C’est comme si ma vue s’était réduite à elle et à elle seule. Jill qui est allongée sous mes yeux, ma main qui n’en finit plus de serrer la sienne. Je sais pas du tout qui est autour de nous tellement que je vois qu’elle, tellement j’ignore et les bruits et les mots, la sirène de l'ambulance qui devrait éclater mes tympans, qui donne plutôt l’impression d'être loin sur la distance. La vitesse du véhicule d'urgence qui nous cloue sur place alors que les cliquetis de métal des instruments médicaux tout autour de nous suggèrent des virages rapides, trop, des arrêts secs, trop aussi.

Et le pire c’est que là, dans l’instant, je ressens rien. Je ressens pas le froid du véhicule climatisé, je ressens pas la chaleur moite de la paume d’une Jill inconsciente, qui, si je me fie aux machines qui nous entourent, respire tout de même avec autant de régularité que possible. Je ressens pas l’air que j’inspire, ni celui que j’expire, aucune terminaison nerveuse qui réagit lorsque je réalise entre un goût amer dans ma bouche et une gorge beaucoup trop sèche pour parler que j’ai la lèvre en sang de l’avoir trop mordue.

On est tous alignés dans la salle d’attente, installés sur des chaises inconfortables qui servent à rien d’autre qu’à nous retenir de ne pas tomber parce qu’on a oublié ce que nos jambes sont censés faire pour l’instant. Allie a téléphoné à Matt, j’ai trouvé le numéro de Bailey dans les affaires de Jillian. J’ai perdu la notion d’à quel moment on a tous quittés l’hôpital plus tôt cette semaine après y être venus pour Levi ; parce que je sursaute à la seconde où je sens la silhouette du McGrath bouger à mes côtés. C’est comme si le séjour de l’un avait fusionné avec celui de l’autre et je déteste ça, j’en ai horreur.

Une infirmière vient se poster à notre hauteur, glisse ses yeux de son dossier à chacun de nos visages fatigués. « Mlle McGrath est réveillée. » good. J’ai pas réalisé à quel point mes doigts étaient mêlés les uns aux autres, quand je finis par les détacher, poser mes paumes sur ma chaise et m’aider à me relever dans l’élan. « Pas tous en même temps, une personne à la fois. Elle a besoin de reprendre des forces. » je ravale, sachant automatiquement que c’est pas ma place, faisant un pas en arrière quand mon regard tombe directement dans celui d’un type qui arrive à la volée dans le couloir, trop à bout de souffle pour ne pas être aussi retourné que nous tous.

Jill. Tombée. Trop célébrer. Hôpital. C’est tout ce dont je me souviens suite à l’appel d’une certaine Ariane. Jill est à l’hôpital. Elle y a été amenée en urgences. Et de suite, mon cerveau envisage tous les scénarios possibles. Tous plus horrible les uns que les autres. J’ai perdu Jill. C’est la seule conclusion qui me vient encore et encore. On avait enfin réussi à se parler. Les choses allaient enfin mieux entre nous et voilà qu’elle se retrouve à l’hôpital. On a trop célébré qu’elle m’a dit. Trop célébrer quoi ? Surtout trop célébrer avec quoi ? Je connais Jill… Elle n’a pas froid aux yeux. Elle mélange l’alcool et la drogue sans se poser de questions. Et moi des questions, je m’en pose trop. Tellement que je me mets derrière mon volant cinq bonnes minutes après l’appel, tellement il m’a fallu du temps pour bouger. Je ne devrais pas conduire, mais je ne pouvais pas attendre un taxi. Au fur et à mesure de ma course folle en direction du St Vincent, je sens ma respiration devenir de plus en plus erratique tandis que la tempête se réveille brutale et violente. Tout va trop vite. Je vois flou. Je manque d’avoir une dizaine d’accidents en l’espace de quelques minutes. Jill est à l’hôpital. Jill ne va pas bien. Mes mains se resserrent autour du volant tandis que j’accélère. J’ai besoin de la voir maintenant. Là, de suite, à cet instant. Elle peut pas m’abandonner, elle n’a pas le droit de me faire ça. Elle a promis qu’elle ne partirait plus jamais. Elle peut pas me faire ça. Je ne peux pas imaginer ma vie sans elle, c’est impossible. Pas alors qu’elle a dit m’aimer, il y a de cela quelques jours. Non c’est pas possible. J’ai envie de hurler tandis que j’accélère encore, me fichant bien de ce qui m’entoure. Et c’est en trombe que je m’arrête devant chez Ginny qui m’attend déjà dehors. Je devais la prévenir, Jill est sa sœur, elle devait savoir et moi, j’ai besoin d’elle pour ne pas me laisser sombrer. « Bailey… Lâche le volant… » Je finis par sentir ses mains autour de mes poignets pour me faire desserrer les doigts doucement. Elle a ouvert ma portière sans que je m’en rende compte. « Bailey, tu peux pas conduire dans cet état. » Non, non. On doit aller vite, il faut aller à l’hôpital maintenant. « Non, non, on doit y aller. » - « Bailey… S’il te plaît. » Il me faudra encore quelques secondes pour lâcher le volant et sortir de ma voiture. Ginny avait prévu le coup et un uber attendait déjà devant chez elle. Je n'avais rien remarquer. Une fois avec Ginny, je m’enferme dans ma bulle essayant de ne pas laisser mes émotions prendre le dessus. Je suis à bout de souffle comme si j’avais couru un marathon, j’ai la tête qui tourne et le cœur qui se serre à chaque battement. Jill est tombée. Jill ne va pas bien. Tout tourne en boucle et les scénarios horribles reviennent envahir mes pensées. Le Uber se gare et je saute en dehors de la voiture sans même attendre Gin. Une voiture freine brusquement alors que je traverse le parking comme un dératé. À l’entrée j’aperçois Isaac, il me donne un numéro de chambre et je repars en courant. Je le remercierais plus tard. J’arrive dans le couloir et aperçois un petit groupe où je reconnais le cousin de Jill. « ELLE EST OÙ ?! » Je m’arrête subitement dans ma course et suis obligé de me retenir au mur pour ne pas flancher. Je respire beaucoup trop vite et beaucoup trop fort, je vois des étoiles, mais me concentre sur le visage de Levi. « Tu lui as fait quoi ?! » Mon ton est plus qu’agressif, mais Levi est toujours celui que je vois entraîner Jill dans des conneries. Le pari stupide en fait clairement parti. Je n’ai pas le temps d’en dire plus que j’entends une infirmière parler d’overdose. Et je n’entends rien d’autre, je sens juste une colère folle monter vers moi et elle est directement tourner vers le petit groupe. « Vous êtes censé être ses amis MERDE ! » Derrière moi, j’entends les pas de Gin et je me redresse un brin chancelant pour partir en direction de la chambre de Jill. Personne ne la verra avant moi. Personne. Et lorsque je rentre dans la pièce, mon cœur flanche à nouveau en voyant Jill si faible et fragile.

Si j’avais su que son Bailey était un merdeux qui allait arriver ici en gueulant comme un déchaîné sans apporter la moindre valeur ajoutée autre que celle de me motiver à lui éclater la tête pour le faire taire, je l’aurais probablement pas appelé. « ELLE EST OÙ ?! » sur la plage mon gars, elle profite du soleil des îles turquoises, elle se tourne sur le dos là, elle a oublié de se mettre de la crème solaire sur les épaules ça va la faire chier demain matin quand elle va prendre une douche et que sa peau brûlée va la gratter. On est dans un hôpital du con - tu penses quoi? Dans un lit, sous surveillance, en sécurité. « Tu lui as fait quoi ?! » et son regard aussi fou que perdu, aussi dément que brisé, il passe de j’sais pas trop où au visage de Levi, Levi sur qui il crache sans vergogne.

Mon sourcil se hausse, ma silhouette se faufile entre les deux, et mes prunelles elles, sont noires, complètement. « Il lui a absolument rien fait et si tu lui gueules dessus encore une fois c’est moi qui vais faire quelque chose. » j’ai pas peur de ses grandes frasques de gars désespéré, mes menaces envers sa gorge ou ses dents sont là pour le statuer. On est tous des adultes ici, on a tous appris les bonnes manières, on est tous secoués, merde on était là en live, ça donne pas la moindre excuse pour se comporter comme si le monde nous était dû.

« Vous êtes censé être ses amis MERDE ! » « T’es venu pour perdre ton temps à nous insulter ou pour t’assurer qu’elle va bien? » on a merdé, on le sait tous et toutes bien clairement. Mais là, il me fera pas pleurer à gaspiller de précieuses minutes à rester ici quand elle, elle a besoin de lui là-bas. Et une chance que son corps se tourne, bien fait qu’il vise la chambre et qu’il y aille, parce que je serais allée le foutre là de force s’il avait opposé la moindre résistance. « C’est ça. Revois tes priorités. » ma langue pique, ma main passe rageusement dans mes cheveux le temps de replacer des mèches qui ont glissé du chignon défait que j’ai improvisé entre le trajet en ambulance et les heures d’attente. Je réalise probablement pas (et volontairement) que si j’avais été à la place de Bailey et Levi à la place de Jill, j’aurais probablement autant tout fait exploser sur mon passage que lui. Pour l’échange de places, on repassera.

Il l’aime. J’en ai jamais douté, ni de la force, ni de la véracité. Il l’aime et j’ignore s’il s’attendait que ce soit à ce point ; j’ignore s’il le sait même. Mon regard n’a pas quitté le profil de Bailey durant tout le trajet de chez moi jusqu’à l’hôpital, le Uber que j’ai dû forcer un peu pour m’assurer de ne pas penser perdre à nouveau quelqu’un qui m’est cher dans une course effrénée et dangereuse. À peine le temps de se remettre de Levi qui est sorti d’affaires que c’est au tour de Jill d’y passer ; et je n’y peux rien, quand au moindre moment d’égarement, je me demande lequel de nous tous sera le prochain à avoir mal. Je me hais de me poser la question plusieurs fois entre les coups d’oeil que je perds vers un Bailey épuisé, démoli et que je laisse glisser par la vitre de l’habitacle. À un moment, ma main va trouver la sienne en guise de support - je ne sais pas si c’est lui ou moi qui en a le plus besoin.

Et Bailey est hors de lui. Je reconnais Ariane et une amie de Matt et Jill, je vois Levi, et mon ex-mari semble l’avoir vu lui aussi. « Jill est en sécurité. » ma paume qui trouve l’avant-bras de Bailey au même moment où les mots acérés d’Ariane se dirigent vers lui et lui seul. J’évite le regard de la rousse, je sais que si elle plonge ses yeux dans les miens elle risque de voir des choses que je souhaite éviter de dévoiler à qui que ce soit. Elle lit beaucoup trop facilement en nous tous, je suis terrifiée d'être fatalement transparente avec elle. « Vas-y. C’est toi qu’elle devrait voir en se réveillant. » j’ignore les dernières piques, espérant que mes encouragements à l’oreille de Bailey vont faire leur chemin, l'infirmière attendant que l'un ou l'une d'entre nous la suive enfin.

À mon plus grand soulagement, mes espoirs sont confirmés par ses pas qui partent dans le sens inverse de celui par lequel nous sommes arrivés. Il file dans la chambre de Jill, j’attends d’être certaine que la porte derrière lui est fermée pour me tourner vers mon cousin et ses amies. « Vous êtes okay? Vous avez pu dormir un peu? Je peux aller chercher des cafés, de quoi manger, je... »  entre temps, j’ai perdu mes doigts dans la poche de mon jeans, à la recherche de pièces, de quelque chose pour les nourrir, pour dépanner, pour aider, être utile, n’importe quoi. Pour m’occuper l’esprit encore, aussi. Bien sûr. La monnaie tombe bruyamment au sol à cause de l’une de mes énièmes maladresses et je me penche d’emblée pour ramasser le tout - pour leur cacher mon coup d’oeil brouillé aussi. Jill est en sécurité.

Tu es encore dans le déni des derniers événements. Tu creuserais des sillons dans le linoléum à mesure des pas que tu répètes inlassablement, sans but aucun si ce n'est celui de te permettre de conserver un quelconque contrôle sur ton organisme en état de choc. Ton cerveau est embrumé, tu réalises toute la gravité de la situation tandis qu'une partie de toi ne peut se résoudre à analyser correctement le passé, Jillian ayant besoin de vous tous au présent. Tu ne veux pas explorer les motifs qui ont poussé ta cousine à peut-être provoquer cette overdose, ni exploser les dealers qui lui ont éventuellement vendu de la pure pourriture qui l'a menée dans cet état malgré elle. Les images de la brune éprise par l'empoisonnement sont gravés dans ton esprit, de son corps transi à son visage meurtri. Cette nuit, tu as failli perdre l'une des personnes qui compte le plus pour toi, celle qui a été ton acolyte depuis ta naissance, ton duo familial infernal, celle qui t'a toujours compris et soutenu. Cette nuit, tu as failli perdre ta moitié, la jumelle que t'aurais aimé avoir plutôt que Colton qui est diamétralement opposé à ta façon d'être. Ce soir, ton cœur s'est brisé, mais tu le ressouderas, car le sien bat - bien heureusement - encore.

Ariane est amorphe sur le siège, ses jointures blanches d'être si serrées. Allie fait des allers retours entre l'extérieur et le couloir, elle a l'air de lutter contre une allergie aux centres hospitaliers mais se forcer à toujours revenir pour son amie. Parfois, tu as envie de lui offrir de rentrer chez elle en lui promettant de la tenir informée, mais jamais la Oakheart n'accepterait de partir et ne pas être dans le vif du moment quand Jillian se réveillera.

T'inspires doucement, dresses la liste des gens à prévenir qui sont déjà alertés. Vous vous êtes bien répartis les rôles, vous avez gardé votre sang-froid jusqu'ici ; mais tes mains tremblent désormais contre ton torse, voilées par tes bras pliés. Ton téléphone est mis sous puissance et volume maximale, question d'être sûr de ne louper absolument aucun appel.

La porte de la chambre où est installée la trentenaire s'ouvre enfin. « Mlle McGrath est réveillée. » Cette annonce a l'effet d'une bouffée d'oxygène, tes épaules se décontractent légèrement ; jusqu'à ce que ton corps revienne en alerte totale, face à un Bailey courroucé. « ELLE EST OÙ ?! » Il est fou, passionnel, tu songes, alors qu'il halète, chancelle, contre le mur hospitalier. « Tu lui as fait quoi ?! » Qu'il t'agresse sans merci. Tu fronces les sourcils en guise de réponse, désapprobateur. De quel droit se permettait-il d'insinuer que tu avais œuvré dans le but de nuire à Jillian ? De quel droit portait-il ce jugement sur ta personne, sur votre relation ? « Vous êtes censé être ses amis MERDE ! » Heureusement, Ariane rétorque avant toi, remet impeccablement les pendules à l'heure. Clairement, sans elle, tu aurais explosé avant autant de véhémence que Fitzgerald. Tu peux comprendre que les circonstances mettent les nerfs du blond à vif, mais en aucun cas cela justifie son comportement. Bailey se glisse dans la chambre de Jillian, tu poses ton regard encore noir de l'ire qu'il a invitée en toi sur Ginny qui rompt la lourde électricité régnant désormais dans le couloir d'un calme, fébrile, altruiste : « Vous êtes okay? Vous avez pu dormir un peu? Je peux aller chercher des cafés, de quoi manger, je... » Les pièces de monnaie roulent à terre, l'éternelle maladresse de la cadette régissant ses actions. Tu stoppes une pièce avec ton pied, te penches pour la récupérer. Tu réduis la distance entre ta personne et celle de l'artiste, l'attires tendrement dans tes bras. « On est tous okay. » Tu annonces, conscient du mensonge éhonté que tu articules. Personne ne va bien dans votre groupuscule, mais vous vous avez et vous êtes présents ; c'est tout ce qui compte pour l'instant et ce qui est requis pour aller mieux - ou du moins, tu t'en convaincs. « On sera tous okay. » Tu promets, ton regard cherchant celui d'Ariane en vue de lui transmettre des paroles qui n'appartiennent qu'à votre couple, qui garantissent la concrétisation de vos projets quoi qu'il en coûte, qui annihilent tous les regrets susceptibles de mordre vos échines, qui inhibent le magistral de tous vos sentiments, qui peinent à décrire à quel point tu l'admires et l'aimes et te sens choyé de l'avoir à tes côtés.

J’oublie Gin sur le parking bien trop concentré sur l’idée de retrouver Jill. J’arrive en courant dans le couloir. Le cœur battant, le souffle court et le regarde fou. Je suis accueilli par un chien de garde roux qui aboie plus qu’elle ne parle et je me retiens de la frapper. En réalité, je ne retiens rien, mon corps est tout simplement incapable de répondre, de réagir avec vivacité. J’ai du mal à me concentrer, du mal à savoir ou est la priorité. Levi se trouve en face de moi et c’est lui qui prend pour les autres. Il est celui qui était à l’initiative de ce pari stupide, il est forcément celui à l’initiative de cette soirée. Mon cerveau est trop embrumé pour réfléchir plus longtemps, il fait des raccourcis, des conclusions hâtives. Et le chien de garde réagit encore. Elle est sur les nerfs celle-là. Je crois son regard et remarque ses yeux injectés de sang. Comme Jill lorsqu’elle a abusé de la fumette. Donc elle est responsable elle aussi. Elle hurle et je ne sais quoi lui répondre. Elle me reproche de ne pas déjà être auprès de Jill et j’en tremble à nouveau. Jill. Je sens la main de Gin sur mon bras. La douceur, l’ancre qui me maintient, qui me stabilise. J’aurais sombré depuis si longtemps sans elle. La situation est digne d’un vaudeville, son ex-mari amoureux de sa sœur. Pourtant, elle est là, sans jamais défaillir, sans jamais haïr. « Je vais la voir. » dis-je doucement avant de foudroyer la rousse du regard. Elle ne paie rien pour attendre, je ne compte pas laisser passer comme cela. Il ne faut plus que cela se reproduise.

C’est chancelant que j’entre dans la chambre de Jill. Elle est là. Elle respire. Elle bouge. Elle parle. Soudainement, je sens un poids immense s’enlever de mes épaules. Je tremble de la tête aux pieds, j’ai le souffle d’un fou furieux et elle me demande de ne pas paniquer. Si j’en avais eu la force, je crois que j’aurai été pris d’un fou rire nerveux, mais rien ne vient. Court-circuit. Plus rien ne fonctionne. Il me faudra quelques secondes pour avancer auprès de Jill. Sa main qui trouve la mienne, sa voix qui tente encore de me rassurer. Comme elle peut. Alors qu’elle est blanche comme un linge. Elle est vivante, c’est tout ce qui compte, mais je ne réalise pas. « T'es venu tout seul ? » Un mouvement de tête pour dire non. « Ta sœur. » dis-je difficilement. Il faut que je me calme. La main de Jill serre la mienne et je réalise enfin. Elle est là. Je me jette presque sur elle pour la prendre dans mes bras, pour m’enivrer de son odeur, pour m’assurer que tout va bien. Je sens son souffle chaud contre ma joue et je me sens enfin mieux. Mes lèvres trouvent les siennes dans un baiser tremblant, les yeux embués de larmes. « J’ai eu si peur… » Je tremble encore et je suis obligé de tirer la chaise plus proche de son lit pour m’asseoir, pour ne pas flancher complètement. « Tu me refais plus jamais ça, t’entends ? » Et cette fois, je ne peux pas retenir la larme qui s’écrase sur ma joue. « Plus jamais. »

Je ne lâche pas sa main que je serre probablement trop fort. Je ne la lâche pas du regard. Je ne la lâcherai plus. Jamais. J’ai du mal à revenir dans la pièce, à ne pas me perdre dans tout ce qui se déroule dans ma tête. Le bruit de quelques coups sur la porte me ramène brutalement sur terre. « Tes… Tes amis sont là. » articulais-je doucement. Est-ce qu’on peut réellement parler d’amis ? Je retiens mes réflexions alors que la porte s’ouvre lentement.

« On est tous okay. » Levi passe ses bras autour de moi, je sens son corps aussi tendu que le mien. Il n'a pas besoin de préciser que je sais qu'il ment, on ment tous en situation de crise. On ment et on met des masques et on espère tellement sauver les âmes, réparer les fissures. La vérité, c'est qu'aujourd'hui on n'est qu'un amassis de pièces éclatées, de morceaux brisés, et qu'on tente tous de se recoller les uns les autres sans savoir à quand la prochaine explosion, à quand la prochaine cassure.

J'ai pourtant posé ma tête contre son torse, fermé les yeux une seconde tout au plus. Je déteste ce que je vois une fois mes paupières closes, je ne m'autorise qu'un seul coup d'oeil apeuré, avant de ravaler ma salive bien trop sèche, de battre des paupières en aparté. « On sera tous okay. » j'hoche lentement de la positive, ironiquement défaitiste, cherche instinctivement Isy d'un coup d'oeil circulaire. Sachant qu'il était à l'entrée lorsqu'on est arrivés, qu'il ne doit pas être bien loin lui non plus. Je hais dépendre de qui que ce soit, mais à sentir les bras de Levi qui se détachent de ma silhouette gelée, je sais que dans une poignée de minutes je risque de détester la sensation de brûlure qui n'arrête pas de grandir dans mon ventre. De brûlure, bouillante, suffoquante.

Par un miracle mis en place grâce à la langue piquante d'une Ariane que j'évite toujours autant mais qui elle, évite pas du tout le personnel infirmier, on nous accorde la permission d'aller voir Jill plus qu'un seul à la fois. « Tes… Tes amis sont là. » la voix voilée de Bailey me brise le coeur. Je laisse la porte craquer doucement sur elle-même pour leur annoncer ma présence avant qu'ils voient mon visage, m'assurant qu'ils sachent qu'ils ne sont plus seuls avant de me montrer.  « Ils ont dit que la famille immédiate pouvait venir. » que je justifie, ma voix beaucoup plus droite et solide que je ne l'aurais cru.

« Levi arrive... » je l'entends parler derrière, ou alors c'est Matt? J'ignore ce qui se passe de l'autre coté du mur, mon regard est rivé sur le visage de Jillian. « Je peux te prendre dans mes bras ou tu vas avoir mal? » à noter que pour l'une des premières fois de ma vie, je ne prends pas pour acquis que ma soeur pourrait refuser un premier pas de ma part. C'est dire à quel point je prie pour qu'elle accepte, à quel point mon coeur se tord à travers.

Elle est là, elle respire, elle parle. Jill va bien. Enfin bien… Elle est vraiment blanche et elle me semble si fatiguée que j’ose à peine l’approcher. Il me plusieurs secondes, plusieurs pressions de sa main sur la mienne pour réaliser. Je ne réponds même pas à sa question, j’ai besoin de la prendre dans mes bras, de sentir son corps contre le mien. Elle m’assure qu’elle va bien, que c’est fini. Et je me retiens de ne pas la serrer plus fort contre moi. Je me sens encore trembler et tente de calmer mes angoisses pour ne pas sombrer maintenant, pour ne pas l’inquiéter elle. Il faut qu’elle se repose. Je bégaye quelques paroles, lui demande de ne plus jamais me refaire une peur pareille. Je crois que je vais en faire des cauchemars pendant des semaines. Je sais parfaitement que cela va devenir une véritable source d’angoisse. Mais je penserai à cela plus tard. Pour le moment, je me concentre sur ma femme. Je serre encore sa main, embrasse ses lèvres alors que mes yeux sont de plus en plus embués par les larmes. « J’ai cru que je t’avais perdu. » Ma voix flanche encore une fois tandis que quelqu’un toque à la porte. J’aimerai hurler pour que l’on nous laisse tranquille, leur dire d’aller se faire voir, de nous laisser un moment et je crois que Jill le comprend. « Ne leur en veux pas s'il te plaît, j'ai fait ça toute seule, s’ils n'avaient pas été là, j'ose même pas imaginer Bai... » Elle a forcé été accompagné dans son excès surtout lorsque l’on voit l’état de la rousse qui attends dehors. « Ouais… Ils ont pas fait attention à toi. » dis-je sèchement au travers de mes larmes. Je n’ai pas le temps d’ajouter quoique ce soit que Ginny passe son minois au travers de la porte entrouverte et entre timidement dans la pièce assurant que le reste des McGrath est derrière elle. Soudainement bien trop gêner par la situation, je lui tourne le dos pour essuyer rapidement les larmes sur mes joues. Je renifle bruyamment et pose mon regard sur le linoléum abîmé pour ne pas croiser celui de mon ex-femme. Pourtant, je ne peux m’empêcher de relever la tête lorsque je vois les deux sœurs s’enlacer. J’ai l’impression de rêver et un rire nerveux s’échappe d’entre mes lèvres. « Faut que l’une d’entre vous manque d’y passer pour que vous fassiez un câlin. » C’est plus fort que moi, j’suis heureux de les voir comme cela, mais là, j’ai l’impression de planer dans une autre dimension. Beaucoup trop d’émotions d’un seul coup. J’ai la tête qui tourne et voilà que le reste du groupe entre dans la chambre. Beaucoup trop de monde, de voix, d’expression, de ressentis à gérer. Je me sens mal et recul dans un coin de la pièce tentant de faire abstraction de tout ce qui m’entoure mon regard visser sur Jill dans son lit d’hôpital.

J’ai envie de lui demander comment elle va, comment elle se sent. J’ai envie de la bombarder de questions, de tout savoir sur son état, d’être assurée que ce qu’elle me dira sera la vérité, et qu’à partir de là je ne pourrai que tout faire en mon pouvoir pour que, si je lui pose la question à nouveau, elle me réponde "mieux".

Bailey est attendri, il le souligne, d’office je serais allée directement lui prendre la main pour m’assurer qu’il laisse ses émotions aller comme elles viennent en sachant que je suis là pour le retenir à travers le raz-de-marée. Mais égoïstement, je serre plutôt la silhouette frêle de ma sœur contre moi de toutes mes forces, j’en profite pour prendre tout ce qu’elle m’offre, et lui en donner au centuple. Jill que j’aime d’un amour infini, Jill que j’aimerai toujours malgré tout. Chaque seconde de l’étreinte ne fait que le confirmer, quand l'inspiration que je prends ajoutant une bribe de plus de réel à la scène. Tout allait bien, Jill allait bien.

« Dis-moi n’importe quoi. » que je m’entends lui demander, à son oreille, un faible murmure articulé si près d’elle que je doute qu’elle n’ait pas entendu. « Raconte une connerie, raconte la première chose qui te vient en tête, la première histoire, l’anecdote la plus stupide à laquelle tu penses. » je veux seulement entendre sa voix. Je veux simplement l’entendre parler, comme elle le faisait à tous les matins à Londres, et même avant qu’on y emménage. Quand elle relatait ses soirées folles de la veille, quand elle me donnait l’impression d’avoir autant de vies qu’un chat tellement elle avait déjoué la mort avec toutes ses frasques. Toutes les fois où elle s’était volontairement mise en danger le sourire assuré aux lèvres. Et où elle avait survécu.

Jill de l’autre côté de la porte close avec son dude aussi inutile que rageur, mon regard se vrille directement dans celui de Levi. S’il lui arrivait un truc à elle, c’était comme s’il lui arrivait un truc à lui. De le voir qui rassure sa cousine ne fait que me rappeler que ces discussions-là vont être encore à propos pour un bon moment. Il n’allait pas mieux, il n’était pas guéri, il avait toujours le cancer, et même si on n’était pas rassemblés dans ce couloir pour ses beaux yeux, reste qu’à un moment peut-être que la scène se reproduira et que l’issue ne sera absolument pas la même.

J’ai réalisé que je pensais beaucoup plus à la finalité que je devrais depuis son malaise. J’ai réalisé que c’était ça qui occupait la plupart de mes pensées, et ça me fait chier à un niveau. Parce que j’ai pas le droit de ressasser ça – parce que je dois m’occuper, que je dois mettre mon focus ailleurs, que je dois pas tomber dans un cercle nocif et sans issue, quand je suis là pour le retenir de tomber, pour l’empêcher de sombrer.

Alors je m’occupe ouais. Je ravale, entre dans la chambre avec les autres, m’assure de repérer le rageur de boyfriend au fond de la pièce, laisse mes serres acérées s’enrouler autour de son bras pour l’attirer à l’écart. « Toi, ici. » je sais que j’ai à peine quelques secondes pour lui exposer mon point, pour l’encourager à passer à l’action, pour me donner une autre fonction que celle d’imaginer qu’on jogge contre la montre, qu’on fonce droit dans un mur. Tout pour pas me remémorer Levi dans un lit d’hôpital à nouveau. « Tu gagnes rien à nous accuser. » je sais que c’est facile, je sais qu’il prend ce qu’il peut pour passer ses nerfs. Mais mon regard lui jure que j’ai mieux pour lui. « Par contre, si tu veux rager et te venger, je connais la personne qui lui a vendu le dernier truc qu’elle a pris. » ma main qui le lâche, ce que j’avais à lui dire que est transmis, bombe livrée. « Je dis ça je dis rien. »

Tout ce que je retiens de cette journée de merde, c’est que je me suis pris un bout de verre de merde quand un gamin de merde (un flic) m’a fait tomber sur une vitre de merde et qu’elle s’est brisée comme une merde tout ça pour qu’un bout de merde vienne s’enfoncer dans la paume de ma main, qui est tout sauf de la merde. Ca, c’est comment s’est passé ma journée alors que je n’avais même pas insulté la famille de ce gars et qu’il est juste beaucoup trop à fleur de peau pour un flic. Dommage pour lui, bienheureux pour moi qui ait enfin trouvé quelqu’un sur qui taper parce que le dernier - blond n°1 du bar, j’ai oublié son nom - ça devait dater d’au moins une semaine. C’est affreusement long, quand on y pense, une semaine. Le flic a finit par me faire la morale tout en jouant de son insigne et il m’a mis les menottes seulement pour me déposer devant l’hôpital, parce qu’il devait savoir qu’il ne s’en sortirait pas aussi facilement non plus au vu de l'état de ma main et de ma lèvre gonflée. Même si, bien sur, il est dans un état bien pire.

J'ai déambulé quelques minutes avant d'accepter qu'un inconnu vienne planter une aiguille dans ma main pour me faire un nombre de points que je n'ai pas écouté. Je dirai dix à qui veut bien l'entendre, parce que ce chiffre rond me semble assez glorieux. C’est en déambulant dans une autre aile de l’établissement que je finis par observer la chevelure d’Ariane tranchant parfaitement avec les murs blancs, pâles et ennuyants. Je n’ai pas le droit d’être là, aucune crédibilité et aucune excuse non plus mais la curiosité piqué au vif. Peut être même que c’est la chambre d’Ariane, là, devant. J’ai juste besoin d’en avoir le coeur net et c’est la raison pour laquelle je viens ouvrir la poignet de la porte avec l’aide de mon coude et sans délicatesse aucune. “Qui c’est qu’est mort ?” J’interroge la rousse, la première que je vois, en chuchotant alors qu’un silence de plomb semble régner dans la chambre. Lorsque la porte s’ouvre un peu plus et que les autres visages se dessinent, là, c’est typiquement le moment où je me dis que je viens d’avoir une idée de merde. Ils font tous une tête d’enterrement et je me bats pour discerner le visage sur le lit, caché par Ginny et tous ses cheveux. “Si ce n'est que Jillian ça va.” Personne ne l’aime de toute façon, ils sont tous de parfaits hypocrites. “T’essayes de l’étouffer, Gin ? Tente plutôt quand elle dort. Et sans témoins.” Pleure pas Gin, elle va bien la terreur de la famille. Elle respire en tout cas, c’est déjà ça. Je n’ai aucune idée de la raison de sa visite à l’hôpital, mais pour une morte elle se porte plutôt bien. La silhouette de Bailey se dessine à son tour et c’est un immense sourire qui se dessine sur mes lippes, moqueur au possible. Tout aussi moqueur que le clin d’oeil que je lui tends et que mes doigts qui s’agitent doucement à sa vue, le tout rendu encore plus lent par la peau tiraillée par la plaie. “La vraie lawless rockstar est aussi présente, alors.” Hi, Levi. “Ils m’ont enlevé tout le sang, t’as rien à essuyer cette fois ci. Désolé, ce sont de vrais monstres ici.” Hi, Ariane.

Elle compte et décrit toutes les issues de secours : les portes, les bouches d'aération, les fenêtres, les différentes voies fondées par un véritable dédale de couloirs. Puis, elle liste les armes : les extincteurs, les modules à dépliants, les tableaux de remerciements pendus aux murs, l'écharpe enroulée à une rampe bordant le mur. Elle se concentre sur sa respiration, le parfum de nicotine enveloppant encore son être, atténuant ses nerfs en intoxiquant l'air précédemment ingéré. Un soupir de soulagement file entre ses lèvres quand l'infirmière livre les premières nouvelles portant sur Jillian. Bye, Becky, Elle réplique intérieurement, ses yeux ayant soigneusement lu l'étiquette marquant la blouse blanche de l'agent.

Les minutes défilent, son regard se croise de temps à autres à celui des autres, sans vraiment s'y attarder, néanmoins. Elle n'a rien à dire, rien à voir - Jillian est au centre de ses préoccupations. Puis elle débarque. Levi enlace cette sœur, cette peau de chien ignare qui a exilé toute sa famille à l'autre bout du monde. Tu te recules du duo précautionneusement, insupportant totalement la cadette et incapable de réellement régir les émotions qu'elle insuffle en déferlante violente en toi. Tu craches presque ta rage quand tu t'approches de Parker : le mépris doublé de haine que tu voues à l'attention de Ginny est écrit en majuscule sur ton minois.

« On est tous okay. On sera tous okay. » Allie lève les yeux au ciel, en profond désaccord. Elle se retient néanmoins de tout commentaire et se force à ne pas regarder la McGrath qui la place dans une colère noire inadaptée vu les circonstances. Becky repasse, annonce désormais que la famille immédiate peut entrer. Allie suit avec envie le groupuscule - sauf Ginny - pénétrer la pièce et se laisse tomber sur un siège, n'appartenant manifestement pas à cette catégorie de personnes.

Son cœur bat la chamade douloureusement et malgré elle, elle attrape son téléphone. Une sonnerie, deux sonneries - trop de sonneries. Il décroche enfin, elle le coupe d'un glacial : « Matt, t'es où ? » Parce qu'elle hait cette situation et se déteste pour tant l'abhorrer. Parce qu'elle ne peut pas quitter le centre hospitalier sans avoir vu sa proche amie de laquelle elle n'est malheureusement pas sa famille immédiate. Parce que Matt est son refuge, son havre, et elle désire inavouablement l'avoir à ses côtés. Elle se lève, n'ose pas s'éloigner trop de la chambre si jamais Becky a pitié d'elle et l'autorise enfin à voir Jillian, mais il faut qu'elle se calme. Un mec passe à côté d'elle, elle l'aurait attaqué sans merci s'il l'avait bousculé tant elle est explosive. Elle tiraille ses cheveux nerveusement, se les arrache presque sous le stress d'ignorer l'état de son amie et celui d'avoir son ennemie numéro 1 à proximité tout en étant pertinemment incapable de promettre garder son sang-froid face à elle.