“Pas vraiment. Il a passé beaucoup de sa vie au Canada et j'ai longtemps vécu à Laidley, où il n'a jamais habité. Mais y'a eu quelques événements qui font que j'me suis senti proche de lui, ouais.” Elle hoche la tête, apparemment impressionnée par tant de mystère - c’est qu’elle n’a pas eu la chance de grandir avec des cousins, elle ; l’unique frère de son père ayant déménagé au Vietnam avant qu’elle le connaisse, elle n’a pu avoir des nouvelles de ses deux cousines que par écrans interposés. Leur rendre visible semblait impossible, aussi ; ce n’était simplement pas le genre de choses qu’on proposait dans la famille de son père. Sa mère, quant à elle, fille unique et fière, avait à peine daigné s’occuper de ses enfants - entretenir des liens avec une famille un peu éloignée aurait été le bout du monde pour elle. Au fond, ceci étant, Grace n’a jamais manqué d’amour, ni de son frère ni de sa soeur - elle aurait juste aimé quelqu’un de plus âgé qu’elle, quelqu’un qui puisse s’occuper d’elle et non l’inverse. “J'entretiens le suspens. Tu sais que j'aime ça.” Un grand sourire surgit du visage de Grace, caché par le labradoodle qui cherche une position confortable et lui fourre ses poils d’oreille dans les narines. “Et j’aime tirer les vers du nez. Tu sais que c’est mon don”, réplique-t-elle en évitant lesdits poils. Comme pour sa proposition malhonnête du weekend dernier. “Assez proche, oui. J’ai une petite soeur qui vit à Brisbane aussi, elle va à la fac… Et un grand-frère qui est resté à Gold Coast. J’ai vécu avec lui pendant deux ans, c’était mon soutien principal après l’AVC.” C’est la première fois qu’elle aborde le sujet aussi ouvertement : l’éviter ne sera de toute façon pas possible éternellement.

***

Décidément moins confortable que l’hôtel : voilà le verdict que Grace émet pour elle-même après son réveil, sa douche avec savon au lait d’ânesse dans les douches publiques et son café fair-trade. Moins bien que l’hôtel, mais davantage cosy : partager leur journée puis leur soirée avec le couple a été un retour apprécié à leur condition de voyageurs. Une espèce d’extension, permise depuis la caravane somme toute confortable de Paul et Linda. C’est presque à regret que Grace leur dit au revoir, avec force étreintes et high-five de bon courage. “Ils étaient chouettes, quand même, tu trouves pas ? Exception faite de leur obsession pour Sonny et Cher…” Ils ressemblaient d’ailleurs étrangement au duo de chanteurs - coïncidence ? Pas forcément. “Tiens”, fait-elle en pointant un croisement sur la carte, après avoir essuyé leur premier refus. “Là-bas, ça a l’air assez fréquenté, et on sera directement dans la bonne direction.” Il ne leur faut que cinq minutes pour y arriver, pendant lesquelles Grace fume une première clope - elle a accueilli ce confort avec réjouissance mais le paquet avance dangereusement et la fin se fait déjà craindre. “On essaie de tracer et d’y arriver avant midi ? Si ça se trouve, on aura notre salaire en avance, comme l’autre fois, et on pourra manger autre chose que des sandwiches secs”, suggère-t-elle en levant le pouce, effectuant un simulacre de danse pour attirer les passants, un peu comme une danse magique de la pluie. Si les dieux étaient avec eux, ils le sauraient assez vite.

Si j'entretiens le suspens, Grace est experte pour tenter d'élucider chaque mystère et inciter ses interlocuteurs à se confier à sa personne. “Et j’aime tirer les vers du nez. Tu sais que c’est mon don” “Un redoutable talent,” j'approuve, hochant sérieusement la tête, sourire néanmoins amical aux lippes. “Assez proche, oui. J’ai une petite sœur qui vit à Brisbane aussi, elle va à la fac… Et un grand-frère qui est resté à Gold Coast. J’ai vécu avec lui pendant deux ans, c’était mon soutien principal après l’AVC.” Je souris doucement, me visionnant ce trio familial et me plaisant à imaginer à quoi ressemble le reste de la fratrie Coughlin. Quant à l'AVC, si je pouvais qu'émettre des doutes sur l'origine de la condition de mon binôme, je préfère ne pas en apporter plus d'attention que nécessaire. Pas que j'estime une telle épreuve dérisoire, si Grace voudra en parler, c'est avec grande attention et amitié que je l'écouterai. Toutefois, jamais ne chercherais-je à lui forcer la main sur ce sujet, comme il fut le cas dès que je l'ai rencontrée, autant intrigante puisse paraître la photographe. Par ailleurs, il y avait bien plus que sa main serrée contre sa poitrine et son équilibre précaire qui m'intéressait et qui composait la jeune femme ; et c'était toutes ces facettes sur lesquelles je vouais ma concentration, ne doutant pas qu'elle soit une véritable guerrière pour s'inscrire à une émission télévisée sur des ondes populaires malgré son handicap physique. “T'es l'enfant du milieu... Ah, ça explique beaucoup de choses...” je commente, taquin. “J'suis l'aîné de ma fratrie, pour ma part,” je révèle.

***

“Ils étaient chouettes, quand même, tu trouves pas ? Exception faite de leur obsession pour Sonny et Cher…” Grace rompt le silence qui nous étreignait tandis que je ressentais un drôle de pincement au cœur de laisser Paul et Linda derrière nous. De toutes nos rencontres, ils étaient mes favoris. “On pourra peut-être les revoir,” j'émets l'hypothèse, ayant de toute évidence des soucis lorsqu'il était question de quitter des gens que je considérais attachants. “Tiens. Là-bas, ça a l’air assez fréquenté, et on sera directement dans la bonne direction.” J'acquiesce, jugeant la proposition judicieuse. “Bon plan. C'est parti.” Grace fume sur la route menant au point désigné, j'étudie le reste de la carte soigneusement en marchant. “On essaie de tracer et d’y arriver avant midi ? Si ça se trouve, on aura notre salaire en avance, comme l’autre fois, et on pourra manger autre chose que des sandwiches secs” “Mh. Tentant. J'accepte cette mission. T'as envie de manger quoi ?” J'agrée en riant devant la nouvelle chorégraphie de Grace, ô combien fructueuse puisque la première voiture - un van rouge duquel s'émane de la forte musique électro et décoré de banderoles cartonnées - s'arrête devant eux et accepte de les mener plus loin sur la route. “Vous pouvez nous conduire à Windorah ?” J'interroge franco, plein d'espoir. Le groupe de filles festives acceptent volontiers, fixant davantage les caméras que notre duo, gloussant sans discrétion aucune. “Est-ce que ton frère et ta sœur sont aussi dans le domaine artistique ?”

C’est quand même un inconvénient majeur auquel elle s’était préparée, mais de toute évidence insuffisamment : on s’attache, pendant des voyages, aux rencontres que l’on croise sur le chemin. Des fois, on tombe sur des gens fantastiques, qu’on n’aurait jamais rencontrés autrement, et qu’on a envie d’apprendre à connaître, de garder près de son coeur - le genre de rêves un peu impossibles qu’on faisait déjà en colonie de vacances, gamins. Ca lui est arrivé pleins de fois, à Grace, de l’Amérique Latine à l’Asie en passant par l’Europe, et si elle a eu la chance infinie de retrouver Jessian et Jada une fois de retour sur sa terre natale, il y a énormément de personnes dont elle ne garde qu’un souvenir de plus en plus flou, nécessairement atténué par le temps et dont elle sait qu’elle ne recroisera jamais la route. Si elle n’a pas eu le temps de s’attacher à Paul, Linda ou même Daisy, ou encore Eve la veille, elle ressent quand même un pincement au coeur à l’idée de ne jamais revoir ces personnes qui, quelques heures durant, lui ont fait une chandelle qui représentait tout pour elle. C’est simpliste, elle en a conscience, mais débarrassée de toute pensée superflue, elle se sent réellement dépossédée lorsqu’ils reprennent la route.

“On pourra peut-être les revoir”, propose Isy face à son désarroi.

Elle hausse les épaules, peu enthousiaste à l’idée de briser cette bulle : il y a très peu de chances qu’ils se revoient et chacun en est conscient. Pour mieux dissimuler cette déception, Grace se remet dans le pratique : trouver la bonne intersection, attendre une voiture. Rapidement, beaucoup plus que la veille, un van rouge s’arrête près d’eux, une vitre se baisse : un mec jeune et un peu boutonneux à lunettes de soleil, le type qui est à peine suffisamment âgé pour détenir le permis. Le duo se consulte d’un oeil inquiet, mais Grace décide qu’ils n’ont pas le temps de tergiverser : ils montent. “Vous pouvez nous conduire à Windorah ?” Le ton d’Isaac est loin d’être complètement à l’aise, elle le pressent déjà, mais ne laisse rien paraître de son propre trouble : le jeune mec hoche la tête, faisant bouger sa tignasse rousse, et leur répond d’un ton égal : “C’est là que je vais. Vous êtes cinq ? Nickel. Un bon petit covoiturage.” Généralement, c’est les automobilistes qui font une fleur aux voyageurs en les prenant sur le bord de la route ; pourquoi a-t-elle l’impression que c’est tout l’inverse ?
Michael les fait monter et reprend sa route, un peu rapidement à leur goût. La conversation, malgré quelques envolées sur le bled de naissance de Michael et sur son âge, meurt rapidement. Grace n’attend que dix minutes pour se pencher à l’oreille d’Isy et lui faire part de son trouble : “Euh, on dirait un peu un go-fast, non ?”

Un rouquin boutonneux s'arrête sur le pas de la route. “C’est là que je vais. Vous êtes cinq ? Nickel. Un bon petit covoiturage.” De la musique électro résonne à plein volume tant que j'en sens les vibrations pulser jusqu'à mon palpitant. J'échange un regard à Grace, la compétition voulant que je troquerai dans tous les cas mon ouïe contre un aller rapide vers Windorah. Ni une ni deux, on s'installe tous à l'arrière du van, hormis Tim qui se risque à la place du passager. Le deuxième jour de la course s'est levée et il nous faut atteindre Bédourie le plus rapidement possible. Le fait de ne pas avoir croisé de binôme comme lors de la précédente course me rend anxieux, même s'il ne s'agit encore que des débuts de cette deuxième épreuve. Puis, il faut avouer que maintenant que j'ai goûté à la première phase de Race of Australie, je meurs d'envie de continuer. J'en deviens addict. ce n'est pas la récompense financière qui me motive mais bien ce sentiment d'adrénaline qui m'étreint sans relâche des jours durant. Puis toute la simplicité de la compétition où les objectifs sont tantôt vitaux, tantôt basiques, me permet de relativiser et réellement prendre du recul sur toutes les ombres au tableau de ma vie à Brisbane. Aussi, mener cette aventure avec Grace me réjouit. Elle s'est rapidement propulsée aux rangs des meilleures rencontres que j'ai eu la chance de faire depuis le début de mon existence et il me tarde toujours d'en apprendre davantage sur l'australienne. Élucider le mystère qui l'entoure m'a également mordu.

“Euh, on dirait un peu un go-fast, non ?” murmure Grace à mon oreille. Désormais, le silence règne dans l'habitacle du véhicule, Michael ayant coupé sa musique pour nous relater quelques bribes de son existence. “Ca doit être son rush d'adrénaline,” j'émets l'hypothèse, après avoir dû, bon public, écouter les quelques bribes de l'existence fortement stéréotypée et morne du garçon. A sa place, j'aurais aussi envie de me sentir vivre en faisant de la vitesse, même si je me retiens de lui rappeler que la destination est Windorah et non l'hôpital. “Hey, Mike, toi qui va si vite, t'as pas envie de rouler jusqu'à Bédourie ? Il paraît que y'aura plein de jolis nanas auprès des spas naturels de l'endroit.” Je marchande, n'ayant plus aucun scrupule ni âme, de toute évidence. Même notre vie est sur la sellette et voilà que j'en rajoute une couche. Y a-t-il une limite à tenter le Diable ?

Bon : après un état des lieux plutôt sommaire mais bien mérité, il apparaît que le van rouge ne transporte pas que des valises et des banquettes installées pour les cameramen et l’infirmier. De toute évidence, Mike, du haut de ses douze, allez, dix-neuf ans maximum, transporte des choses relativement illicites qu’il essaie de faire passer dans un autre état. Les Territoires du Nord ont peut-être leurs propres dealers, finalement, tout incongru soit le spectacle d’un dealer roux à peine sorti de l’adolescence et à la voix étonnamment rayée. Grace procède avec précautions, une fois dans la voiture, inspectant aussi discrètement que possible chaque recoin du van : c’est certain, si un flic les arrête, ils sont partis pour une descente qui les éliminera directement. A moins que le gamin apprécie juste la vitesse et ne transporte absolument rien d’illicite - peut-être même des caisses avec des chatons dedans pour les offrir à une résidence pour seniors, allez savoir. Isy, lui, joue comme d’habitude la caution médiation : “Ca doit être son rush d'adrénaline.” Rien de plus qu’un gamin qui cherche un frisson, semblerait-il donc, cependant la jeune femme n’est pas sereine. “Mais s’il transporte des...trucs, on risque gros, non ?” Gros, comme : passer la nuit dans un commissariat, être soupçonnés de l’aider à transporter ses conneries, quelles que soient celles-ci, et se voir constituer un joli petit casier judiciaire.

Isaac propose au jeune homme de les amener jusqu’à Bédourie, aussi diplomatiquement que possible mais immédiatement, l’ombre de moustache de l'ephèbe se tourne vers le bas : “J’ai pas le temps, les mecs. je vais tout au sud, moi.” Tout au Sud, alors qu’ils passent par les routes du Nord ? Grace fronce encore ostensiblement les sourcils face à son partenaire : ce mec n’est pas sain. Quoi qu’il fasse. Et elle est trop investie émotionnellement dans la course pour la voir s’arrêter pour une connerie de trafic. Cependant, elle l’est tout autant pour éviter de s’arrêter en route et reprendre à pied encore une fois… Surtout au milieu de nulle part. “Alors tu fais quoi, Mike, dans la vie ? Nous on vient de Brisbane, tu connais un peu le coin ?”

Désespérément, Michael acte son arrêt à Windorah et il n'en sera pas autrement ; je ne suis pas doté de grand charme, en particulier à l'attention de la gente masculine. A croire que Noa aurait dû m'indiquer, lors de ce week-end camping, que mon sourire ne faisait des ravages qu'auprès des femmes. “J’ai pas le temps, les mecs. je vais tout au sud, moi.” J'échange un regard interrogateur avec Grace, de toute évidence, les propos de Michael soulèvent en nous la même confusion. Mais il vaut mieux ne pas contrarier notre conducteur avide de vitesse et je remercie tout de même chaleureusement le périlleux as du volant pour lequel le code de la route ne semble que théorique. “Alors tu fais quoi, Mike, dans la vie ? Nous on vient de Brisbane, tu connais un peu le coin ?” “Mh-mh. Connais bien Brissie. Surtout la ruche.” Finalement, c'est très bien que Michael nous dépose à Windorah.

Nous voilà de retour sur la route, en recherche active d'un véhicule qui nous mènerait jusqu'à Bédourie. Je traque les diverses voitures et automobiles circulant, me risquant à observer à l'intérieur des habitacles. Qui sait, peut-être que j'y apercevrai une équipe adverse, comme il fut le cas hier avec Kieran et Elias. “On a fait la moitié du parcours en mois de deux jours. C'est pas mal,” je relativise, quand même satisfait de notre avancée. “Un gâteau pour célébrer ?” Je propose, l'air malicieux. Ça nous remontrait le moral et nous encouragerait à continuer, n'est-ce pas ? Même si les dits gâteaux semblaient très suspicieux, surtout avec la description qu'en avait faite Linda et Paul. Je dresse mon pouce à l'attention de la route, farfouillant dans mon sac à dos en quête des dites vivres, Grisy toujours solidement attaché à une sangle.

Elle en a fait, des conneries, Grace, comme monter dans la voiture d’un mec défoncé ou aller beaucoup trop vite sur des petites routes sinueuses mal goudronnées, mais elle estime que ce sont des choses de tous les jours. Elle est relativement imprudente et n’aura aucun mal à l’avouer, parce que son AVC ne lui a jamais véritablement servi de leçon ; en revanche, elle trace des limites claires à certains points et monter dans la voiture d’un type qui transporte potentiellement de la drogue est l’une de celles-ci. Elle sait combien les flics peuvent être inutilement violents lors de ce genre d’arrestations, elle ne les porte pas dans son coeur ; et surtout, dans une aventure comme celle de Race of Australia, une arrestation serait un aller simple pour une élimination sans autre forme de cérémonie...même s’ils arrivaient premiers par tout hasard (on peut toujours y croire). “Mh-mh. Connais bien Brissie. Surtout la ruche.”  La ruche ? Génial, parfait. “C’est quoi la ruche ?” demande une Grace candide, dans l’espoir que tout ça ne soit qu’un vaste malentendu. Ca pourrait être un nom de pub, ou de karaoké. A en jauger la réponse du jeune homme, ce n'est pas le cas.

Elle n’obtient pas de réponse et de toute évidence, retourner à la marche à pieds est bien plus confortable. “On a fait la moitié du parcours en mois de deux jours. C'est pas mal, un gâteau pour célébrer ?” Isy, toujours le bon mot. Grace retrouve un sourire qui lui rosit les joues et acquiesce, lueur de malice au fond de ses pupilles : “Tu veux dire les space cakes ? Parce que je te garantis pas que ce soit 100% sain, leur truc.” Elle est prête à prendre le pari, ceci étant. “Bouge pas, je les sors”, intime-t-elle au jeune homme en se mettant à farfouiller dans son sac. Elle finit par en extirper les gâteaux, non sans mal, et en tend un au jeune homme. “On partage ? Un seul pour commencer, ça me paraît honnête.” S’agissait pas non plus de faire un bad trip alors qu’ils auraient pu finir dans une caisse de flic dix minutes auparavant… “T’as pris quoi dans ton sac toi, d’ailleurs ? Genre, t’as pris un memento, un portable en secret…? Je suis sûre qu'on aurait pu cacher pleins de choses, en vrai.”

“Tu veux dire les space cakes ? Parce que je te garantis pas que ce soit 100% sain, leur truc.” “On vit dangereusement maintenant, non ?” L'argument de trinquer à l'eau après avoir savouré une des concoctions de Linda gagne en intensité lorsqu'une jeep kaki passe à vive allure devant eux, sans même daigner considérer ralentir. Pourtant, je m'y voyais déjà, dans la cuve de la voiture, à profiter un peu de la brise que créerait la vitesse sur la route. Car oui, Michael avait beau conduire plein gaz, on avait opté pour ne pas trop ouvrir les fenêtres de la voiture, sous peine de finir recouverts de sable et poussière. “Bouge pas, je les sors” Grace vient à ma rescousse, orchestrant un large sourire à mes lippes. A croire que je suis un drogué, maintenant, mais c'était toujours plaisant d'être sur la même longueur d'ondes, surtout lorsqu'il était question de méfait.

“On partage ? Un seul pour commencer, ça me paraît honnête.” J'inspire profondément, acquiesce. “Tu seras la sage de nous deux. Cheers,” je tapote amicalement ma gourde contre celle de l'australienne. La gorgée du liquide est salutaire, surtout que le soleil tape de plus en plus sur la route et j'ai l'impression de devenir brûlant avec ce cocktail de facteurs composé du climat, de l'effort physique, du stress et de l'impatience. La montre ne s'est jamais fait autant ressentir et même s'il reste encore quelques jours devant nous - si j'ai bien compris ? - j'ai l'impression qu'on est à la traîne dans le peloton d'adversaires. Il faudrait toutefois que je cesse de m'éprendre de ces sentiments, ils ne font rien de plus que de me pourrir mon expérience - et existence. Après tout, je pensais ardemment sortir la semaine dernière et me voilà de nouveau en lisse pour le titre de vainqueur de Race of Australia. “T’as pris quoi dans ton sac toi, d’ailleurs ? Genre, t’as pris un memento, un portable en secret…? Je suis sûre qu'on aurait pu cacher pleins de choses, en vrai.” Je hoche la tête gravement, soudainement épris de regret de ne pas avoir tiré profit de la situation. “Si on arrive à Bédourie Grace, j'me tente à la carrière de pickpocket,” j'annonce, solennelle. “J'ai du savon, des shampoings, des p'tites bouteilles, du papier et j'crois que Daisy a mis des croquettes pour chien dans mon sac.” Je remémore. “T’as déjà été dans un spa ?” Je demande, raidissant mon bras à l'approche d'une nouvelle voiture.

Le retour à l’asphalte est plus soulageant qu’elle ne l’aurait pensé et c’est bien la première fois qu’elle ne s’en plaint pas - et pourtant, qu’est-ce qu’elle se plaint, généralement. Là, le contact du bitume défoncé lui fait l’effet d’une plume contre les orteils et le vent chaud dépourvu d’oxygène est comme une légère brise dans ses cheveux. Elle est curieusement optimiste quant à la suite : maintenant qu’ils ont su s’échapper, après avoir trouvé deux véhicules pour les ramasser (certes, aucun d’entre eux n’étant très net), ils ont quand même le mode d’emploi et ils se rapprochent de plus en plus de l’arrivée. Et Isaac a raison : ils vivent dangereusement, maintenant ; autant qu’ils acceptent l’étiquette et qu’ils en tirent le meilleur. Alors qu’elle fouille dans son sac pour y trouver les space cakes (soupçonnés du moins), elle se prend à se demander ce que le jeune homme a bien pu emporter avec lui : des fringues, certes, c’était la base du sac de tout voyageur, mais avait-il pris autre chose de normalement interdit ? Un portable ? Des clopes ? Du parfum ? Une clé qui ouvrait un tiroir secret dans lequel il cachait des choses horribles chez lui ? “Si on arrive à Bédourie Grace, j'me tente à la carrière de pickpocket. J'ai du savon, des shampoings, des p'tites bouteilles, du papier et j'crois que Daisy a mis des croquettes pour chien dans mon sac.” Rien de terrible ou d’inavouable, mais d’un autre côté, si Isaac était un dangereux psychopathe, il ne lui dirait pas aussi ouvertement.

“Cool ! On est sûrs de ne pas mourir de faim”, renvoie-t-elle, ironique. “Je me disais bien que j’avais touché un truc étrange en cherchant les gâteaux…” Elle passe mentalement le sien en revue : tout aussi sage, elle n’avait bizarrement pas essayé de duper l’équipe de tournage. “J’ai une demi-clope du début de semaine, un verre à shot qu’on m’a offert et...c’est à peu près tout. Un rouleau de PQ volé à l’hôtel, aussi. On sait jamais.” Elle hausse les épaules. “J’aurais testé de planquer un portable jetable, mais je me rappelle à peine des numéros de mes potes. Ca servait à rien.” Elle avait eu peur qu’ils la fouillent, surtout. Un peu comme à l’aéroport, mais un peu moins sympas. “J’ai été à un spa, en Islande...avec une ex. Enfin, c’était pas vraiment un spa, c’était un lagon d’eau chaude naturelle. Mais c’était génial”, raconte-t-elle, et soudain Lola, à qui elle n’a pas pensé depuis son départ, lui revient en tête comme une balle de ping-pong lancée très fort. Trop. “Et toi ?”

“Cool ! On est sûrs de ne pas mourir de faim” ironique Grace, m'arrachant un rire franc. “Saveur légumes du jardin,” je précise, hochant la tête comme s'il s'agissait de croquettes gastronomiques. “Je me disais bien que j’avais touché un truc étrange en cherchant les gâteaux…” “Les sacs des hommes aussi sont plein de surprises…” Je réplique, mystérieux. “J’ai une demi-clope du début de semaine, un verre à shot qu’on m’a offert et...c’est à peu près tout. Un rouleau de PQ volé à l’hôtel, aussi. On sait jamais.” J'acquiesce, impressionné. “Joli butin. J'suis fier d'être dans ton équipe,” je confie, le ton sincère malgré la plaisanterie se logeant derrière la sémantique de mes propos. “J’aurais testé de planquer un portable jetable, mais je me rappelle à peine des numéros de mes potes. Ça servait à rien.” C'est pas faux.

Windorah, c'est le repère de la mauvaise foi, c'est bien ça ? Je toussote alors que la large voiture américaine nous nargue en accélérant presque devant nos silhouettes malheureuses. “T’es sûr qu'un gâteau pour deux sera suffisant ?” J'interroge, l’œil malicieux, sourire amusé aux lèvres malgré tout. Je ne me laisse pas abattre, même si les spas ne sont pas spécialement ma tasse de thé et j'ai jamais mis les pieds près d'une telle institution. J'inspire profondément, gardant mon pouce en l'air. Thumbs up for the win. “J’ai été à un spa, en Islande...avec une ex. Enfin, c’était pas vraiment un spa, c’était un lagon d’eau chaude naturelle. Mais c’était génial. Et toi ?” Je souris, imaginant l'expérience, ne m'étant jamais vraiment aventuré par-delà le monde. “Jamais... J'ai quitté l'Australie qu'une fois, l'année dernière. C'est lequel le pays que t'as préféré visiter ?”

Les minutes passent longuement, la route est désormais déserte. Je me demande s'il ne serait pas plus judicieux d'opter pour un autre endroit afin de solliciter la bienveillance des automobilistes. Il nous manque encore près de 400 kilomètres à effectuer, environ quatre heures trente de route et bien sûr, toute avancée dans la course devra se stopper quand les 19h30 sonneront. Peut-être aurons-nous plus de chance au cours du troisième jour ? J'observe les alentours. Dans le pire des cas, cet arrêt forcé nous permettra de découvrir Windorah et peut-être de dénicher quelqu'un qui nous conduirait au plus près de Bedourie dès demain matin.