| La nuit, je mens (ft. Amos Taylor) |
| | (#)Ven 1 Mai 2020 - 20:46 | |
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LA NUIT JE MENS...
JJe n’ai pas interprété le sourire de Lola, après ma tirade, comme une allusion que l’on adressait à ceux qui investissent le rôle des psys de comptoir. Ce n’est pas ce que j’ai fait. Je lui ai plutôt confié mon propre ressenti par rapport à elle, à mon deuil et à l’admiration pour son courage. En revanche, je me suis fait la réflexion que j’étais étonnamment bavard. Du reste, je me suis donc tu tout au long du trajet en train et en car. Elle s’y est endormie, Lola, et moi, alors que j’aurais pu piocher de la lecture parmi les trois bouquins abandonnés sur la tablette – ils faisaient figure d’invitation – j’ai dressé la liste des endroits de préférés de Sofia à Kilcoy. Ils sont pléthore. Elle y a passé la majeure partie de son existence et elle a aimé autant ses voisins que cette ville qui l’aura vue grandir. Dois-je dès lors préciser ma surprise quand elle a émis le souhait de la quitter. Je n’aurais jamais dû le lui permettre, ai-je songé en compulsant ma mémoire et en triant en trois catégories mes souvenirs. Je les ai notés en trois colonnes dans le calepin confié plus tôt par ma compagne de voyage. Je les ai également reliés à certaines anecdotes rapportées dans sa BD et je me rappelle avoir été heurté par ce qu'une journée, c'est court, beaucoup trop pour tout faire et tout voir. Était-ce cependant à moi de choisir ? N’était-ce pas le pèlerinage commémoratif de son amie plus que le mien ? J’ai accueilli son retour à la réalité avec un sourire satisfait, fier de mon travail accompli. Je lui accordais ma touche finale lorsque le chauffeur nous alerta que nous étions arrivés à notre point de chute : « ça t’a fait du bien ? » ai-je aussitôt demandé à l’artiste, sans reproche aucun, considérant au contraire qu’elle avait bien fait de recharger ses batteries. Les moments à venir s’annoncent rudes en émotions pour elle et pour moi également. « J’ai mis à profit mon temps. Tiens. » Je lui ai tendu le fruit de mon ouvrage juste avant que nous quittions nos sièges. La première salve était passée : notre tour était venu. Sur le “quai“, je crois que j’aurais aimé paraître aussi serein que Lola. Sauf que je suis plus inquiet que je ne l’aurais voulu à l’idée de partager ces drôles d’instant avec ma femme ou mon ex-femme. Je n’arrive plus à la définir. « J’ai eu Sarah par message. Elle demande si tu veux qu’elle nous rejoigne en ville avant de passer chez elle. » Bizarrement, les mots ne m’ont pas écorché les lèvres et j’ai soupiré en allumant une cigarette. À défaut de respirer à pleins poumons, je les encrasse de nicotine et de goudron. « Elle t’a fait des cookies. Elle espère que tu aimes ça et précise que tu n’es obligée à rien. » Elle peut tout aussi bien partager cette découverte avec le père pour seul guide. « Sarah ne se vexe jamais de rien. » La foi fait des miracles sur elle. « Alors, jeune fille, tu sais par où tu veux commencer maintenant ? » me suis-je enquis en prenant la direction de la sortie. « Il y a un petit restaurant où elle adorait aller manger, tu sais, celui où ils vont les pancakes aux myrtilles. » Référence à une anecdote racontée par ma fille.
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| | | | (#)Sam 2 Mai 2020 - 21:40 | |
| "ça t’a fait du bien ?" Lola penchait son cou à droite, à gauche, pour s'étirer et se réveiller. "Oui", dit-elle avec un sourire, tandis qu'il lui tendait un carnet. Elle le prit et lut la liste rapidement, étonnée et reconnaissance. "C'est comme une carte au trésor", lâcha-t-elle sans pouvoir se retenir, sauf que le trésor n'était plus là, n'était plus de ce monde ; le trésor serait le souvenir de Sofia, la faire revivre aussi longtemps qu'ils le pourraient tous les deux. Et elle avait envie de chanter les mélodies préférées de la jeune femme, et elle n'en fit rien. "J’ai eu Sarah par message. Elle demande si tu veux qu’elle nous rejoigne en ville avant de passer chez elle." Lola eut un moment de panique. Pas encore, pas encore, chaque chose en son temps, elle ne pouvait pas multiplier les émotions, superposer les angoisses, il fallait que les choses se fassent doucement car tout allait être doux-amer. "Elle t’a fait des cookies. Elle espère que tu aimes ça et précise que tu n’es obligée à rien. Sarah ne se vexe jamais de rien." Le sourire était hésitant, timide, tandis que Lola observait les alentours et répondait doucement : "J'adore les cookies, et je préférerais rencontrer Sarah quand on ira à la maison, plus tard." Il était rare qu'elle dise vraiment ce qu'elle voulait, comme ça, sans détours, mais pour une fois, elle en avait besoin et elle en était convaincue.
"Alors, jeune fille, tu sais par où tu veux commencer maintenant ? Il y a un petit restaurant où elle adorait aller manger, tu sais, celui où ils font les pancakes aux myrtilles." Et heureusement qu'elle respirait, qu'elle n'arrêtait pas de se concentrer sur le souffle et l'oxygène, parce que déjà ça devenait trop. Le car allait redémarrer bientôt, et Lola n'avait qu'une envie : remonter, mettre sa ceinture, et rester dedans jusqu'à la fin de ses jours. Elle déglutit et acquiesça. "Des pancakes, ce serait parfait." Elle suivit Amos. Il connaissait le chemin. Elle se dit qu'il était son guide au pays des morts, et s'imagina toute la ville dans une couleur onirique et sombre, dans une fresque où ils chercheraient Sofia partout sans jamais la trouver. C'était difficile de respirer. C'était difficile de réfléchir. Elle voulait que Sofia revienne, et elle ne le savait pas jusque là, mais au fond, elle avait espéré qu'elle soit cachée à Kilcoy. Chaque pas dans cette ville fournissait une preuve supplémentaire de l'absence absolue.
Ils s'installèrent dans le restaurant, et Lola regardait tout : les tables, les chaises, les serveuses, les clients. Tout sauf le menu, car elle prenait des pancakes aux myrtilles, bien évidemment, et du café. Elle aurait préféré du whisky, même à cette heure matinale, mais il était hors de question de boire devant Amos, alors la caféine serait assez, devrait l'être. "C'est joli", commenta-t-elle, parce qu'elle ne savait pas quoi dire. Les mots qu'elle voulait prononcer étaient : à quelle heure Sofia nous rejoint ?
@Amos Taylor |
| | | | (#)Dim 3 Mai 2020 - 22:22 | |
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LA NUIT JE MENS...
A considérer que chaque souvenir d’un moment partagé avec ma fille est en effet un trésor, alors l’artist ara ions : ces notes, qu’elles compulsent, la mèneront vers des richesses à mon sens inestimable et que je lui confierai au même titre que les bandes dessinées de Sofia, exception faite que ces instants bénis n’auront rien de tangibles. Ce qui l’est, c’est la proposition de Sarah et les cookies préparés avec cœur. Moi, je ne suis pas pressé de me confronter. Pourtant, je transmets, par correction, espérant sincèrement que Lola décline. Evidemment, c’est égoïste. Aussi-me suis-je promis de ne rien laissé paraître en déception ou en joie par rapport à son choix et je m’y suis tenu. Je suis même parvenu à réprimer un soupir de soulagement en pianotant en mots simples et par texto le refus poli de mon aventurière. Aventurière. Elle l’est, la jolie poupée aux yeux ébahis quoique légèrement éteint. Serait-ce cavalier d’envisager de ce qu’elle est remuée elle-aussi ? Bien que je me soumette entièrement à ses desideratas, ce n’est pas un hasard si je me dirige vers le restaurant préféré de mon bébé. Manger nous fera du bien : j’ai cru comprendre qu’elle aimait ça, Lola. Ça nous requinquera, sans doute, même si je sais par avance que je serai assailli, en ces lieux, par le spectre du rire de Sofia et accablé par son absence également. Je ne peux néanmoins plus reculer. Je savais parfaitement à quoi m’en tenir en acceptant l’idée de cette expédition, mais qu’en est-il de Lola qui, attablée, est anormalement silencieuse ? Est-elle dépassée par le flot de ses sentiments ? Dépassée par son deuil ? Evidemment, elle détaille l’endroit et enregistre les moindres détails. C’est comme un réflexe pour la jeune fille. Sauf qu’elle ne dessine pas, elle ne commente pas non plus et ça ne lui ressemble pas. « Comment tu te sens ? » ai-je avancé avec précaution pour ne pas glisser et me ramasser au pied de la pente savonneuse des émotions. « Tu sais que si tu ne le sens plus, tu n’es obligée de rien. Je sais que c’est difficile. » Je le sais mieux qui quiconque : j’ai fui quand d’autres sont restés malgré le parfum de Nostalgie que m’inspire ma ville natale. « Être venu jusqu’ici, c’est déjà énorme et j’en ai bien conscience. » Moi-même, lorsque je prends la route et que je croise Kilcoy écrit en lettres capitales sur un panneau d’indication, je suis floué par l’appréhension et perclus d’angoisse, car elle est partout dans ces rues, Sofia. Elle est partout, mais invisible pour mes yeux. « Si tu le souhaites, on peut faire demi-tour. Prends-le temps de réfléchir en mangeant tes pancakes. » Nous n’opérerons pas de machine arrière sans avoir avaler un morceau. Alors, j’ai commandé, la même chose qu’elle et probablement pour des raisons identiques : la mémoire.
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| | | | (#)Mer 6 Mai 2020 - 0:04 | |
| "Comment tu te sens ?" Pour la première fois, Lola sentit une vague de colère monter en elle. C'était une partie intégrante du deuil, mais elle ne l'avait jamais vraiment traversée. Elle avait tant envie de dire, hargneuse : comment tu veux que je me sente ? Elle avait envie de taper le poing sur la table, de lancer la stupide salière et le débilissime poivrier valser contre un mur, parce que c'était injuste et qu'elle refusait catégoriquement que Sofia ne vienne pas les rejoindre. Elle avait envie de hurler à Amos qu'il avait raison, finalement, que tout était de sa faute, qu'il aurait dû mieux la protéger, qu'il aurait dû savoir qu'elle aimait l'art.
Faute de quoi, elle se contenta de le regarder fixement sans rien laisser transparaître.
"Tu sais que si tu ne le sens plus, tu n’es obligée de rien. Je sais que c’est difficile." Difficile n'était pas le mot. Ce n'était même pas le début du centième du mot. C'était insoutenable, et Lola se demanda pourquoi elle avait cru qu'elle était prête à ce voyage. A quel moment s'était-elle dit que ce serait une bonne idée de finir son deuil ? Pourquoi ne pouvait-elle pas juste être triste pour toujours, mais de loin ? Pourquoi devait-elle être adulte et avancer vers la sérénité et autres paroles bidons de gourous imbéciles ? Elle détestait tout et tout le monde.
"Être venu jusqu’ici, c’est déjà énorme et j’en ai bien conscience." Il y eut de l'étonnement sur le visage de Lola, et elle ne put le retenir, car elle était si reconnaissante qu'il dise cela, qu'il reconnaisse que rien que ça, c'était l'enfer, le cauchemar, qu'on n'avait même pas vraiment commencé mais que déjà ça réveillait tout, les fantômes, les démons, l'angoisse, la rage, l'impuissance. "Si tu le souhaites, on peut faire demi-tour. Prends-le temps de réfléchir en mangeant tes pancakes." Croyez-le ou non, mais Lola n'avait toujours pas bougé ni dit un mot. Elle devait être d'une pâleur cadavérique à ce stade-là de l'opération.
Le café et les pancakes arrivèrent, enfin.
Lola tendit une main tremblante vers le café, et à ce stade-là, elle n'en avait rien à cirer de la dignité d'une main qui tremble. Amos l'avait déjà vue pleurer, de toute façon, donc quelle importance ? Elle but une gorgée, et ça aida déjà à calmer le système nerveux : il fallait se concentrer sur tenir la tasse, soulever la tasse, verser du liquide à l'intérieur du corps, déglutir, reposer la tasse. S'ancrer, toujours et encore, la seule solution. Elle regarda les pancakes mais ne parvenait pas à s'imaginer manger quoi que ce soit encore.
Il n'y avait rien que Lola détestait autant que les scènes en public. Rien. Ca la rendait malade, et c'était dû à son éducation : ça ne se faisait pas, un point c'est tout. Et pourtant, son visage se baissa, elle mit ses deux mains par-dessus, et elle se mit à pleurer, et il n'y avait rien ni personne qui puisse faire quoi que ce soit, elle avait juste besoin de quelques minutes d'ouverture des digues. Et ça ne faisait aucun bruit, si ce n'était sa respiration un peu plus saccadée. Et ça ne se voyait presque pas, si ce n'était son corps qui trembait un peu à chaque sanglot.
Et au bout de quelques minutes, c'était fini.
Lola essuya ses larmes, but un peu de café, prit ses couverts, et commença à découper les pancakes. Un minuscule sourire renaissait sur son visage. C'était délicieux.
@Amos Taylor |
| | | | (#)Mer 6 Mai 2020 - 19:29 | |
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LA NUIT JE MENS...
Comment réagir face à ses maigres sourires et son bruyant silence ? Il hurle la mélodie du chagrin et, moi, je m’en retrouve démunir ou uniquement nanti de ma propre expérience. Lorsque la douleur m’assaille que l’injustice me renverse et que l’émotion me submerge, je ne veux ni ne peux entendre quoi ou qui ce soit. J’en veux à la terre entière et je rêve ‘une paix royale. Mais, qu’en est-il pour elle ? Je ne la connais pas assez que pour statuer. Dès lors, tandis que la jeune Lola – trop jeune pour que ses épaules puissent supporter le poids d’un tel deuil – dissimulé son visage entre ses doigts d’artiste, alors que son corps est agité des discrets soubresauts du sanglot et je baisse les yeux. Elle n’a pas besoin de spectateur, la brunette. Que ce dernier comprenne ou non son affliction n’y changera rien et je me demande donc s’il serait de bon ton que je prétexte un arrêt par les toilettes par respect pour sa pudeur et pour, moi-même, ne pas flancher. Sauf que c’est délicat. Qu’arriverait-il si elle interprétait mal mon départ ? Si elle le vivait comme un abandon et, par extension, comme la preuve que ce qu’elle ressent aujourd’hui n’est pas légitime ? Je ne le crois pas et je refuse de lui adresser ce genre de message. Aussi, histoire de me faire une idée, ai-je cesse de fixer des yeux le contenu de ma tasse de café pour les relever vers ma partenaire de galère, le tout sans mot dire. D’aucuns ne conviennent réellement. D’aucuns ne soignent les plaies consécutives à notre drame commun. Et, plus Lola m’émeut, plus je sens gronder en moi cette cruelle nécessité de boire un verre. S’en offusquerait-elle ? Non ! Elle n’est pas anti-alcool, la jeune fille. Elle-même, après des circonstances plus ou moins similaires, m’avait réclamé de quoi se laver de la honte d’avoir craqué devant un public. Du moins, ai-je présumé que cette sensation contribuait à cette envie de rincer son gosier du goût de l’amertume. Je suppose plus que je ne suis convaincu et, pourtant, j’ai tout de même profité de la présence du serveur – il déposait les pancakes – pour lui commander deux rasades de ce que la boutique offre de plus fort. « Grappa ? » a-t-il proposé l’air hésitant. J’ai grimacé – je déteste ça – mais j’ai acquiescé : faute de grives, on mange des merles. Il vint compléter la table à la hâte, comme s’il avait pressenti l’urgence et je lui en fus entièrement reconnaissant. D’instinct, mes doigts ont enroulé le verre froid et j’ai bu tout de go, sans réfléchir. Le second, je ne l’ai pas poussé vers le peintre. Je l’ai autorisé à reposer là, entre nous deux, qu’il soit témoin de ce qu’elle avait repris des couleurs – elle mangeait – et de ce que je l’ai imitée, mutique, car ouvrir la bouche, maintenant, serait synonyme d’hommage à Sofia et ce n’est pas le moment. Il faut digérer avant. Digérer qu’en effet, elle ne nous rejoindra pas.
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| | | | (#)Jeu 7 Mai 2020 - 2:21 | |
| Amos avait attendu. Il n'était pas parti se réfugier dans un autre restaurant, où il pourrait manger tranquillement sans une pleureuse en face. Il n'avait pas couru aux toilettes pour éviter de regarder ses larmes en face, et n'avait pas passé un appel paniqué à Sarah. Il était là.
Avec un verre d'alcool, bien sûr.
Lola prit le deuxième et le but d'un trait également. "Une fois n'est pas coutume", dit-elle d'une petite voix, en retrouvant son sourire et ses plaisanteries avec un regard vers Amos. "On ne boira aucune autre fois ensemble, parce que ça me rend co-dépendante, ce qui n'est pas top. Juste aujourd'hui. Deal ?" Et sa candeur tranchante était de retour, son visage plus calme, les yeux rougis mais le souffle apaisé. Elle sentait la chaleur de l'alcool dans sa gorge, et apaisait ça par des morceaux de pancakes. La myrtille aidait. Le café aidait. Elle parcourait les landes désolées de la tristesse. "Heureusement que Sarah n'est pas venue nous rejoindre", plaisanta-t-elle, "j'ai déjà pleuré deux fois devant le père de Sofia, j'aimerais autant que ça n'arrive pas devant sa mère aussi." Et soudain, la parole était ouverte, libre. Si Amos voulait parler de sa fille, Lola y était prête. Ils pouvaient raconter des souvenirs. Ils pouvaient partager sa vie, la prolonger un peu à eux deux. C'était ça, aussi, le but de leur voyage.
Lola regardait autour d'elle tandis qu'elle finissait le repas. "Vous vous installiez toujours à notre table ou ça dépendait ?" Elle s'imaginait qu'il n'avait pas choisi leur table au hasard. Elle s'imaginait que rien de cette journée ne serait laissé au hasard. Elle reprit la liste des lieux à visiter, et lut : magasin de bandes-dessinées. "Oh, on peut aller là après ?" Et elle pointait du doigt son choix pour qu'Amos puisse voir. Pas très loin après, c'était animalerie, "Et là !" Autant commencer par les lieux joyeux. Elle se demanda si Sofia était enterrée à Brisbane ou à Kilcoy, et n'était pas sûre de comment poser la question. Elle hésita sur la formulation, puis choisit la plus simple : "Est-ce qu'on va aller au cimetière aussi ?"
@Amos Taylor |
| | | | (#)Ven 8 Mai 2020 - 0:08 | |
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LA NUIT JE MENS...
Les larmes de Lola ont gonflé le ballon de baudruche qu’est ma peine et qui prend tant de place dans mes tripes au quotidien. Pourtant, mes traits se sont fendus d’un sourire tandis qu’elle remarque le caractère de ma démarche. Elle prévient, la petite. Elle affirme qu’elle ne se rendra plus jamais coupable d’entretenir mon addiction et moi, je hoche de la tête avec conviction. « Je sais. Je ne l’ai même pas poussé vers toi. » Sous-entendu, je ne te jetterai pas en pâtures au serpent qu'est ce vice. « Alors, le deal est accepté. » Mes travers ne regardent que moi, certes, mais je n’ai nulle envie de l’entraîner vers ce même penchant néfaste. Ma conscience ne s’en relèverait pas. Elle a déjà fort à faire avec Sofia et Olivia que j’ai tout sauf aider à remonter la pente de son deuil. Il est des erreurs à ne pas reproduire au détriment de l’innocence de cet artiste, de cette insouciance qu’elle retrouve déjà. « Ne te tracasse pas avec ça. Je peux encaisser. » Je le fais depuis des années. « Et, c'est mieux devant moi, qui peux comprendre, que devant n’importe qui d’autre. Et, personne n’a vu si ça peut te rassurer. » Aucun des clients attablés ne s’est tourné dans notre direction et, intérieurement, je l’ai remerciée pour ça. Les regards inquisiteurs m’auraient mis mal à l’aise. Que se serait-il imaginé, ces croquants médisants ? Qu’aurait-il pensé de cette étrange association ? Et finalement, qu’importe ? Elle va mieux et c’est le principal. Elle mange et se penche même sur ma carte aux trésors. « Quand elle était libre, on s’attablait à celle-ci, oui. » Et, soudain, je revois ses yeux pétillants de bonheur et sa bouche ronde salivant à l’idée de déguster sur ses pancakes. « Mais, sinon, on s’installait là-bas. » J’ai désigné d’un geste de la main la table occupée par un jeune couple d’adolescent, celle à proximité du radiateur, dans l’angle droit de la salle. « Elle était frileuse et elle disait aussi que ça lui permet de mieux voir le monde. » À l’instar de son amie. « Je comprends ce qu’elle voulait dire aujourd’hui. » Trop tard, malheureusement, et ce n’est ni la première ni la dernière fois que je me ferais cette réflexion à mon avis. « Et, va pour le magasin de bandes dessinées. Le vendeur l’aimait beaucoup. Il lui a montré sa collection privée un jour, grâce à mon frère, il avait lourdement insisté. Je suis sûre qu’il pourra t’apprendre deux ou trois petites choses. » Celles qui m’échappent, celles que je serai curieux de découvrir puisque mes pas, précédemment, ne m’ont pas conduit vers la boutique. « Et, on pourra aller à l’animalerie aussi. Et là… » J’ai désigné le parc de l’index non sans avoir redéposé mes couverts. « Elle aimait dessiner là-bas. Je l’emmenais pour qu’elle se fasse des copains de son âge, mais… ce n’était pas trop son truc. » Et Dieu que j’aurais adoré qu’il en soit ainsi éternellement. Elle ne serait pas morte à cause de mauvaises fréquentations. Elle ne reposerait pas dans ce cimetière où je n’ai plus jamais mis les pieds depuis l’enterrement. Dois-je dès lors préciser que mon visage s’est défait à l'évocation du lieu ? Dois-je ajouter que j’ai réprimé un non net et massif ? « Tu as envie ? D’aller au cimetière ? Tu veux ? » Voir le marbre au milieu d’un gazon régulièrement tondu duquel pousse les fleurs plantées par ma mère ? « Je veux dire, c’est important pour toi ? » me suis-je enquis persuader qu’elle me répondra franchement, avec cette honnêteté qui caractérise sa candeur. Peut-être aurais-je dû m’y rendre plus tôt, peut-être est-ce une étape importante, peut-être que la vie se met parfois en place toute seule, sans aide, et pour le bien de chacun.
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| | | | (#)Ven 8 Mai 2020 - 1:01 | |
| Le château de cartes s'était effondré, puis reconstruit. Des petites mains magiques de lutins remettaient en place les citadelles et les forteresses. Amos et Lola se regardaient en souriant, et s'accordaient sur des pactes. C'était inouï qu'ils se soient rencontrés. Ils avaient l'un comme l'autre besoin d'un peu d'aide pour le pèlerinage de la mémoire de Sofia. "Grace m'a vue pleurer plusieurs fois. J'essaye d'expliquer quand ça arrive, mais c'est difficile. C'est comme si je menais un combat avec mes émotions, pour les apaiser, pour être adulte, et parfois elles prennent le dessus." C'est le propre de toute lutte contre la nature : elle finit toujours par gagner.
Lola se pencha pour regarder la table dont parlait Amos, et elle scrutait le couple qui y était installé ; le visage de l'adolescente se transformait en celui de Sofia, qu'elle reconstituait à partir de photos. Sofia avait-elle été amoureuse ? Etait-elle sortie avec des garçons ? des filles ? Elle ne parlait jamais de ses histoires de coeur, et Lola ne voulait pas être intrusive. En revanche, frileuse, oui. "Elle empruntait constamment mes gilets, et heureusement qu'ils étaient noirs la plupart du temps, parce qu'elle se débrouillait toujours pour y mettre du feutre. C'était fascinant."
C'était d'accord pour le magasin de bande-dessinées. Lola avait hâte de rencontrer le vendeur. Peut-être qu'elle pourrait lui poser des questions. Peut-être qu'un jour il aurait sur ses étagères la bande-dessinée achevée de Sofia. Et l'animalerie. Et le parc. "Je ferai des dessins aussi, alors", et elles seraient connectées à travers l'espace-temps. Elle se dit que peut-être elles s'étaient si bien entendues justement parce qu'elles étaient introverties. "Elle a toujours eu du mal à se faire des amis ?" Pour Lola, ça avait commencé dès la naissance, mais peut-être que Sofia avait eu un parcours différent.
La seule destination qui semblait poser problème, c'était le cimetière, et Lola scruta le visage d'Amos de ses grands yeux curieux. Elle comprenait que ce soit difficile. Et pourtant. "Oui, c'est important pour moi", et elle confirma d'un hochement de tête, "j'ai besoin d'arrêter d'attendre qu'elle revienne." Et elle ne quittait pas les yeux d'Amos en disant cela, car elle n'était peut-être pas la seule à ressentir ce besoin. "Mais je peux y aller seule. Je la trouverai." Il n'était pas question d'obliger qui que ce soit à dépasser ses limites.
Lola termina les pancakes et le café, et poussa un soupir de contentement. "Destination suivante", annonça-t-elle, et elle devança Amos pour payer l'addition. Elle préféra marcher jusqu'au magasin, "pour la digestion", et regardait tout ce qu'il y avait autour pendant le trajet. Les voitures, les écureuils, les familles, les adolescents, tout. Comme une visite touristique d'un lieu du passé. Ils arrivèrent au magasin, et lorsqu'ils poussèrent la porte, il y eut le bruit d'une petite cloche au-dessus de leurs têtes. Lola sursauta. C'était un lieu sacré. Un vendeur tourna aussitôt la tête vers eux, et eut l'air immédiatement ému, tandis qu'il saluait de loin : "Amos."
@Amos Taylor |
| | | | (#)Ven 8 Mai 2020 - 18:51 | |
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LA NUIT JE MENS...
Pour être adulte, il ne faut plus pleurer. C’est ce que je comprends des aveux de Lola et ça me désole pour elle. Je suis chagriné qu’elle n’ose, autrement que par la peinture, exprimer ce qu’elle ressent parce que ça ne se fait pas, parce que notre éducation respective – elles semblaient plus proches que jamais – ne nous l’autorisait pas. L’avais-je reproduite avec Sofia ? Avais-je bridé ses sentiments d’une quelconque manière ? Probablement et, si c’était à refaire, il était désormais évident que je ne reproduirais pas les mêmes erreurs. Sauf qu’il est trop tard à présent. Au contraire, l’artiste et moi n’en serions pas là, à manger des pancakes aux myrtilles et à choisir quels lieux, ici même, à Kilcoy, nous élèveront de communs accords au rang de sacré. Nous n’en serions pas là, elle a s’excuser à mi-mot d’avoir craqué et moi, à dodeliner de la tête avec au cœur l’espoir de la rassurer. Nous n’en serions pas là à échanger sur des souvenirs à propos de ma fille. « Oui ! Ça ne m’étonne pas. Elle s’obstinait à sortir sans gilet ou sans veste et puis elle grelottait comme un gosse. Elle arrivait à avoir froid en plein été. » ai-je rétorqué, un sourire frais étirant mes lèvres et caricaturant le trait, ses difficultés relationnelles mises à part. « Oui. Toujours. Elle tient ça de moi. » En plus de ce regard bleu acier qui renvoie d’elle-même cette image de force tranquille. « Et, je crois que c’était aussi un peu à cause de moi. On a passé beaucoup de temps ensemble Sofia et moi. » Pas durant les premières années de sa vie, évidemment. L’armée m’avait privé des plus beaux moments à partager avec un enfant. « Quand j’ai été arrêté, elle a essayé de rattraper le temps perdu, jusqu’à ce qu’elle grandisse. » Et qu’elle souhaite mener seule son existence, opérer des choix personnels, grandir tout bonnement. « Elle aimait autant s’asseoir près de moi pour dessiner que d’aller jouer avec les autres. » Et Dieu que ces instants bénis me manquent au quotidien. « Et, rassure-toi, tu auras tout le temps qu’il te faut pour faire tous les dessins que tu veux. » Même si, pour ce faire, il convenait nous attarder des heures durant dans chacun de ces lieux qui ont récolté ses suffrages. Moi, je n’étais que moyennement convaincu par l’éventualité de nous rendre au cimetière. Cette simple idée me nouait l’estomac : ça m’a coupé l’appétit. Aussi, ai-je abandonné mes couverts au milieu de l’assiette que j’ai repoussée. « Je n’y ai plus mis les pieds depuis… » Le mot caché, c’est enterrement. En général, il suffit à enclencher la phrase la plus douloureuse du deuil. Voir un cercueil descendre sous terre et en jeter une motte pour entamer le travail d’ensevelissement est une épreuve douloureuse qui nous oblige à accepter qu’en effet, l’être perdu ne reviendra jamais. Mais, mon acolyte a, fort heureusement – ou l’inverse ? Je ne sais pas – été privé de l’événement. « Mais, je comprends. On ira. » lui ai-je donc concédé sans rien laisser paraître de mon embarras. Il était hors de question que je me débine et que je rebrousse chemin. Ce sentier commémoratif, je m’étais engagée à la parcourir avec elle. Quel genre de pleutre ferais-je si je l’abandonnais en cours de route.
La vigueur dont est capable ma partenaire est véritablement surprenante à mes yeux. J’eus à peine le temps de sortir mon portefeuille de ma veste qu’elle était debout et que l’addition était réglée. La canaille jouit des réflexes de son âge, mais elle ne l’emportera pas aussi facilement. Si je n’ai pas protesté, c’est qu’il n’est pas entendu que la belle enfant ressorte de ce voyage les mains vides. Dans une boutique spécialisée en bandes dessinées, nul doute que je trouverais de quoi la ravir une fois passés les salamalecs avec le vendeur. À la façon dont il m’a salué, j’ai su qu’il m’observerait de cet air contrit qui m’irriterait. Aussi, ai-je devancé toute question en lui présentant la candeur incarnée. « Andy, je te présente Lola. C’est une amie de ma fille. Une vraie, si tu vois ce que je veux dire. » Le négociant ouvrit de grands yeux enthousiastes et ricana. « Pour sûr que je vois, mon bon. Est-ce que la demoiselle voudrait voir ce que je cache derrière ? » Sans aucun doute et, j’ai ajouté : « Sauf que tu vas tout ramener devant. » S’il a de la jugeote, peut-être même qu’il fermera pour la prochaine demi-heure.
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| | | | (#)Sam 9 Mai 2020 - 3:10 | |
| A chaque fois qu'Amos racontait des souvenirs de Sofia, Lola se taisait religieusement et buvait ses paroles. Elle visualisait tout. L'enfant assise près de lui. L'enfant qui dessinait près du bac à sable, et soufflait sur sa feuille pour qu'elle soit propre de nouveau. L'enfant à qui d'autres venaient parler mais qui ne les entendait même pas, parfois, tellement elle vivait dans son monde. L'enfant qui donnait la main à son père en marchant dans la rue. Puis, l'enfant avait grandi et était partie. L'image devenait floue, car c'était le début de la fin, ce déménagement à Brisbane, et si Lola avait su, elle l'aurait poussée à rentrer à Kilcoy. C'est important de passer du temps chez soi, de se retrouver. La peintre avait hâte de dessiner tous les lieux qui avaient fait partie du passé de Sofia, comme si enfin, elle la ramenait chez elle, loin de ce qui l'avait menée à sa perte. Amos avait du mal avec l'idée du cimetière, mais faisait bonne figure, et Lola acquiesça. "Je suis presque prête pour que tu me racontes", et elle n'eut pas besoin d'ajouter qu'elle parlait des circonstances de la mort de la jeune femme. Le récit allait avec le cimetière et partait du même principe. Il fallait qu'elle arrive à l'acceptation, et pour cela il lui faudrait traverser toutes les étapes de nouveau. La tristesse avait eu lieu au diner, et elle verrait bien où et quand les autres se débloqueraient.
Ces pensées s'estompèrent heureusement dans le magasin de bande-dessinées, où Lola se faisait petite et timide face au regard du vendeur - Andy, donc - mais retrouva son humour dès qu'elle entendit leur premier dialogue. "On dirait Chaplin et Keaton, vous auriez beaucoup de succès sur scène." Andy filait dans la réserve ramener des albums qui lui plairaient, et Lola remarqua qu'Amos restait silencieux, à observer sans être là. Il avait le droit de faire une pause, de souffler. Elle manoeuvrerait pour le moment. Elle écouta le début des explications détaillées d'Andy sur les premières éditions des Marvel et DC, et eut un sourire qui le stoppa net. "Je préfère les romans graphiques, ou les albums avec des illustrations inattendues." Andy acquiesça, et lui montra d'autres titres, dont In Waves. Il lui murmura, assez bas pour que seuls eux entendent, "C'est assez triste, c'est sur la mort, le deuil, mais vécu à travers le surf." Un mélange qu'on n'entendait pas tous les jours. Lola parcourut l'ouvrage, et les illustrations étaient poétiques et nostalgiques. "Je prends !" Elle vit Amos sursauter à son exclamation joyeuse. Elle adorait trouver des perles rares comme celle-ci, et ça faisait parfois monter les décibels.
@Amos Taylor |
| | | | (#)Dim 10 Mai 2020 - 22:30 | |
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LA NUIT JE MENS...
L’après-midi de ma rencontre avec Lola, je l’ai ouvertement interrogée sur le décès de Sofia. En connaissait-elle les détails ? Les plus glauques ? Ceux qui, aujourd’hui encore, m’empêchent de dormir ? La réponse fut univoque : elle ignorait tout et ne voulait rien savoir. Elle n’était pas prête et le soulagement – le mien – qui en découla fut-elle que j’ai négligé une évidence : un jour prochain, elle souhaiterait entendre son histoire, l’histoire de sa perte et de sa déchéance, l’histoire de sa fin. J’ai oublié et, tandis que nous terminons nos assiettes, elle me réclame le récit. « Oh. Euh… » J’ai secoué faiblement la tête, réfléchissant à comment il convenait d’aborder ce drame. « Je te dirai, au parc. » Nous avions, ensemble, statué sur ce qu’il ferait partie du parcours. « Quand on sera bien au calme. » Autrement dit, lorsque nous serons seuls. « Ce n’est pas très joli à dire et à entendre. » Mon regard s’est éteint à nouveau et j’ai espéré, de tout cœur, pour que l’image de Sofia ne soit pas ternie par ses choix, afin que Lola n’éprouve, quant à elle, aucune culpabilité de n’avoir rien vu. Elle n’aura pas été la seule. Nombreux sont ceux partageant ce fardeau. A priori, ma fille était douée pour le secret et la discrétion : elle avait de qui tenir. « Quand tu seras plus prête que presque, en fait. » J’ai ricané, mais il y a un faux contact entre mon sourire et mes yeux. Qu’à cela ne tienne, Lola a réglé l’addition, nous sommes en route et, si cheminer vers la boutique de bandes dessinées réveille en moi nombreux de souvenirs, ils sont heureux, assez pour que je parvienne à renouer avec la part de moi la plus saine et non la plus triste. J’ai tenté de m’accrocher fermement à ce qu’il en restait et la tête du négociant m’a aidé à ne pas verser dans l’affliction trop lourde. Notre discussion, au terme des politesses obséquieuses, semblait tout droit sortie d’une comédie vieille de cent ans. Lola s’en est amusée. Son rire a lézardé contre les murs et il m’a réchauffé le cœur. Durant l’échange entre les deux spécialistes, je me suis enfermé dans un silence un peu morne et ému. Aujourd’hui, tout me paraissait surréaliste, avait comme un goût de déjà-vu. Il m’a sauté aux yeux lorsque ma partenaire s’écria. Visiblement, elle avait trouvé ce qu’elle cherchait et, d’instinct, j’ai sorti mon portefeuille de ma poche. « Stop. On arrête tout. Qu’est-ce que tu as choisi. » J’étais prêt à l’écouter alors que le Buster Keaton de pacotille récupérait ma carte de paiement d’entre mes doigts. « Tu sais que tu n’es pas limitée à une seule. C’est le meilleur de toute l’Australie. Il a des pépites. » ai-je encouragé Lola avec cœur bien que j’aie regretté de l’avoir si peu fait pour mon propre enfant.
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| | | | (#)Mar 12 Mai 2020 - 23:40 | |
| Lola détestait demander à Amos de replonger dans ses pires souvenirs, ceux de la mort de Sofia, pour les lui raconter, mais ça faisait partie de leur projet, de leur trajet. Ils avaient été guidés l'un vers l'autre par la coïncidence et le destin (qui sont plus proches et amis qu'on ne le pense) pour s'aider à travers cette épreuve, et ils en avaient de la chance - car c'était déjà suffisamment difficile comme cela pour en plus ne pas avoir à le faire entièrement seul. "Au parc, entendu", et elle souriait doucement, tristement. Leurs visages se transformaient lorsqu'ils parlaient de la fin, de l'inéluctable, de ce qu'ils n'avaient pas su empêcher. Pour Lola qui ne savait encore rien, il y avait encore assez d'innocence pour que ça ne dévore pas tout sur son passage. Pour Amos, en revanche, c'était plus difficile, et elle le remarqua sur le chemin, puis dans le magasin de bandes-dessinées, où il était renfermé, discret. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de ramener de la vie et de la lumière là où il se sentait miné.
"Une BD sur le surf ! Tu sais que j'ai toujours rêvé d'apprendre à surfer mais jamais osé ? Ca a l'air hyper difficile, j'ai vu sur les vidéos qu'ils prennent du temps à se lever. Et quand tu te prends une vague dessus, ça a l'air infernal." Ah, voilà, on retrouvait enfin la Lola qui lâchait six mille mots en trente-cinq secondes, ébouriffant son interlocuteur juste avec l'intensité de ses tirades. Amos proposait qu'elle prenne autre chose, et elle secoua la tête, les yeux rieurs. "C'est gentil, mais on va dans un magasin pour trouver ce qui nous parle, ce qui nous appelle, et j'ai de la chance d'avoir été si bien aidée", et elle se tourna vers le vendeur, et fit une petite révérence. Amos paya, et Lola lui souffla un remerciement, puis ils quittèrent le magasin. En refermant la porte derrière elle, Lola ferma les yeux et laissa sa main posée sur le bois quelques secondes, au revoir, pour chaque lieu, comme s'il y avait un morceau d'âme de Sofia partout.
Lola hésita, puis déclara : "Je pense qu'il vaut mieux qu'on aille au parc avant l'animalerie, comme ça on parlera de choses atroces une seule fois, et après on se fera sauter dessus par des chiots." C'était un plan solide pour quelqu'un qui était devenue experte dans la gestion d'émotions compliquées (pas du tout experte, zéro experte). En réalité, c'était des restes de ses cours de psychologie : avant d'affronter un souvenir traumatique avec un patient, il faut prévoir un climat de sécurité, de bienveillance, où il puisse se reconnecter avec le présent et si possible de façon positive. Donc ils allaient faire ça à leur façon, avec les adorables créatures de l'animalerie. Amos accepta, et le coeur de Lola se serra en voyant sa mine attristée. Ca n'allait pas être simple du tout. Ils prirent la direction du parc, et ils marchaient tous les deux de plus en plus lentement, et le portail semblait s'approcher beaucoup trop vite d'eux.
Une fois entrée, Lola prit le temps de respirer - les arbres, les fleurs, les abeilles, les couleurs - puis ils se dirigèrent ensemble vers un banc, s'installèrent côte à côte, et elle sortit religieusement ses affaires de dessin. Il pourrait parler pendant qu'elle dessinerait, et ça éviterait les crises de larme et de panique et tout ce qui allait avec l'évocation de la mort de Sofia en général. Elle canalyserait au fur et à mesure du récit. Et elle ne s'arrêterait de dessiner que s'il avait besoin qu'elle lui fasse un câlin ou qu'elle lui prenne la main.
@Amos Taylor |
| | | | (#)Jeu 14 Mai 2020 - 16:48 | |
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LA NUIT JE MENS...
L’appréhension me poursuite du restaurant à la boutique de bandes dessinées. Elle me dévore, tout entier tant je redoute de raconter à Lola les circonstances du décès de Sofia. Elle n’est pas belle, cette histoire. Elle est traumatisante, la heurtera et je ne suis pas certain d’être en mesure de trouver les mots pour adoucir l’horreur ou pour consoler une fois qu’ils seront prononcés. Perdu dans mes pensées, je participe à peine à son échange avec le négociant. Je ne m’en désintéresse pas, je prépare simplement la suite, celle qui brisera sans doute le cœur de la jeune femme et l’image qu’elle avait jusqu’ici gardée de ma douce enfant. Ça aussi, ça me chagrine et ça me travaille. Je n’ai pas envie qu’elle voie son amie comme une toxicomane ou une prostituée. J’aimerais qu’elle conserve de Sofia le souvenir d’une candide gamine qui lui ressemble tant. J’aimerais qu’elle parvienne à déceler ce qui se cache au-delà des faits sans que je n’aie à lui expliquer que j’ai fait la lumière sur ce mystère et que je mène une vengeance dans laquelle je laisserai des plumes. J’aimerais, pour être honnête, que nous n’arrivions jamais dans ce parc où j’ai promis d’éclairer ses lanternes. Ai-je néanmoins d’autres choix ? N’a-t-elle pas le droit de tout apprendre pour que se referme enfin la parenthèse du deuil ? A l’observer choisir son cadeau, à l’entendre me confier qu’elle a toujours rêvé de se redresser sur une planche pou affronter une vague, je ne peux que lui sourire et admettre qu’elle les mérite, ces aveux. Alors, je prendrai mon courage à deux mains pour les lui narrer avec autant de délicatesse que possible. « Je n’ai jamais essayé non plus. Et, à mon avis, je suis trop vieux maintenant. » Mes tempes grisonnantes en témoignent. Quant à ma consommation d’alcool, elle altère bien assez mes compétences pour que je tente d’en apprivoiser d’autres. « Et, si tu as tout ce qu’il te faut, on peut aller. » Vers l’animalerie, me suis-je gardé à raison de proposer. Lola avait en tête une idée différente, une idée qui m’a tendu sans que je ne proteste néanmoins. Je présumais que cette option n’était pas née du hasard. Elle l’avait réfléchie, Lola, et je l’ai suivie sans ronchonner, sans m’exprimer : je suis la proie du doute, de la peur et de la douleur de mes plus terribles souvenirs. Installé sur un banc au milieu du parc, mon cœur a battu dans ma poitrine les pulsations de ma peine. Il y avait peu de monde. Ça m’arrangeait bien. Je n’avais pas envie que nous soyons perturbés par quelques oreilles indiscrètes. « Nous y voilà. » me suis-je lancé en frappant sur mes cuisses pour rassembler mon courage, me donner un peu d’entrain. « Avant toute chose, tu dois me promettre que tu dois garder en tête que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles prétendent être. » La précision n’était pas forcément utile : je la sais intelligente. « Sofia a… je ne sais pas comment le dire. » te le dire et mes mains glissèrent sur mes traits défaits. « Elle a été retrouvée dans une chambre d’hôtel. » Miteuse de surcroît. Mon esprit malade a reconstitué l’endroit et, soumis à un réflexe de protection, j’ai lâché la bombe avec détachement. J’ai quitté la planète terre pour me réfugier sur celle du déni. Je ne parle plus de ma fille, mais d’une gamine lambda désormais et mon regard est vide, ailleurs. « Nue. Étranglée. Droguée. » ai-je conclu les yeux fixés vers l’horizon, la gorge et l'estomac noués.
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| | | | (#)Lun 18 Mai 2020 - 15:34 | |
| Dans toutes les cultures, il y a des rites de deuil. Il y a des processions de femmes en noir qui pleurent et crient dans des îles italiennes. Il y a des autels couverts de fleurs et de têtes de mort dans les cimetières mexicains. Il y a des baigneurs parmi les cendres d'une rivière indienne. Il y a des maisons qu'on déguise dans les formes de l'au-delà pour conjurer le sort et rendre hommage aux morts. On cherche tous un sens à l'absurde et inéluctable fin, que ce soit la nôtre ou celle des autres. Pour Lola et Amos, c'était un pèlerinage. Ils parcouraient une ville, un autre temps. Leur coeur était serré maintenant qu'ils étaient dans le parc, car ils savaient que c'était un des pires moments. Ils allaient devoir redoubler de prudence pour ne pas sombrer dans les sables mouvants du désespoir. Ils allaient devoir respirer et regarder ailleurs, retenir leur souffle et se pardonner de ne pas avoir pu sauver Sofia.
« Nous y voilà. » Lola prit une profonde inspiration. Elle avait tant envie de lever la main et d'arrêter Amos, gagner encore quelques secondes sur le récit, quelques instants où elle n'imaginerait pas Sofia sans vie, son cadavre irrécupérable, l'oxygène parti, le visage livide. Mais il était temps. "Nous y voilà", répéta-t-elle doucement, presque dans un murmure. C'était un mot d'ordre, comme un général au début d'une guerre, face à ses troupes qui ont peur, qui tremblent. Nous y voilà. « Avant toute chose, tu dois me promettre que tu dois garder en tête que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles prétendent être. » Lola fronça les sourcils. N'ayant aucune idée de ce qu'elle allait apprendre, elle ne savait pas ce qui était la façade et ce qui était la réalité. Ce qu'elle connaissait de Sofia était une jeune femme créative qui ne méritait pas de mourir aussi jeune.
« Sofia a… je ne sais pas comment le dire. » Le coeur qui bat, la main qui tente de continuer un tracé, mais la ligne zigzague, prend des détours, des déconvenues. C'est un labyrinthe plutôt qu'un chemin. Lola voulait garder les yeux ouverts et fixait son dessin comme si sa vie en dépendait. « Elle a été retrouvée dans une chambre d’hôtel. » Qu'est-ce qu'elle faisait à l'hôtel, elle qui habitait à Brisbane ? Avait-elle perdu son appartement ? Pourquoi n'aurait-elle alors pas demandé d'aide à Lola ? « Nue. Étranglée. Droguée. » Un moment d'un silence infini. Une pause qui s'étire. Lola prit quelques secondes à déglutir puis à reprendre son souffle. Ca ne faisait pas sens. Ca ne marchait pas. Les images ne se superposaient pas. Sa Sofia n'aurait jamais été dans cette situation.
"Je ne comprends pas." Il faut dire qu'elle n'avait pas envie de comprendre, que tout son être se braquait car on était au début du pire mais qu'il restait tout le reste. "Elle avait été kidnappée ? Pourquoi elle était dans un hôtel ? Quelqu'un l'a assassinée ? Pourquoi ? Pourquoi quelqu'un..." tuerait Sofia ? Est-ce que c'était un fou ? Est-ce qu'il avait été identifié ? Elle n'avait jamais lu un article sur cette affaire. Y avait-il eu une enquête ? Que savait-on ? Les questions se multipliaient. Elle ne voulait pas brusquer Amos, mais ils y étaient, en haut du trou dans lequel Alice était tombée. Ils allaient devoir chuter ensemble avant de trouver le chemin pour remonter.
@Amos Taylor |
| | | | (#)Dim 24 Mai 2020 - 23:45 | |
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LA NUIT JE MENS...
Elle a trouvé du courage dans un soupir et moi, c’est dans une bouffée de cigarette que j’ai puisé une louche de bravoure. Ce que je m’apprête à révéler serait compliqué pour tous les pères ayant perdu un enfant en d’atroces circonstances. C’est douloureux pour celui qui se demande encore ce qu’il a raté pour que son enfant saute du mauvais côté de la barrière. C’est une torture, pour moi, qui m’interroge encore si ce fut sa volonté que de verser dans la débauche de la drogue, de l’alcool et de la prostitution. Bien sûr, j’ai statué depuis longtemps sur un non, mais n’est-ce pas pour rendre la perte moins lourde ? N’est-ce pas pour moins souffrir du sort funeste de son enfant et de la déception quant à ses choix ? Il n’est pas un jour où je me demande si je ne suis pas en train de me mentir, si ma traque quotidienne de son agresseur et des coupables indirectes n’est pas injuste. Et Lola souhaiterait que je cesse de boire ? Mais, c’est impossible. Sans l’alcool, de glauques images me rattrapent jusque dans mon sommeil. Le whisky m’en préserve. Il m’assomme tant que les cauchemars ne filtrent pas ma mémoire – ou rarement – dès le lever du soleil.
Trois craintes m’animent tandis que je m’apprête à raconter en trois mots l’état dans lequel Sofia a été retrouvée. La première, c’est de me blesser, de rouvrir une plaie qui ne cicatrisera jamais. La seconde, c’est d’attrister Lola. Et, la dernière, c’est que change l’image de ma fille aux yeux de cette dernière. Je ne veux pas salir l’honneur et la mémoire de mon bébé. Je veux qu’elle repose en paix. Je souhaite que ses amies continuent à l’aimer. Aussi, alors qu’il est désormais trop tard, que ma franchise détachée a psalmodié les faits, je regrette d’avoir parlé. Je regrette et j’ai honte de voir mes mains trembler de rage et de peine alors que je porte à mes lèvres ma cigarette. Au moins, Lola m’épargne-t-elle de sa spontanéité. Elle se retranche derrière le silence. Elle réfléchit. Elle griffonne également et c’est parfait. Je crois que je n’aurais pas supporter qu’elle pose sur moi ses grands yeux brillant de candeur. «Nous sommes au moins deux comme ça. Sarah fait semblant que ça n’a jamais existé. » Nul doute que l’artiste entendra qu’il vaut mieux ne pas en toucher mot devant la maman. « Moi, je… » J’ai froncé les sourcils parce que j’oscille souvent entre rage, colère et déni. « Je cherche encore à comprendre. Si je ne trouve pas de sens à tout ça, ce sera toujours à vif. » Guérir n’est pas tant dans mes projets. « De ce que je sais, elle n’est pas été kidnappée. Mais, on ne sait pas si elle se droguait depuis un moment ou si elle a été droguée. » Le rapport d’autopsie faisait mention de sévices sexuels, mais est-ce un détail important ? N’est-il pas déjà sous-entendu ? « Je n’ai pas vraiment de réponses en fait. Je pense qu’elle a fréquenté les mauvaises personnes et qu’elle a été piégée. » Dans tous les sens du terme et je sais qui est responsable. Je le côtoie aussi souvent qu’il n’est à Brisbane. Je le fréquente dès qu’il vient pavaner au Club, sa maison, dont il s’occupe à peine et qui menace de prendre feu. « L’enquête a été clôturée récemment. Je présume qu’on ne saura jamais vraiment la vérité par la police. Mais moi, je cherche encore. » Et j’ai tourné les yeux vers la poupée au teint livide désormais. Mon regard est une invitation à poursuivre si elle le désire.
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| | | | | | | | La nuit, je mens (ft. Amos Taylor) |
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