Il n'était pas comme les autres, le pauvre Zeke. Il ne savait pas vraiment comment se comporter en société, il avait d'ailleurs arrêté d'essayer depuis un moment déjà. Blythe avait simplement conscience qu'on ne l'accepterait jamais tel qu'il pouvait être, solitaire mais doux, alors il faisait son nid de son côté même si c'était triste à souhait de le voir se parler à lui-même quand les journées devenaient longues. A l'heure actuelle, Ezechiel était convaincu qu'il finirait seul, quelque part sur ce terrain, à dormir sur une couchette de fortune en compagnie des animaux parce que même le confort d'un lit ne lui allait plus depuis un moment. Il n'avait jamais pu être normal et c'était certain que ses parents le déploraient: pourquoi ne pouvait-il pas être un peu plus comme son petit frère? Yele, lui, essayait de conquérir le monde par tous les moyens, toujours en première ligne pour briller et avoir du succès, ce qui n'était pas du tout le cas de son grand frère. Zeke n'avait aucune ambition, rien qu justifiait les milliers de problèmes que ce monde connaissait et qu'il détestait par dessus tout. Il aurait voulu que tout le monde s'aime, qu'il n'y ait plus le moindre trouble mais c'était une utopie qu'il ne pourrait jamais atteindre alors, Zeke ne faisait plus vraiment d'efforts pour s'intégrer. A la place, il tâchait de faire en sorte que d'autres le fassent mais Birdie n'acceptait pas la force de son discours. Il était un peu sonné de la savoir en colère, se relevant pour aller se poster à cette fichue fenêtre de fortune où elle était en train de jouer avec un escargot. Il s'accouda là et la regarda sans rien dire pendant une longue minute, tout le monde savait qu'il était nul avec les mots de toute manière. "Pas vraiment, non." Il était toujours franc cela dit et lui avouer qu'il ne comprenait pas n'était pas bien difficile pour lui, c'était même inévitable. "On est pas pareils." Une évidence, mais il ne savait pas pourquoi il devait lui dire, juste soulever ce fait et attendre que l'orage passe, Zeke n'avait jamais pu faire vraiment mieux, de toute façon.

La fougue de l’âge, la fleur même de l’adolescence, la sensation d’être à sa place mais d’être perdue en même temps. Evidemment qu’Ezechiel ne peut pas comprendre. Comment le pourrait-il ? Il ne fonctionne pas pareil, il n’a pas le cerveau programmé à la sauce cadburienne. Personne ne comprend les Cadburry mieux qu’eux-mêmes, Blythe ne fait pas exception à la règle. Mais Birdie ne peut pas s’empêcher de maugréer parce qu’elle aurait quand même pensé que lui, mieux que personne, aurait pu donner un sens à ce qu’elle dit. A son envie de ne plus vouloir évoluer, que l’inconnu la terrifie, le monde des vivants et des codes sociaux encore plus. Elle est bien, l’oiseau, dans son univers qu’elle connait que trop bien, là où ses excentricités ne dérangent personne. Où on ne se moque pas d’elle - à part Yele qui n’y a jamais rien compris - mais qu’on l’encourage. Birdie peut partir en folie mais la preuve est qu’elle peut aussi trouver un intérêt enfantin dans le plus sordide, comme un précieux escargot qui a fini par reprendre sa course. Ses yeux bleutés le suivent avant de les poser sur Ezechiel qui vient de faire une apparition surprise dans l’encadrement de la fenêtre lui aussi. C’est presque comique de le voir dans un endroit pareil, on pourrait presque croire que c’est trop étroit pour lui. Birdie hume sans conviction en levant son menton avant de se mettre à sa hauteur - pour une fois. « C’est pas parce qu’on est pas pareils qu’on peut pas comprendre. » L’adolescente finit par se détendre d’elle-même, posant son front contre le bois en haut de la fenêtre tout en fermant les yeux. « Imagine un mouton pailleté au milieu d’un troupeau pâle. Il est différent, on le voit trop et il dérange. C’est moi dans le monde, tu vois ? Je suis heureuse et apaisée que quand je suis dans mon troupeau pailleté. Et c’est ici. » Elle réouvre ses iris bleues, penche la tête sur le côté et s’ose même à tendre la main pour balayer le visage d’Ezechiel de ses mèches brunes. « Désolée. » D’être aussi puérile, d’être aussi sévère. « Je sais que tu veux pas de mal, Zeze. » Il n’en est pas capable de toute façon.

Il était bien trop loin des considérations des gens autour de lui et Zeke n'avait jamais vécu de conflit intérieur. Il ne se posait que très peu de questions sur les choix qu'il devait faire parce que tout lu paraissait fatalement évident. Blythe savait exactement où il allait et ce qui l'attendait au bout du chemin et toute l'incertitude de l'être humain n'avait jamais réussi à l'atteindre. De manière plus générale, le cher brun ne connaissait jamais l'émotion basique qu'autrui pouvait vivre, que ce fut l'amour, le doute ou le chagrin, lui ne sombrait que dans la solitude. Rien de grave, rien qui le blessait en tout cas parce que c'était devenu forcément habituel après toutes ces années, pour cet homme qui n'avait jamais réussi à finir sa carrière à l'école. Il était piètre en tout ce qui requérait de l'intelligence émotionnelle et Zeke n'avait jamais vraiment essayé de changer la donne, ce n'était pas pour lui ce genre de luttes. Alors, non, il ne pouvait décemment pas comprendre ce que traversait Birdie parce qu'il savait qu'il ne bougerait jamais de ses hectares de terre quand elle irait courir après le monde dans un temps qui lui serait précieux. Leur route s'arrêterait ainsi et Ezechiel ne serait pas amer parce qu'il savait qu c'était ce qu'il y avait de mieux pour sa jeune voisine, elle avait besoin de voir ailleurs si l'herbe était plus verte, même si elle n'y croyait pas une seule seconde pour le moment. Accoudé à sa fenêtre d'infortune, Zeke la regardait lutter contre elle-même, sans avoir de quoi répondre parce qu'il ne comprenait tout de même pas et il ne pourrait jamais le faire. Pas lui. "T'es en train de me dire que je suis un mouton à paillettes?" Il commença à se passer une main agile dans les cheveux, au cas où des multitudes de strass chutent de là haut mais rien ne vint, seulement les doigts de Birdie qui remit sa fameuse mèche à sa place. "C'est rien." Ce n'était jamais rien avec lui, il n'était même pas capable d'en vouloir à la moindre personne de le blesser, un comble. "Détends toi et souris." Il la préférait ainsi, lui, en tout cas et c'était ce que son regard lui montrait parce qu'il était gentil, Zeke, sûrement trop pour son bien, d'ailleurs.

Birdie est dans une boucle infernale où on se demande toujours qui on est, où on va, pourquoi on est là, qu’est-ce qu’on a fait pour mériter un tel sort. Non pas que son sort soit défavorable, elle aime sa condition, elle aime être entourée d’animaux, de sa fratrie, d’herbes folles et d’une forêt épaisse. C’est son élément et même l’absence de ses parents ne la mine pas plus que cela. Il y a toujours quelque chose à faire, s’occuper d’une telle créature, de créer un objet inédit, un couvent pour les vers de terre, à compter les fourmis qui s’activent. Jamais elle ne s’ennuie, Birdie, elle ne s’en laisse pas l’occasion. Elle s’ennuie déjà assez à l’école, les bancs lui grattant le fessier et la faisant gigoter plus que de raison. Inutile de parler à ses sœurs ou à son frère de les quitter, ceci dit ; ça sera hors de question très certainement. Une pâle copie face à son brillant aîné qui a dû aspirer le QI de toute la fratrie pour lui tout seul, l’égoïste. (Non, elle ne lui en veut pas, elle ne veut pas être intelligente, elle veut être libre.)

« Yep. Noir avec des paillettes grises avec des reflets dorés. Tu serais celui qui s’assure que le troupeau ne s’éparpille pas ni ne se perde, j’en suis sûre. » Alors qu’elle, elle sera sûrement celui qui déviera pour aller suivre un papillon ailleurs. Birdie émit un léger sourire malgré tout, ses yeux trainant sur ses pieds avant de les relever timidement sur Ezechiel. Elle se laisse parfois bien trop emporter alors qu’il n’y a pas lieu d’être et pour une fois, elle s’en veut un peu. « Tu vas rentrer ou tu comptes profiter de ton chef d’œuvre encore un moment ? Je peux quand même te laisser tranquille si tu veux. » Blythe est un solitaire, après tout, cela ne l’étonnerait pas s’il la rebrousse, même gentiment.

Zeke aimerait être comme les autres, comprendre leurs ambitions, leurs rêves et leurs soucis mais il n'en serait jamais vraiment capable. Il avait au moins conscience de cela, du fait que son cerveau ne tournait pas dans le même sens que les autres, qu'il était voué à perpétuer ses échecs sans avoir une porte de sortie. C'était sûrement pour cette raison qu'il demandait à Birdie d'envisager de quitter les lieux parce qu'il était hors de question que d'autres âmes errantes finissent comme lui, mais elle était encore trop jeune pour comprendre. Lorsque cela arriverait, peut être que ce serait trop tard, que de l'eau aurait coulé sous les ponts et que Blythe la récupérerait dans un état catastrophique mais sur le moment, là, il avait juste envie de lui faire confiance et de la laisser faire ses propres choix même si, pour cela, Birdie allait certainement devoir en souffrir un jour ou l'autre. Aujourd'hui devait être un jour apaisant, ne pas être trop dévastateur pour leur avenir respectif alors Ezechiel resta sans bouger quelques instants, à essayer d'écouter son discours sur les moutons, sans qu'il ne puisse tout à fait saisir les nuances d'une telle métaphore, étant donné qu'il n'avait jamais fait partie du moindre troupeau jusqu'ici. Et cela n'arriverait jamais, bien évidemment. "Je gère pas bien les autres." Il avait déjà bien du mal à s'occuper de lui. Les animaux, oui, il pouvait, mais le reste du monde, c'était trop lui demander, il ne savait pas faire mais Cadburry arrêterait de le voir comme un super héros une fois qu'elle aurait atteint l'âge adulte, Zeke en était convaincu. "J'vais faire des finitions. Tu peux décorer si tu veux." Une manière comme une autre de dire qu'elle pouvait rester si elle le voulait parce qu'il allait encore traîner dans le coin, s'armant de son marteau pour terminer deux ou trois bricoles autour de la fenêtre de fortune. Il espérait que tout cela tiendrait malgré le temps qui passerait, sinon cela voudrait dire que le coeur même de son existence était vain.