Rachel est méchante. Birdie ne la connait pas – ou alors peut–être qu’elle l’a connu mais l’information est passée à la trappe depuis longtemps – mais cette Rachel n’est pas de bon augure. Birdie le voit rapidement, d’abord à sa façon de s’enflammer et de s’énerver pour une simple tâche. Elle n’y est pour rien, elle n’a pas fait exprès, elle aurait pu se confondre en excuse. Mais l’autre râlait tant et si bien que Cadburry ne pouvait en placer une. Et de toute façon, elle est terrifiée, elle se recroqueville sur elle–même, comme une enfant qu’on est en train de disputer pour une faute grave. Puis Rachel voit Heather et tout de suite, l’avalange de piques tombe. Il y a Heather qui réplique, Rachel qui s’affirme, Heather qui l’écrase un peu plus. Birdie ne sait plus où se mettre et les deux filles attirent de plus en plus l’attention car leurs voix à elles ne sont pas comme la sienne, fluette et basse, mais clinquante et résonnante.

Heather n’est vraiment pas contente et la tension monte de plus en plus. D’accord, quand elle parlait vouloir lui foutre une fourchette entre les yeux, elle ne rigolait pas vraiment. Birdie commence à paniquer. Elle commence aussi à se sentir mal, à avoir une tension qui monte. En elle, cette fois, pas dehors. Elle ne comprend pas. Une petite boule qui naît dans son ventre ; la colère ? Voilà tellement longtemps qu’elle n’a pas été en colère. Oh non. Il ne faut pas qu’elle se mette en colère. Si elle se met en colère, tout le monde va l’être et personne ne gagnera.

Heather réplique une dernière fois avant que Rachel ne finisse par lever la main.
Et là, la boule explose.

Birdie lâche un cri alors que les deux autres se toisent avant de foncer sur Rachel. Elle la prend par la taille et les deux tombent au sol sans cérémonie. Cadburry a la rage au sang, la frustration dans les tempes et elle se met à taper Rachel, prisonnière entre ses jambes, avec sa tâche stupide, idiote, sans intérêt. « On s’en fout de ta robe, on s’en fout de ta tête, on veut juste être tranquille, t’es méchante, t’es vilaine, va–t–en, t’as pas à la frapper, elle a rien fait– » Et elle continue ainsi de suite, en folie qui la tenaille, à se déchaîner.

Sous le regard choqué et les murmures désapprobateurs des gens présents qui ne font rien pour séparer Rachel de la nouvelle et surprenante lionne enragée.

Il y a quelque chose qui se déchaine en elle, qui la pousse à agir comme la plus primate des bêtes. Birdie ne se reconnait pas, elle ne l’a jamais fait de toute façon et elle n’arrive pas à s’arrêter. Pousser par une force extérieure certainement, elle a le visage décomposé, les paroles qui sifflent et certains diront sûrement qu’elle a le démon qui la possède. Que ses yeux se sont retournés, qu’ils sont devenus blancs, qu’elle avait même des cornes à la tête et qu’elle se transformait un peu plus chaque minute qui passait. Que Rachel souffrait le martyre. Qu’elle fut dépecée, que sa peau a été arrachée de ses os membre par membre. Une vision d’horreur qui ne suffira pas à satisfaire les envies d’histoires sordides des absents et d’être grossis encore plus que nécessaire par les présents. De quoi alimenter les rumeurs toujours aussi folles dans un village où un rien peut être un tour, une source incroyable d’évènements aussi irréalistes que fascinants.

Birdie n’est rien de tout cela. Elle ne se transforme pas, elle est juste prise d’une colère sombre. Les voix sont revenues ; y a celles, peu nombreuses, qui lui disent de se calmer, et y a les autres, les plus sévères, les plus clinquantes, les plus fortes. Qui lui disent de la griffer en retour pour avoir fait une entaille sur le visage d’Heather. Qui lui murmurent de l’humilier encore plus, de tâcher sa robe avec son sang cette fois. Elle a envie de pleurer mais non, sa vision est brouillée, les signaux ne se connectent plus et elle finit sa crise avec un coup de coude qui se balance sur le visage d’Heather. « Heather ! » Elle a voulu la protéger, la défendre, rabattre le caquet de cette pie prétentieuse, avec sa bouche en cul de poule et sa peau bien trop laiteuse, presque cadavérique. Mais Birdie revient à la raison à la seconde où elle voit son amie se prendre le nez dans la main, piteuse et les épaules voûtées, les larmes qui finissent (enfin) à perler. Elle tend les mains vers elle avant de les abaisser et de remarquer qu’elles sont – qu’elle est – le centre de l’attention. « Je t’avais dit que c’était pas une bonne idée. C’était pas une bonne idée, j’aurai jamais dû venir, c’est pas fait pour moi, tout ça. Je suis désolée, Heather, vraiment. » Birdie prend ses jambes à son cou et s’enfuit de la salle.

Tout ça n’avait été qu’une malheureuse idée, même si Heather pensait bien faire.

Les choses dérapent, personne n’aurait pu le prédire, pas même Birdie. Encore moins Birdie, à vrai dire, même si elle avait prévenu d’avance que c’était une mauvaise idée. On ne l’écoute pas, on ne l’écoute jamais de toute façon. Il n’y a qu’à voir comment Rachel la peste avait parlé d’elle ; comme si elle n’était pas là. Une étrangère. Alors qu’elle est tout autant une enfant du pays. Comme elle. Comme eux tous. Mais on persiste à la rejeter, encore et toujours. A lui faire sentir qu’elle est de trop, qu’elle n’a pas sa place, qu’elle n’est pas la bienvenue. Ni dans le village et encore moins à ce bal. Birdie est déçue d’avoir sûrement déçue Heather. En plus de l’avoir frappé. Involontairement. En pleine crise d’hystérie. Parce qu’on l’a éraflé avant. Quelle ironie. Son amie n’avait qu’une griffure au visage mais par sa faute, la voilà qui saigne du nez. Cadburry n’est pas mécontente de s’en être prise à Rachel, ses entrailles les plus profondes la félicitent. Mais elle reste honteuse de son comportement, des jugements qu’on lui porte, des murmures incohérents mais qu’elle entend quand même.

Heather l’appelle mais elle ne se retourne pas. Elle fuit la scène de crime, elle s’éclipse de cette pièce trop étouffante. Elle n’aura pas goûté la nourriture. C’est dommage, ça avait l’air appétissant. Mais hors de question d’y retourner. Elle court, elle dérange le gravier, elle secoue les cailloux, elle perturbe la poussière. Se cacher, la seule option possible. Mais elle entend la voix d’Heather. Finalement, elle est là. Elle la suit, elle la poursuit même et Birdie la maudit intérieurement. Elle ne devrait pas. Elle n’en vaut pas la peine. Pourquoi elle persiste ? Parce que c’est Harris, qu’elle est comme ça. Elle ne va pas abandonner, son amie. Alors le mieux qu’elle puisse faire, Birdie, c’est de ralentir la cadence et finir par marcher jusqu’au parc, calme, où seul le bruit des feuilles et la danse des arbres perturbent le silence. « Pourquoi t’es pas restée ? Non, pourquoi t’es pas allée voir le médecin ? Tu saignes, Heather, tu vas continuer à saigner si tu fais pas quelque chose et je sais pas ce qu’il faut faire, moi. Vas voir le médecin, Heather. Laisse–moi tranquille. Je veux pas te faire plus de mal. » Sa marche est rapide jusqu’à finir sur un banc, recroquevillée, ses jambes contre elle. Petite, insignifiante, dangereuse.

Heather la suivit alors qu’elle est blessée, Birdie ne comprend pas pourquoi elle reste avec elle alors qu’elle vient de lui faire mal. Elle n’assimile pas qu’Heather puisse avoir de l’intérêt pour elle, de l’amitié à son égard alors qu’en guise de remerciement, elle vient de lui briser le nez. On lui murmure qu’elle est ingrate, qu’elle n’est pas reconnaissante, qu’elle est méchante. Que vraiment, elle est un danger pour tout le monde plus que pour elle–même. Birdie se recroqueville sur le banc qu’elle a désigné sien, pliant ses jambes vers elle, les protégeant de façon absurde en les entourant de ses bras et posant son menton sur ses genoux. Une vaine tentative de se calmer, de tenter de calmer ses membres tremblants et surtout, apaiser son esprit qui est en proie de tourments aussi divers qu’épuisants. Qu’elle croit, aveuglément, assurément, parce qu’elles savent, elle, qui elle est au fin fond. Une créature bizarre, étrange et dangereuse. Le nez d’Heather n’est que le début, qu’une petite flaque, qu’un bref rappel que Birdie ne pourra jamais se fondre juste dans la masse.

Heather a beau lui dire que ce n’est pas la première fois que ça lui arrive – vraiment, pourquoi, qui l’a fait, où, pour quelle occasion ? autant de questions qui resteront dans sa tête car ses dents sont serrées et aucun son ne veut sortir de sa gorge. Les perles bleues coincées devant elle, Birdie notifie la présence de la blonde que quand cette dernière s'installe. « Laisse moi tranquille, Heather. Tu me veux pas dans les parages, crois-moi. Je veux plus rien avoir avec vous. On y récolte que le mal. » Elle se relève rapidement, tremblante, ouvre la bouche de nouveau avant de la fermer et secouer la tête. « C'est mieux comme ça. » Demain, elle partira. Elle ira hier. Loin, isolée de tous. Heather la remerciera plus tard.