“Je suis le dernier.”
"T'es l'enfant pourri gâté ou le recycleur de la famille ?"


“Ton frère a dix ans ?” - "Ouais, il est génial, mais les gosses de son âge sont trop bêtes pour s'en apercevoir. " En toute objectivité, bien sûr. J'ai eu dix ans, je sais ce que c'est que d'être guidé par les principes des plus grands. C'est pas tant les enfants qui sont cons, mais ceux qui sont responsables de leurs éducations. Pourtant s'il a bien la côte auprès de quelqu'un, c'est auprès des adultes. J'espère seulement que ce sera toujours le cas quand il en deviendra un à son tour et qu'il n'aura plus à trainer avec des gamins, c'est tout. "T'étais comment à cet âge ?"  Grandir, c'est bien, gagner en maturité, c'est mieux. Y'a une différence notable entre les deux et si je m'en tiens aux maigres paroles d'Ambrose, il me reste encore du chemin à faire avant que ma maturité ne soit proportionnelle à ma taille.

“C’est pas une vraie blessure non plus, ça.” Dit-il en prenant appuie sur son autre jambe. J'ai prononcé assez de mensonges dans ma vie pour : 1. avoir le droit à une place carré or, le jour où mon heure sonnera et que Satan m'accueillera dans ses ténèbres en chantant un tube d'enfer; 2. Reconnaître un menteur qu'en j'en vois un.  Zéro passion pour le malade imaginaire, c'est certain, mais tout aussi doué pour la fourberie que lui. C'est étrange, parce qu'il peut parler de sa vie privée avec une certaine facilité, sans entrer dans le vif du sujet, mais en donnant assez de détails pour que je puisse imaginer l'allure de son arbre généalogique.  Par contre, je suis obligé de trouver la moindre excuse pour le forcer à faire une pause. Ma vessie est presque pleine à craquer, mes lacets sont noués comme jamais et j'ai ramassé assez de fleurs pour pouvoir en offrir à tous les participants du stage, le staff y compris. Je suis presque à courts d'idées et, même si on se rapproche du but, on est pas encore arrivé à destination.  “C’est juste dans les instructions. On désinfecte une plaie avec l’eau de la rivière et après on devrait être libres.” Je me mords l'intérieur de la joue en secouant la tête et range rapidement ma gourde pour qu'on puisse se remettre en route. Le mec préfère souffrir que d'avoir à passer quinze minutes de plus en ma compagnie. Quinze minutes, c'est le temps qu'il me faudrait pour immobiliser sa cheville. Donc je vais lui rendre sa liberté quitte à ce qu'il y laisse son pied. Ils pourront même renommer le groupe par un nom plus approprié comme par exemple : 'The Wounded Witches' et faire l'ouverture des paralympiques.“Tu fais des études de médecine ou quoi ?” - "Les chevilles qui gonflent, ça me connait. Maintenant, tais toi et marche." Il n'a plus n'a plus de temps à perdre et j'ai plus envie de bavarder.“Ou c’est ton frère qui joue au cesse-cou ?” Sam est trop terre à terre pour ce genre de choses. Tout ce qu'il fait est calculé au millimètre près. Il n'est pas peureux, mais trop intelligent pour se confronter à des obstacles sans y être préparé. C'est pour ça que ses journées sont ritualisées et qu'à dix ans, il a déjà toute sa vie de planifiée. J'économise ma salive et presse même le pas. Les minutes sont comptées, je sais.

Les reliques d'un arbre. C'est ce qui nous empêche d'accéder à l'eau bénite. J'observe les alentours dans l'espoir d'y trouver un chemin qui nous permettrait de contourner l'obstacle, mais si ce n'est le sentier tout tracé qui se trouve sur notre droite, il ne semble y avoir aucun raccourci.  Y'a un truc qui tourne pas rond chez lui, il veut être libre, mais se donne tant de mal -et c'est le cas de le dire- pour y arriver. Sérieux, je pige pas. Il nous suffirait de mentir une nouvelle fois pour valider nos compétences de secouristes. On l'a bien fait pour accéder à la deuxième partie de l'atelier alors pourquoi s'emmerder à trouver de l'eau croupie quand on peut ôter un peu de poids de nos épaules en utilisant celle qui se trouve dans nos gourdes ? Je suis désolé, mais ça ne fait aucun sens et ça commence à me rendre complètement fou. Planté devant le tronc d'arbre, je lie mes mains entre elles et m'abaisse légèrement pour me préparer à lui faire la courte échelle. "Coûte que coûte ?" Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais déjà déclaré forfait pour lui permettre d'aller se faire soigner. Je suis borné et dieu sait à quel point j'ai horreur des défaites, mais j'ai quand même le sens des priorités. Ambrose est déterminé à finir l'atelier le plus vite possible, aucun soucis. "Grimpe."

« Aucun des deux. » C'est tout. Il s'arrête de parler, me laissant une nouvelle fois sur ma faim. Je commence à  crèver la dalle et Ambrose n'y est pas pour rien. Après on se demande pourquoi je ne souhaite pas poser de questions. Quand je commence, je ne sais plus m'arrêter. Il suffit d'éveiller ma curiosité pour que je me transforme en un questionnaire digne de celui qu'on utilise pour recenser la population.   "Comment on te décrit lors des repas de famille ?" Je demande puisqu'il n'est ni le chouchou, ni celui à qui on refourgue les affaires usagés de ses ainés. Et il est bien trop proche de sa fratrie pour être le vilain petit canard des Constantine. « Ça se passe mal pour lui ? » J'acquiesce de la tête en soupirant. "La directrice de l'école est une incapable." Ce qu'elle préfère c'est les donations et les parents du petit Robinson l'ont bien compris puisque ça fait deux ans qu'il harcèle mon frangin sans écoper d'une punition. Heureusement qu'il y a Lee, c'est bien parce qu'il peut compter sur son meilleur ami que j'accepte de le laisser dans l'établissement.

« Timide. Très effacé. » À l'opposé du mec qui a sauvé le concert des Sand Witches. Je fronce les sourcils en observant les nuages puis me tourne vers lui pour le scruter. "Il a dû s'en passer des choses pour que le Ambrose timide et très effacé de dix ans se transforme en un Ambrose de vingt-quatre ans qui n'a pas peur de monter sur scène pour gueuler les paroles de ses chansons." Il est fort pour voler la vedette. J'entends encore les filles -et les garçons- prononcer son prénom tout en applaudissant sa prestation. « Je savais pas trop où était ma place. » Je sais pas si c'est une mauvaise chose. J'imagine que ça doit avoir quelques inconvénients, même si je n'y vois que des avantages. Être perdu, ça peut avoir du bon parfois, ça veut dire qu'on reste maître de ses choix et qu'on est loin d'être un pantin. "Et t'as fini par la trouver ?" Je me surprends à être -un peu- captivé par l'histoire qu'il est en train de me raconter en oubliant presque qu'il s'agit de la sienne et non pas du plot d'une série tv.« Tout le contraire de toi, non ? » Mes lèvres s'étirent en un petit sourire tandis que mes yeux quittent Ambrose pour retrouver les formes abstraites des nuages. "À dix ans, je n'avais d'yeux que pour le rugby; les vide-greniers et les slogans de publicités. J'étais fier d'être le fils d'un pompier; le petit-fils d'un coach respecté et je n'étais pas encore assez bête pour refuser les câlins de ma mère." J'étais fils unique et il me suffisait simplement d'exister pour faire la fierté de ma famille. On n'attendait rien de moi, pas même d'être le meilleur joueur de mon équipe. Je ne me suis jamais senti aussi léger qu'à cet époque. "J'étais pas aussi casse-couilles que maintenant, si c'est la question." J'étais heureux. Ambrose a raison, je n'aime plus autant la vie qu'avant. Maintenant, je suis aigri la plupart du temps et je préfère esquiver les autres plutôt que d'aller à leur rencontre.  

Je l'aide à monter sur le tronc d'arbre en faisant bien attention à ce qu'il ne se blesse pas davantage. J'admire sa détermination, mais pas sa précipitation. Il est pressé d'en finir, je l'étais aussi, pas plus tard qu'en commençant la journée; sauf que c'était avant de le voir boiter. J'attrape sa main et me hisse par dessus le tronc pour m'y assoir à califourchon. « Merci. » Pour ? L'avoir plaqué au sol ? « Ton frère t’attend ? On peut abréger, si tu veux. Je t’en voudrais pas, je veux dire. » - "C'est pas ça." Sam est avec ses copains du centre asperger, il est certainement en train de passer un super moment et c'est à peine si je dois lui manquer. Il a même écourté notre appel de ce matin, donc j'imagine que tout va bien de son côté. C'est pas pour lui que je me fais du soucis. « C’est important les frères, je comprends. » Je le regarde un instant avant de me pincer l'arête du nez. "Je connais Cameron depuis le lycée. C'est mon frère, avant d'être mon meilleur ami." J'ai passé assez de temps chez lui quand j'étais adolescent pour que sa mère ajoute une assiette de plus à la table familiale. Il me connait vraiment parce que c'est l'un de rares, si ce n'est le seul à m'avoir connu sans filtre. J'ai ajouté tellement de calques à ma personnalité depuis que mon père s'est taillé que, même si je le voulais, je ne serais plus en mesure de retrouver la version initiale.  "Je demande pas d'en faire ton problème, j'ai bien compris que t'en avais rien à faire du groupe. Tout ce que je te demande c'est de me prévenir si jamais il se remet à dérailler." Ou plutôt à se foutre des rails de coke dans le nez. Je me chargerai du reste. Je me suis sans doute trompé sur son compte. Ambrose n'a pas idée de la chance qu'il a de pouvoir passer du temps avec lui, ni même de ce que je donnerais pour être doué en musique; rien que pour pouvoir partager des souvenirs en plus avec Cameron. Si le groupe connait le succès qu'il mérite, Cam devra partir en tournée et moi, je serais obligé de regarder mon meilleur ami sillonner le monde avec les membres de son groupe, dont Constantine. Ce genre d'expérience, ça rapproche forcément, bien plus que des années passées au lycée et un accident de la route. Malgré tout, il a l'air de prendre soin des siens, assez pour me donner envie de croire qu'il pourrait aussi le faire avec Cameron. L'atelier touche presque à sa fin, je tourne la tête vers la rivière avant de reporter mon attention sur mon coéquipier. "On prend un peu d'eau bénite et je m'occupe de ta cheville." Je dis en glissant du tronc pour lui tendre ma main et l'aider à descendre sans qu'il ne soit obligé de poser tout son poids sur le mauvais pied. C'est soit ça, soit je le dénonce à l'équipe de secouristes.