Qu’on se le dise, venir ici n’était pas son idée, à la base. Il a même été de ceux qui rechignaient à en passer le seuil, non pas parce que l’établissement n’est pas suffisamment de haut-standing pour que le musicien émérite, ô combien populaire dans le monde de la musique classique, se targue d’être trop bien pour fréquenter ce genre d’endroits, mais bien parce que ce n’est pas ce qui était prévu à la base et qu’il a l’impression d’avoir été arnaqué dans cette histoire ’’La ferme, pour une fois que je m’amuse !’’ l’interrompt Lynda en ramenant son verre auprès de son visage pour en vider le contenu d’une seule traite, sous l’oeil ahuri des trois hommes qui l’accompagnent ; le violoniste grimace quand les deux autres se lancent un regard à la fois amusé et interloqué, partagés entre l’ahurissement et l’admiration pour la petite brune qui trépigne  presque sur son siège. ’’J’te préviens : si tu vomis, j’te tiens pas les cheveux.’’ elle lui lève son majeur comme toute réponse et, tandis qu’elle part vers le comptoir pour commander un autre verre (le dixième, peut-être), Izan secoue mollement son menton de gauche à droite puis apporte sa propre boisson à ses lèvres pour en boire une petite gorgée, sans vraiment la suivre du regard puisque le piano qui se met à fredonner attire irrémédiablement son attention…

Même quand ce n’est pas lui qui le fait chanter, Izan est fasciné par la voix de l’instrument qui résonne jusqu’à emplir la pièce, jusqu’à combler les parties manquantes de son coeur. Le baume est certes temporaire, mais les notes de musique qui virevoltent dans la salle viennent s’échouer sur son palpitant, le recouvrant, l’embellissant, l’enveloppant dans un voile d’apaisement qui finit toujours par disparaître, et qui le conduit à y revenir sans cesse, comme une histoire d’amour dont on ne saurait se défaire. S’il jette des regards vers la danseuse, ce n’est jamais suffisamment longtemps pour que les traits de son visage lui résonnent avec familiarité, puisque si la beauté de ses traits ne s’est point égarée dans sa mémoire, il ne s’attend sûrement pas à ce que leurs chemins se croisent.

Et pourtant.

‘’Elle tangue un peu, non ?’’ Détournant le regard vers le comptoir, il aperçoit la demoiselle évoquée qui peine à maintenir sa silhouette droite, tant l’alcool file dans ses veines comme une rivière d’ivresse venant lui ôter le principe de l’équilibre. ’’C’est pas vrai…’’ il le marmonne à mi-chemin entre la moquerie et le désespoir,  hésitant un instant à sortir son téléphone portable pour la filmer — sait-on jamais qu’il ait besoin de la faire chanter un jour, prenant finalement le temps de finir son verre avant d’annoncer un ’’Je vais la chercher.’’ qui est prononcé en même temps qu’il effectue le geste, puisqu’il quitte son tabouret avant de rejoindre, à son tour, le comptoir. ’’Lynda, j’crois que tu as assez…’’ elle tend son index libre en sa direction pour le faire taire pendant qu’elle boit une gorgée de sa nouvelle boisson, et il soupire en la fixant pendant quelques secondes, sans trop savoir s’il doit la contraindre à la sobriété ou la laisser s’abreuver jusqu’à ce qu’elle s’écroule dans ses bras. Réflexion faite en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, la deuxième option lui semble plus divertissante !

Mais quand bien même s’amuse-t-il secrètement de l’attitude de son assistante — bien que les rôles soient présentement échangés, Izan ne compte pas la laisser toute seule au comptoir, et ses yeux finissent par se déposer sur le visage qui, enfin, se raccrochent à un prénom, un parfum, des souvenirs qu’il n’a jamais oublié. Et comment le pourrait-il ? Les sourcils qui s’étaient froncés sont lentement adouci par l’ébauche d’un sourire qui commence à se former et, avant même que son cerveau ne donne l’ordre à ses jambes, celles-ci se mettent en chemin pour la rejoindre, sans rompre le contact visuel établit avec la belle brune. ’’Wait.. T'es bien celui que j'crois que tu es ?’’ un bref rire traverse ses lèvres tandis qu’il hoche son menton de haut en bas, guère plus avancé sur la marche à suivre pour ces retrouvailles ; lui serrer la main lui semble trop informel quand l’enlacer lui apparaît comme trop intrusif, alors il se contente de rester debout face à son tabouret, les yeux brillants d’une joie bien trop sincère pour ne pas être évidente. ’’On dirait bien.’’ elle n’a point changé, Arsi’, et quand bien même a-t-elle disparu de sa vie sans jeter un dernier regard en arrière, le musicien n’est pas suffisamment rancunier pour lui en tenir rigueur aujourd’hui ; c’était il y a bien longtemps et, de leur relation suffisamment complexe pour ne porter aucun nom, il ne reste que la tendresse qui n’a point fané en son coeur. ’’Je suis content de te voir… Ça fait longtemps.’’ trop, peut-être, mais il ne le dit pas, tout comme il ne la quitte pas des yeux, craignant peut-être qu’elle ne se dérobe à nouveau et qu’elle lui échappe… Encore.

Derrière ses longs cils noirs qui battent en effleurant les contours harmonieux de ce visage si familier, des images secrètes se succèdent, intactes, préservées, guère polies par le temps qui aurait pu les faner, sans l’ombre d’une carence pour les élimer : il se souvient, avec une précision effarante, des instants volés à ses côtés, de leurs voix à peine audibles qui murmuraient tard dans la nuit, du piano qui accompagnait leurs retrouvailles dérobées, des morceaux qu’il avait composés pour et grâce à elle, sans lui dire, sans jamais révéler la muse qu’elle avait été à ses yeux, de leurs corps qui se confondaient en caresses muettes, des transgressions de leurs regards qui se cherchaient, parfois, mais sans jamais vraiment se trouver. Elle était arrivée dans sa vie de la même façon qu’elle était partie : sans bruit, sans mots, sans douleur. Elle avait été un mirage, Arsi, sans nul doute le plus beau d’ailleurs, et la retrouver tout aussi brutalement lui fait l’effet présentement d’une décharge qui électrise jusqu’à son coeur.

’’Shit alors.’’ il la reconnait bien là, Izan, dans cette élocution aussi spontanée que décomplexée, qui est bien loin du monde de rigueur et de justesse dans lequel il baigne depuis son enfance, et cette liberté sauvage, qui l’a toujours accompagnée, le fait lentement sourire, d’un sourire suffisamment sincère pour que le coin de ses paupières se plisse avec un attendrissement certain. ’’Comme tu dis.’’ Et maintenant ? C’est bien l’oeuvre d’une incertitude entre les deux, puisque aucun ne semble véritablement savoir réagir face à l’autre. La coutume voudrait peut-être qu’ils s’enlacent pour fêter dignement leurs retrouvailles, mais le musicien se contente d’agiter très légèrement les doigts de sa main gauche dans le vide, tandis que l’autre file se cacher dans la poche de sa veste. Et maintenant ? Elle est là, et il n’arrive pas vraiment à la quitter des yeux, même si son menton tend à vouloir se tourner pour vérifier que Lynda, qu’il entend rire aux éclats dans son dos, n’est pas en train de compromettre ce qu’il lui reste de dignité. ’’Euh…’’ il s’apprête à lui dire qu’il revient, mais il n’en a pas vraiment le temps puisse la muse mord l’écart entre leurs corps pour venir jusqu’à lui, distillant les effluves de son parfum féminin qui viennent lui chatouiller les narines. Elle a des gestes magnétiques, Arsi, et sans véritablement s’en rendre compte, il baisse légèrement le menton pour pouvoir l’observer à son tour ; ses yeux mutins et profonds, son nez droit, ses lèvres pleines. Il ne l’a pas oublié ce visage, même s’il ne peut s’empêcher de noter que l’ombre de la mélancolique ne borde plus ses traits, même si l’expression qu’elle arbore ne semble pas franchement guillerette non plus. ’’T'es comme un bon vin dis donc.’’ difficile de dire si c’est son coeur ou son esprit qui se prend les pieds dans le tapis mais, toujours est-il qu’il cligne plusieurs fois des paupières en espaçant ses lèvres de quelques degrés, sans statuer sur le fait qu’il doive sourire ou non. Il a très bien compris ce qu’elle vient de dire, mais il n’a pas changé sur ce point : il est toujours incapable d’accepter les compliments qu’on lui fait, sauf si les éloges concernent son travail. Alors, après avoir haussé les sourcils puis les avoir froncé, en ayant agité ce qu’il lui restait de bon sens pour ne pas le perdre définitivement, il se dérobe par un ’’T’es en train de dire que je donne la migraine, c’est ça ?’’ plaisantin, qui lui donne suffisamment de contenue pour relever les yeux vers elle, soutenant son regard sans véritablement quoi attendre de cette examination mutuelle et silencieuse. Un mutisme qu’elle vient heureusement rompre en proposant un ’’Est-ce que j'peux t'inviter à.. Sortir ?’’ qui lui fait peut-être prendre conscience de leur environnement, si bien qu’il tourne sa figure de gauche à droite jusqu’à immobiliser ses iris sur Lynda, qui monterait sur le comptoir si elle n’était pas si petite sans ses talons. ’’Oh, mais t'as l'air d'être déjà attendu. Et puis, ce serait peut-être un peu chelou d'aller faire je-ne-sais-quoi avec une... "ex".’’ il n’est pas sûr qu’ils puissent légitimement se considérer de la sorte, mais c’est un détail sémantique auquel il n’accorde pas trop d’importance. ’’Ils pourront se passer de moi, ne t’en fais pas.’’ ne pars pas, plutôt ’’Je ramène juste Lynda à notre table, avant qu’elle se mette à te faire de la concurrence.’’ et c’est ce qu’il fait sans attendre, distillant un bref ‘’je reviens’’ à ses amis, ces derniers s’affairant à calmer l’assistante qui tient à peine sur ses jambes tandis qu’il s’éloigne pour rejoindre Arsi, sans trop savoir si tout ceci est une bonne idée ; heureusement qu’il n’est pas connu pour en avoir des tas. ’’T’es pieds-nus’’ lui fait-il remarquer avec un petit sourire complice, songeant que ce n’est peut-être pas ainsi qu’elle va vouloir fouler le bitume.

Il ne lit pas, Izan, toutes les pensées qui se bousculent dans l’esprit de celle qui a été sa muse, et il ne devine même pas l’ombre des perturbations qu’il cause, étant seulement porté par la joie profondément primitive et naturelle de ces retrouvailles inattendues, qui lui tombent sur le coin du visage comme une gifle qui raviverait des souvenirs qu’il croyait avoir enterrés. Mais le fantôme est bien devant lui, étincelant, reluisant, plein de charmes comme autrefois, bercée par cette liberté sauvage et grisante, cette impertinence qui ferait tantôt frémir ou rougir mais qui, ce soir, le fait simplement sourire, avec toute la douceur convoquée pour joindre son visage féminin à la mémoire qui l’a gardé, précieusement, dans un coin, sans laisser la poussière de l’oubli le recouvrir. Et comment aurait-il pu ?  ’’Ce doit être ça, ouais.’’ il la remercie intérieurement de ne pas poursuivre sur la voie des compliments, puisqu’il ne sait pas comment les recevoir, Izan, ni comment les croire d’ailleurs, étant davantage prompt à être celui qui en donne que celui concerné par l’éloge, et si son menton chute de quelques degrés en abaissant le voile de ses paupières, c’est bien parce qu’il sait, au fond, qu’elle le connaît trop bien pour se laisser débusquée par l’humour qui est à la fois sa meilleure arme et sa meilleure défense.

Mais Lynda ne lui donne pas vraiment le temps d’en faire de nouveau usage, puisque son éclat de voix rendue éraillée par les liqueurs ingurgitées en quantité excessive l’oblige à tourner son menton en sa direction, et pas franchement avec un air rassuré puisqu’elle est en train de trinquer avec de parfaits inconnus en beuglant des mots qu’il n’est même pas capable d’identifier ’’Merci, j'voudrais pas perdre mon job, quand même.’’ il y a peu de risques, pense-t-il en redressant sa nuque, ses dents de devant venant pincer le coeur de sa lèvre inférieure pendant qu’il plante ses iris dans les siens, avant de s’en décrocher. Il revient, il le dit et le fait, non sans jeter un dernier regard par-dessus son épaule lorsqu’il abandonne Lynda aux bons soins de ses amis musiciens, ne doutant pas du fait qu’ils vont la cajoler avec le plus grand des égards mais culpabilisant un peu de ne pas être de ceux-là. Cela fait-il de lui un mauvais ami ? Est-il seulement ami avec Lynda ? Peut-on être amis avec quelqu’un qui est payé pour vous supporter ? En essayant de faire taire la petite voix diffamatoire dans son esprit, il glisse ses deux mains dans les poches de sa veste en suivant la jeune femme, silhouette presque féline qui déambule au milieu des vivants.

L’air extérieur, tiède, lourd, vient s’engouffrer dans ses cheveux et contre la peau de son visage, si bien qu’il remonte l’une de ses mains contre ce dernier en espérant défroisser ses traits, ses yeux contemplant un instant le décor calme de la nuit, secrète, mystérieuse, enjôleuse, semblable à la jeune femme qui se tient à ses côtés et auprès de laquelle le silence est toujours aussi confortable. ’’Je m'attendais tellement pas à tomber sur toi, que.. J'sais pas quoi dire. Il y a trop à dire aussi, sans doute.’’ cela lui arrache presque un rire, et il appuie son épaule contre le mur en courbant la nuque quelques secondes, peinant à réaliser le chemin parcouru jusqu’ici ; comment a été le sien ? ’’J'ai un millier d'questions.. Qu'est-ce que tu fais là ? On commence par quoi ? On va où ? J'suis paumée Izan.. Comme avant.’’ - ’’Un peu moins qu’avant, j’ai l’impression.’’ lui aussi a des tas de questions qui traversent la barrière de ses pensées, sans encore franchir la frontière de sa langue, et s’il tourne son visage en collant presque le coin de son menton contre son épaule, c’est juste pour pouvoir la suivre lors de ses mouvements, luciole dorée qui peine à briller dans l’obscurité, trop peu habituée à sa propre lumière pour la laisser l’envelopper. ’’Peut-être que tu pourrais m’dire pourquoi t’es partie, sans rien dire. Sérieux, j’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, moi.’’ ou que c’était ma faute il ne sait pas encore, à quel point le schéma va cruellement se répéter dans sa relation actuelle : parce qu’il n’est jamais le premier choix, Izan, et qu’il n’est pas celui pour lequel on reste, il est celui qu’on laisse.
Mais s’il a besoin de savoir, il n’est pas prêt à lui arracher les révélations de la bouche, et peut-être est-ce trop précipité pour les premières minutes de leurs retrouvailles, aussi, il redresse autant ses épaules que sa nuque en prenant une fine inspiration nasale, accompagnant ce changement de posture par ‘’T’es pas obligée de répondre, en fait.’’

’’J'étais pas c'que tu croyais. Tu m'voyais mieux que je n'étais vraiment.’’ qui n’éclaircit pas réellement l’obscurité de leur séparation, si l’on peut la nommer ainsi, mais qui fait chuter son menton de quelques degrés et expier de l’air par le nez, puisqu’il a l’impression de ne pas comprendre véritablement ce qu’elle tente de lui dire, mais c’est un peu une récurrence entre eux : l’incompréhension du dialogue qui peine à s’établir, davantage par impérieux émotionnel que mauvaise volonté. ’’J’comprends pas.’’ il l’admet sans honte, Izan, mais la frustration liée à son incompréhension lui fait subitement secouer son menton de gauche à droite tandis qu’il hausse ses sourcils sans trop savoir ce qu’il attend réellement de l’explication qu’elle pourrait fournir, n’étant même pas sûre qu’il y ait une quelconque injonction à ce qu’elle lui en donne une. Ils n’étaient pas ensemble, ils ne s’étaient rien promis, et les sentiments n’avaient pas leur place dans cette dynamique désaccordée ; ils étaient deux instruments qui essayaient de se rejoindre sur une symphonie qui les a toujours fait chanter sur deux temps différents. ’’J'ai fait n'importe quoi, comme à mon habitude. J'étais un gros chantier, et avec mes tares.. ça pouvait pas durer. C'était progressif, pendant des mois.. Tant que j'pouvais supporter et le cacher au monde. Quand ça a pété, ça a été rapide. J'me souviens pas de tout, à vrai dire.’’ savoir qu’il n’est en rien responsable de sa fuite, ça le soulage d’un poids qu’il n’avait pas conscience de porter, et il lève enfin les yeux vers elle, sans craindre de chercher son regard et de le soutenir, sans aucune étincelle de reproche mais plutôt avec la tendresse, sincère, qu’il lui a toujours porté, et qui n’a point été élimée par le temps.

’’Tu as l’air d’aller mieux, aujourd’hui.’’ et cette connotation bienheureuse redresse le coin de ses lèvres qui s’étirent jusqu’à rehausser ses joues et plisser le bord de ses paupières, preuve que son sourire est véritable. Il faudrait être égoïste pour lui en tenir rigueur et, égoïste, Izan, il ne l’est pas suffisamment. Aussi, lorsqu’elle vient saisir sa main avec ce qui ressemble à de l’hésitation, il lui offre volontiers, tendant sa paume ouverte en même temps que son poignet, en accentuant l’essor de ses lèvres comme pour l’encourager. ’’J'sais juste que t'as été la grande vague positive dans tout ce bordel sans nom. T'es juste tombé sur.. La mauvaise personne. ’’ il n’est pas d’accord avec elle, et ses doigts qui viennent se mêler aux siens en sont peut-être la preuve, puisqu’il lie leurs mains en disant, d’un ton suave mais assuré : ’’Au contraire. Tu ne sais pas ce que tu as fait pour moi, Arsi. Ni même ce que tu as été.’’ ça frémit quelque part en son coeur, parce qu’il regrette de ne pas avoir pu lui témoigner plus tôt de l’importance qu’elle avait à ses yeux ; peut-être aurait-elle su qu’elle pouvait compter sur lui, qu’il aurait été là, quelque part dans le décor de sa vie chaotique, et qu’il ne l’aurait jamais abandonnée. ’’Et j'sais pas si je suis assez différente, dix ans après.’’ - ’’Est-ce que tu as l’impression que le chantier a avancé ?’’ il hasarde le trait d’humour en rebondissant sur ses propres paroles pour tenter de la faire sourire, tout en balançant doucement leurs mains entrelacées dans le vide entre leurs deux corps. ’’J’espère que ce sera un nouveau chapitre, pour toi, et que tu seras heureuse. C’est tout ce que tu mérites, Arsi.’’

’’J'essaie. J'suis "sortie" d'une grosse période de trouble.’’ s’il n’entrevoit pas clairement la camisole de force construite autour du subterfuge de l’addiction, il devine, Izan, que la belle a perdu une bataille contre des démons qui, à l’époque, étaient vraisemblablement plus forts qu’elle. Comment a-t-il fait pour ne pas les voir, ces bêtes qui rôdaient autour de sa muse ? Avait-il été si égoïste qu’il avait été incapable de voir plus loin que ce que ses yeux voulaient bien discerner ? Il culpabilise, un court instant, de ne pas avoir su la protéger, l’accompagner, l’épauler, la soutenir, l’encourager, ou du moins lui faire savoir qu’il pouvait faire tout cela, qu’il aurait pu faire tout cela, qu’il aurait voulu faire tout cela. Mais elle s’en est sortie, Arsi, même sans lui, et il a fait la même chose. ’’Je suis content d’entendre que ça va mieux.’’ qui est prononcé avec une sincérité qui n’est nullement exagérée, puisqu’il est véritablement soulagé de la retrouver, lui qui pensait ne jamais pouvoir poser les yeux sur son visage si particulier. Mais tout est particulier chez Arsi, de l’éclat rebelle de ses yeux à l’humeur de sa bouche, jusqu’à sa façon de se mouvoir, petite comète vagabondant dans une galaxie qui n’appartient qu’à elle mais qui brille parfois, sans le savoir, dans le ciel des autres.

Leurs mains s’entrelacent avec hésitation et timidité, à l’image de ces retrouvailles qui sont tout aussi réservées que confuses, oscillant entre la tendresse qui n’a point fané et l’incertitude du bien-fondé de son existence ; parce que c’est une douceur qui ne dit pas son nom, et qui n’a peut-être même pas le droit d’être là, entre eux. Pourtant, le pianiste ne rejette pas les doigts qui viennent chercher les siens, il l’accueille plutôt en laissant un sourire de finesse se dessiner sur ses lèvres, étant peut-être un peu ému de sentir cette caresse subtile recouvrir sa peau, comme autrefois, les prémices de cette complicité qui ne s’est pas éteinte et qui, comme une braise sous les cendres, attendait seulement qu’on vienne la raviver. ’’T'as l'intention d'me dire, ou tu joues le type mystérieux ? ’’ sans perdre son sourire, il presse ses lèvres dans un sourire amusé mais guère expansif, puisque tout est mesuré, retenue, timide, comme s’il craignait de la faire fuir en parlant trop fort ’’Te dire quoi ?’’ il a peut-être loupé une question qu’elle a formulé ; ce n’est pas une hypothèse qu’il réfute mais, à sa décharge, il est un peu troublé du simple fait qu’elle soit devant lui. ’’J'sais pas.. Je suis toujours bancale, non ?’’ comme elle tourne sur elle-même, il en profite pour l’observer faire en poussant ses lippes dans une moue faussement hésitante, qui s’étiole pour qu’il puisse décréter, sur un ton amusé ’’T’as l’air d’avoir un bon équilibre, pourtant.’’ elle fait de son mieux, il entend et il comprend : il fait aussi de son mieux. Cela sonne comme un mantra que l’on se répète pour se rassurer, se consoler du sentiment d’échec qu’on traîne comme un boulet, sans savoir si le mieux qu’on donne est assez. Elle avait été assez pour lui, à l’époque. ’’Assez parlé de moi ! Toi.. raconte un peu !’’ ah qui lui fait hausser les sourcils en même temps qu’il récupère sa main et, sans hésiter, elle part se cacher dans la poche de sa veste tandis qu’il reprend la marche aux côtés de la brunette. ’’J'imagine que tu bouges toujours, mmh ? T'avais déjà percé à l'époque.. T'as d'autres enjeux maintenant ? ’’ - ’’Toujours.’’ qu’il avoue en relevant son autre main pour frotter le sommet de son crâne, en se formulant l’idée que des écolos ne devraient pas jeter un coup d’œil à son empreinte carbone ’’J’étais à Paris, il y a quelques jours.’’ qui ne lui provoque pas vraiment une expression de fierté mais, à bien y réfléchir, il est sûrement plus dans les suites luxueuses des hôtels que chez lui. ‘’Je compose toujours, c’est ce que je préfère… Tout va bien dans ma vie professionnelle.’’ même si son assistante est en train de décompresser en enchaînant les verres de téquila ‘’Et je suis avec quelqu’un, depuis plusieurs mois.’’ il est bien le premier surpris de cette relation, si bien qu’il hoche inconsciemment son visage comme pour dire ‘’si c’est vrai’’, même si ladite histoire d’amour cache quelques vérités qu’il n’est sans doute pas prêt à recevoir. La preuve, peut-être, que même lorsqu'il fait de son mieux, ce n'est toujours pas assez.

’’Ce que j'ai été pour toi ?’’ la question est tout aussi compliquée que la réponse à formuler ; lui-même ne le sait pas vraiment, et il ne sait pas non plus s’il souhaite réellement le savoir. S’il garde le silence, ses sourcils se haussent sous la réflexion imposée et, pendant quelques secondes, la brune peut presque observer les nuages d’hésitation qui traversent le périple de ses pensées vagabondes. Le silence s’étire, pas foncièrement gênant puisqu’ils sont coutumiers du mutisme de l’autre, mais suffisamment hésitant pour que l’on comprenne qu’il l’est aussi ’’Est-ce vraiment important ?’’ demande-t-il en haussant vaguement ses épaules comme s’il jugeait déjà que non, mais le musicien sent que la réplique est attendue de son côté alors, après un soupir indécis il annonce, sans trop de volonté de pousser l’introspection outre mesure ’’Tu as été quelque chose de beau, Arsi. Je le sais parce que tu m’as inspirée quelques thèmes’’ il parle bien de musique, mais ça lui paraît tellement évident, au pianiste, qu’il ne prend pas la peine de le préciser ’’Je crois que tu étais ce dont j’avais besoin, à l’époque. Une sorte de muse, peut-on dire.’’ le mot est lâché avec un demi-sourire presque amusé, mais il la couve du regard avec une certaine affection. Il a longtemps cru qu’il avait eu des sentiments naissants pour elle mais, à présent qu’il sait ce que le mot amour veut dire, il sait que ce n’était que l’attachement lié au confort qu’elle lui offrait : pas d’implication émotionnelle, pas d’obligation, pas de projet autre que le moment présent. La liberté était une ode qui les poussait à fuir l’un vers l’autre, mais ce n’est guère suffisant pour construire une relation, n’est-ce pas ? Ils étaient trop cassés, trop dispersés, trop maintenus en équilibre par la chance et le hasard et, quelque part, heureusement qu’ils ne se sont pas aventurés sur le chemin des sentiments : ils se seraient certainement détruit l’un l’autre.

Mais, si la chute n’a pas été effective en duo, elle a quand même eu lieu pour la jeune femme. C’est assez sidérant de se rendre compte qu’il n’a cessé de s’élever grâce à son métier quand elle se débattait pour survivre… S’il avait su. Oui, s’il avait su. ’’j'mets un pied devant l'autre on va dire.. Jusque là, ça va à peu près.’’ c’est au moins lucide sur la forme, et comme cela ne l’étonne pas vraiment de la part de la bahamienne, il laisse échapper un petit sourire amusé pendant qu’il l’observe, en ayant encore du mal à croire qu’elle est bien devant lui après toutes ces années. Ils en ont fait du chemin, tous les deux, pas ensemble et pas sur les mêmes sentiers certes, mais, ils ont quand même fini par se retrouver ’’Et ben merde.. J'ai jamais été à Paris.. ça devait être bien !’’ Paris fait toujours cet effet-là mais, il s’est rendu tant de fois en Europe qu’il n’est plus tellement impressionné, lui ’’Beaucoup de monde.’’ qu’il dit en grimaçant, puisque le soliste n’est pas moins solitaire qu’avant ’’Et la Tour Eiffel est moche.’’ qu’il laisse filer comme si cela pouvait casser le charme que l’on se fait de Paris, mais il retrouve rapidement son sourire en évoquant sa carrière stable et, il en est le premier étonné, sa vie amoureuse qui l’est tout autant ’’Oh dis donc.. T'es tout posé, c'est chouette ! Manque plus qu'un p'tit mioche en couche culotte, et le tableau serait complet.’’ cela sonnerait presque comme de l’ironie mais il se contente d’hausser ses épaules en la suivant des yeux, se retenant de dire « peut-être un jour » puisque, avec Asher, il se projette suffisamment loin que la case famille soit cochée. ’’Tu m'fais danser, Izan ? Comme au bon vieux temps. Ensuite, j'te laisserai sûrement retourner à tes obligations.. Entre le boulot et le couple, tu dois être sacrément demandé.’’ un clignement de cils effectué pour détourner les yeux vers le sol, avant que son menton ne s’incline davantage et qu’il se redresse suffisamment pour décoller son dos du mur, se rapprochant d’elle en répondant, d’une voix calme et douce ’’J’ai toujours du temps pour ceux qui comptent pour moi.’’ il l’inclut dans l’équation puisque, glissant sa paume contre la hanche fine de la jeune femme, il la rapproche de lui sans grand effort, baissant le menton pour pouvoir l’observer et l’affranchir de ce sourire complice qui n’est point faussé ’’Tu joues toujours du piano ?’’ demande-t-il sans la quitter des yeux, essayant peut-être de déchiffrer combien elle a pu souffrir, et combien il regrette de ne pas avoir su être celui qui pouvait l’aider. Ce n’est pas avec une danse au milieu de la ruelle silencieuse qu’ils vont réparer l’absence et le silence mais, c’est peut-être le premier mouvement d’un renouveau. Le leur.

’’j'aurais pas cru..’’ elle n’a pas besoin de formuler l’aveu de surprise pour qu’il puisse en lire les contours sur son visage, quand bien même n’est-elle pas la personne la plus expressive au monde, Arsi. Elle est comme une partition indéchiffrable pour la plupart des musiciens mais, lui, parvient aisément à en deviner les notes, quand bien même les émotions se déploient dans des demi-tons parfois trop discrets pour être discernés à l’oeil nu ; il faut connaître les recoins de son visage qui cèdent à partager quelques réactions, comme des petits trésors qui brillent dans la pénombre de la neutralité qui n’est qu’un leurre, chez elle ’’Même si je me souviens pas de tout.. Je sais que j'ai adoré nos instants. Même si j'étais.. Mauvaise ou.. Peu importe. J'ai aimé ça.’’ l’emploi du terme mauvais lui fait froncer les sourcils avec un intérêt inquiet, puisqu’il peine à comprendre pourquoi elle utilise ce mot abject pour se définir, mais il imagine que c’est la preuve que la belle n’a guère conscience de la lumière qu’elle est capable de déployer autour d’elle, et le signe qu’il n’a pas su lui témoigner à quel point il aimait sa présence, à l’époque ’’ça m'fait plaisir de savoir que tout n'a pas été vain, et que.. d'une certaine façon, t'as su tirer le meilleur de tout ça.’’ tout ça qui lui arrache finalement un sourire amusé tandis qu’il défroisse ses traits, en réalisant qu’il ne saurait dire mieux concernant ce qu’ils ont partagé, mais l’absence d’étiquette, de définition probante à appliquer à la relation pour le moins complexe et étrange qu’ils ont nourri, ne le gêne finalement pas : ils n’en ont pas (plus) besoin. ’’J’aimerais en dire autant de toi.’’ qui laisse planer un léger silence, comme si la tristesse dont il héritait avec cette prise de conscience l’empêchait de rajouter quoique ce soit. Il ne peut pas réécrire l’histoire, et encore moins rattraper ce qu’il a manqué ; mais peut-être peuvent-ils écrire un nouveau chapitre, bien moins compliqué que les précédents. ’’Je regrette, tu sais… De ne pas avoir vu, de ne pas avoir compris, j’sais pas trop…’’ aurait-elle seulement accepté qu’il soit là ? Il en doute, mais il tâche de renouer ce que la vie a tenté de défaire, et cela doit commencer par la réparation de l’absence, et la certitude que, s’il avait pu (su), il aurait été là. Pour elle.

Heureusement pour la légèreté de l’instant, la conversation dérive sur l’évolution de leurs vies respectives, et cette inconséquence l’apaise d’un lourd tribu qui pesait sur ses épaules sous le joug de la culpabilité et des regrets ’’Tu t'attendais à quoi de la part d'une tour de métal ?’’ - ’’Métal rouillé*.’’ précise-t-il en insistant sur le deuxième mot avec demi-sourire amusé. ’’Remarque, par rapport à Détroit.. J'pense que Paris est magnifique’’ il le concède par un nouvel hochement de tête en venant frotter le coin de son menton à l’aide de sa paume, n’ayant guère besoin de réfléchir longtemps à la question pour donner son avis ’’Certes. De toute façon, la France gagne grâce à sa nourriture.’’ il a toujours le sens des priorités, oui ’’Les croissants, surtout. Vraiment une très belle invention.’’ qu’il a prononcé avec un très mauvais accent mais un vrai sourire, et qui se poursuit sur ses lèvres lorsqu’il l’accueille entre ses bras, pour une danse improvisée sur le bitume sale, leurs deux silhouettes enlacées dans la pénombre à peine troublée par l’illusion d’un lampadaire qui est, pour l’instant, le seul veilleur à observer la réunion de leurs corps qui, malgré l’absence, malgré le temps, malgré l’éloignement, se retrouvent comme s’ils s’étaient quittés la veille. ’’Et je peux encore compter, même dix ans après ?’’ elle n’a pas compris que la réponse était admise dans la formule qu’elle questionne, et il se dit, avec une tristesse dissimulée, qu’il est vraiment mal embouché quand il s’agit d’expliquer ce qui est relatif à ses attachements ; s’il pouvait user de ses mots avec autant d’éloquence que lorsqu’il s’exprime avec son piano, tout serait bien plus facile pour lui ’’Même cent ans après, tu compteras toujours.’’ qu’il lui assure en laissant sa main câline traverser son dos en diagonale, sans se préoccuper du décor autour d’eux puisque, dans cette étreinte, il retrouve un peu celle qui a tant compté dans sa vie ; la beauté brute de l’instant le renvoie des années en arrière, sans que l’affection éprouvée pour sa personne n’en soit affaiblie. ’’Je joue, oui.. De temps en temps. Principalement dans les gares et les espaces publics. Ça m'donne un peu la sensation d'être avec toi. Ou de conserver une partie de ce qu'on avait.’’ être rattaché à l’instrument qui l’a porté toute sa vie ne l’étonne guère, mais il tend à ne pas vouloir qu’elle oublie sa propre relation au piano, et c’est bien avec un sourire indulgent, presque caressant dans la forme, qu’il lui répond ’’Peut-être qu’il est temps d’écrire ta propre histoire avec lui.’’ qu’il suggère avec une bienveillance encourageante, puisque du talent, elle n’en manque pas Arsi’, mais on ne peut pas vraiment dire qu’elle en soit consciente ou qu’elle ait confiance en ses capacités. Mais c’est visiblement dans une autre galaxie qu’elle a été appelée, la petite étoile, et le noctambule l’écoute avec la plus grande des attentions, sans perdre le sourire qui orne ses lèvres depuis leurs retrouvailles fortuites ’’J'ai lâché la musique et la danse, au moins pour le plus haut niveau.. Enfin, tu l'avais remarqué. J'me consacre à la médecine.. Sans savoir si c'est réellement ma voie. Je commence en septembre, et ça m'fiche la trouille.’’ la médecine, voilà un domaine qu’il n’attendait pas dans le récit de cette nouvelle vie, non pas parce qu’il doute des capacités de la belle a effectué un métier aussi prestigieux, mais plutôt parce qu’il l’imagine davantage dans le domaine poétique de l’art que dans les chambres froides des hôpitaux où la mort se plait à roder ’’Comment tu as atterri là-dedans ? C’est très loin de la danse.’’ il le demande avec une franchise curieuse, dénuée de jugement ou d’évaluation, mais plutôt trempée dans la perplexité de ce virage effectué, alors qu’il pivote sur ses pieds sans rompre leur étreinte. Pas encore. Ils viennent seulement de se retrouver, le noctambule et sa petite étoile. ’’J'ai peur, Izan.’’ personne n’aime avouer qu’il a peur ; c’est un aveu de faiblesse, une porte entrouverte sur l’intimité la plus primitive, la plus fragile. Le pianiste lui-même ne reconnaît que rarement qu’il redoute ses défaites, car tout prodigieux est le rang sacré qu’on lui accorde, il est comme tout le monde, Izan, il a peur du jour où il tombera de son piédestal. La serrant un peu plus contre son torse, comme s’il espérait qu’elle puisse y puiser toute la force, le courage et la confiance nécessaires à la poursuite de son chemin, il referme finalement ses bras dans le haut de son dos, en déposant un baiser sur le sommet de son crâne. ’’Je dirais que c’est une bonne chose, d’avoir peur. C’est que tu as conscience d’avoir quelque chose à perdre. La bonne nouvelle, c’est que tu as aussi quelque chose à gagner.’’ redressant ses épaules pour pouvoir la regarder, son profil illuminé par l’ampoule orangée du lampadaire qui étire leurs ombres fondues à l’infini, il replace correctement une mèche de ses cheveux derrière son oreille avant de lui dire, avec toute la douceur qu’il lui a toujours accordé ’’Je crois en toi, moi. Et je suis sûr que tu vas gagner ; ça ne veut pas dire que tu ne vas pas trébucher, tanguer et hésiter, mais ça veut dire que tu sais pourquoi tu te bats, et que t’es suffisamment forte pour tenir le cap jusqu’à la victoire.’’ il pourrait aussi lui parler de sa meilleure amie, Helen, qui est chirurgienne, mais il se demande comment amener le sujet sans lui donner l’impression de l’infantiliser, puisque ce n’est nullement le traitement qu’elle mérite. Si elle ne croit pas suffisamment en elle, Izan le fera pour deux.