mais Aaron les avait-il seulement accepté dans sa sphère, alors que sa femme s'éteignait tout doucement ? Difficile à savoir. Difficile à imaginer, aussi. Mais la question lui brûlait les lèvres, alors elle ne s'interdit pas de la poser. « Était-ce une forme de noblesse de ta part, ou la peur de ne pas pouvoir tenir face seul à ceux qui vous avaient connu ensemble ? » La question était indiscrète, mais Jules considéra que leur discussion était suffisamment poussée et personnelle pour s'autoriser quelques écarts. « Je pense que tu te trompes. Moi, il me reste un infime espoir. Tandis que toi... » Elle ne poursuivit pas sa phrase, se sentant mal à l'aise à cause du sous-entendu qu'elle venait de faire. Elle n'avait pas réfléchi avant de parler, et forcément, sa légendaire maladresse s'était manifestée. Au pire moment. De la pire des façons. Elle baissa le regard, et s'excusa à voix basse. « Désolée. Ce n'était pas très malin de ma part. » Lui rappeler que son épouse n'était plus n'aidait en rien, et remuer le couteau dans la plaie n'avait rien d'agréable. Il le savait mieux que personne, que sa femme avait disparu. Pas besoin qu'une petite pimbêche ne vienne le lui rappeler. La conversation se poursuivit, tout naturellement, sur la fonction cathartique de la tournée qu'ils avaient fait, avec le reste de l'équipe de l'opéra. Tous deux avaient saisi cette opportunité pour des raisons différentes, mais en même temps semblables. C'en était presque troublant – ou en réalité, c'était un élément de plus, à propos d'Aaron, qui perturbait et tourmenterait Jules davantage. « Fuir ? Que fuyais-tu ? » Demanda-t-elle. Décidément, elle avait un mal fou à comprendre les réactions du metteur en scène, aujourd'hui. N'avait-il pas dit que la tournée lui avait permis de commencer à faire son deuil ? En toute logique, n'aurait-il pas dû continuer sur sa lancée ? Trop de questions restaient sans réponse, mais Jules savait qu'Aaron finirait par lui donner des réponses. Elle l'avait compris aujourd'hui : tout vient à point à qui sait attendre. Il prenait son temps, se dévoilait petit à petit, et elle aimait ça. Qu'il cultive le mystère, qu'il entretienne le doute, qu'il soit impossible à décoder au premier regard. « Et alors ? Quel est le bilan de ces semaines de réflexion ? » Demanda-t-elle en souriant légèrement. Il avait éveillé sa curiosité. Mais alors qu'elle attendait une réponse vive et rapide, elle se heurta au silence de son ami. Son silence, son regard à la fois distant et pénétrant, et son silence. Toujours son silence. Elle fut presque tentée de l’interpeller pour le faire sortir de son inquiétante et soudaine léthargie. Mais alors qu'elle s'apprêtait à esquisser un geste en sa direction, Aaron brisa le silence de la plus douce des manières. Son cœur manqua un battement, puis un deuxième. Il avait pensé à elle. Beaucoup. Pas un peu, non, beaucoup. Il avait pensé à elle, et les kilomètres entre eux avaient été réduit à presque rien. Il avait pensé à elle, et le décor autour d'eux n'existait plus. Il avait pensé à elle, et ils étaient désormais seuls au monde. « Et tu m'as retrouvée. » Finit-elle par dire, à voix basse. Il aurait pu l'appeler pour prendre des nouvelles. Il aurait pu venir lui rendre visite, et repartir en Italie. Il aurait pu continuer à avancer, en la reléguant à un vulgaire passé. Mais voilà où ils en étaient, aujourd'hui, tous deux : face à face, sans possibilité de s'échapper. Sans possibilité de se dérober. « Et je suis là. » Ajouta-t-elle, alors qu'il lui semblait que son cœur allait bientôt sortir de sa poitrine. Présente, vivante, brûlante de désir pour lui. Elle s'était légèrement décalée vers lui, muée par une audace dont elle ne se pensait même pas capable – même dans ses rêves les plus fous. « Et maintenant ? » Elle venait de se lancer dans le vide, sans parachute pour la retenir. S'il n'ouvrait pas ses bras pour la réceptionner, elle s'écraserait lamentablement au sol. Elle frissonna légèrement, craignant qu'Aaron ne perce cette bulle hors du temps. Alors, une fois n'est pas coutume, elle fit preuve d'une audace qu'elle regretterait peut-être. Elle oublia sa peur et sa timidité, oublia que son cœur risquait de s'arrêter à tout moment, ferma les yeux, et posa ses lèvres sur celles d'Aaron. Enfin.
Il est normal de partager les joies et les peines de ses amis, de ceux que l’on affectionne. Jules, sensible, en est à ce moment le parfait exemple. Son empathie me touche et m’inspire de la tendresse. Si je m’en sentais le courage, je la prendrais dans mes bras, comme elle l’a fait avec moi. Mais je garde ce petit mètre d’écart entre nous, comme une zone de sécurité. « Je sais, mais je ne veux pas qu’on se sente mal pour moi. » je lui réponds avec un sourire attendri. Je partage volontiers mes joies, mes succès, ou simplement les petites choses de tous les jours qui rendent une journée plus belle qu’une autre. Les malheurs, les peines, les difficultés, je les intériorise, je les garde pour moi. J’estime que je n’ai pas à empoisonner la vie de ceux que j’aime avec mes soucis, car c’est justement parce qu’ils m’aiment qu’ils voudront en prendre un peu sur leurs épaules. Je force ainsi des relations à sens unique où mes deux oreilles sont disponibles pour mon entourage, mais je ne donne rien à écouter aux leurs, et cela me convient bien. Je ne pense pas que mes secrets soient de la noblesse, et je n’ai pas peur du regard des autres pour autant. Être veuf n’est pas une maladie incurable, et pour preuve, j’ai bien avancé sur la voie de la guérison. « C’est plutôt de la pudeur, je pense. » Jules insiste ; la perte de mon épouse est un fardeau plus lourd à porter que l’état de santé de son frère. « Ce n’est rien. » je lui assure alors qu’elle se flagelle à la moindre mention de la mort d’Ella. Pourtant, c'est ce qu'elle est : morte. Je comprends qu’à ses yeux la fin définitive d’une vie paraisse terrible, mais pour avoir vu ma femme s’éteindre à petit feu pendant des années, il y a une chose dont je suis sûr ; « A mes yeux l’attente est la pire des choses. Moi, mes tracas sont finis, et ceux d’Ella aussi. » Mais je n’insisterai pas plus à ce sujet, après tout, l’avis de Jules est aussi juste. Je ne dirais pas que je n’ai plus de peine, mais je vis bien mieux avec désormais. La tournée avec l’Opéra a été un remède des plus efficaces. Rester sur les routes était une option tentante, une opportunité que je me suis refusée. « Je fuyais ma vie ici, mon deuil. Je suis allé chercher des forces ailleurs, j’étais prêt à revenir pour tourner la page. » Sauf que je ne pouvais pas rentrer tout de suite à Brisbane. Rencontrer Jules a soulevé une foule de questions que je ne pensais pas me poser un jour. Est-ce qu’on peut aimer deux femmes dans la même vie ? Est-ce qu’on peut s’enticher une demoiselle si jeune ? Est-ce qu’il est réaliste d’espérer de la réciprocité ? Et encore, ce ne sont que les interrogations qui émergeaient après quelques verres lorsqu’il m’arrivait d’en prendre deux ou trois pour ne plus y songer –alors que cela ne faisait qu’empirer les choses. Il n’est pas simple de lui avouer que j’ai pensé à elle pendant le temps où je suis retourné dans mon pays natal. Les mots prennent leur temps pour acheminer depuis ma tête jusqu’à mes cordes vocales, et surtout, le courage est long à réunir. C’est après un bon coup de collier intérieur que je lâche le morceau. Oui, ce qui m’a donné le courage de revenir à Brisbane, c’était qu’elle y soit. J’étais motivé par le souhait de la retrouver et la revoir, j’ai fouillé toute la ville du mieux que je le pouvais. J’ai tout fait pour me retrouver ici, à cet instant même. Oui, je l’ai retrouvée. Elle est là. Je ne peux plus fuir, j’ai posé mes premières cartes sur la table, un aveu des plus sincères. Et maintenant ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas écrit de scénario concernant ce qu’il se passera après, il n’y a aucune mise en scène de prévue. Jules approche et mon rythme cardiaque détale à une allure folle. Mes joues brûlent, tout comme le bout de mes lèvres, prêtes à réceptionner celles de la belle brune. Elle approche un peu plus, et cette seconde qui précède le contact semble durer une éternité. C’est un baiser doux, timide, tendre. Les lèvres de Jules sont aussi délicates que je l’avais imaginé. Appuyant légèrement ma bouche sur la sienne, je prolonge l’instant quelques secondes de plus. Je pourrais faire durer cette caresse pendant des heures jusqu’à ce que je réalise qu’elle est bien réelle. Les yeux à demi clos, mon visage reste près de celui de la jeune femme, le frôle un instant. « Je n’ai jamais osé songer à ce moment. » j’avoue dans un souffle. « Je ne pensais pas qu’il arriverait un jour. » Qui pourrait s’imaginer embrassant une si belle jeune femme ayant plus de vingt ans de moins ? Et maintenant, quelle est la marche à suivre ? J’ai l’impression de faire un bond dans le temps, à l’époque où j’étais inexpérimenté ; je ne sais plus ce qu’il faut faire après un moment pareil, et d’un autre côté, je n’ai presque pas envie de dire quoi que ce soit pour ne pas briser la magie, l’atmosphère toute particulière de la pièce à cet instant. Cette fois, Jules sait tout de moi ; elle a pénétré mon antre et mon cœur. « Qu’est-ce que ça signifie ? » je demande finalement, timidement. Est-ce que Jules ressent ce que je ressens pour elle ? Ou est-ce qu’elle ne souhaitait qu’offrir un peu d’affection à un veuf trop solitaire ?
Jules comprenait désormais mieux pourquoi son ami avait décidé de garder le silence quant à son passé. Discret et pudique, il préférait affronter sa souffrance seul, sans jamais inquiéter les autres. C'était noble, et Jules aimait ça. Elle le trouvait courageux et touchant. Elle haussa les épaules, alors qu'il lui disait que l'attente était la pire des situations. Peut être bien ; plus le temps passait, plus elle avait envie d'être fixée. Mais pour le moment, elle nageait en eaux troubles, comme le reste de sa famille. Tous avançaient – pas trop vite pour être certain de ne pas oublier l'enfant terrible, mais trop lentement pour espérer pouvoir complètement sortir la tête de l'eau. Jules avait pris une décision difficile et purement égoïste, en décidant de participer à la tournée mondiale de l'opéra. Mais elle ne l'avait jamais regretté : cette expérience lui avait énormément apporté, à tout point de vue. « C'est bien que l'opéra ait pu t'aider. » Dit Jules, en toute sincérité. Elle trouvait la coïncidence assez amusante ; les deux âmes perdues, qui avaient fait ce choix pour des raisons différentes, mais qui s'étaient finalement trouvées. Ou presque trouvées, plus exactement. Il ne manquait plus qu'une petite étincelle pour que la collision se fasse, et pour une fois, Jules prit l'avantage sur sa timidité et son inexpérience. Elle oublia ses doutes, ses craintes, ses incertitudes : le destin, ainsi qu'Aaron, venaient de lui offrir une chance unique de faire un pas en avant. Tentée par l'interdit, elle était désormais habitée par l'unique envie de goûter aux lèvres de son ancien metteur en scène. Alors, elle le fit. Les joues brûlantes, les mains tremblantes, mais l'esprit libre. Son estomac explosa en une multitude de petits morceaux lorsqu'elle sentit qu'Aaron consentait à partager ce baiser. Elle avait sauté dans le vide, et il l'avait réceptionnée de la manière la plus agréable qui soit. « Ça faisait des mois que j'en rêvais. » Avoua-t-elle du bout des lèvres, la tête légèrement baissée, alors qu'il lui avouait n'avoir jamais osé songer à ce moment. Pour elle, en revanche, ça avait été bien différent : elle l'avait souhaité, espéré, imaginé. Une fois, deux fois, cent fois, mille fois même. Elle en avait trop fait, et elle en avait trop dit : jamais plus elle n'oserait affronter le regard d'Aaron. Elle avait l'impression qu'il pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert, et qu'il était désormais en mesure de percer tous ses secrets – et notamment ceux le concernant. Son front contre le sien, ses lèvres effleurant presque les siennes, elle restait immobile, indécise. Que devait-elle faire ? Dire ? Elle avait peur de briser ce moment si unique, si inattendu, qui lui donnait l'impression que le temps était suspendu. Si elle partait, le charme serait rompu. Si elle restait, la suite serait incertaine. Aaron mit fin à son questionnement intérieur ; visiblement, elle n'était pas la seule à être perdue. D'ailleurs, elle s'était attendue à tout, mais certainement pas à ça. Qu'est-ce que ça signifie ? Mais qu'est-ce qu'elle pouvait en savoir, elle ? L'ingénue avait provisoirement quitté son petit cocon, faisant preuve d'une audace qu'elle n'aurait jamais pu soupçonner. Et maintenant, il lui demandait des explications ? Elle n'était pas sûre d'être capable de lui en fournir. « J'en sais rien. » Finit-elle par dire, alors que son pouls revenait tout doucement à la normale. Les doigts de sa main droite s'attardèrent un instant sur la joue d'Aaron, puis Jules mit fin à tout contact physique et se reculant légèrement. Elle n'était pas en mesure d'aligner deux pensées cohérentes, et elle avait peur de faire de ce moment une parenthèse unique. « Qu'est-ce que tu veux que ça signifie ? » Subtile manière de lui renvoyer la balle, alors qu'un nœud venait lui tordre le ventre. Le silence n'arrangeait en rien la situation ; les secondes s'égrainaient, et l'inquiétude l'envahissait. Venait-elle de tout gâcher entre eux ? « Je ferai peut-être mieux de partir. » Suggéra-t-elle en se levant. Mal à l'aise, elle passa une main dans ses cheveux, avant de se pencher sur le canapé pour prendre son sac à main. Soudainement, l'atelier d'Aaron devenait oppressant. L'espace confiné, propice au rapprochement, se transformait en une prison où l'air était irrespirable. Elle avait besoin d'air. Elle avait besoin de respirer.
Le moment avait tout pour être parfait. Là, suspendu dans le temps. Peut-être que je n’aurais jamais dû ôter mes lèvres de celles de Jules. Tout semblait figé autour de nous, et nous serions restés là éternellement dans cette seconde de tendresse. Je me serais répété pendant des heures et des jours de l’éternité à quel point elle est belle. J’aurais caressé sa joue pour me laisser électriser par la douceur de sa peau. Mon coeur, nerveux et serré, se serait détendu petit à petit pour accueillir cette sensation de complétude. Peut-être qu’au lieu de lui demander, peu sûr de moi et mal avisé, ce qu’un tel baiser signifie pour elle, je lui aurais avoué avoir des sentiments encore indescriptibles pour elle. Il y avait mille et une manières de rendre ce moment encore plus beau. Au lieu de cela, la parenthèse a éclaté comme une bulle de savon. Me voilà incapable de répondre à ma propre question, déstabilisé par les événements, et forcé de regarder Jules récupérer ses affaires, mes jambes en plomb me clouant au sol et m’empêchant de réagir dans la seconde. “Partir ?” je demande néanmoins, dans l’incompréhension la plus complète. “Mais pourquoi ?” Elle regrette sûrement et préfère effectuer un immense pas en arrière, s’éloigner avant qu’il ne soit trop tard. Pourtant, si elle s’en va, ce ne sera pas comme si rien de tout ceci ne s’était passé. Je ne pourrais pas faire semblant. Mais le pire serait qu’après ça, je ne le revoie plus. Qu’une fois la trappe ouverte, une fois en bas de l’immeuble, puis hors de mon champ de vision, la silhouette me quittant soit la dernière chose que je puisse voir d’elle pour toujours. Je finis par sauter sur mes deux jambes et traverser l’atelier pour la rattraper avant qu’elle n’ouvre la trappe des combles pour redescendre. Je n’ose pas la toucher, lui prendre la main ou le bras ; j’espère que ma seule présence la retiendra un peu, le temps que je lui dise ce que j’ai à dire. “Je… Je viens juste de t’avouer que je t’ai cherché dans tout Brisbane pour te retrouver, que je tiens à toi et que j’espérais que ce moment précis ait lieu un jour. Est-ce que ce n’est pas comme si je te disais ce que ça signifie pour moi ?” Cela me semble déjà bien assez explicite. Sur le coup, je ne sais pas comment j’aurais pu faire mieux. Dieu sait qu’il a déjà été bien assez difficile pour moi de lui intimer tout cela. Mais Jules, elle, ne le sait sûrement pas, même si elle connaît ma pudeur. “Si c’est ce que tu veux savoir, ce n’est pas anodin à mes yeux.” dis-je en cherchant son regard afin qu’elle puisse voir toute ma sincérité dans le mien. Ce n’était pas qu’un moment d’égarement. Ce baiser, je le voulais depuis des mois. C’est pour cet instant que je me suis donné du mal pour refaire partie de sa vie… même si je n’ai finalement pas su comment réagir. Tout ne se calcule pas après tout. Comme on ne s’attend pas à éprouver quelque chose pour une jeune femme rencontrée dans une troupe d’Opéra quelques années après la mort de celle qui fut, en son temps, l’amour de ma vie. Ce n’est pas simple de s’y retrouver. Alors, non, ce n’était qu’un baiser court, timide, léger, néanmoins loin d’être anodin. “Mais si ça l’est pour toi, que tu le regrettes déjà, que tu ne l’assumes pas ou que ça n’était qu’une vague curiosité de ta part, je préférerais que tu me le dises maintenant plutôt que tu ne demandes à partir comme une voleuse.” j’ajoute, bras croisés, prêt à me prendre un sacré coup au coeur après m’être risqué à le lui ouvrir un peu.
Mille papillons s'étaient envolés dans le ventre de Jules, alors qu'elle obtenait quelque chose qu'elle n'avait jamais osé espérer jusqu'à maintenant. Moment de béatitude total : elle s'était sentie légère, heureuse, apaisée, soulagée. Pour un peu, elle en aurait presque oublié de respirer. Et puis, l'instant d'après, le charme avait été rompu : Aaron s'était détachée d'elle. Elle avait frissonné, et s'était sentie perdue. Seule, à nouveau. « Je ne suis pas sûre que ma place soit ici. » Souffla-t-elle à voix basse, refusant d'affronter le regard perçant d'Aaron. Le metteur en scène, toujours assis sur le canapé, la troublait plus que d'ordinaire. Ce n'était pas surprenant : il y a quelques secondes à peine, ils avaient partagé un moment unique. Un moment qu'elle avait espéré, imaginé, et dont elle se souviendrait probablement jusqu'à son dernier souffle. Un moment auquel elle avait encore du mal à croire, tant il lui paraissait irréel. Leur échange aurait pu en rester là, mais Aaron fit preuve d'une certaine hardiesse. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il s'était retrouvé à ses côtés, prêt à en découdre. Il ne semblait pas d'accord, comme s'il ne semblait pas accepter son choix. « Aaron... » Commença-t-elle pour l'empêcher de continuer. Son ton était presque suppliant, mais cela ne suffit visiblement pas à arrêter son ancien metteur en scène. « Arrête... » Ajouta-t-elle, alors qu'elle osait finalement relever les yeux vers lui. Il valait mieux qu'elle laisse sa timidité de côté, si elle voulait l'affronter et lui faire entendre son point de vue. « Tu prêches une convaincue. » Avoua-t-elle à voix basse. C'était vrai : elle lui était toute acquise. Il n'avait qu'à claquer des doigts pour qu'elle rapplique. Il n'avait qu'à ouvrir la bouche pour qu'elle soit pendue à ses lèvres. Elle aurait fait n'importe quoi pour lui. Pour exister dans son monde. Pour qu'il la remarque, elle, alors que tant d'autres lui tournaient autour. « Ça n'était pas anodin aux miens non plus. » Assura-t-elle. Ça, il pouvait en être sûr : elle ne se serait jamais comportée de la sorte avec une personne lambda. Elle n'aurait jamais osé. Elle n'aurait jamais pris tant de risques.
Son cœur s'emballa, alors qu'elle s'apercevait qu'Aaron se fourvoyait complètement. Mais en même temps, comment aurait-il pu en être autrement ? Jules ne lui laissait que trop peu d'indices pour qu'il puisse cerner son trouble. « Tu te trompes, Aaron. » Commença-t-elle en secouant légèrement la tête. Il avait tort, et elle allait essayer de lui faire comprendre son point de vue. « Ça n'était ni de la curiosité, ni un moment d'égarement, ni je ne sais quoi encore. En réalité, ce moment, j'en ai longtemps rêvé. » Avoua-t-elle à voix basse. Elle soupira légèrement, consciente de se dévoiler plus que jamais. Elle jouait à un jeu dangereux ; le quitte ou double pouvait lui apporter mieux, mais lui laisser pire. « Et c'était magique. Là n'est pas le problème. » Ajouta-t-elle, alors qu'elle sentait le rouge lui monter aux joues. Sa timidité éternelle lui jouait des tours, évidemment. « Le problème, c'est que je ne sais pas si je peux te donner ce que tu souhaites. » Déclara-t-elle, sur un ton presque solennel. D'ailleurs, que voulait-il réellement ? Se l'envoyer dans les plus brefs délais sur le canapé qu'ils avaient à peine quitter ? Lui faire la cour pour mieux la faire succomber ?Elle n'en avait pas la moindre idée. « Je ne veux pas d'un cinq à sept torride, d'une histoire sans lendemain, ou d'une relation volage. Ce n'est pas moi, ça. » Expliqua Jules en passant une main dans ses cheveux. La cantatrice avait des exigences et des envies, et elle ne comptait pas faire une croix dessus. « D'un autre côté, je ne veux pas te forcer à quoique ce soit. Je ne peux pas exiger de toi une relation suivie et poussée, sans que l'on en eût parlé avant. » Elle déglutit. Voilà, elle avait mis toutes ses cartes sur table. Aaron savait tout. « Et je ne suis pas sûre que le moment pour en parler soit opportun. » Et pour cause : elle était encore toute chamboulée par ce qui venait de se passer.
J'ai du mal à le croire, mais je suis parvenu à retenir Jules. Au moins, pour l'instant. J'ai un peu plus ouvert mon coeur, plus que je n'avais jamais eu le courage de le faire pour elle jusqu'à présent. Et lui laissant tout le loisir de me lancer à la figure qu'elle ne veut pas de quelqu'un comme moi et que je ferais mieux de la laisser partir. Mon coeur s'emballe. Qui n'aurait pas peur d'un tel rejet ? Et je ne suis pas quelqu'un qui vit bien le rejet. Mon regard est planté sur elle, il est mon seul moyen de la garder ici. Je garde les bras croisés, serrés, nerveux comme tout. Mais mes membres se détendent petit à petit au fil des paroles de la jeune femme. C'est si étrange de l'entendre dire qu'elle a elle aussi rêvé d'un moment pareil. J'imagine que ni l'un ni l'autre n'avions envisagé une quelconque suite à cela. Comment réagir, quoi dire, quoi faire, que penser, tout cela est un mystère que Jules ne semble pas vouloir résoudre ce soir. « Et quand est-ce que ça sera opportun ? » je demande. Question rhétorique ; je sais qu'elle n'en sait rien. Nous sommes tous les deux secoués, et nos cerveaux sont embrouillés par cette frontière entre rêve et réalité qui a volé en éclats. « Je te connais, Jules. Et je me connais. Si ça n'est pas maintenant, le bon moment n'arrivera jamais. Nous allons nous terrer chacun dans notre coin à ressasser des questions sans réponses sans oser les poser par peur. Avec de la chance, nous trouverons le courage de nous voir et parler de ce qui s'est passé. Mais nous ne sommes pas deux personnes particulièrement courageuses. Nous sommes deux fuyards, il faut voir cette vérité en face. Nous aurons tendance à nous tourner le dos en espérant finir par oublier, et en se répétant que cet instant n'avait aucun sens. » Il est si rare que je parle autant que je me surprends moi-même d'être capable d'aligner autant de mots sans la moindre hésitation. Rares sont mes élans de courage, mais je ne dois pas laisser filer celui-ci. Je ne dois pas laisser filer Jules. « Sauf qu'il a du sens. » je reprends, freinant mes envolées vocales italiennes pour adopter une voix plus basse et calme. « Nous avons fait un pas l'un vers l'autre, Jules. Si nous ne continuons pas, alors le prochain pas sera en arrière. » Et qui sait si cela ne sera pas fatal, ou combien de temps nous prendrons avant de retrouver la bravoure nécessaire à un nouveau face-à-face. « S'il te plaît, restes avec moi. » je demande, presque suppliant. Mais je n'ose pas approcher plus pour autant. Je l'imagine fuir comme une biche dans les fourrées au moindre geste brusque de ma part. « Je ne cherche pas non plus une histoire sans lendemain. Ce n'est pas mon genre, ça ne l'a jamais été. Et même si ça l'avait été, avec toi, je n'en aurais pas voulu. Tu es une personne qui mérite bien mieux que ça. » Une personne trop belle et douce pour être une énième victime de cette vision qu'ont les hommes aujourd'hui de ces femmes qui peuvent être usées et abusées comme un objet de consommation comme un autre. « Mais si je n'ai jamais osé aller vers toi, c'est parce que… je ne sais pas. Je ne sais pas si je peux vivre une nouvelle relation, si je suis prêt pour ça si peu de temps après Ella. Pourtant, je le veux. Mais je ne sais pas non plus si je veux le tenter, sachant que dans dix ans, j'approcherai de la soixantaine, et toi, tu auras tout juste trente-cinq ans. » Je soupire. Au final, je ne sais pas s'il faut se donner une chance, ou s'accorder immédiatement à dire que ça n'en vaut pas la peine, et faire mourir ces sentiments dans l'oeuf.