Il valait mieux qu'il se taise, qu'il mette en sourdine ses appréhensions et ses regrets. Wren savait qu'ils viendraient tous le revoir bien assez tôt et ce n'était pas ce dont il avait besoin à l'heure actuelle. Juste un instant de répit, il ne demandait pas des heures, juste quelques minutes, tout au plus. Le suédois avait l'impression qu'il n'avait même pas obtenu ce luxe depuis l'adolescence et le tout lui pesait. Où était son innocence? Et ses rires, sa joie de vivre? Il avait tout perdu au cours du chemin et maintenant, la fin était inévitable, il s'y dirigeait lentement mais sûrement. Pourvu qu'il n'accompagne pas ses cadets dans sa chute, mais peut être était-ce trop tard pour avoir ce genre de fantasmes. Wren avait failli dans sa mission, failli à les protéger car il n'avait pas été discret, qu'il aurait dû trouver d'autres solutions plutôt que la drogue et le commerce de rue pour les sortir de leur misère. Combien d'autres remords avaient-ils encore? Ceux-ci étaient trop nombreux et impliquaient toujours ses décisions hasardeuses, son impulsivité maladive et son manque flagrant de responsabilités dans les moments importants. Quel idiot il pouvait être et en cela, Freya avait toujours eu raison car lui aussi était une bonne plaie, une qu'on ne pouvait pas effacer ou voir guérir un jour ou l'autre. Il retournait fatalement dans le noir, vers la douleur parce qu'elle faisait partie de lui et qu'éventuellement, il avait fini par l'épouser, par choix. "Non, pas de compétition. Plus rien de ça. Je savais pas que t'étais revenue." Non, Wren ne savait rien du tout parce qu'il n'avait pas pris de nouvelles, qu'il avait même été un mauvais frère durant la période des fêtes, lui qui les avait toujours passées en compagnie de sa cadette. Pas une note, pas un coup de fil parce qu'il était complètement défoncé lors des deux dates. Elle devait lui en vouloir pour cela aussi et maintenant, l'étau se refermait autour d'eux deux. Freya chutait avec lui, elle avait de la drogue à lui proposer et aussi noble qu'il avait envie d'être face à sa petite soeur, Wren sentait ses entrailles se tordre parce qu'il en voulait plus, qu'il en voulait encore et que cette fichue addiction n'avait pas du tout prononcé son dernier mot. "Depuis hier soir. J'en suis à deux ou trois doses par jour. Une d'héro' et après, c'est surtout de la coke. Donne moi ce que t'as. Non, donne nous ce que t'as." Et là, il vendait son âme au diable en incluant Freya dans le processus. Il s'était toujours refusé de la voir dans ce genre de magouilles, même si elle s'en donnait à coeur joie derrière son dos parce que Wren n'était pas aussi idiot qu'il en avait l'air. Là, c'était différent. Là, tout changeait et ses mains tremblaient.

Freya a le palpitant qui est sous tension et qui n’arrive pas à se calmer. La vision de son aîné aussi mal au point, avec ce nouveau look qui l’étonne plus qu’elle ne l’accepte, les poches sous les yeux creusées de nuits bien trop courtes - elle vit avec Tobias, elle reconnait très bien les signes. Mais c’est une vision qu’elle a l’habitude de voir avec le bleu électrique de son jumeau, pas le vert d’eau de Wren. Et c’est un coup de massue aussi immense que paralysant tellement qu’elle ne l’avait pas venu venir. Le genre de douche froide dont on se passerait bien, encore plus en revenant d’un séjour où elle n’avait pensé qu’à se nourrir pour dix et faire connaitre le pays de sa génitrice à son copain. Parce qu’elle avait pensé qu’ils avaient la situation sous contrôle et jamais, jamais elle n’aurait eu l’idée que Wren vienne quérir leur frère pour une pulsion du moment aussi folle que dangereuse. Mais était-ce vraiment une pulsion ? Est-ce que l’idée lui est venue spontanément comme ça ? Non, sinon, il n’aurait pas pensé à bouger leur mère avant de tout cramer. Il n’aurait pas pensé à faire passer ça pour un accident si ça avait été spontané.
De toute façon, ça ne sert à rien de trouver un sens à tout ça. A partir de maintenant, il faut réfléchir et peut-être faire un sacrifice auprès des dieux nordiques - et irlandais, qui sait - pour qu’on ne vienne pas toquer à leurs portes. Parce que le boulet du père est là, il est présent et Wren a déjà son dossier pour confirmer qu’il suit plus ou moins les traces de leur géniteur.

Okay, réfléchir. Penser. Raisonnablement.
Chose qu’ils n’ont jamais réussi à faire.

Et ça l’est encore moins quand Wren lui déballe sa jolie nouvelle consommation. Qu’il ne bronche pas, qu’il ne détourne pas les yeux, il est juste au bout du rouleau. Elle aussi mais pas pour les mêmes raisons. Non, donne-nous ce que t'as. Freya le regarde comme si un troisième œil vient d’apparaitre sur son front avant d’éclater de rire. Un rire nerveux, d’une pression qui retombe - ou qui remonte, à ce stade, elle n’en sait plus trop rien. « J’suis revenue au bon moment, faut croire. » Nouvelle année, nouvelles résolutions ? Il n’en faut pas plus pour que la cadette file dans sa chambre pour désosser une latte - typique mais efficace - et trifouiller ce qui est caché. Quitte à ce qu’il se défonce, elle préfère encore que ce soit avec elle et sous son toit plutôt que dehors avec des inconnus. Et si elle, ça lui permet de pouvoir apaiser un peu cette rage qui crie et qui la bouffe, elle ne va pas rechigner. Freya lui passe devant pour aller s’installer les jambes croisées sur le tapis miteux entre le canapé qui lui sert de dossier et la table basse où elle dépose tout son attirail. « Vu qu’tu fais partie du business, c’est mieux si tu testes la marchandise. Pas que j’l’ai fait. Enfin, pas toutes. Une ou deux fois. J’me dis qu’c’est mieux si j’garde le matos pour les clients. Dans mon organisme, ils rapportent que dalle. » C’est d’une logique affolante. La suédoise lève les yeux tout en tapotant à côté d’elle, la tête penchée tout en souriant mollement. « Allez, big bro. Laisse-moi m’occuper d’toi pour une fois. J’suis là et j’te lâcherai plus. Promis. » Pour le meilleur comme pour le pire.

Il se rendait compte qu'il était au bord du précipice puisque le Wren d'avant n'aurait jamais osé dire une chose pareille. Proposer de partager un moment de ce type avec Freya, se lancer dans une course contre la montre avec la drogue comme partenaire de jeu, ce n'était pas une option que Doherty avait voulu envisager avec sa petite soeur. Pourtant, il avait su depuis un moment qu'elle n'était pas un ange et qu'elle consommait de manière régulière mais son instinct protecteur et chevaleresque l'avait toujours forcé à l'engueuler quand il en avait des preuves concrètes. Voilà que la situation était totalement inversée mais contrairement à lui, Freya ne lui faisait pas la morale, bien au contraire. Elle se rendait dans sa chambre, laissant un Wren silencieux et au bord de la crise de nerfs, tout seul sur le canapé. Elle revint bien vite avec tout un attirail qu'elle étala au sol, invitant Wren à la rejoindre, ce qu'il fit sans sourciller parce qu'il était accro, totalement junkie et qu'il ne pouvait absolument plus rien y faire. C'était ce qui se passait toujours quand on allait au delà de la première dose, qu'on se laissait charmer par une deuxième qui se transformait elle-même en troisième et la suite n'était que logique. "T'as de l'héro?" C'était le problème avec Wren parce qu'il aurait pu se contenter d'un rail de cocaïne comme tout le monde mais il était allé trop loin et maintenant, les sensations procurées par les autres drogues n'étaient plus suffisantes à elles-seules. Il était conquis par le diable incarné et il n'y avait plus personne pour le sauver. "Prends autre chose, toi, ça vaut mieux. C'est de la sacrée merde, ce machin. Non seulement ça coûte une blinde mais ça te rend accro à une vitesse folle. Crois moi, je regrette d'avoir commencé parce que là, j'ai l'impression que je vais devoir continuer jusqu'à ce que ça me fasse crever. On peut plus décrocher de ce truc." Il parlait en connaissance de cause mais c'était la première fois qu'il s'osait avoir ce genre de conversation avec Freya. Jamais ils ne mentionnaient les sujets tabou, à part quand ils se disputaient comme tantôt mais pas dans ce genre de circonstances. A croire que les choses changeaient, Wren sentant l'émotion le chambouler à l'intérieur quand il voyait tout ce que sa petite soeur avait sous la main, tout ce qu'elle avait certainement testé. Il ne s'était pas assez occupé d'elle, il n'avait pas su l'aider et cela aussi, c'était sa mort assurée.

Freya et la drogue est une longue histoire. D’envie en premier lieu, de découverte surtout, quelque chose qui lui a pendu au nez le lendemain de l’incendie. Parce qu’elle était en roue libre, elle n’en faisait qu’à sa tête et personne ne pouvait lui en blâmer. On n’osait pas parce qu’elle avait connu un grand drame et aussi parce qu’elle a ce nom de famille collé sur sa carte d’identité, sa carte scolaire et sur son front. On venait la titiller, on venait l’embêter elle parce qu’elle a toujours été la plus faible des trois, celle qui se tapissait dans son ombre pour ne pas faire de bruit et qu’on l’ignore. Et il y a eu Terrence. Et il y a son monde qui a été le sien pendant quatre ans. Freya dira qu’elle a passé les meilleures années de sa vie mais en vérité, son cerveau n’a guère de souvenirs de cette période. Il y a un mélange de rage, de mélancolie, d’attente, d’envie, d’espoirs bafoués chez Freya qui refait toujours surface un moment ou un autre. La poudre, les joints, les cachets et toutes ces conneries, elle a eu la volonté d’arrêter. Parce qu’elle avait eu le cœur brisé, en miettes et que de toute façon, son cerveau partait en vrac tout seul, qu’il n’avait pas besoin d’assistance pour être foireux. Encore une fois, son nom de famille. Mais aussi sa mère, qui hurlait, qui était devenue complètement tarée et dont Freya finissait par passer devant sa porte la tête baissée sans même y faire attention. Est-ce que sa consommation a activé, accentué, tapissé sa maladie ? La suédoise ne le sait pas et sûrement qu’elle ne le saura jamais. Mais le change a été là, elle a troqué des sachets magiques pour un vice de procédure dans son cerveau.

Et là, voir Wren la regarder comme son messie pour une dose, ça lui rappelle son adolescence. Seulement, elle n’a jamais fourni, juste consommé. Le pouvoir qu’avait ceux qui vendent est assez incroyable en soi, les gens étant prêts à lécher les chaussures jusqu’à la semelle pour une simple dose qui ne leur prendra que cinq secondes à ingérer et douze heures à oublier. Mais c’est son grand frère, c’est son aîné, c’est l’homme de sa vie, et il lui demande si elle a de l’héro. Alors Freya sourit, Freya passe une main dans ses cheveux et Freya apaise. « Tu prends la Hive pour des débutants ou quoi ? Evidemment qu’y en a. » C’est une scène assez étrange que jamais elle n’aurait pensé vivre un jour. « Tu vas pas crever. On est suédois, on est résistant. » La jeune femme s’occupe à foutre l’élastique autour du bras de son frère parce que ce n’est pas pratique de le mettre soi-même, tout le monde le sait. Elle va prendre soin de lui et dans l’éclat aveugle de ses yeux bruns, ça lui semble une bonne idée sur le moment. De l’apaiser lui, de l’apaiser elle. Amorphe, englouti, oublié le monde et ses emmerdes. Une sensation que Freya a caressé quelques fois ces derniers mois, en soirée principalement mais jamais à l’extrême. Jamais comme ses frères.
« Même là, tu peux pas empêcher d’vouloir m’protéger. » Même si c’est fini, maintenant. Elle l’aime, son frère, elle l’aime tellement mais il ne peut plus la diriger où il veut. Parce qu’il n’est pas mieux, il l’a montré, il le montre encore, là maintenant. « J’prendrai c’que j’veux. Mais si ça peut t’rassurer, coke ou crack me suffisent largement. » Pour l’instant ? Qui sait. « Par contre, t’as intérêt à y aller mollo avec tes stocks, hein, parce que si ça part plus vite que ça rapporte, Lou risque de t’massacrer. Après avoir massacré Tobichou de t’avoir inclus dans l’plan sans nous avoir prévenu, évidemment. » Lou est le cerveau, Lou a les contacts, Lou est à la tête du petit empire tout mignon et tout invisible pour l’instant. Mais Lou n’aime pas être prise pour une idiote et Freya espère que la langue trop pendue de Tobias ne va pas leur porter préjudices. A tous les trois, parce qu’ils ont le même nom de famille donc ça doit forcément les foutre dans le même panier, n’est-ce pas ? Ses doigts n’ayant pas perdu ses réflexes d’adolescente, elle prépare ses jolies petites lignes droites toute blanche avant de tapoter son bout de paille. Elle se penche et se siffle la première ligne tout en balançant la tête en arrière après tout en lâchant un léger rire. « Bordel, ça faisait un bail, dis donc. » Et le pire, c’est que c’est vraiment dégueulasse, ce qu’ils vendent, en plus.

La terre promise arrivait et Wren ne pouvait que sourire, le danger était si proche et il n'en avait guère pris conscience jusque là. Pourtant, il était mêlé dans de sales affaires et jusqu'au cou même parce qu'il allait dealer toutes ces merdes lui aussi, voire certainement se servir dans le paquet parce qu'il était devenu un junkie comme les autres. Il en avait eu des beaux principes le Doherty pourtant, toutes ces années à consommer en se promettant que jamais il ne deviendrait un addict parce que c'était une faiblesse qu'il ne pouvait pas cautionner, pas dans son monde. Voilà où il en était néanmoins, à avoir les yeux qui brillaient parce que Freya lui présentait sa drogue préférée, celle qu'il n'avait pas pu obtenir depuis la veille et des tremblements commençaient déjà à apparaître. On ne pouvait pas revenir d'un tel chagrin, d'une telle promesse qu'il n'avait pas pu tenir parce qu'il était accro, Wren, qu'il ne pouvait même plus le cacher à sa soeur. Dans le temps, il le faisait si brillamment, elle n'avait pas su tout de suite qu'il se servait dans ses stocks de cocaïne mais c'était enfantin, presque trop innocent en comparaison de ce qu'il faisait désormais. Il était loin d'être dans la cour des grands en se comportant avec autant de vulnérabilité, clairement, il n'était plus tout à fait le même. "La première fois, j'ai failli en crever mais ouais, maintenant, il y a moins de risque." C'était faux bien évidemment parce qu'il ne savait que rarement d'où venait son héroïne et il n'était jamais certain de son dosage. La moindre petite erreur en la matière était bien souvent fatale et pourtant, il laissa Freya accrocher son élastique et il se réjouissait d'avance d'attraper la petite seringue, l'observant sous tous les angles alors que sa soeur parlait encore. "Je serai toujours ton grand frère, je peux pas arrêter comme ça, du jour au lendemain." Il ne stopperait probablement jamais car elle resterait son petit ange, même si elle s'approchait plus du démon à dire vrai. Il la vit agir avec tellement de facilité en préparant sa ligne avant de l'enfouir dans ses narines sans qu'elle n'ait le temps de réfléchir. Elle avait pratique, Doherty le sentait bien et il en était presque choqué. "Je suis pas un débutant, tu le sais bien, il faut me faire confiance, c'est mon domaine." Cela l'était parce qu'il était devenu pompier ensuite mais Wren repartait de zéro, finissant par enfoncer l'aiguille dans sa veine et se laisser choir contre le canapé, les yeux fermés avant de tout relâcher, apaisé en apparence. On pourrait limite croire qu'il était mort mais c'était la sensation qu'il recherchait le plus au monde ces derniers temps. "A qui le dis tu. Vingt quatre heures, c'est trop long. Ouais, j'en suis là. J'espère que tu me revendras pas aux addicts anonymes, ça me fait chier tous ces trucs." Il n'ouvrait pas les yeux, profitant de son extase, tous ses muscles se relâchant totalement, l'homme en paix avec ses pensées, l'homme qui ne mesurait plus ses échecs. "Je t'aime soeurette, j'espère que tu le sais." Si c'était la dernière chose qu'il devait prononcer avant sa disparition ou son assoupissement, autant que ce fut la plus douce des vérités, la seule qu'il lui restait.

Freya voit le regard de Wren s’illuminer et franchement, elle pourrait presque se maudire de ne pas lui refuser ça. Elle est sa sœur, elle devrait être plus maligne, celle qui devrait essayer de reprendre le - ah ! - flambeau familial avec justesse. Mais non. Freya n’a jamais aimé les responsabilités, tout le monde est au courant. Comme elle n’aime pas les ordres, à part ceux qui peuvent l’arranger. Mais à quoi bon tenir ce fichu flambeau que d’autres avant elle ont déjà jeté pour en faire un feu de joie ? Il n’y a plus de flambeau, il n’y a que des cendres, des souvenirs brûlés, des destins cramés. Les Dohertys se sont tirés une balle dans le pied en même temps qu’ils ont mis le feu aux poudres et en poudre dans leurs cerveaux. Il n’y a plus d’honneur, il n’y a plus rien vraiment à rattraper. Freya a essayé pendant deux mois. Elle a été là mais pas assez, elle a été présente, mais pas pour tout le monde. Elle a essayé de soutenir Jill, elle a cherché à retrouver son meilleur ami, elle a tenté de maintenir Tim qui a l’air d’aller toujours plus bas qu’elle ne le voudrait. Elle en a délaissé Wren en pensant peut-être qu’il pouvait s’en sortir parce qu’il avait fait une chose affreuse mais qu’il s’était rendu. Il avait preuve de maturité, il a été responsable alors sa cadette a caressé l’idée que ça serait suffisant pour qu’il puisse se gérer tout seul.
Visiblement, il a suffi d’un moment d’inattention pour que tout s’effrite, le monde de Wren tout comme l’appartement de leur mère. Aussi rapidement, aussi flamboyant, aussi intensément.

Mais Freya ne se maudit pas.
Elle n’est pas plus maligne.

Juste aujourd’hui, juste maintenant. Le temps que la colère s’apaise, peut-être que ça peut calmer, quelle idée de penser que ça peut tout calmer. Mais il faut que ça monte, il faut que ça fasse effet et pourtant l’instant, la suédoise voit la seringue entre les doigts de son frère, gigotants et impatients, lui faisant un sourire béat. « Ton domaine, mmh. J'doute pas d'tes compétentes, big bro. Chui sûre qu't'aurais des trucs à m'apprendre. Mais t’as déjà travaillé pour quelqu’un, Wren ? Hormis la caserne, j’parle. Dans ton domaine, tu travaillais pour quelqu’un ou pour ta tronche ? Parce que c'est différent d'être solo et d'être en équipe. Encore plus avec la famille. Encore plus avec la nôtre. » Parce qu’en vrai, ils n’en ont jamais parlé. Jamais évoqué le sujet, chacun faisant son truc de ce côté-là. Et peut-être que Wren et Freya se refusaient de se voir mutuellement comme ça, aussi bas, aussi horrible, aussi pitoyable. Juste aujourd’hui. Pourtant, ça commence déjà à lui enflammer les nerfs alors qu’elle voit son aîné savouré sa dose. C’est un spectacle morbide mais presque fascinant. « Nan, t’inquiètes, j’suis pas sûre qu’tu vaux grand-chose, t’façon, vu ton état. Et ta nouvelle apparence. Sérieux, c’est quoi c’te barbe et ces fringues toutes pourries ? Ça fait combien d’temps qu’tu t’es pas changé ? » Son espèce de truc rayé es moche et son jean retroussé, franchement, qui fait ça encore ? Se tournant sur le côté pour mieux le voir, Freya sent ses muscles se détendre (un peu, beaucoup, passionnément), avant qu’elle ne frappe la joue de Wren dans un geste précis. « Hey, moi aussi mais c’est pas une raison pour qu’tu clamses, là, hein. » Putain, elle aurait dû prendre du crack, ça aurait été sûrement plus rapide. Freya se penche pour reprendre une deuxième ligne et tout d’un coup, un flashback lui revient. Encore une fois, sa tête part en arrière mais un rire éclatant dégage de ses lèvres alors qu’elle se met à secouer le bras de Wren. « Heeeey Wren, Wren, j’viens d'repenser à un truc complètement dingue, là. Enfin, p’t’être pas aussi dingue que d'cramer l’appart et nous foutre dans la merde mais genre, c’est drôle. J’avais c o m p l è t e m e n t oublié mais t’sais pas qui c’est qu’j’ai revu y a quelques mois ? » La suédoise secoue un peu plus son frère toujours hilare par ses pensées qui l’envahissent. « Terry !! Tu t’rappelles de Terrence, Wren, hein ? Et ben, tu saaaais c’qu’il m’a dit ?? Il m’a dit qu’c’est toi qui l’avait m’ncé d’me quitter ! Genre sur l’lit d’hôpital, t’sais, pa’ce qu’lui aussi il avait fait une overdose. A croire qu’y a une malédiction autour d’moi, hein. » Freya penche la tête vers Wren, la moue boudeuse au visage. « Mais il mentait, hein, Wrenouche ? Il a pas dit la vérité, pas vrai, c’est pas à cause d’toi qu’j’ai eu mon p’tit cœur d’ado brisée, hein, Wren ??? » Parce qu’elle a tapis ce détail depuis tout ce temps, préférant peut-être pas croire que Wren puisse faire ça.

Mais il est son grand frère et il ne peut pas arrêter d’être comme ça du jour au lendemain, serait-ce si surprenant ?

Retourner dans ce monde de business sale, ce n'était certainement pas une résolution qu'il aurait pensé avoir pour la nouvelle année mais évidemment, Wren n'avait pas contrôlé son destin, encore une fois. Il n'allait plus rien changer, de toute manière, il avait accepté la proposition de Tobias et il avait besoin de pognon pour se procurer ses doses. L'héroïne était une drogue de riches et depuis qu'il n'était plus pompier, on ne pouvait pas dire qu'il avait des rentrées d'argent régulières. Wren ne tenait pas spécialement à devenir gigolo pour pouvoir se payer sa drogue adorée alors, la solution de la Ruche semblait être la meilleure à prendre pour le moment et ce, même si Freya lui mettait un peu la pression sur les responsabilités qui lui incombaient étant donné que toute la famille faisait partie du deal. Le suédois supposait que si l'un d'entre eux foirait, c'était tous les autres qui risquaient de prendre mais il avait confiance en ses capacités, dommage que ce ne fut pas la même évidence du côté de sa cadette. Puisqu'il l'avait énormément déçue ces derniers temps, il supposait que c'était normal, qu'elle en avait déjà assez supporté venant de lui et Wren ne pouvait que hausser les épaules, d'un air faussement outré. "Bien sûr que je sais travailler en équipe. Quand je dealais là y a quinze piges, je le faisais pas tout seul, on était une petite bande et on avait des comptes à rendre, je suis pas un novice, Freya, vraiment." Il l'était peut être moins bien que Tobias qui ne devait pas tenir plus d'un quart d'heure avant de mettre son intérêt en priorité par rapport à celui du gang. C'était lui le plus grand danger de la famille mais ce n'était en général pas ce que les gens voyaient parce qu'il était un fin manipulateur, bien évidemment. "Venant d'une nana à demi bronzée à cause de la neige, c'est bof comme remarque et je me mets dans mon rôle, juste. C'est sûrement provisoire." Il voulait juste s'éloigner le plus possible de son ancienne vie de pompier, se forçant à cette époque à avoir un style plus classique même si ce n'était pas ce qui lui convenait le plus. Désormais, Wren se laissait aller à ne plus réfléchir du tout et de toute façon, la drogue qui se faisait son petit bonhomme de chemin dans son système ne lui laissait guère d'autres choix. Il écouta Freya parler mais ses mots étaient lointains, ses yeux fermés occultant le message clair derrière ce qu'elle pouvait prononcer. Voilà qu'elle reparlait d'une histoire vieille de quinze ans, une de celles qu'il avait oubliés depuis un bon moment parce que de l'eau avait coulé sous les ponts depuis et que leur vie, à tous, avait ben changé. "Je m'en rappelle vaguement. J'étais un sacré abruti à l'époque de toute façon, je faisais mon père de substitution alors que j'étais même pas capable de m'occuper de ma gueule, pathétique. J'espère que ça va lui, depuis le temps. Encore une idée de merde de ce Wren adolescent, incapable de garder ses idées de merde pour lui, il aurait dû prendre de l'héro, ça l'aurait calmé tiens. M'enfin, c'est du passé." Il n'était plus ce sale type: maintenant, il laissait Freya faire ce qu'elle désirait, à une échelle beaucoup plus importante en tout cas, même s'il se ramenait de temps en temps pour ne pas qu'elle se retrouve trop esseulée dans ses choix aussi hasardeux que ceux de son frère. Là, Wren ne pouvait plus y penser parce qu'il était hagard, que ses yeux ne suivaient plus les mouvements dès qu'il les ouvrait, que ses muscles étaient juste pris de spasmes nerveux. Il n'était plus bon à rien pour quelques heures, voire pour toute une vie désormais.

« ‘Scuse-moi de d’mander, c’est pas comme si ç’a été un sujet récurrent au p’tit dej, hein. » Les imaginer en train d’en parler tous les trois adolescents autour de la table du petit-déjeuner, c’est presque voir un chien sur deux pattes arrière en train de fumer un bédo. Complètement surréaliste. Chacun était solitaire, chacun faisait son truc dans son coin, personne ne parlait. Seul Wren partageait, parce que ce qu’il faisait était pour sa famille et ça, Freya ne le lui a jamais reproché. A part quand il s’amuse à lui balancer la réflexion à la figure comme il l’a fait tout à l’heure. Maintenant qu’elle y pense, est-ce que ça serait surprenant de penser que Terrence a pu se fournir même sans le savoir auprès de son frère ? Parce qu’avant aujourd’hui, jamais Wren n’aurait eu la pensée même de donner ce qui aurait contribué à détruire un peu plus le for intérieur de sa sœur. Enfin, autant dire que c’est un principe que Freya remet en question. Ou pas, d’ailleurs. Autant qu’il se pique sous ses yeux. Au moins, elle pourra veiller sur lui. Parce que si elle tourne le dos, il va aller foutre le feu à la première branchette qu’il croisera, visiblement. Ce foutu monde n’a jamais réussi à être tendre avec Wren, de toute façon.

Et pourtant, il y a quand même cette fascination un peu étrange et presque morbide que de l’observer s’envoler un peu ailleurs. La suédoise en a vu des personnes sous effet x ou y, son jumeau en premier, mais son grand frère est une catégorie à part. Lui qui a toujours été droit dans ses pompes, celui qui finissait toujours par les sortir d’un merdier qu’elle aurait pu se foutre, qui a toujours été là quand elle en avait besoin sans que pour autant l’inverse soit vrai. A chaque fois que Freya tentait de faire la même chose avec lui, Wren lui échappait et il se renfermait. Et voilà le résultat. A moitié amorphe, une expression béate sur le visage, assis sur le tapis moisi du salon des jumeaux. « A d’mi bronzé ? ‘Kay, la dose a été assez forte parce que j’suis pas bronzée. J’te rappelle que c’est l’hiver, ouais, et qu’il fait jour genre 3h. Et le temps s’prêtait pas à s’foutre en maillot. Pas comme ici en tout cas. Où l’fait une p’tain de chaleur. C’est moi ou fait chaud ? » Parce que deux rails dans le nez, ça passe tout de suite dans le système nerveux même si c’est long, c’est tellement long, toujours beaucoup trop long. Freya secoue son haut pour s’éventer un peu avant qu’elle se stoppe direct dans les paroles de Wren. Donc Terrence avait raison ? Putain de merde. Ça aurait été un autre moment, une autre période, d’autres circonstances, elle aurait tempêté. « P’tain, je l’aurai su avant que j’t’aurai crever les yeux rien qu’pour ça. » Parce qu’elle a été amoureuse, bordel qu’elle a été amoureuse. « Tu m’fais encore du self pity et j’t’en fous une dans les dents, capitche ? »
Freya passe la main dans les cheveux de Wren tout en se mordant la lèvre. Ce qu’elle a pris doit accentuer sa sympathie envers lui parce qu’elle ne peut pas s’empêcher de murmurer « Qu’est-ce que le monde t’a fait pour qu’tu sois comme ça ? C’est vraiment qu’une histoire d’cœur brisé ou y a autre chose ? » Si Wren a envie de partir ailleurs spirituellement, il n’aurait pas dû s’engager avec sa sœur dans ce genre de délires.

Wren n'avait pas réellement envie de se replonger dans le passé à ce moment-là. Il l'avait déjà bien assez supporté au moment de le vivre alors pourquoi y retourner maintenant qu'il était enterré? Oui, il avait été un dealer plutôt bien vu dans le quartier en son temps, avant de raccrocher avec cet espoir futile qu'il n'aurait pas à y revenir. Même cela, ce putain de voeu, il l'avait foiré de A à Z, bien joué Doherty, gold star. Il n'y avait plus rien à faire de toute manière, à part se lancer dans une nouvelle quête de rédemption mais pas tout de suite, pas quand il venait de s'enfiler une jolie dose d'héroïne qui l'envoyait au pays des rêves. Plus une ombre au tableau, plus aucune appréhension à avoir, il était en sécurité, parfaitement à l'aise dans ses pompes. Bien sûr, ce n'était qu'une illusion apportée par le réconfort de cette drogue qui annihilait le cerveau des heures durant mais ces derniers temps, le suédois avait besoin d'avoir ce genre de soulagement pour survivre encore un jour ou deux de plus. Non, on ne pouvait pas vraiment trouver plus pathétique que lui à plusieurs kilomètres à la ronde et Freya devait le sentir vu la manière dont il lui répondit quand elle mentionna cette affaire avec Terrence. A l'époque, Wren jouait les tyrans parce qu'il était le chef de la rue, celui qui commandait quelques gars de ce de là et ils lui filaient tous un bon pactole en retour de la came qu'il refourguait. Alors, quand il avait compris qu'Oliver s'amusait avec sa soeur en l'entraînant vers l'obscurité, il avait dû agir et décider pour les autres, encore et toujours. Il n'était pas spécialement fier de lui avec des années de recul mais sur le moment, son choix avait été motivé par la préservation de sa petite soeur adorée. "Mes yeux te remercient alors si tu les gardes ouverts. Tant de violence dans un si petit corps, Freyou, détends toi." Lui l'était parfaitement mais il n'avait pas consommé la même chose qu'elle et son énergie s'amenuisait au fil des minutes. Bientôt, il ne serait plus qu'un corps et encore, même cela n'était plus garanti. "Le monde? Rien. Tout. Je sais pas. J'ai juste été con de croire qu'on pouvait s'échapper du arma Doherty, on peut pas. On reste enfermé dans les flammes d'une manière ou d'une autre et on nous choisit pas. Pas nous parce qu'on est des monstres. T'en penses quoi, toi?" Il n'aimait pas avoir ce genre d'idées mais c'était effectivement ce qu'il pensait, même sous héroïne, même proche de partir. Wren n'avait que cette vérité collée aux entrailles et cela le torturait plus qu'il n'aurait pu le croire.

L’instinct de protection de Wren a toujours dépassé l’entendement de sa cadette. A toujours venir mettre son nez où il ne faut pas, surtout dans son dos, et après il s’étonne qu’elle ne lui dise pas tous. Parce qu’elle le connait, Freya. Elle le connait sûrement mieux que personne et elle peut prédire ses réactions avant même qu’elles frôlent son esprit à lui. Enfin, elle pouvait prédire ses réactions. Car franchement, partager une dose avec elle n’est vraiment quelque chose à laquelle elle s’attendait. Même avec Tobias, cette générosité aurait été moins surprenante qu’avec Wren, c’est pour dire. Mais Freya ne va pas se plaindre. Enfin elle partage quelque chose avec son frère, autre chose que sa vie à elle, que ses déboires, que des incompréhensions et des disputes. Enfin il ne la traite plus comme une gamine, encore moins comme un petit ange. Au pire des cas, Wren sera derrière son cul à la Ruche pour ne pas qu’elle dérive ou qu’il lui arrive quelque chose. Au mieux, il sera ce fichu mentor de cette partie de sa vie qu’elle ne connait pas et qu’il pourrait enfin lui partager. Au final, c’est presque malsain de se dire qu’ils vont se retrouver sur une pente qui n’est pas plus glorieuse que celle de leur père. « Mais j’suis extrêmement détendue, big bro. » De toute façon, les menaces, c’est leur fond de commerce. La coke finit par prendre et ça lui donnerait presque l’énergie nécessaire alors que la tension de son énervement commence à retomber. Doucement. Mais pas totalement car elle est tenace comme ça, Freya. Et une connerie comme la leur, c’est bien trop gros, bien trop important pour qu’elle n’y pense pas. Même avec des grammes dans le sang. Surtout avec des grammes dans le sang.

« J’pense qu’on veut choisir d’croire au karma car c’est plus simple. Parce que ça justifie nos conneries, qu’ça nous enlève la responsabilité et c’est bien mieux comme ça. A mon avis, on est pas des monstres, on a juste jamais connu vraiment autre chose. On a toujours fait du mieux qu’on pouvait avec c’qu’on pouvait… Surtout toi, Wrenouille. » Freya rentre son épaule dans le sien en appuyant ses propos. « Après, on a p’t’être pas fait toujours les bons choix. J’veux dire, cette histoire de la Hive, là… J’te jures que j’étais réticente. Mais r’garde, Tobby taffe moi et moi… » Le taudis, l’alcool, le traitement, ça ne coute pas un sourire. « On est des survivants, on l’a toujours été. » Rien que d’être encore là à ce moment précis, surtout pour elle qui a déjà failli y passer plusieurs fois suite à des coups de folie, c’est presque du miracle. A croire que même eux-mêmes n’arriveront pas à se rayer totalement de l’équation.

Lorsque les effets se seraient dissipés dans son sang, il n'était pas certain d'être fier de l'événement, Doherty. Jamais il n'avait accepté d'être aussi fragile face à sa petite soeur car c'était lu le protecteur, pas l'inverse. Elle était sa cadette, celle à couver et à chérir parce qu'elle avait ce trouble mental à gérer et qu'elle pouvait être capable de tout lors de phases destructrices. Pourtant, à cet instant précis, c'était Wren qui était ravagé, non l'inverse. Il était celui qui faisait face au flot sombre de ses pensées, avec cette envie catastrophique de totalement se laisser aller à l'appel de la drogue autour de lui. Il savait pourtant qu'une fois qu'on franchissait cette ligne, il n'y avait plus aucun retour possible parce que l'addiction ne se faisait pas progressivement, elle vous happait dès les premières images. Wren avait déjà été dans la spirale mais celle-ci n'avait jamais apparu aussi violente qu'en cet instant parce que c'était trop tard pour lui et qu'il allait ruminer ce que sa vie aurait pu être dans d'autres circonstances, avec une autre éducation, d'autres parents qui auraient mieux agi. La seule chose qu'il ne voulait pas changer, c'était Freya. Tout le reste paraissait si sombre et glauque au fond de son esprit mais sa soeur, elle, lui apportait encore et toujours la touche de joie dont il avait besoin pour continuer à se lever chaque matin. Alors, en sentant son épaule rebondir contre la sienne, Wren ne put que passer son bras autour d'elle et lui sourire, timidement, encore embrumé par les effets si dévastateurs de son héroïne. "Je suis pas sûr que t'aies raison. J'ai toujours fait en sorte de garder le contrôle mais pour quoi, au final? J'ai pas réussi à faire ce que j'espérais, à vous garder en sécurité, à m'empêcher de devenir comme... Lui. J'ai juste pas réussi." Il ne savait pas si c'était une question de karma, de destin ou de problèmes génétiques, Wren ne voyait que les conséquences de tout cela mais peut être qu'il aurait aimé assumé plus aisément ses actes. S'il en avait eu la force. "Tu veux vraiment faire ta vie dans tout ça? Je veux dire, les deals, les organisations... T'aspires pas à quelque chose d'autre? Je sais pas si on peut être des survivants comme ça encore longtemps, Freya, honnêtement. Je suis fatigué, tu sais." Au moins, il lui disait la vérité, sa main passant dans les cheveux de sa cadette avant d'effacer ce sourire triste sur son visage. Il n'avait pas le droit de se montrer si fataliste, pas maintenant en tout cas.

C’est que Wren se montre philosophe quand il se prend une piqûre dans le bras. Freya n’a pas franchement la même vision des choses, peut-être parce qu’elle n’a jamais eu à se soucier de la responsabilité d’une famille à l’âge de seize ans. Elle, elle a eu le petit loisir de pouvoir faire ce qu’elle voulait. Elle a eu la chance d’avoir eu un copain, une relation stable mais guère saine pendant quatre ans. Elle a choisi d’elle-même de plonger dans des addictions qui amènent tous au même endroit : un enfer sous couverture d’un véritable paradis. La cadette ne pourra jamais comprendre Wren et la responsabilité qu’il avait, ni même cette obsession bizarre qu’il a dans la tête. Jamais Freya n’aura le même discours parce qu’ils ont beau avoir grandi dans la même famille, leurs rôles ont été bien différents. Celui de Wren a été de devenir le père par procuration, l’homme de la maison du jour au lendemain. Celui de Freya, c’était juste celle qui partait et qui revenait, qui avait un problème à la tête qui se développait, qui prenait forme sans que personne ne s’en aperçoive. Petite chieuse, petite capricieuse, petite râleuse, on lui a foutu pas mal d’étiquettes sur le front.
La plupart posées par ses frères.

La suédoise laisse son aîné la ramener contre lui, sa tête contre son épaule et ses oreilles tournées vers ses propos. « Okay, tu peux pas continuer à t’blamer pour nos erreurs. Tobias et moi, on est grands. On fait nos choix et nos décisions. On est en sécurité, là, r’garde ! Le ciel nous est pas encore tombé sur la gueule, pas encore. » Freya tourne la tête vers lui. « Tu s’ras jamais comme lui. On sait très bien qu’c’est Tobito qui lui ressemble. Coz toi, tu culpabilises. Lui, c’qu’un salopard de première catégorie. Tu t’es bien plus bataillé qu’lui. T’as tenu bon jusqu’là. J’ai envie d’croire qu’c’était qu’un moment d’égarement, Wren, j’espère que c’était qu’un moment d’égarement. » Parce que sinon, il faudra prendre des mesures sûrement plus radicales.
« J’sais pas, big bro. J’ai jamais eu aucune ambition pro, aucun rêve vraiment car c’est pas accessible pour des gens comme nous. » Elle aurait pu penser à quelque chose dans le domaine artistique mais c’est une peine perdue. Elle est une peine perdue. On ne voudra jamais d’elle dans ce monde-là. Freya a un léger soupir alors qu’il lui caresse les cheveux. « Et toi alors ? Tu comptes aussi rester dans cet état longtemps ? Tu comptes faire quoi, car j’imagine que t’as perdu ton pass à vie pour rejoindre la caserne. » Ce qui semble cohérent. Et rationnel.

Il n'avait pas aimé ce qu'il avait vu ces dernières années, lui tentant de sortir la tête de l'eau pour mieux voir les autres Doherty y plonger. Rien n'avait été simple à gérer pour eux depuis l'incarcération de leur père mais Wren voulait croire que tout finirait par s'arranger car ils avaient du potentiel, plein de talents dans des domaines divers et variés, si seulement ils étaient capables de les utiliser pour autre chose que faire le mal autour d'eux. Wren avait fini par les rejoindre dans cette danse horrifique et il avait laissé la noirceur prendre possession de son âme, sans crier gare, sans essayer de résister parce qu'il avait passé trop de temps à se consoler en jouant aux grands princes, comme le suggérait si fréquemment Tobias. A quoi bon? Il n'y avait aucun lot de consolation pour cet échec cuisant et quand Wren regardait sa vie aujourd'hui, il constatait qu'il avait accompli tout cela pour rien. Il n'y avait rien de beau à gagner au bout de la route, aucun trophée à arborer sur la cheminée et c'était ce qui faisait le plus mal: avoir sacrifié quinze années de sa vie à chercher le droit chemin et s'y tenir au maximum, tout cela pour qu'on se rappelle uniquement des quelques erreurs qu'il avait pu faire sur cette route. Il n'y avait plus d'espoir pour le grand nordique, c'était en tout cas ce que son attitude démontrait ces derniers temps mais il écoutait les paroles de sa soeur, se réconfortant dans ce qu'elle essayait de lui faire passer comme message parce qu'elle était encore là et qu'effectivement, elle était adulte. Elle faisait ses choix, au même titre que son jumeau. "Pas encore, non, mais c'est pas pour autant que vous êtes pas en train de marcher sur des oeufs et tout peut se casser la gueule à tout moment. Je sais que c'est con et que j'aurais pas dû assumer ce rôle auprès de vous à seize piges mais c'est comme ça. C'est soit ça soit le foyer, je voulais pas ça pour vous." Il l'avait fait pour qu'ils puissent rester tous ensemble, même si peut être que les éloigner aurait apporté plus de bon sens dans leur cerveau étriqué. Wren avait fait de son mieux en tout cas, c'était ce qui comptait au bout du compte. "J'espère aussi... Mais je me suis beaucoup égaré ces derniers temps, je sais pas jusqu'où on peut se perdre avant de devenir complètement fou." Cette épée de Damoclès était au dessus de sa tête, il sentait le métal froid lui rentrer dans le crâne certains matins mais Doherty résistait encore un minimum, tant qu'il avait la force pour. "Tu devrais. Et tes dessins, Freya? T'as ça en toi... Moi, je sais pas. J'ai plus rien. Si je peux plus être pompier, à part dealer, j'ai jamais développé d'autres compétences, j'ai pas cherché. Je sais pas, c'est le flou dans ma tête." Et pas que là, il ne croyait plus en grand chose, le misérable géant.

« Et pour ça, j’t’en revaudrai toute ma vie. De toute façon, Tobiache aurait cramé n’importe quel foyer où on nous aurait foutu donc on s’rait jamais rester très longtemps, j’pense. » S’imaginer toutes ces années sans ses frères, même Tobias, ce n’est même pas envisageable. Même s’ils s’engueulent, même s’ils se menacent, Freya n’aurait pas pu supporter à l’époque qu’on lui efface les deux piliers de sa vie qu’il lui restait. Déjà se rendre compte que son père est un pyromane notoire qui a passé plus de cinq ans en cavale après avoir foutu le feu à la demeure familiale a été assez assommant comme ça. Sans oublier la mère, renfermée, cloitrée, brillante par son absence, morte aux yeux de sa fille qui ne voit là qu’un pâle reflet de son futur lointain. Même si la génitrice n’a pas le même mal qu’elle, il n’empêche qu’aux yeux de la cadette, ça revient à la même chose. A croire qu’être venue en terre australien a fait du mal à la suédoise qu’elle a été. Ou alors c’est tout bonnement l’incendie qui l’a vraiment débloqué. Ce qui ne serait pas surprenant puisqu’aucun Doherty n’est sorti de cet évènement complètement indemne. « J’prétends pas savoir dans quoi j’fous les pieds. Des trois, j’dois être celle qui a l’moins d’expérience en la matière. Mais est-ce qu’on peut pas voir ça juste comme un moment éphémère, une transition qui prendra fin quand on l’aura décidé ? » Est-ce que Lou et le reste de la bande laisseraient partir les gens aussi facilement, sans rien dire, avec un simple ‘bon courage pour la suite’ ? Ou est-ce que c’est plus compliqué que ça ? Freya n’en sait rien parce que, pour ce coup-ci, c’est elle qui n’a pas réfléchi. Ni aux conséquences, ni aux implications. La suédoise voit juste sur le court terme, juste le temps de renflouer un peu les poches et qui fera du bien au porte-monnaie. Il n’y a rien de mal à ça. Et c’est le genre de trucs aussi vieux que le monde lui-même.
« J’t’en foutrai deux dans la tronche avant que tu d’viennes fou, compte sur moi. » Parce qu’en vrai, Freya se sent impuissante. Pire, à l’heure actuelle, elle est carrément l’avocate du diable en ne résistant pas à sa demande, en ne lui incitant pas à être plus fort contre son addiction. La cadette est bien trop fatiguée pour ça, ses membres qui s’éveillent jusqu’à s’engourdir parce que le voyage et les sensations de ces dernières minutes ont été bien trop éprouvants pour trouver un juste milieu. « Mes dessins sont ce qu’ils sont, mes dessins. J’aime pas l’art, j’aime juste faire des gribouillis. Pas ça qui va m’ouvrir des portes. » A vrai dire, Freya a bien trop peur de partager ses dessins avec quelqu’un. Tout est cloitré dans sa chambre et personne n’y a accès sans autorisation. La jeune femme prend la main de Wren dans la sienne. « Tu trouveras. Là c’est flou parce que t’es paumé mais un moment, un jour, tu t’réveilleras et tu sauras, j’en suis sûre. » Parce qu’elle a beau le maudire, elle a beau avoir un sale ressenti, il n’empêche qu’elle a foi en lui. Toujours, aveuglement.

Doherty ne pensait pas détenir les secrets de l'univers tout entier, il était même un de ceux qui aimeraient laisser les mystères là où ils étaient mais s'il y avait un énigme qu'il aurait aimé pouvoir résoudre, c'était bien celle de leur famille. Comment expliquer qu'ils étaient tous plus ou moins habités par le démon, à une échelle différente? Etait-ce génétique? Allaient-ils tous sombrer dans la folie comme leur père? Wren se refusait d'y croire mais récemment, les éléments étaient contre eux, à un degré relativement fort. Tobias avait perdu pied depuis déjà des années mais voilà que l'aîné le suivait et Freya, elle, avait toujours eu ses propres démons à vaincre. Il n'avait jamais eu la chance de contempler le bonheur en face, voire même de l'attraper et s'y agripper fermement pour ne plus revenir vers les abîmes. Peut être n'étaient-ils pas fait pour la joie, tous ces sentiments surfaits qu'on leur vendait à la télévision. Wren, en tout cas, avait arrêté d'y rêver depuis l'adolescence, depuis qu'il avait tout mis en oeuvre pour préserver les existences de ses cadets. Freya l'appréciait pour cela, pour tout ce qu'il avait fait pour les empêcher de se retrouver séparés dans des orphelinats qui ne leur auraient fait aucun bien. Wren souriait parce qu'il avait au moins accompli cela, à défaut du reste, de l'environnement stable et serein. Maintenant, il étaient coincés là dedans, dans ses choix hasardeux qu'ils avaient fait en entrant dans un nouveau gang, sans savoir s'il y avait une possibilité d'en sortir, certainement que non. "Tu sais ce qui se passe quand on essaye de s'échapper de ce genre d'endroits..." Lui savait. Il en avait vu des vieux amis partir avec une balle ou deux dans l'échine et des milliards de rêves qui s'envolaient vers les enfers. Wren avait conscience de cela, de ce qu'ils abandonnant pour la Ruche mais lui pouvait encore les fuir, pas sans eux cela dit. Jamais sans eux. "Tu peux commencer maintenant alors parce que l'héro..." C'était la pire connerie au monde mais il n'avait pas réellement besoin qu'elle le frappe pour s'en rendre compte, Doherty connaissait déjà ses faiblesses en la matière. "C'est faux, tu fais des jolies choses, il faut que t'y crois plus, vraiment. On trouvera ensemble, Freya. On cherchera toi et moi, d'accord?" Pas ce jour là, peut être pas le lendemain mais à un moment donné, ils trouveraient leur chemin et ne s'y égareraient plus jamais.