Elle a toujours ses bras autour de son cou. Il a toujours ses mains accrochées à elle. Leurs respirations sont saccadées à l’unisson, leurs poumons tentant de reprendre un rythme plus régulier ensemble. Primrose a toujours les yeux fermés, les phalanges qui glissent doucement dans les mèches du brun, son menton s’appuyant sur son crâne, l’acceptant contre elle pendant encore quelques minutes, quelques instants avant que la réalité ne frappe. Il n’est pas bon de laisser un tel moment s’éterniser. Il n’est pas bon d’être choyée de la sorte dans un lieu aussi sordide. C’est dangereux. Les illusions s’épaississent, les espoirs aussi et c’est tout ce qu’il ne faut pas faire. Encore moins avec un client. Ce dernier qui détache sa tête d’elle pour lui caresser la joue et que la jolie rose lui ouvre ses prunelles bleutées. Qui dévient quelques secondes sur ces lèvres bien trop proches, sur la couleur des yeux dont la lumière ne rend pas justice.

C’est là que la réalité revient. Comme un boulet de canon dans sa tête, dans son esprit, dans son être entier. Les lumières du lieu, les spots colorés, la barre, tout, absolument tout. C’est grotesque. Il ne mérite pas ça, Tim. Il mérite mieux qu’elle. Mieux que ce lieu. Primrose racle sa gorge, secoue la tête puis finit par se relever. Loin de lui, de sa chaleur, de sa sécurité, de son réconfort. Elle ne peut pas le laisser l’attendrir comme ça. Elle est une professionnelle. Le rouge à ses joues n’est que le résultat de ce qu’ils viennent de faire. Ses jambes qui tremblent légèrement alors qu’elle se dirige vers la pièce d’eau à côté aussi. Elle va sûrement le haïr après. Haïr sa tendresse, sa patience, son humanité toute entière. Elle revient, tête baissée, la main déjà en train de reprendre ses affaires. “Si on te pose la question, rien n’est arrivé.” Parce qu’on ne le dit pas à voix haute. Et surtout, surtout, on ne le dit encore moins quand c’est offert. Primrose remet juste les sous vêtements, sachant d’avance qu’elle va retourner aux vestiaires pour aller changer de tenue - et se remettre de ça, de lui sans pour autant pouvoir l’assumer. “J’espère que tu ne finiras pas ici une nouvelle fois, Tim. Tu mérites mieux que ça.” La jolie brune aimerait qu’il en soit autrement, qu’ils se soient rencontrés autrement, ailleurs, dans d’autres circonstances. Le peu qu’elle a vu de Tim suffit à le placer dans la catégorie des gens qui ont besoin de plus que ce qu’elle a à offrir.

Il ne veut pas se détacher, c'est plus fort que lui, il ne veut pas se sentir seul à nouveau. Pourtant, c'est inéluctable. Avec lui, cela l'a toujours été. On l'aime un temps et on l'invite à partir en ignorant la tristesse au fond de ses prunelles bleutées. Elle n'est pas de son monde, Poppy, ils n'ont pas les mêmes objectifs mais cela n'empêche pas le grand brun de la regarder et de se dire qu'il perd beaucoup en la laissant s'en aller aussi aisément. Que faire d'autre? Il n'y connait rien, le français, et il a la sensation qu'il ne sera de toute manière jamais à la hauteur de qui que ce soit. Il en a la preuve perpétuellement ces dernières semaines: son passage à l'armée ne l'a pas le moins du monde aidé à se sentir mieux dans sa peau et il est peu probable qu'après cette seule soirée, Timothy devienne soudainement l'homme confiant de l'année. Il lui faudrait du temps, d'autres épreuves encore et des traumatismes qu'il ne pourra potentiellement jamais guérir. Cela dit, il n'est pas prêt d'oublier, peu importe ce que Primrose pressent de son côté. Elle doit avoir l'habitude de cela, en effet, que les clients profitent d'elle et l'effacent illico de leur mémoire, Timothy n'est pas ainsi. Elle ne le connait pas cela dit et elle n'a pas conscience de la facilité avec laquelle il s'attache toujours aux gens, à quel point il aime gratter à la surface de leur masque pour leur permettre de s'ouvrir à lui. Ce n'est pas un phénomène conscient mais le français est clairement celui qui aime écouter, qui s'efface pour faire briller les autres et il est encore une fois paré à ce genre d'exercices auprès de la danseuse. Il le sent au tréfonds de son âme, même s'il ne dit rien car l'instant se termine, que leurs regards se frôlent et que leur satisfaction risque d'être amère dans les heures à venir. Tim a tant envie de l'embrasser, de céder à cette tentation qu'elle lui propose une fois encore parce qu'il voit très bien ses yeux voguer vers là. Il en fait de même de son côté, c'est trop fort pour que ce soit réfuté mais c'est trop tard. Ou trop tôt, rien n'est sûr.

Elle s'éloigne vivement par la suite et Tim n'est pas prêt à sentir la fraîcheur de l'extérieur dès lors que le corps si brûlant de Primrose l'abandonne. Il a envie de poser encore ses doigts sur sa peau, profiter de son sourire et de sa douceur, juste quelques minutes mais elle n'est pas encline à lui offrir une telle paix. La jeune femme ne le peut tout bonnement pas alors qu'elle commence à se rhabiller à la va-vite, la fuite la précipitant dans une transe étrange que Tim ne comprend pas de son côté. Il est abasourdi, il a son coeur qui se serre encore et encore parce que l'histoire se répète, on le laisse là, tout seul et on ne lui laisse pas la chance de prendre la moindre décision sur la marche à suivre. Il n'est pas encore assez fier de lui pour oser, pour parler et lui demander, à cette jolie brune, le droit de revenir. Il a peur du rejet, de ce qui adviendrait fatalement s'il s'osait à s'attacher à elle à l'heure actuelle. Il n'est qu'un client, ils n'ont pas de relation privilégiée et finalement, c'est elle qui l'oubliera le plus vite, quand le prochain viendra. Decastel ne veut pas y penser, il n'est pas assez solide pour le supporter alors il hoche délicatement la tête, il observe Poppy qui se dirige vers la porte alors qu'elle parle, qu'elle expose des faits évidents. Qu'il ne doit plus revenir ici. Qu'il mérite soit disant un avenir meilleur qu'un strip club de bas étage. Rien n'est arrivé. Elle oublie. Elle efface. Lui ne peut pas le faire mais il approuve de la tête parce qu'il ne veut pas la contrarier, il veut qu'elle croit qu'il est un homme comme les autres alors qu'il devrait jouer la carte tout à fait inverse mais Tim ne sait pas, Tim est perdu et il a besoin de se construire avant d'envisager quoique ce soit de cohérent au fond de sa caboche. "Eh... Poppy, fais attention à toi. S'il te plait." C'est tout ce qu'il lui répond, immobile et le regard rivé vers elle parce que c'est important pour lui qu'elle aille bien même si la jeune femme ne pourrait pas le comprendre. Elle disparait et il met du temps à en faire de même, ravivant quelques images au fond de son cerveau et en se disant qu'il n'a pas rêvé ce qu'il a ressenti, ce qu'elle a dû ressentir aussi mais l'heure n'est plus à cela. Il doit partir, se révéler, attendre que le destin agisse pour lui. Ou bien pour eux.