Le cycle disputes-ébats s'était imposé de lui-même au début de notre relation. Mieux vaut cela plutôt que de se détester indéfiniment ou finir par se planter un couteau dans le dos. Un moyen de se réconcilier ou simplement d'avorter une bataille et calmer l'atmosphère, ou encore, de la poursuivre d'une autre manière quand les paroles ne font que rendre le débat stérile. Néanmoins, nos ébats ne se sont jamais limités à cet usage, et ce n'est pas aujourd'hui qu'un rythme plus normal a repris que cela va changer. « Pas nécessairement. » je réponds donc avec un petit rire. Et nous pourrons très bien appliquer cette partie là des disputes, sans dispute, ce soir même -comme la grande majorité des samedis soirs. En revanche, la prochaine fois risque d'être bien différente. Joanne suggère que nous prenions le week-end prochain pour commencer à parler de nos problèmes -ou plutôt, les déclencher pour désengorger tout ça. Pour continuer sur des bases saines, nous allons détruire ce qu'il reste de nos rancoeurs par le feu. La jeune femme pourra enfin mettre sur la table tout ce qu'elle a sur le coeur, même si je sais que la seule idée de tout avouer la fait trembler comme une feuille. C'est l'étape obligée pour nous deux ; parler et encaisser. Jusqu'à présent, nous faisions avec. Désormais, cela ne sera plus possible. Les secrets de ce genre ne seront plus ainsi gardés aussi longtemps. Ils exploseront bien plus tôt. « Je sais, mais une fois que ça sera derrière nous, on se dira que c'est une bonne chose de faite. » Même si cela doit m'enrager. Je secoue négativement la tête quand elle me demande si je préférerais un autre moment, mais, non, elle a raison, il faudra un moment qui ne me casse pas pour le travail le lendemain et qui nous laisse de la marge pour apaiser les tensions après coup. Il ne sera pas compliqué d'attendre une petite semaine, s'il n'y a pas de raison que les choses éclatent entre temps. Au pire, nous trouverons quelqu'un pour prendre Daniel en dernière minute, ou nous le mettrons dans sa chambre le temps de contenir la crise. De sa chambre, je ne pense pas qu'il puisse entendre une dispute. Néanmoins, je vivrais terriblement mal le fait de l'effrayer lui aussi. Et si écouter sa mère hausser un peu le ton le surprend déjà un peu, je n'imagine pas ce que cela serait s'il m'entendait hurler. Il ne comprendrait pas, mais cela ne l'empêcherait pas d'être choqué. Il ne connaîtra les détails de ce qui ronge son paternel que bien plus tard dans sa vie. Plutôt que de me déprécier auprès de mon fils, Joanne m'envoie lui préparer son biberon du soir. Je file donc à la cuisine sans me faire prier, attrape un biberon propre dans lequel je mélange le lait en poudre avec de l'eau. Le tout chauffé au micro-ondes fait largement l'affaire. Cela ne prend que cinq petites minutes. Je retourne auprès de ma petite famille aussitôt. Daniel bien calé dans mes bras, tout contre moi, il comprend immédiatement que l'heure du dîner est arrivée et, bras tendus, il gigote ses doigts potelés avec impatience pour attraper le biberon tiède. Une fois la tétine en bouche, le voilà au paradis, ses grands yeux me regardant parfois lui sourire -quand il ne se montre pas particulièrement concentré sur sa tétée. « Hm, ça sera une sorte de risotto au lait de coco. Je crois me souvenir de la recette qu'un petit commerçant de Camden m'avait conseillée. » Là où je lui avais montré le marché, à Londres, et le petit food truck où je prenais souvent à déjeuner à l'époque où je vivais là-bas. Parfois songer à Londres me donne envie de sauter dans le premier avion pour quelques jours là-bas. Parfois cela me donne envie de me terrer un peu plus loin de cette ville. Joanne n'a pas oublié que je lui ai promis un week-end de voyage juste tous les deux. Elle suggère que cette occasion serve de récompense si nous parvenons à trouver les clés qui géreront mes crises. « Rien ne nous assure que nous arriverons à quoi que ce soit avant le mariage ou avant notre lune de miel, et je t'avais promis que nous partirions plus tôt que ça... » Je ne veux pas me montrer défaitiste, mais il faut être réaliste ; cela peut demander des années.

“Je ne tenterais pas tout ça si je pensais que c'était perdu d'avance.” dis-je avec sérieux. Là n'est pas la question. Elle me connaît un minimum pour savoir que ma volonté et mon entêtement me feront tenir aussi longtemps que possible. Si je dois me résigner à reprendre la médication, c'est parce qu'il sera devenu clair qu'il est vain de se forcer plus longtemps, que cela est trop dangereux pour notre famille et qu'il n'y a pas d'autre choix. On peut dire que j'ai trop de fierté. Trop pour me laisser abattre par cette condition qui n'est finalement que le seul héritage que m'ont donné mes parents, préparé avec minutie depuis mes premiers jours sur terre. Ce n'est pas que moi que je combats ainsi, c'est ce que eux ont fait de moi et que je refuse encore et toujours d'être. Je ne serai pas ce qu'ils veulent de moi, même dans la folie. Ils ne m'ont pas brisé pour toujours, c'est hors de question. Je peux recoller les morceaux, avec l'aide de Joanne, et pour Daniel. Je peux au moins essayer, tout essayer. Je ne m’avouerai vaincu que le jour où la prochaine crise menacera de tous nous faire tomber au fond d'un gouffre. “Je pense juste que cela risque d'être un travail de longue haleine. Je ne m'attends pas à réussir en quelques mois ce que les médicaments et la thérapie n'ont pas réussi en un an. Mais ne crois pas que ça me décourage, je n'ai pas peur de ça.” Ce dont j'ai peur c'est que Joanne, elle, ne tienne pas la distance. Qu'elle laisse tomber en cours de route. Je ne pourrai pas l'en blâmer. Je pense toujours qu'elle mérite mieux. Et que notre fils mérite mieux aussi. Mais si nous arrivons à trouver cette fameuse stabilité, la finalité, c'est qu'ils auront mieux. Oui, le jeu en vaut la chandelle. Encore faudra-t-il jouer la partie jusqu'au bout. Je dépose un rapide baiser dans la paume de Joanne. Daniel attire immédiatement mon attention ; je ne tiens plus le biberon assez haut pour qu'il puisse se nourrir comme il faut. Un peu de concentration, papa, s'il te plaît, voyons. Je redresse mon bras, alors il peut reprendre joyeusement. Entre temps, Joanne décide de changer de sujet pour quelque chose de moins lourd et angoissant. A partir de maintenant, nous avons toute la semaine pour nous faire à l'idée que notre cocon va être sérieusement chamboulé. La jeune femme tire une invitation qu'elle a reçue, et à son nom propre. Je lui adresse un large sourire, à la fois fier d'elle et qui signifie que je l'avais bien dit qu'elle recevrait des cartons de ce genre. Celui-ci vient de chez Valentino. J’écarquille les yeux. “Attends, ils t'en ont envoyé une et moi pas?!” je demande, faisant mine d'être vexé. “Je suis tellement jaloux.” Ce n'est pas comme si le monde entier n'était pas au courant de mon adoration pour les collections de cette maison, surtout la maison elle-même. Mais non, l'invitation est pour Joanne, et cette fois c'est à elle de m'indiquer que j'ai le droit de venir. Qu'il est étrange que les rôles soient inversés, mais surtout très drôle. En revanche, quant à ce que le couturier veut de ma fiancée, je n'en sais rien. Je hausse les épaules. “Peut-être qu'ils veulent simplement avoir l'honneur et le plaisir de compter une magnifique jeune femme dans leurs convives.” Ne vous y trompez pas, parfois il n'est vraiment question que de ça. Inviter de belles gens qui rendront bien sur les photos officielles. Mais je doute que ce soit le cas de Joanne. “Nous ne le saurons que si nous y allons.” L'invitation semble intéresser la jeune femme qui insiste pour que je vienne. Comme si j'allais la laisser s'envoler jusqu'à Melbourne pour se trouver dans une soirée pleine de mannequins sans moi. Même pas en rêve. “Si ce n'était pas pour toi et s'ils en avaient quelque chose à faire, je pense que je ferais ma diva en les privant de l'honneur de ma présence juste pour ne pas m'avoir invité.” Mais je pense qu'ils s'en fichent bien que je sois là ou pas. “Néanmoins, vu que je ne peux rien te refuser, je t’accompagnerai.” j'ajoute en levant le menton, l’articulation aristocratique en prime. Entre temp, Daniel a terminé son biberon, même captivé par la conversation et ces bouches qui bougent et font du bruit. Repus, il sourit de satisfaction. Puis il réclame la présence de son doudou pour occuper ses petites mains avides de tripotages. Je me lève donc avec le bébé dans les bras, mon verre de vin dans l'autre main, pour chercher l'ours dans le cosy et le lui donner. Puis je vais dans la cuisine pour sortir tout le nécessaire à ma recette sur le plan de travail, montrant chaque ingrédient au bout de chou. Vu que le pédiatre a dit qu'il est désormais autorisé de lui faire goûter quelques légumes, je compte bien lui préparer quelques purées et compotes demain ; ce sera ça en moins à faire pour Joanne. “C'est quand, cette soirée?” je demande depuis la cuisine, avant de prendre une gorgée de vin. Ma fiancée ne tarde pas à me rejoindre pour prendre place sur une des chaises hautes qui bordent l'îlot central. “Peut-être qu'on en repartira avec de quoi t'habiller pour le gala de la fondation.”

La naïveté de ma fiancée est plus amusante que mes bêtises –et parfois surprenante tant elle tombe dans d’immenses panneaux avec une facilité déconcertante. En la voyant toute paniquée à l’idée que je sois véritablement vexé de ne pas avoir été invité personnellement à la soirée en question, ce qui est étonnant en soi, pour ne pas dire étrange et pourquoi pas réellement vexant –mais non, je n’en suis pas là-, j’arque un sourcil avec un sourire attendri en coin. « Je plaisante, Joanne. Je m’en fiche bien de ne pas avoir été invité. J’ai toute une pile de cartons d’invitations auxquels Janis doit répondre négativement pour moi, alors je ne suis pas à ça près. » Je n’ai ni le temps ni l’envie pour ce genre de sorties actuellement –sauf si Joanne m’en propose une bien sûr, je ne rechigne jamais à jouer les cavaliers pour elle. Je préfère de loin rentrer chez moi et profiter de mon fils. Et c’est un peu plus snob de laisser l’assistante répondre, alors ça me va. Pour cette fois, puisque Joanne semble vouloir se rendre à cette soirée, j’accepte de l’y accompagner et de n’être, cette fois, qu’une pièce rapportée sans carton d’invitation personnel –peut-être que je suis un peu vexé quand même. « Il y a plusieurs types de beauté, tu n’es pas comparable aux autres. » je lui réponds avec un sourire. La simple beauté physique est d’un ennui mortel. Les mannequins sont transparents dans une salle pleine de monde mais aussi décoratifs que des pots de fleur. Attrayants pour le regard, sans plus. A côté de ça, les personnes avec du charme ont peut-être des défauts qui ne les projetteront jamais à la Une d’un magazine, mais qui les rendent bien plus intéressantes. Je mets les hommes et les femmes dotées de charisme en haut du panier. Ceux qui n’ont pas besoin de beauté et qui n’ont parfois rien pour eux, mais dont il est impossible de détacher son regard ou ne pas boire les paroles. Joanne est trop discrète pour être de ceux-là, mais je ne doute pas qu’avec des yeux pareils et un peu de confiance en elle, elle y parvienne facilement. Afin de libérer mes deux mains pour préparer le dîner, je lui confie Daniel une fois qu’elle nous a rejoints en cuisine. Nous avons donc notre sortie du mois prochain qui est toute trouvée, et nous aurons même un petit week-end pour nous à Melbourne. « Je n’y ai jamais été, tu connais, toi ? » je demande en mettant le bouillon à fondre dans le lait de coco qui chauffe pour le riz. Sur le plan de travail se trouvent asperges, fenouil, champignons et un citron. « Est-ce que nous avons des crevettes ou d’autres fruits de mer que je puisse te préparer à côté ? » je demande, distrait et la coupant dans sa phrase. « Oh, pardon, tu disais ? » La jeune femme me répète donc qu’elle pensait porter une robe Valentino pour le gala de la fondation, mais l’une de leurs collections précédentes. J’arque un sourcil marquant mon incompréhension. « Pourquoi ‘’précédentes’’ ? Nous pourrons avoir l’une de celles qu’ils présenteront ce soir-là ou de la collection actuelle faite à ta taille. » dis-je en haussant les épaules. Pas besoin d’avoir trois saisons de retard, quelle idée. Quoi qu’il en soit, Joanne semble déterminée à faire honneur à la marque italienne en arborant une de leurs créations cet été. « J’ai hâte de voir ça. » Je suis certain qu’elle sera magnifique. Oui, sans une once d’objectivité. Je ne suis pas étonné de l’entendre suggérer de me faire la surprise de son choix. Je pense qu’elle aime me surprendre et voir mes réactions sur le moment. « Jusqu’à présent tes choix ont fait mouche, je ne doute pas qu’elle me plaira. Mais si tu préfères bénéficier d’un œil d’expert, tu sais où me trouver. » dis-je avec un clin d’œil. Je ne me crois pas expert en quoi que ce soit, non, mais je suis loin d’être novice en la matière et mes goûts font souvent mouche –surtout aux yeux de Joanne. Rapidement, je plonge le bout d’un doigt dans le lait de coco puis le porte aux lèvres de Daniel. J’ouvre la bouche pour qu’il fasse de même et comprenne que c’est pour tester. Le goût semble le laisser dubitatif. Puisque tout le monde se prépare à dîner, les chiens sont rentrés et ont fondu sur leurs croquettes. « Comment avance ton travail avec… quel est son nom déjà ? Ewan, c’est ça ? » je demande pendant que mes mains sont occupées à couper les légumes.

Joanne a toujours tendance à vouloir se comparer à tout le monde, même aux personnes avec qui elle n’a strictement rien à voir, rien en commun, même dans des moments complètement incohérents. Le regard des autres est une chose qui l’effraie et possède une trop grande influence sur elle. Je ne pense pas qu’elle comprendra vraiment pourquoi, même entre deux femmes, il y a bien plus de facteurs à prendre en compte pour effectuer une comparaison que le simple fait que ce soit deux femmes. « Personne. Tu es toi. Mais surtout pas aux mannequins. Ce sont des cintres. Toi, quand tu es là, on te voit forcément. » Je ne m’attends pas non plus à ce qu’elle me croie à ce sujet. Je ne suis peut-être pas objectif d’après elle, mais je pense l’être malgré tout. Qu’on ne me dise pas que je ne sais pas m’entourer de belles personnes, de personnes de valeur. Alors si la jeune femme fait partie de cet entourage, c’est forcément pour une bonne raison. Elle ne croit pas y avoir sa place, pourtant, c’est le cas. Et de toute manière, tant qu’elle sera ma fiancée, et quand elle sera ma femme, elle en fera partie intégrante sans trop avoir d’autre choix. Cela signifie quelques voyages, pas mal de soirées de ce genre. Au moins, maintenant, elle voit du pays, elle qui n’avait jamais voyagé avant de me connaître. Nous découvrirons Melbourne tous les deux, et je garde dans un coin de ma tête la nécessité de nous trouver un hôtel pour l’occasion. Je ne sais pas encore si j’achèterai un nouveau costume, ou si j’userai d’un de ceux que j’ai déjà. Je crois qu’il y en a encore bien assez pour en trouver un que Joanne n’ait encore jamais vu. En revanche, pour le gala de la fondation, je pense que je m’accorderai ce plaisir, tout comme la jeune femme s’offrira une nouvelle robe de chez Valentino. Si la beauté de ces créations n’est pas à débattre, ce sont les jeux de transparence qui chiffonnent Joanne. « Il y a plus d’un moyen de se cacher dans une robe transparente, tu sais. » Elle pourra toujours demander conseil à quelqu’un pour trouver comment, mais tout dévoiler n’est pas non plus une fatalité. « Et s’il ne s’agit que d’un décolleté, je pense que je survivrais. » j’ajoute avec un sourire. Dans le fond, ce ne sont pas tant les regards d’autres hommes qui m’insupportent, au contraire, leur envie frustrée est un petit plaisir coupable pour moi. Ce sont ceux qui se permettent des approches qui me donnent envie de crever quelques paires d’yeux et couper quelques mains. Ceux qui ne font pas qu’admirer, mais qui déshabillent du regard. Ceux qui ne font pas que sourire, mais glissent des avances dans le coin de leurs lèvres. Il y en a forcément, il y en a toujours. Je ne sais pas trop pourquoi Joanne ne pensait pas pouvoir piocher dans les dernières créations. Je hausse les épaules. « Fais comme bon te semble. » dis-je avec bienveillance. L’important, c’est qu’elle soit à l’aise, qu’elle se trouve belle et qu’elle soit fière de se montrer. Rien ne sert de dépenser une fortune dans une robe si elle ne lui convient pas juste pour le principe. En parlant du gala, je me rends compte que cela fait un moment que je n’ai pas eu de rapport détaillé des initiatives de ma belle au sein de la fondation. Pendant qu’elle m’explique ses plans de mise en place d’une crèche et d’un système de garde d’enfant, tous les légumes passent entre mes doigts, y arrivent entiers, et terminent en petits morceaux. Je suis étonné que pareil système n’ait pas déjà été mis en place. J’écoute avec attention, tout en sortant une poêle où faire revenir les légumes ou en remuant le lait de coco. « Un homme charmant. » je commente avec cynisme au sujet du père du dossier dont Joanne me fait rapidement le détail. Dos tourné à la jeune femme alors que je vais chercher les crevettes dans le congélateur, j’arque un sourcil lorsqu’elle ajoute que les jeunes du refuge s’occuperont des tout petits. J’espère qu’elle triera ces jeunes sur le volet. Hors de question de confier des enfants aux plus perturbés. Je ne peux pas m’empêcher de faire la comparaison avec Oliver. C���était quelqu’un de bien, mais je ne lui aurais jamais confié un bébé avant qu’il n’ait décroché de tous ses vices. Néanmoins, je pense que Joanne a bien assez de présence d’esprit pour savoir tout ça. Elle doit aussi faire face à une montagne de candidatures. « Tout ça m’a l’air très bien engagé. » dis-je avec un sourire à la fois satisfait et encourageant. Les légumes, le riz et la sauce sont réunis, puis laissés à cuire sous un couvercle transparent qui se couvre de buée en quelques secondes. Il n’y a plus qu’à attendre. Alors je retourne auprès de ma fiancée et lui vole un baiser. « Tu vois que j’avais raison de te laisser t’en occuper. Tu t’en sors bien mieux que je n’aurais pu le faire. Tout ça, ces idées… Je ne les aurais jamais eues. J’aurai sûrement pu gérer les choses en l’état, mais pas les faire évoluer comme tu le fais. » Joanne, à la maison comme pour la fondation, sait mener la barque. Daniel somnole un peu dans ses bras, serrant fermement son doudou. C’est dingue à quel point il y est attaché.

Dieu sait que Joanne a toujours été très pudique et que le chemin à faire pour qu'elle accepte son corps est encore long. Dans l'intimité, nous avons balayé de nombreux complexes qui ont permis de débrider la jeune femme, l'épanouir dans un certain sens. Mais en public, il ne faut pas compter sur elle pour en dévoiler plus que le strict minimum. Les robes sont souvent longues, la transparence des plus rares. Le coupes sont cintrées et mettent ses formes en valeur, tantôt les épaules ou le dos sont dévoilés, mais pas plus. Ce n'est pas plus mal dans le fond. Stimuler l'imagination a plus d'impact que de tout donner à voir au moindre coup d'oeil. On aime déshabiller une femme et lui retirer ses habits comme un ouvre un paquet cadeau. Il y a moins de charme et d'excitation lorsque le contenu est déjà acquis. Quoi qu'il en soit, Joanne attise ma curiosité avec cette robe qui sera une surprise jusqu'au bout. Transparente au non, peut-être décolletée. Je n'en connais que la marque désormais, et je la découvrirai cet été, lors du gala de la fondation. Je me dis que ce soir-là, finalement, Joanne n'aura plus besoin d'être vraiment présentée. Du moins, pas aux personnes de la fondation -aux investisseurs, donateurs et autres personnes engagées peut-être. Elle est déjà très impliquée dans son travail et les responsabilités qui sont siennes avec toute l'application et le dévouement que je lui connais et dont je ne doutais pas qu'elle ferait preuve. En témoigne l'opération du petit garçon dont elle m'a parlé afin de lui faciliter la vie, l'accès à une vie sociale, aux études, et plus tard, à un travail. Juste avec cette décision, elle va changer sa vie. Je lui souris, non sans satisfaction et une bonne dose de fierté. Oui, j'avais raison de croire qu'elle était la personne parfaite pour prendre soin de mon seul héritage, la fondation en honneur à mon frère, qu'elle ne connaîtra jamais mais qu'elle aurait tant apprécié. « C'était légitime. » dis-je en acquiesçant d'un signe de tête. Je ne m'en rendais pas compte sur le moment, mais j'en demandais beaucoup à ma fiancée lorsque j'ai suggéré qu'elle prenne la tête de l'organisation qui a absorbé la rançon de l'enlèvement de notre fils. Cette dernière manière qu'a eu mon père de nous narguer. « Mais est-ce que tu regrettes d'avoir quand même essayé ? » je demande avec un petit sourire. J'en doute. Je pense qu'elle aime trop aider et aimer les autres, et que ce poste lui correspond parfaitement. Elle découvre des tâches auxquelles elle n'a jamais été confronté mais les apprend avec brio. Bientôt, elle sera à la fois l'atout charme et la force de propulsion de l'association. Et elle aussi aura des dizaines d'invitations auxquelles répondre sur son bureau. Certes, cela demande du temps. Avec toutes les idées qu'elle souhaite mettre en place, cela en demandera encore plus peut-être, et il sera nécessaire de déléguer. Mais cela ne l'empêche pas d'être une mère parfaite. La famille reste sa priorité, et avec la bonne balance des devoirs, l'équilibre sera impeccable. Daniel s'est endormi, la tête lourde sur l'épaule de sa mère, le doudou tout contre lui. Je parie qu'il ne tardera pas à sucer son pouce. Je laisse Joanne monter coucher le petit. Pendant ce temps, je remue un peu le risotto dont le riz commence à bien gonfler et absorber le lait de coco ainsi que les arômes des légumes. J'en profite pour remettre un coup d'assaisonnement et vérifier la cuisson des crevettes -qui se retrouvent parsemées d'une fine couche de curry. Ma fiancée ne tarde pas à réapparaître. « Ca, c'est parce qu'il ne sait pas encore gambader à quatre pattes ou marcher. Je parie que quand il saura comment nous échapper, on devra lui courir après à travers le salon pour pouvoir le mettre au lit. » dis-je avec un petit rire en imaginant la scène. Les enfants pleins d'énergie aiment toujours veiller un peu plus tard et essayer d'échapper à l'heure du coucher histoire de rester plus longtemps avec leurs parents. Je prends une petite gorgée de vin alors que Joanne se sert son troisième verre, intimant qu'elle commence à trouvait un petit attrait aux galas lorsque je suis à son bras. « Et tu trouves toujours le moyen de faire tourner toutes les têtes. » dis-je avec un léger sourire. « Je suis certain qu'avec le temps tu y seras comme un poisson dans l'eau. Tu prendras l'habitude, tu retrouveras des têtes que tu aimes bien, tu pourras même te faire des amis. » Pourquoi pas, après tout ? « J'espère que tu as commencé à travailler sur ton discours pour la fondation d'ailleurs. » j'ajoute cette fois avec un air un peu narquois, sachant très bien qu'elle n'est pas à l'aise avec ça, juste pour la taquiner.

Face à la résignation de Joanne lorsqu'elle avait finalement accepté de prendre la tête de la fondation, de manière temporaire avait-elle insisté alors, j'étais en effet persuadé que le poste finirait par lui plaire. Comme elle le dit, il suffisait de voir à quel point elle était une bonne mère, faite pour ce rôle, pour se dire qu'elle finirait par aimer être un peu la maman de tous ces gosses qui ont besoin d'une main tendue. Elle a énormément d'affection a donner. « Et j'avais raison, une fois encore. » dis-je avec le menton bien haut, sur-jouant la fierté insupportable de celui qui se targue de pouvoir scander un ''je te l'avais bien dit'' bien placé. Néanmoins, c'est la vraie famille de la jeune femme, la nôtre, qui prime sur tout le reste. C'est actuellement sa priorité, et j'espère que cela le restera toujours. Je sais qu'elle ne se laissera pas déborder, elle ne le pourra pas. « Ca n'arrivera pas à mon avis. Parce que ce n'est pas comme si tu travaillais dans un bureau sans rien avoir d'autre à faire, sans d'autre choix que d’exécuter tes tâches. Tu es à la maison, et tu as toujours toutes tes autres priorités sous le nez, Daniel qui te réclame, les chiens qui sautillent à tes pieds. Ils sont là pour te rappeler qu'il y a un temps pour chaque chose. » S'ils ont besoin d'elle, Joanne saura raccrocher le téléphone avec le bout du monde, raccrocher son tablier de directrice, et enfiler celui de mère. A mes yeux, c'est une situation idéale pour elle. Et puisqu'elle mènera la barque d'une main de maître toute la journée, je reprendrai la barre le soir. Je souris tendrement alors que nos lèvres se frôlent, puis réponds au baiser de ma belle avec autant de délicatesse. Nous avons de la chance, nous ne cesserons jamais de nous le répéter. De la chance d'avoir Daniel, qu'il soit né, qu'il soit en parfaite santé, et si adorable. Qu'il soit toujours avec nous, que nous l'ayons récupéré, et qu'aujourd'hui ce soit un bébé épanoui. « Il n'écoutera que sa mère, tu verras. » Celle avec qui il a cette relation fusionnelle, avec qui il n'a pas besoin de pleurer pour être compris. Ils ont leur symbiose, leur monde à eux sur lequel je me greffe. Mais nous cherchons tous à nous faire une petite place dans l'univers de ceux qu'on aime, non ? Joanne tente aussi de prendre goût aux mondanités, même si elle ne pense toujours pas y avoir sa place, qu'importe si elle reçoit une invitation à son nom propre. J'arque un sourcil quand elle ose penser n'avoir fait aucun effet à d'autres hommes dernièrement. « Tu as déjà oublié ta danse avec l'autre type de WWF de la soirée de l'aquarium ? » je demande avant de reprendre une gorgée de vin, finissant mon verre. Je discutais avec mon ex-femme pendant qu'un autre dansait avec ma fiancée, et je bouillais d'envie de lui faire retirer ses sales pattes des hanches de ma petite blonde. Comme quoi, ce qu'on dit est vrai ; si tu n'es pas là pour chérir ta femme, un autre le sera. Oui, il faut se méfier de tout le monde, dans tous les domaines. « C'est vrai. Mais parfois on trouve de vraies bonnes personnes. » Des amis, ou juste des connaissances qui nous sont agréables. Bien sûr que j'ai une pensée pour Hannah à ce moment, elle me manque. Joanne ne dira pas que c'est une bonne personne, mais elle était mon amie. Elle a toujours été la meilleure des amies. Il est certain que je ne méritais pas tel dévouement, alors elle est sûrement mieux où elle est désormais. Et moi, où je suis. Je ne me laisse pas tenter par un troisième verre de vin, mais vérifie encore une fois rapidement, d'un simple coup d'oeil, l'avancement de la cuisson du plat. La jeune femme avoue que même si elle a commencé à réfléchir à son discours du gala de la fondation, pas une ligne ne noircit sa feuille. Ce n'est pas un exercice facile, loin de là. Rédiger quelque chose de cohérent et compréhensible, prendre la parole devant des centaines de personnes. Pour Joanne, c'est l'ascension de l'Everest, et le manque d'air pourrait la faire défaillir. « Ca n'arrivera pas. » je lui assure, plutôt comme un ordre d'ailleurs. Elle vaut mieux qu'une petite poupée qui s'évanouit sur l'estrade. Elle doit inspirer confiance, solidité. Trop de personnes comptent sur elle pour qu'elle pense qu'elle peut se permettre une telle faiblesse. Alors, non, hors de question qu'elle se défile malgré elle. Elle pourra être nerveuse, trembler, chercher ses mots, prendre son temps. « Je t'aiderai à l'écrire si tu veux, on pourra travailler là-dessus plus tard. » Après tout, en matière de discours, je crois que plus rien ne me fait peur. Et puisque je ne compte pas prendre la parole ce soir-là, je peux bien mettre ma patte dans celle de Joanne si cela peut la rassurer. Alors qu'elle se blottit contre moi, je l'embrasse sur le haut du crâne, puis attrape ses lèvres pour échanger un baiser. « Vos flatteries me détournent de mon risotto, Miss Prescott. » dis-je avec un petit rire. Sous le couvercle, le riz a gonflé à bloc, et un nuage de vapeur s'envolant près de nos visages délivre la bonne odeur des légumes cuits lentement. Les crevettes ont correctement grillé dans leur léger enrobage de curry. Je goûte le plat, termine l’assaisonnement avec le zeste de citron. « Et c'est prêt. »