Pas de doute : maintenant qu’ils avaient pris le pli, appris à gérer un budget de $5 par jour à la débrouille et à trouver des chauffeurs à force de charmes et d’apitoiements, le duo était fin prêt pour aborder la deuxième semaine de la course avec une perspective encore plus optimiste. Grace n’était pas venue pour gagner, il était bon de le rappeler ; mais ce sentiment de réussite à chaque petite victoire (se faire offrir un sandwich, convaincre un chauffeur de les transporter à 200km de là) valait la peine de poursuivre au moins une semaine de plus - idéalement les quatre semaines entières, mais ça restait à voir. Son handicap les avait malgré tout considérablement ralentis à certains moments charnières et, si elle ne se sentait pas encore fatiguée des déplacements, elle savait qu’à la longue, l’usure arriverait et ses performances se réduiraient comme peau de chagrin.

Cependant, le temps n’est pas encore à la déception : le duo a ramassé leur sac respectif et s’est mis en marche, à la suite des autres, tout aussi hâtés à l’idée de trouver un transport et de déguerpir au plus vite. Charleville avait été sympathique, quoique très petit, et tout le monde avait hâte de nouveaux horizons (à moins que ce ne soit de fuir cette fraternité qui commençait à se tisser afin d’être plus performants et moins facilement bernés par ces nouvelles amitiés). Grace avait pris la marche avec enthousiasme et une pêche peu commune chez elle : toute sa motivation était de retour et le paquet de clopes presque entier qu’il leur restait avait considérablement égayé sa perspective des jours futurs. “A ton avis, on se place où ?” demande-t-elle alors qu’ils arrivent à une intersection. Rapide coup d’oeil à la carte : il leur faut continuer à l’est, et obligatoirement passer par Windorah. “Je me demande à quoi ça rime, quand même. Ca a l’air de faire un sacré détour, de passer par Bédourie après.” D’après ses conjectures, ils passeraient forcément par Mount Isa à la suite, à moins que la présentatrice ne souhaite les emmener dans les plus petites bourgades du pays - ce qui aurait été bien plus atteignable par Longreach.

@Isaac Jensen

C'est sans se faire prier que nous avions quitté le lieu d'annonce de la deuxième épreuve pour s'approcher de la route. Objectif : faire du stop afin d'atteindre le plus rapidement possible Windorah, passage obligatoire pour terminer cette deuxième course à Bédourie. J'inspirais profondément, le cœur battant, le moral au bon fixe comme il ne l'avait pas été depuis très longtemps. Quelques savons et bouteilles de shampoings étaient dissimulés sur moi comme dans mon sac à dos - j'avais redouté qu'on nous fouille avant de nous laisser nous orienter vers la prochaine destination prévue par la production - et Grisy trônait fièrement en bonne mascotte de notre binôme. Timothy semblait d'ailleurs même s'être épris de la peluche, ayant déjà capté une quantité innombrables de plans de cette dernière.

Participer à cette compétition assainissait considérablement mes états d'âme et me permettait de relativiser. Me concentrer sur de simples buts et aller à l'encontre des gens sans penser à autre chose que chiner de leur temps comme de leur générosité rendait mon existence étonnement simple. “A ton avis, on se place où ?” Je considère la voie, jette un coup d’œil à la carte qu'a déplié plus tôt Grace. “Je me demande à quoi ça rime, quand même. Ca a l’air de faire un sacré détour, de passer par Bédourie après.”  “J'imagine qu'ils ont dû avoir un partenariat pour les spas naturels, ou quelqu'un de bien placé qui est de Bédourie à la production ?” Je conjecture, avant de pointer un emplacement sur la carte, suggérant : “Ça a l'air pas mal, ici.” Un point à une intersection assez bien fréquentée, sur la route 14, et dans une direction où les autres ne se ruaient pour l'instant pas. Une proposition sans doute téméraire, mais mes arguments reposaient dans le fait qu'il n'y aurait pas de rivalité pour se glisser dans le véhicule d'un bon samaritain. Parfois, il valait mieux reculer pour mieux sauter, ralentir sur quelques centaines de mètres du point de destination pour trouver un tremplin qui nous permettrait de s'y rendre plus rapidement.  

Une dizaine de minutes plus tard, je brandis mon pouce en parallèle de la route tout en continuant de réduire la distance entre nos position et celle de l'intersection. “Tu penses qu'Eve et Ezra ont donné leur jeton rouge à un binôme ?” Je questionne, curieux, tandis qu'en parlant justement d'écarlate, voilà qu'une ville toyota couleur tomate s'approchait d'eux. Doigts croisés d'une part, pouce saillant de l'autre. La voiture était quand même plutôt petite pour accueillir cinq personnes supplémentaires... Mais bon, peut-être que ça pourrait le faire.

Spoiler:

C’était peut-être ça, le secret du bonheur : ne se poser que les questions nécessaires et réduire les distractions à leur strict minimum. Être loin de son portable, de l’agitation perpétuelle de Brisbane et des pressions d’un job qu’elle n’aimait même pas tant que ça avait un avantage redoutable : les côtés négatifs de son existence avaient drastiquement baissé depuis son départ de la grande ville. Plus de pensées négatives pour son job, plus d’idées parasites envers Lola et son départ à Londres sous peu ; bref, plus rien qui ne puisse la distraire de leurs besoins immédiats : se nourrir, trouver où dormir, et avancer jusqu’à une ville voisine. Des étapes simples qui étaient incroyablement épanouissantes quand elles se retrouvaient remplies. Bref, un espèce de yoga en perpétuel mouvement, une méditation dans le désert. “J'imagine qu'ils ont dû avoir un partenariat pour les spas naturels, ou quelqu'un de bien placé qui est de Bédourie à la production ?” Elle rit de sa réponse - même leurs conversations sont plus détendues, et la seule pression qui y reste n’est que celle de se hâter jusqu’à la prochaine ville-étape. La première semaine et les histoires des autres binômes pour témoin, Grace estime cependant qu’ils ne sont pas à la minute près : un accident de bus ou un space cake ingéré par erreur sont trop vite arrivés pour que l’heure de départ ne compte véritablement.

“Va pour ici. On sera tranquilles, en plus.”

Ils s’accordent à un point où faire du pouce et vont s’y poster tout aussi prestement, d’une démarche hâtée mais guillerette. Le point visé est en effet isolé des autres binômes, et la voie plus large promet un plus large flux de voitures. “Tu penses qu'Eve et Ezra ont donné leur jeton rouge à un binôme ?” Pouce en l’air elle aussi, Grace considère l’idée : Eve semblait véritablement déçue d’être éliminée, quoique soulagée de pouvoir rentrer voir ses enfants. Elle avait apprécié l’après-midi qu’elles avaient partagé à boire : la jeune femme était de bonne compagnie, surtout éméchée ; aussi s’était-elle sentie étrangement attristée de son départ précipité. Elles avaient promis de se revoir, toutefois, mais l’une comme l’autre savait que ce genre de promesses n’étaient que difficilement tenues à l’épreuve du temps. “Aucune idée. Je pense que oui, quand même, mais je sais absolument pas à qui. Enfin, c’est pas le genre de choses que tu partages ouvertement avec tes adversaires non plus, j’imagine.” Et puis, fatigués comme ils l’étaient tous, ils n’avaient que peu pris le temps de discuter après l’élimination. Pour sa part, elle n’avait vu que Kane et si c’était son binôme qui l’avait reçu, il l’avait en tout cas bien caché. “C’est triste, quand même. Pour eux. Eve était sympa. Quoique, jusque-là, tout le monde a été sympa. C’est à se demander où sont ces gens si compétitifs…” Elle rigole légèrement : à part Greg, ils n’avaient croisé personne d’ouvertement hostile, et celui-ci ne l’avait été que parce que c’était Greg et que compétition ou pas, il fallait absolument qu’il gagne à tout. “T’as rencontré beaucoup de gens, toi ? Tu penses quoi du reste des participants ?”

Grace approuve ma suggestion de point de stop et promptement, nous voilà gaillardises à faire du stop sur le rebord de la route. Je guette la moindre arrivée de véhicules à quatre roues, songeant aux dernières péripéties de l'aventure et en particulier au triste départ d'Ezra et Eve. Je n'ai pas d'affinité ou de connaissance avec le binôme, néanmoins, Race of Australia semble créer une sentiment de communauté, comme si la compétition était davantage fédératrice que destructrice de liens sociaux. J'aurais aimé qu'aucun binôme ne quitte la course, mais malheureusement, c'était le jeu et désormais, il était devenu notre rôle de profiter à fond de l'expérience pour ceux qui ne le pouvaient plus.

D'ailleurs, en parlant d'éliminés, je songe aux jetons rouges en circulation. Aucun binôme ne se trouve à l'abri de recevoir une pénalité ce jour. “Aucune idée. Je pense que oui, quand même, mais je sais absolument pas à qui. Enfin, c’est pas le genre de choses que tu partages ouvertement avec tes adversaires non plus, j’imagine.” J'acquiesce. “C'est sûr, surtout en début d'aventure. En plus, ce n'est pas comme si on pouvait élaborer des stratégies avec les jetons rouges. A moins que...” Je me tourne rapidement vers Grace, l'air faussement inquisiteur. “Comment tu te débrouilles, dans le rôle de mafieuse avec pour monnaie d'échange les jetons rouges et la menace d'extermination ?” Je ris de bon cœur, sourire fier de ma bêtise aux lippes, ce dernier disparaissant cependant lorsque la toyota rouge accélère littéralement devant nous, quitte à nous faire avaler de la poussière. “Ça a le mérite d'être clair,” je constate, optimiste, toussotant par la suite - comme si la bonté était néfaste. “C’est triste, quand même. Pour eux. Eve était sympa. Quoique, jusque-là, tout le monde a été sympa. C’est à se demander où sont ces gens si compétitifs…” Je souris doucement, compatissant toutefois pour le duo sortant. “T’as rencontré beaucoup de gens, toi ? Tu penses quoi du reste des participants ?” Je songe quelques minutes, conservant mon pouce en l'air. “Il y a encore quelques binômes que je ne connais pas... J'ai rencontré la fille qui s'appelle Ivy. Elle a l'air d'être tout un phénomène... Son partenaire doit être un sacré compétiteur.” Une vraie peste, oui. Je ne comprenais pas comment elle se retrouvait inscrite à une telle aventure et en tête de lisse à la première semaine lorsque sa place semblait être naturellement dans les quartiers huppés de Beverly Hills. “Jack et Kane, pour les connaître personnellement, risquent d'être de bons adversaires.” L'un possédait beaucoup de ressources et d'expérience, l'autre était très sportif. “J'ai pas eu l'occasion de vraiment parler à Loan et Kelly. Et toi, tu en penses quoi des autres ?” Mon tour d'horizon des binômes est assez sommaire, je le reconnais. “J'me disais qu'on pourrait voir si l'on peut être déposé à Cooladdi ou Quilpie si jamais Windorah semble trop loin à la personne qui s'arrête,” je suggère, la carte en mémoire, croyant dur comme fer qu'une voiture finira bien par se stopper. “Oh, regarde ! Kieran et Elias !” Et aucunement compétiteur, voilà que je leur adresse un large salut de la main accompagné d'un sourire amical. “C'aurait été bien qu'ils nous embarquent, tiens,” je pense après coup.

Le jeune homme lui propose de se lancer dans le trafic de jetons rouges et récolte un rire tonitruant de la part de Grace – “J’suis sûre que ce serait mon meilleur rôle.” Et c’est sûrement vrai : elle se voit carrément bien menacer des gens pour des jetons rouges, ou les flatter jusqu'à les obtenir contre une barre de céréales. En fait, Grace, de sa stature menue et peu impressionnante, s’était toujours figuré qu'il faudrait se fier à l'intellect davantage qu'à la force en cas d'attaque zombie : étant plus street smart qu’académique, elle s’était toujours dit que son avenir se ferait dans les petites magouilles. Une espèce de médiatrice du commerce et des échanges peu licites, peu menaçante mais indispensable à toute société post-apocalyptique. Elle qui n'arrêtait pas de faire des parallèles mentaux entre une telle situation et la course dans laquelle ils se trouvaient s'imaginait totalement tirer son épingle du jeu en étant du côté de tout le monde et de personne à la fois, sans principes pour l’entraver dans ses démarches.
Toutefois, l'heure est à la recherche d'un conducteur pour les mener jusqu'à leur prochain arrêt. Ce qui, jusque-là, est loin d'être fructueux.

“Mais c’est incroyable ! Aucune pitié dans cette ville, ou quoi ?” peste-t-elle face à leur deuxième voiture.

Plutôt que d’attendre indéfiniment la troisième en se tournant les pouces, Grace demande à son partenaire s’il a rencontré beaucoup de monde, en-dehors de ceux qu’ils ont déjà croisés ensemble. “Laisse-moi deviner : Ivy, c’est celle que Greg qualifiait de bimbo ?” Elle la voit venir de loin, le phénomène téléréalité à son paroxysme, avec son lot de clichés. “Tu les connais depuis longtemps ? J’ai pas mal parlé à Kane, ça a l’air d’être un chouette type.” Qui avait beaucoup en commun avec elle, d’ailleurs ; toutefois, aucune idée d’où ils pouvaient se connaître. “J’ai croisé Jack, aussi, l’autre jour. C’est celui qui m’a offert du café avant qu’on arrive à Charleville”, resitue-t-elle. Des gens qui, somme toute, avaient l’air de personnes sympathiques, bien ancrées - des adversaires contre lesquels elle ne serait pas vexée de perdre, au final. “J’ai pas croisé grand-monde de plus, à part Eve et Kane que j’ai pas mal vus… Mais on a encore le temps, j’imagine.” Même pas de quoi faire un tableau avec les forces et faiblesses de leur adversaire, quel genre de vie est-ce ? “Oh, regarde ! Kieran et Elias !” Alors que le duo en question passe à côté d’eux en voiture, Isaac agite la main et Grace, elle, leur lance des baisers. Les voir gagner serait également réjouissant, songe-t-elle alors qu’ils s’éloignent.

“Va pour proposer Cooladdi ou Quilpie, ça fera peut-être moins peur aux gens… Tiens, on aurait dû faire une pancarte. Tu crois qu’ils s’arrêteront plus si on danse ? Vas-y, lâche tes meilleurs moves.”

J'étudie, muni d'une fausse sournoiserie, mon binôme, l'imaginant dans le rôle d'une mafieuse aux jetons rouges. “J’suis sûre que ce serait mon meilleur rôle.” Je hoche la tête, l'air grave. “En vrai, ça pourrait être toute une stratégie,” je commence, sourire malicieux, réduisant la distance entre notre localisation actuelle et celle du point pour lequel nous avions opté de concert sur la carte afin d'y faire du stop. “Et franchement, on deviendrait trop des stars à la télé.” Pas que j'étais en quête de gloire, mais récemment, il m'était venu à penser si l'on pouvait se faire des fans dans ce genre d'émission, devenir les favoris de certaines personnes, voir qu'une page de soutien Facebook nous soit dédiée. “Ce serait du jamais vu, la contrebande de jetons rouges.” Je m'arrête derechef, me tourne brusquement vers Grace. “Oh ! Tu sais c'qu'on devrait faire !” La banane aux lèvres, j'élabore : “Imagine, on fait des faux jetons rouges et on les revend aux autres binômes. Y'a qui que t'aimes le moins parmi les autres concurrents ?” C'est que je démontrais désormais tout le grain folie qui me composait désormais à la photographe, car mon ton aussi plaisantin que moqueur assurait que j'étais nullement sérieux dans ces plans machiavéliques. C'était l'effet qu'avait le fait de vivre h24 ensemble et dormir côte à côte dans des conditions exécrables : les liens se resserraient et notre retenue fondait comme neige au soleil.

Deux voitures passent devant eux. Si la première accélère, l'autre ralentit de sorte à bien les narguer. Il y a même un mioche qui tire la langue à Josh, qui rétorque de la même manière. “Mais c’est incroyable ! Aucune pitié dans cette ville, ou quoi ?” “Des malotrus. Faut les dompter aux jetons rouges, Grace,” je sanctionne sombrement.

Nous continuons de parler binômes. “Laisse-moi deviner : Ivy, c’est celle que Greg qualifiait de bimbo ?” “Je pense, oui,” je réponds par l'affirmative. Ivy pouvait assez facilement endosser ce rôle même si le beau-père de mon acolyte évoquait une autre de nos concurrentes. “Tu les connais depuis longtemps ? J’ai pas mal parlé à Kane, ça a l’air d’être un chouette type.” J'acquiesce, un sourire néanmoins pâle sur mes lèvres, le regard désormais voilé. “Jack c'est mon cousin. Quant à Kane, ça fait un moment qu'on ne se parle plus.” Je grattais nerveusement mon cou, sentant la caméra de Tim rivé sur mes expressions faciales. Si je devais renouer avec le pompier, je ne le ferai pas par caméras interposées toutefois. Même si de sincères regrets se lisaient dans mes yeux, si j'avais un jour la chance de confronter le Williamson pour réparer mes torts, je voulais le faire en face à face. “J’ai pas croisé grand-monde de plus, à part Eve et Kane que j’ai pas mal vus… Mais on a encore le temps, j’imagine.” Je hoche la tête et Kieran et Elias en voiture passent devant nous à vive allure. Si j'adresse un salut énergique et amical, Grace envoie des baisers au duo. De toute évidence, on n'appartient pas trop à la catégorie des mauvais perdants, même si ça avait pu être cool que l'on soit tous installés à bord du même moyen de locomotion, ce que je formule à l'attention de Grace, avant de discuter plan de match. “Va pour proposer Cooladdi ou Quilpie, ça fera peut-être moins peur aux gens… Tiens, on aurait dû faire une pancarte. Tu crois qu’ils s’arrêteront plus si on danse ? Vas-y, lâche tes meilleurs moves.” Je ris franchement. “Attention les yeux, tu vas pas être déçue !” Je moque et m'exécute tout en chantant la première chanson qui me passe par la tête et qui risque d'embarrasser absolument tout le monde par la reprise dont j'en fais : Johnny B Goode de Chuck Berry.

“Deep down in Louisiana close to New Orleans
Way back up in the woods among the evergreens
There stood a log cabin made of earth and wood
Where lived a country boy named Johnny B. Goode
Who never ever learned to read or write so well
But he could play a guitar just like a-ringing a bell”

Je me trémousse sur des pas probablement mal réalisés de twist mais la volonté et le bonheur s'y trouvent. Un van s'approche de notre équipe, je danse avec davantage d'ardeur avec mon pouce bien en évidence mais manifestement, la scène doit laisser penser à une étude de cas psychiatrique puisque le véhicule accélère quelques mètres avant d'arriver à notre hauteur. J'adresse une moue déçue bien que ne me résigne pas : “Allez, encore une chance !” Je continue mes mouvements, m'approchant dangereusement de Grace. “C'est parce qu'il faut que tu m'accompagnes ! Le facteur charme mafieux, Grace !” J'entraîne la jeune femme doucement par le poignet et hurle à l'attention de la route :

“Go go
Go Johnny go!
Go
Go Johnny go!
Go
Go Johnny go!
Go
Go Johnny go!
Go
Johnny B. Goode!”

A en croire le peu de voitures qui leur prête de l’attention (quand ce ne sont pas des voitures qui ralentissent pour repartir de plus belle en détaillant leur dégaine), leur chance du premier tour a tourné - à l’heure qu’il est, Elias et Kieran doivent être bien loin devant, et ils ne sont sûrement pas les seuls. D’un coup, Grace se met à regretter Dennis - leur grand camionneur à mulet avait beau être fervent fan de pornographie, et parler avec une voix fluette qui ne collait absolument pas au personnage, pour dire des choses qui n’avaient aucune importance, au moins avait-il été adorable avec eux. Peut-être, songe-t-elle alors, qu’ils pensent à l’envers : que leurs premières expériences ne relevaient que d’une chance du débutant maintenant conjurée, et que c’est censé être bien plus dur que ça ne l’a été jusqu’à maintenant. Après tout, il n’était pas rare de voir des autostoppeurs attendre pendant des heures au même rond-point ; or voilà que leur vision de la chose avait été biaisée et sursimplifiée par leurs coups de pot. Maintenant, Grace se sent presque coupable de ne pas avoir ressenti suffisamment de gratitude avant.

“Je fabrique tous les jetons rouges du monde si ça nous fait gagner un truc. On se crée un contre-ROA et on entube tout le monde”, renchérit-elle, soudain enthousiaste. Peut-être est-ce l’impatience, peut-être est-ce le soleil qui tape un peu. “J’aime pas ceux qui ont gagné. Naturellement”, rétorque-t-elle avec un sourire qui dévoile toutes ses dents.

S’ils se découragent, en tout cas, ils n’en montrent rien : ils repartent en chanson, ce truc qui devient un peu le leur depuis leur concert improvisé dans un bus, dans l’espoir que des automobilistes trouvent une équipe dansante plus sympa qu’un duo blasé. Elle le remarque rapidement : danser fait disparaître ce voile un peu opaque de regret dans les yeux d’Isy, le balaie même, et elle ne peut en demander plus pour l’instant. Il lui demande de le rejoindre et elle obtempère, toujours hilare, chantant deux fois plus fort et deux fois plus mal, comme à l’accoutumée. A la fin de la chanson, elle commence une chorégraphie improvisée sur Feels Like I’m in Love de Kelly Marie - parce que de toute façon, autant passer le temps d’une façon un tant soit peu productive et, sans plans à échafauder ni téléphones à regarder, il ne leur restait qu’à danser. “Putain, je suis pas ce genre de personnes, Isy, je te jure, mais je suis sur le point d’utiliser mon handicap comme appât”, se plaint-elle entre deux paroles, le pouce toujours bien en évidence alors qu’elle se dandine d’un pied sur l’autre. Encore une voiture qui passe, et...

“Je fabrique tous les jetons rouges du monde si ça nous fait gagner un truc. On se crée un contre-ROA et on entube tout le monde” “Deal. Mary Jane aura pâle figure face à nous. On va posséder le système,” je déclare, sourire en coin, tandis que s'élabore un notre top favoris au niveau des adversaires. “J’aime pas ceux qui ont gagné. Naturellement.” “Naturellement.” J'agrée, l’œil malicieux. Ivy et Martin, donc.

Un concert improvisé, amateur, ridicule mais hilarant se tient sur la route 14 menant vers Windorah. Jukebox atypiques ambulants, nous enchaînons les tubes qui nous passent par la tête en attendant patiemment le bon samaritain qui nous ferait enfin avancer sur la route et nous épargner une cuisante défaite dans quelques jours. “Putain, je suis pas ce genre de personnes, Isy, je te jure, mais je suis sur le point d’utiliser mon handicap comme appât” Je considère quelques instants mon interlocutrice, m'imaginant la scène. “Tu l'as déjà fait ?” Je questionne, curieux, parce que de toute évidence, pour que la brune use de cette arme, je l'imaginais se trouver réellement dans de sales draps.

Une voiture bleu ciel à fleurs multicolores approche en fanfare. “Is it a bird? No!” Un homme d'une trentenaire d'année est au volant. “Is it a plane? No!” Sa passagère est une femme à l'apparence baba cool au possible. “Is it the twister? Yeah!”  Ils s'arrêtent, la femme blonde hippie fait mécaniquement descendre la fenêtre de la portière de bon cœur. ”On vous emmène ?” ”Ouiiii !” Je m'exclame, si enthousiaste qu'ils en rient.

J'ai l'impression que quand on sortira du véhicule, on reproduira la scène comique des cirques au cours de laquelle un nombre faramineux de clowns sortent d'un tout petit bolide. Un énorme labradoodle bave allègrement sur mes cuisses et j'échange quelques regards avec Grace tandis que Linda et Paul nous demandent :”Quel vent vous porte, les loulous ?” et ”Quelle est votre vibe ?”

”On vous emmène ?” Voilà : on brandit la menace et tout de suite, ça va dans votre sens. Grace n’a même pas besoin de sortir la jambe en bois (ou de s’en inventer une, mais qui verrait la différence à ce stade ?) pour attiser la pitié des automobilistes qu’une femme s’arrête : blonde, hippie, des grosses lunettes qui semblent tout sauf adaptées à sa vue, elle a un air un peu âgé et perdu, un rien touchant qui suffit à faire fondre Grace. ”Ouiiii !” La jeune femme n’est pas moins enthousiaste que son partenaire : si elle pouvait frapper ses mains l’une contre l’autre, nul doute qu’elle le ferait. Au lieu de quoi, elle se contente de lâcher des “oh merci merci merci merci merci merci” pendant que leur petit groupe embarque, rapidement rejoints par un labradoodle roux pelucheux qui enfonce ses griffes dans le pantalon de Grace (quel doux toucher, pense-t-elle, privée de chiens depuis si longtemps).

”Quel vent vous porte, les loulous ?” ”Quelle est votre vibe ?”

Voilà les premières questions qui leur sont lancées par le couple qui les accueille, Linda et Paul. A côté de la conductrice, Paul semble être un tout petit mec ramassé aux joues émaciées mais pleines d’un sourire plein de vie. “On se rend à Windorah, c’est sur votre chemin ?” renvoie Grace, ayant hâte de savoir si le sort était bien en leur faveur ou si c’était une illusion de plus. “On est là pour une émission. Race of Australia, vous connaissez ? On va traverser le bush pendant un mois. Enfin, on espère pas être éliminés d’ici-là, en tout cas.” Le couple échange un regard, puis renvoie un sourire à tout leur petit monde : ”Eh ben, vous avez tous nos encouragements ! On peut voter pour vous, ou quelque chose comme ça ?” L’enthousiasme de Paul fait immédiatement mouche chez Grace qui, conquise, leur répond avec force détails et leur demande finalement s’ils n’auraient pas Sugar, Sugar des Archies à passer sur leur lecteur DVD.

La route se poursuit tranquillement et dans un concert de vieilles chansons que Grace a honte de connaître par coeur, mais la conversation se tarit après une demi-heure. Elle repense aux paroles précédentes du jeune homme, maintenant que l’heure semble plus propice aux confidences : Jack est son cousin, et il ne parle plus vraiment à Kane. “Tu déconnais pas, alors, quand t’as dit que tu connaissais beaucoup de candidats…” Elle se souvient qu’il avait effectivement mentionné un cousin, sans pour autant dire qui (ce qui, à l’époque, aurait été inutile : les seuls Jack que Grace connaissait étaient dans des séries), et sa curiosité ne s’est pas davantage réveillée jusqu’à maintenant. “T’es proche de Jack ? Vous avez grandi ensemble ?” Elle s’aventure à deviner leurs âges : Isaac semble avoir la jeune trentaine ; Jack une dizaine d’années de plus. Difficile, avec des âges aussi séparés, d’être proches, mais si sa soeur et elle avaient pu le faire, elle imaginait que c’était à la portée de tous - surtout à l’âge adulte, quand l’âge n’est plus la barrière qu’il était à l’époque.

Le concert est terminé, on remballe et on pénètre l'habitacle de la petite voiture bleu ciel aux multiples fleurs colorés - d'ailleurs, quel est son sens ? -. Sous mon enthousiasme ravageur et la chanson des mercis de Grace à laquelle j'ai envie de faire écho, nous rebondissons gaiement sur la banquette arrière, bien vite accueillis par un labradoodle roux pelucheux tantôt bavant allègrement, tantôt marquant son territoire de ses griffes.

C'est en crachotant que le bolide démarre et les questions fusent déjà à leur attention. Timothy a l'air flippé, Josh a un aire contrit sur le regard et notre ami infirmier, allergique aux chiens, ne cessent d'éternuer. “On se rend à Windorah, c’est sur votre chemin ? On est là pour une émission. Race of Australia, vous connaissez ? On va traverser le bush pendant un mois. Enfin, on espère pas être éliminés d’ici-là, en tout cas.” Mon regard plein d'espoir transparaît dans le rétro sale de la voiture. ”Eh ben, vous avez tous nos encouragements ! On peut voter pour vous, ou quelque chose comme ça ?” Soudainement, Paul est propulsé au rang de mes personnes favorites sur cette planète.

La course se poursuit en musique, mais cette fois-ci est anéanti le risque de briser les oreilles de quiconque puisque les chansons émanent du lecteur de la voiture qui nous conduit. “Tu déconnais pas, alors, quand t’as dit que tu connaissais beaucoup de candidats…” Je hoche la tête en signe de dénégation, air taquin : “J'raconte pas que des mensonges.” J'adresse un clin d'oeil à la photographe. “T’es proche de Jack ? Vous avez grandi ensemble ?” Je hausse une épaule, détaché. “Pas vraiment. Il a passé beaucoup de sa vie au Canada et j'ai longtemps vécu à Laidley, où il n'a jamais habité. Mais y'a eu quelques événements qui font que j'me suis senti proche de lui, ouais.” Dit comme ça, on pourrait croire à une relation digne de Game of Thrones, tant que j'affiche un rictus incertain. “J'entretiens le suspens. Tu sais que j'aime ça.” Comme ma proposition malhonnête du week-end dernier. “C'est pour nos fans,” je complète, hochant la tête l'air grave, célébrité si altruiste envers son audience. “T'es proche de ta famille, toi ?” Je questionne toutefois, intéressé.

(deuxième jour)

Paul et Linda ont accepté de les héberger dans leur caravan. Daisy, le labradoodle envahissant, a pu faire office repose-pieds comme oreiller et si sa bave n'était pas si visqueuse, sans doute aurait-elle pu officier en qualité de douche. Nous avions eu le luxe de profiter par ailleurs des cabines de douches et des WC communs bâtis sur le terrain vague de camping férocement délaissé pour de sombres raisons sur lequel Paul et Linda se sont installés. C'est en leur filant des gâteaux douteux après un petit-déjeuner composé des cultures issues du potager de Linda, des tapes amicales à en disloquer l'épaule, des baisers baveux à attirer des moustiques et des léchouilles à en irriter la peau que nous sommes renvoyés sur la route. Retour au stop.

“Et c'est reparti !” J'annonce gaiement, pouce sur la voie pendant que Grace sort la carte à la recherche du prochain point stratégique. Autant ne pas perdre de temps à faire du stop, n'est-ce pas ? Et les épinards de Linda ont fait grossir mes muscles, j'en suis certain.