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 joamie + life worth living

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Message(#)joamie + life worth living - Page 15 EmptyDim 28 Mar 2021 - 21:07

Le pouls d’Alicia s’évapora entre les doigts de Cole. A partir de ce moment-là, son corps deviendrait de plus en plus froid. Sous le choc, le brun s’était pétrifié, les yeux écarquillés posés sur le visage pâle de la jeune femme. La voix de Brentford lui parut lointaine, la menace déformée par le vertige que la vision du cadavre dans ses bras avait provoqué dans son crâne. Ses jambes étaient de plomb, ses bras mous, sa tête basse ; il ne la releva que pour remarquer que l’aîné des Keynes s’était dangereusement approché de lui. Il crut apercevoir un reflet, un éclat, puis plus rien. Avant qu’il ne puisse lâcher un soupir, sa vision fut obstruée par la silhouette de Constance. La seconde suivante lui parut durer une éternité. Il sentit la dague comme dans sa propre chair, de la pointe aiguisée au métal froid, le tout transperçant ses tripes d’un aller sec. Il devina le goût du sang, à l’odeur, remonter dans sa bouche et fuir dans son estomac. Et d’un vertige, à nouveau, il lui sembla heurter le sol qu’il n’avait jamais quitté. Jusqu’à ce qu’il réalise que rien de tout cela ne lui était arrivé. Le souffle coupé, Cole observa le corps de son amante s’écrouler. Rattrapée de justesse par un Quincy dont les réflexes ne se devaient qu’à l’adrénaline du moment, ils fut immédiatement assisté par Elwood lorsque celui-ci retrouva ses esprits -quand bien même la réalité était devenue floue pour lui. Tous les sons se mêlèrent en un long larsen dans ses oreilles sourdes tandis que le décor avait fané dans une obscurité dont le regard bleu de la jeune femme était l’unique source de lumière. Brentford disparut. Eleanor disparut. Quincy également. Désormais chaque seconde était rythmée par l’égouttement des larmes qui, une à une, s’écrasaient sur les dalles. Celles de Constance, de sa sœur, les siennes, liées par la terreur commune face à l’inévitable. Il ne pouvait le croire. Chacun de ses moyens s’évaporaient. La jeune femme mourrait dans ses bras et il ne put le réaliser que lorsqu’il sentit la chaleur visqueuse de son sang teindre ses mains de carmin. “Sauvez-la” qu’on l’implorait depuis l’abysse qu’était devenue la grande salle. Mais déjà la frêle silhouette de Constance baignait dans une flaque rouge qui ne laissait aucun doute quant à l’issue des prochaines minutes. Spectateur meurtri de la scène, Cole demeura muet. L’implacable rationalité de son intellect le poussait à accepter la perte à venir sans se battre. Tenter quoi que ce soit serait vain, il le savait, son ancien assistant aussi. L’hôpital le plus proche était à une vingtaine de minutes en calèche, et cela était plus de temps qu’il ne leur en restait à tous pour dire au revoir. Malgré la froideur des faits, les orbites brûlantes du médecin laissaient échapper des torrents de larmes. Il sentait son cœur s’arracher à sa poitrine et se faire piétiner par la masse des invités qui s’attroupaient autour d’eux. Il devinait le vide absorber son amour au même rythme que Constance perdait la vie. La lumière dans le noir s’affaiblissait. Le bleu de ses yeux n’avait déjà plus d’étincelle. Il forçait un sourire, Elwood, il ne savait pas pourquoi. Un sourire déformé par le chagrin qui secouait ses épaules et faisait trembler ses mains. D’un mouvement névrotique, ses doigts caressaient le visage de la belle blonde, chassaient les mèches de cheveux de son front et s’imprégnaient une dernière fois de la douceur de sa peau. Plus que ses paroles elles-mêmes, il écoutait sa voix, l’enregistrait dans sa mémoire. Il ne voulait pas l’oublier, jamais. Alors que Constance rendait son dernier soupir, un gémissement de douleur s’échappa d’entre les lèvres du médecin. Lui qui se sentait terrassé par un souhait de mort, croyant s’éteindre avec Constance, réalisait péniblement que la douleur était bien trop vive pour être ressentie par un cadavre. Non, il était toujours là, le costume imprégné du sang de sa belle, les joues courues par les sillons des larmes, cœur et os brisés de part en part ; bien trop vivant en cet instant. Et dans ses bras, la silhouette de celle qui fut un jour le grand amour de sa vie voyait son âme quitter son corps. La frôlement de son esprit, comme une dernière caresse, n’eut pas le pouvoir de l’empêcher d’hurler sa perte à pleins poumons.

Atonique, les seuls témoins du temps qui passait étaient les bouteilles d’alcool qui jonchaient le sol de sa chambre, mais pour Elwood, le temps s’était arrêté au dernier battement du cœur de Constance. Ni Quincy, ni Jane n’avaient le courage de l’arracher à son lit, à sa peine ; il avait déjà été assez périlleux de lui faire quitter le cadavre de la jeune femme. Il ne se nourrissait pas qu’importe ce que la maîtresse de maison mettait dans le plat, et il n’avait pas renouvelé l’expérience du bain depuis qu’il fallut le débarrasser du sang de son amante. Ils avaient tous quitté le domaine en choc ce soir-là, une sensation qui s’étirait à travers les jours et rendait chaque heure particulière. La scène repassait derrière leurs paupières, encore et encore. La fatalité des événements ne leur permettait pas même de se demander si quoi que ce soit aurait pu être fait pour empêcher tout ceci. L’empoisonnement d’Alice, la vengeance de Brentford, la mort de Constance. Rien n’aurait pu changer cette issue. Deux fantômes s’étaient ajoutés aux âmes errantes du château de Chilham en un soir, pourtant la soif de sang des briques de ces murs ne semblait pas encore étanchée. Tous sentaient la menace d’un nouveau drame planer sur le domaine, la forêt et ses alentours. Quincy comprit d’où lui venait ce pressentiment lorsqu’il retrouva le lit de Cole vide et froid.

Plongée dans le noir, la bâtisse qui l’élevait au bout du chemin paraissait plus diabolique encore. Les autres demeures donnaient une sensation de calme et de sécurité une fois la nuit tombée, mais le château, lui, n’avait rien d’un foyer, et sa centaine de fenêtres reflétaient l’éclat de la lune comme autant d’yeux scrutant les hectares du domaine. Cole avait abandonné la calèche de Quincy à une centaine de mètres de là, ne pouvant risquer d’être trahi par le bruit des foulées de la jument. Après avoir pénétré dans le manoir, il s’aventura à pas feutrés dans les escaliers et les corridors. Dans la chambre d’Evie, il réveilla la fillette délicatement et lui intima de ne pas faire le moindre bruit. L’aidant à s’habiller et chausser ses pieds, il ne lui permit pas de s’encombrer d’affaires supplémentaires. Ils s’en iraient avec ce qu’ils avaient sur le dos, rien de plus. La petite fille glissa sa main dans celle du médecin avec une confiance sans faille. Malgré l’heure et le mystère autour de sa personne, elle le savait dénué de mauvaises intentions. Sa mère avait confiance en lui, et même si elle ne l’appelait pas Père, elle devinait la plus puissante des connexions entre eux. Dans le cadre de la porte, se dressant entre eux et le couloir, se détacha la silhouette d’Eleanor. La bougie entre ses mains éclairait faiblement son visage, la flamme faisait danser l’or sur ses traits durs, tirés par la fatigue et les longues heures passées à pleurer sa jeune sœur. Elle découvrit la scène non sans étonnement. “N’essayez pas de m’arrêter, Eleanor, avertissait Cole. J’ai promis à Constance de prendre soin d’elle et c’est ce que je compte faire en l’emmenant loin d’eux.” Elle savait que cela était la meilleure décision, ce que sa sœur voulait et aurait fait elle-même si elle en avait eu l’occasion. Un certain soulagement gonfla son cœur en constatant qu’Elwood était prêt à appliquer cette dernière volonté. “Je ne vais pas vous empêcher de partir, murmura-t-elle tout bas. Je viens avec vous.” Cole resta interdit un court instant. “Mais vous êtes mariée à … - Et comment serais-je supposée rester la femme de celui qui a assassiné ma soeur ?” D’un pas ferme, Eleanor pénétra dans la chambre et referma la porte derrière elle afin que leurs voix ne s’envolent pas jusqu’aux oreilles des habitants dont le sommeil n’était pas la garantie qu’ils ne soient pas entendus. Le médecin recula d’un bond. La fureur de la jeune femme était palpable derrière un masque de dignité. “Comment pourrais-je me lever le matin à ses côtés ? Élever ses enfants ? Vivre sous son toit sans craindre qu’il me réserve le même sort un jour ?” Une vive compassion émouvait Elwood. Il ne s’était pas soucié du sort d’Eleanor depuis la mort de Constance, bien trop absorbé par son propre deuil et son devoir de sauver Evie. Elle semblait si forte, la jeune femme, et cela était le lot de toutes les personnes de son genre ; à paraître aussi solide, nul ne s’enquérissait de les sauver, eux. “Et comment résister, jour après jour, à la tentation de la venger, Cole ? Prendre le même couteau et couper sa gorge de part en part pour le saigner comme le porc qu’il est. Ou de prendre ma propre vie en sachant ce qu’il a fait sans jamais obtenir de lui le moindre signe de regret ?” Il la comprenait. Il avait juré de tuer Brentford des heures durant, s’était imaginé toutes les sévices qu’il lui ferait subir, le moment précis où la vie le quitterait à son tour. Mais cela n’était pas dans sa nature. Il était médecin. Cela n’était pas dans la nature d’Eleanor non plus, il n’en doutait pas. “Je ne vais pas rester ici à les laisser me façonner à leur image et me prendre le peu qu’il me reste désormais. Ce n’est pas une requête, Cole. Je viens avec vous.” Il acquiesça silencieusement. Ils partiraient, tous ensemble.

Seul le son mat de leurs pas précipités tambourinait dans le silence de plomb. Ils dévalaient les grands escaliers du hall jusqu’aux imposantes portes de la bâtisse, derniers mètres entre eux et une autre vie, une nouvelle vie. Jusqu’à ce que la voix de Brentford ne leur glace le sang, les stoppant net dans leur élan. “Eleanor, que faites-vous ?” Le Keynes les surplombait, son ombre projetée sur les marches aussi menaçante que l’homme lui-même. “Cole…” il souffla gravement lorsque son regard croisa finalement celui d’Elwood. Puis il aperçut Evie, dissimulée derrière le médecin, visiblement apeurée, et il comprit la manigance. “Laissez-nous partir, Brentford. Vous ne nous verrez plus jamais.” Le ridicule de la demande fit soupirer le lord avec cynisme. Il dressa l’une de ses mains en direction de son épouse, qui refusa de la prendre en reculant de quelques pas. Qu’importe. La main s’adressa donc finalement à Evie. “Rendez-moi ma nièce. - Elle n’est pas de Peter et vous le savez.” Tout le monde le savait depuis des années, probablement le premier intéressé également, bien qu’il préféra le nier et se voiler la face. Nul ne pouvait être aveugle au point d’ignorer les traits communs entre la fillette et le fameux médecin bien trop proche de l’épouse d’un autre. Mais si tous détournaient le regard, alors ils pouvaient oublier la vérité. “Et même si elle l’était, vous n’en voulez pas. Vous ne l’aimez pas.” Tout comme il n’aimait pas sa propre femme, au point de s’en désintéresser dans la seconde où celle-ci décidait de le quitter au milieu de la nuit. “Qu’en savez-vous ?” il demanda, le coin de la bouche animé par un rictus angoissant tant il paraissait s’amuser de la situation. Il ne doutait pas de sa capacité à la tourner à son avantage. Les choses iraient dans son sens, à la fin, comme cela avait été le cas lors de la réception. Et il s’en sortirait indemne, comme il s’en sortait toujours. Il s’imaginait déjà forger une excuse pour expliquer la présence du cadavre du médecin en bas des escaliers du manoir, excuse dont nul n’aurait cure tant sa présence indignait la famille toute entière et sa disparition la soulagerait. Ni Evie ni Eleanor n’iraient où que ce soit. Elles apprendraient la signification et la valeur du nom qu’elles portaient par la manière forte s’il le fallait. Elles appartenaient à ces murs désormais. “Je le sais parce que vous êtes incapable d’aimer.” reprit Cole. Comme tout le reste de cette famille. Il avait grandi avec eux, vécu avec eux, dépendu d’eux bien assez longtemps pour savoir que toute chaleur et affection leur était étrangère. “Vous possédez les gens et les choses et c’est ce qu’il y a de plus proche de l’amour pour vous parce que l’on vous a tant appris à tuer la moindre émotion dans votre cœur." Ils vivaient pour remplir des chaussures fabriquées pour eux des années avant leur naissance. Trop grandes, trop petites, des ambitions qui ne laissaient aucune place à leurs aspirations et leur personnalités, étouffées dans les exigences, noyées dans les cris, les coups, les menaces. Ils se dissociaient d’eux-mêmes, avec le temps, comme tous les enfants cherchant à survivre. Ils fabriquaient de nouvelles définitions pour les émotions, superficielles et erronées. “Ce n’est pas votre faute. Ça ne l’a jamais été, soufflait Cole avec empathie. Et je ne vous blâme pas pour la mort de Constance.” Malgré toute la sincérité de ses propos, le médecin sentait son cœur accélérer dans sa poitrine. Brentford était sans nul doute l’homme le plus imprévisible qu’il eût jamais connu. Pourtant le visage de celui-ci, jeune en âge mais rendu tellement plus âgé par l’amertume et la cruauté, sembla se détendre et s’adoucir. Son bras retomba le long de son corps dans un mouvement résigné. “Pitié… Laissez-nous partir.” implora Elwood une nouvelle fois. Sans un mot, le Keynes cessa de les retenir dans les escaliers. Il indiqua les portes d’un vague signe de tête. Cole, Evie et Eleanor, fermant la marche, descendirent les marches restantes avec précaution.
Un cri retentit. Lorsqu’il fit volte-face, le médecin découvrit la jeune femme aux prises avec son mari, traînée au sol par le scalp. Et encore une fois, une seconde se suspendit dans le temps tandis que le même reflet, le même éclat rencontra la lueur de la lune. Le cri s’étrangla dans la gorge d’Eleanor, coupée grande ouverte par la lame qui glissait sur sa peau comme dans du beurre. Elle devint aussi pâle en un rien de temps. Sa robe de nuit, elle, s’imbibait du carmin chaud et visqueux qui s’échappait de son corps. Son regard s’éteignit. Dans l’obscurité, la silhouette de Brentford se mouvait avec la rage d’un diable. Juste comme ça, un troisième fantôme s’ajoutait à la large collection de la bâtisse. Cole, malgré un second choc, se força à se détourner de la scène et trouva en lui le courage de prendre Evie dans ses bras et courir. Le Keynes ne les poursuivait pas, pourtant il ne décéléra pas. Une fois à la calèche, le sentiment d’urgence ne quitta pas ses tripes. Et même à des kilomètres du domaine, loin dans les bois en direction d’Ashford, la peur le hantait. La peur qui avait le visage d’Eleanor dans ses derniers instants.

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Appendice 1 : Cinq ans en Egypte

Ils avaient quitté l’Angleterre depuis quelques jours et avaient longé la France et l’Espagne jusqu’au port de Marseille. Après un arrêt à Athènes, puis à Chypre, l’équipage mettait le cap vers Port-Saïd. A chaque fois, le Dr Elwood était fasciné par la quantité de choses à découvrir, à apprendre. En mer, le face à face avec l’étendue d’eau laissait son esprit remonter l'itinéraire jusqu’à Londres et se demander comment allait Constance, s'il lui manquait, si elle songeait à lui autant que lui à elle. A terre, il occupait ses pensées en visites de monuments, imprégnation des cultures locales et apprentissage de quelques mots de chaque langue. Cole appréciait la camaraderie qui régnait au sein du navire mais s’en tenait à l’écart, discret et réservé, comme à son habitude. S’il prenait part aux veillées avec l’équipage, il prononçait rarement plus d’un mot ou deux. Il avait la chance d’occuper une cabine individuelle, bien plus petite que celle du capitaine, mais l’intimité était un privilège dont il fut particulièrement reconnaissant. Bien sûr, il mettait ses talents de médecin à disposition, mais n’eut pas plus grave à soigner que le mal de mer des uns et les gueules de bois des autres. Ils n’étaient plus qu’à quelques heures de Port-Saïd lorsque Cole fut appelé dans la suite du capitaine, où il y était attendu avec le canon d’un pistolet rivé droit sur lui. “Qu’est-ce qu’il se passe ?” demanda Elwood, les deux mains en l’air, le regard inquiet. Ne comprenant pas les intentions du marin, il croyait à un malentendu ou peut-être une mauvaise plaisanterie. Aucune joute, aucun différend ne s’était manifesté entre les deux hommes durant cette semaine de voyage pour expliquer pareil comportement. “Il se passe que j’ai été grassement payé pour que vous ne mettiez jamais les pieds en Egypte. Ni en Angleterre. Et j’ai l’intention d’honorer ma part de cet accord.” La surprise ne traversa pas l’esprit du médecin. Les Keynes avaient visiblement compris la nature de ses sentiments envers Constance et ne comptaient pas laisser Peter souffrir l’humiliation d’un adultère. Cependant, ce qui l’intrigua fut le mystère autour de l'identité de celui ou celle qui avait commandité cet assassinat ; une personne qui outrepassait l’autorité du chef de famille car celui-ci n’aurait jamais permis que la somme qu’il avait investi dans les études de médecine de son bâtard soit gaspillée par une querelle de ce genre et une balle dans la tête. “Vous n’avez pas à faire ça.” dit-il calmement. Il y avait une détresse dans le regard du capitaine, la douleur de son égo foulé. Lui qui avait traversé la Terre plus d’une fois et qui en avait rapporté les récits les plus prodigieux, lui qui avait acquis le prestige par ses seuls efforts et son amour de la mer, comment s’était-il retrouvé sans aucun autre choix que de faire la sale besogne d’une famille sans morale ? “Désolé, mon garçon.” Le cliquetis du chien rabattu par le vieil homme fit frissonner Cole de part en part. Était-ce vraiment ainsi qu’il mourrait ? Abattu aux portes de l’Egypte, son corps jeté à l’eau ? “Capitaine, écoutez-moi. Je vais partir. Déposez-moi à terre et je partirai. Vous pourrez dire aux Keynes que vous m’avez tué, prétendre à tout le monde que j’ai disparu, et je ne retournerai jamais en Angleterre.” Une lueur de soulagement apparut furtivement dans les yeux du marin. Son baroud d’honneur, son tout dernier voyage n’avait pas besoin d’être tâché de sang. Ce n’était pas ainsi qu’il souhaitait faire ses adieux à la mer. “Comment pourrais-je vous croire ?” demanda-t-il, craignant pour sa propre vie si la supercherie était découverte. Lentement, Cole baissa ses bras. “Je n’ai plus rien qui m’attend là-bas.” Constance était mariée, ils ne pourraient jamais être ensemble. A Chilham, il ne sera jamais autre chose que le mari abandonné par son épouse, et le père d’un bébé mort. C’étaient des douleurs qu’il pouvait accepter de laisser derrière lui pour de bon. “Je vous le jure sur ma vie.”

Les Bédouins furent d’abord ses assaillants, puis ses geôliers avant de devenir un peuple de confiance, des amis, et enfin, un nouveau genre de famille. Un groupuscule avait attaqué l’escorte qui guidait Cole de Suez au Caire et celui-ci négocia sa vie en échange de ses connaissances en médecine. Souvent, il entendait les nomades s’étonner de son silence et de sa résilience. Il ne demandait jamais rien de plus que ce qui lui était donné, il ne tenta jamais de s’en aller -où irait-il ?-, si bien qu’on le laissa peu à peu évoluer librement au sein du groupe. Finalement, après une année de voyages dans le Sinaï à leurs côtés, Elwood se vit offrir, en cadeau et gage d’amitié, une femme. Safia était considérée comme trop âgée aux yeux des jeunes hommes en âge de se marier, et le médecin était, pour sa famille, le dernier moyen d’espérer avoir un époux. Pas qu’elle n’en avait la moindre envie, de se marier. Son long célibat était un choix mais la tradition empêchait le peuple de le respecter. La confier à un étranger d’une autre confession était véritablement un geste désespéré de la part de son entourage. L’union désintéressée relevait donc d’un commun accord entre la jeune femme et le médecin, dont le coeur était resté en Angleterre. Il n’y eut pas de cérémonie, mais le groupe se partagea un mouton pour l’occasion et le nouveau couple se vit offrir sa propre tente. Ni Safia ni Cole n’eurent à se plaindre de cette union. Une fois qu’elle lui eut appris à mieux comprendre et parler leur dialecte, Elwood découvrit que la jeune femme était probablement l’une des personnes les plus drôles et vives d’esprit qu’il ait jamais rencontrées. Elle avait les yeux noirs, perçants, un regard direct qui ne tolérait rien d’autre que la plus pure forme d’honnêteté. Et elle disait toujours ce qu’elle pensait, parfois trop, raison pour laquelle aucun homme n’avait voulu d’elle -ni qu’aucun ne fut digne de son intérêt. Elle était énergique et se lassait vite, raison pour laquelle une personnalité comme celle de Cole était bénéfique à ses côtés ; il avait de la tempérance pour deux. Rapidement, le médecin comprit que Safia ne ressentait tout bonnement aucun attrait pour la gent masculine. Ils s’accordèrent à faire croire aux nomades qu’elle était incapable d’enfanter. Les secrets qu’ils partageaient firent naître, au final, une affection qui n’était pas feinte pour les apparences. Tu regardes toujours les étoiles comme si tu faisais bien plus partie d’elles que de nous. lui disait-elle régulièrement. Elle l’appelait son halim, son rêveur. Cole se tournait vers le ciel lorsqu’il pensait à Constance, car la toile sur laquelle se couchaient le jour et la nuit était tout ce qui lui restait en commun avec son amante en Angleterre malgré les kilomètres qui les séparaient. Il avait longuement parlé de la belle blonde à la bédouine, alors elle savait toujours ce qui se trouvait dans sa tête derrière ses yeux tristes. Et en deux ans, ce regard ne l’avait jamais quitté. Tu devrais partir, Cole. lui intima Safia ce soir-là. A chaque fois qu’elle le voyait ainsi, elle avait l’impression de le garder en otage, loin de la vie qu’il souhaitait et méritait.Tu veux que je parte ? il demanda, un sourcil arqué, surpris face à ces mots qu’elle ne lui avait jamais dit. Bien sûr. J’en ai assez de tes manières d’anglais de préparer le thé, ça ne fait aucun sens.Ils échangèrent un regard complice, puis un rire.Et qu’est-ce qu’il t’arriverai, à toi ? Une femme abandonnée par son mari, sans enfants. Elle serait mise à l’écart, rejetée. Mais cela semblait bien peu importer à Safia qui se contenta de hausser les épaules sans perdre son sourire.Oh, tu sais… Pour quelqu’un qui allait mourir vieille fille, je ne vais pas me plaindre. Elle avait pris la décision pour deux, Cole le savait. Il la connaissait bien assez désormais pour savoir que lorsqu’elle s’était mis quelque chose en tête, il était parfaitement vain d’essayer de la faire changer d’avis. Elle ne tolérait aucune contestation. Et puisqu’elle était prête à sacrifier sa place dans le groupe pour qu’il puisse rentrer chez lui, il décida de ne pas lui faire l’affront de se montrer ingrat en  cherchant des arguments pour refuser. “Je n’ai jamais vraiment été un mari pour toi.” fit-il, l’air navré. “Non, mais tu as été un ami.”

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Appendice 2 : Lettre d’Evie

“Maman,

Je me marie demain. Je n’ai jamais autant souhaité que tu sois à mes côtés. Je crois que c’est pour cette raison que, pour la première fois, je ressens le besoin de t’écrire. Cole m’a tout dit à ton sujet. Il a gardé ton souvenir en vie aussi fort qu’il l’a pu, même si au fur et à mesure que je grandissais, les images que j’avais de toi s’effaçaient. Je crois que je me souviens de ton sourire, principalement. Mais désormais, je ne sais plus quel a été le son de ta voix et comment tu prononçais mon nom. Je me demande si Cole, lui, s’en souvient. Il n’a emporté aucune photo de toi, aucun dessin, aucun objet. Néanmoins, à l’entendre parler de toi, alors que plus de dix ans le séparent de la dernière fois qu’il t’a vue, tu es ancrée dans sa mémoire aussi vivement que si vous vous étiez quittés hier. Il te mentionne de moins en moins souvent, j’ai remarqué, mais lorsque cela est le cas, il est impossible de se mettre entre lui et la ferveur et la tendresse avec laquelle son esprit te ramène à la vie. Il m’a raconté vos lectures, vos balades, vos discussions, vos danses, si bien que j’ai toujours espéré trouver une personne qui, à mon tour, m’aimera avec telle passion que ce sentiment défiera la mort.

J’ai grandi dans les Highlands, là où Cole nous a conduits après le soir où nous avons quitté le domaine des Keynes. Je ne me souviens pas des événements et il a toujours dit que cela était pour le mieux. Nous nous sommes installés dans une petite maison en retrait d’un village proche de la mer. Le vent du large ne cesse jamais de souffler et de courber des herbes ici. La maison craque de toutes parts et cela m’a demandé bien du temps avant de parvenir à y dormir. Cole me laissait toujours dormir avec lui. Nous sommes arrivés sans un sou et les débuts n’ont pas été simples. Cole s’est rapidement trouvé une patientèle au sein du village et des bourgs voisins. Il se déplaçait beaucoup, mais les distances ne sont pas les mêmes entre le Kent et les Highlands. Il rentrait une fois la nuit tombée, et je dormais déjà profondément. Il m’a fallu grandir rapidement afin de prendre soin de moi-même et alléger Cole de ce poids. Nous n’étions que tous les deux, des étrangers ne pouvant compter que l’un sur l’autre. Et même si rien n’était facile, nous formions, et formons toujours, une équipe que rien n’a su ébranler. Je suis reconnaissante pour la manière dont j’ai grandi ici, avec lui.

Je ne l’ai jamais appelé Père ou Papa. Quand j’étais petite et que j’avais conscience d’avoir un autre père quelque part, il ne me semblait pas naturel ou correct de le nommer de la sorte. Puis à l’adolescence, il me plaisait juste de l’appeler Cole en croyant le contrarier, et l’habitude est restée. Je crois qu’il n’a jamais osé m’avouer que cela le touchait, au fond, et qu’il préféra prendre sur lui plutôt que de créer un malaise ou de m’imposer le moindre inconfort. Il n’a jamais haussé le ton envers moi. Je crois ne l’avoir jamais vu perdre patience avec qui que ce soit. Il laisse le monde extérieur croire qu’il avait simplement maîtrisé l’art de tout laisser couler sur lui comme sur les plumes d’un canard, mais je crois que les événements passés l’ont surtout rendu détaché, délié de ses émotions. Il n’a jamais cherché à se faire des amis ou à rencontrer quelqu’un, bien qu’il avait le contact facile avec chacun de ses patients. Mon plus grand regret est probablement d’avoir participé à renforcer son sentiment de solitude en lui refusant ce titre de papa.

Bien sûr, nous n’avons jamais eu les moyens de me permettre de faire des études et il s’avère que je n’en ai pas eu l’utilité. J’ai tout appris auprès de Cole. Lorsque les patients se déplaçaient jusqu’à chez nous, je l’assistais. Je crois que j’avais cette vocation dans le sang, maman, tant cela m’est venu naturellement. Il m’a dit tout ce qu’il y avait à savoir à propos des outils, des plantes, et de la manière de parler aux malades -ou plutôt, de les écouter. Nous avons mis au monde des dizaines de bébés et facilité la traversée d’autant de personnes en fin de vie. Il y a quelque chose de fascinant dans l’art de prendre soin des gens, de veiller à leur santé et celle de leurs proches. Quelque chose de gratifiant également, et je comprends que Cole se soit toujours rattaché à ce don de soi tout au long de sa vie tant la satisfaction d’aider son prochain a cette capacité à rendre l’existence plus supportable.

Henry était un patient de Cole. Du moins, c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Il est rapidement devenu un ami pour moi, puis un compagnon et un amant. Je l’aime si fort, maman, il me semble que mon coeur est prêt à exploser dans ma poitrine à chaque fois que mon regard trouve le sien. Il est bâtisseur, il en a les callosités sur les mains. Il est fort, volontaire et honnête. Cole le trouve “simple”, et je ne sais jamais s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose à ses yeux. Il ne le déteste pas en tout cas et ne s’est jamais interposé entre nous. Dix jours après mes dix-huit ans, Henry m’a demandée en mariage et j’ai accepté. C’était une évidence, je n’ai eu aucun doute et je n’en ai toujours pas. Tu peux le comprendre, ça. Quand on sait, on sait. Cole ne parut ni ravi, ni mécontent. Il nous félicita avec cette tristesse dans le regard que je lui connais bien. Henry voulut lui parler, s'assurer de sa bénédiction, mais je lui en ai dissuadée ; je savais que nous l’avions et que sa peine ne nous était pas destinée. J’aurais voulu qu’il soit heureux pour nous, au fond, mais cela fait si longtemps qu’il ne l’a pas été que je commence à croire qu’il cessa d’en être capable lors de notre départ d’Angleterre, tout comme il oublia comment aimer. Oh, il m’aime moi, je le sais, et je sais qu’il veut mon bonheur. Parfois, je crois que cela est la seule chose qui l’anime encore.

Après le mariage, Henry et moi allons quitter l’Ecosse. Il souhaite rejoindre les colonies en Australie où il a eu vent de nombreuses opportunités d’emploi. Il m’a dit que là-bas un homme comme lui pourrait devenir riche tant les villes sortaient encore de terre comme des champignons. La faune y est tout particulièrement hostile, d’après ce que j’ai lu, c’est la seule chose qui m’inquiète. Du reste, je m’enthousiasme d’avance de ce voyage et de commencer notre vie à deux dans ce nouveau pays, d’y construire notre maison et d’y élever nos enfants. Cette aventure sera formidable, je le sais. Cole préfère rester dans les Highlands, il ne peut pas abandonner sa patientèle d’après lui et cela ne me surprend pas de sa part. Cela m’attriste de le laisser seul ici, mais il m’a assurée que je prenais la bonne décision et qu’il m’écrirait. Je sais que toi aussi tu seras avec moi, maman.

Où que j’aille, tu es avec moi.

Evie


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Appendice 3 : Le grand départ

Il était resté sur le port jusqu’à ce que le bateau emportant Evie et son mari ne soit plus qu’un point à l’horizon. Puis il était rentré chez lui, à pied. Aucune distance n’effrayait ses jambes de médecin de campagne. Il eut le temps de voir la nuit tomber, kilomètre après kilomètre. Les étoiles paraissaient plus claires dans les Highlands que dans le Kent.
Le silence de la maison rendait la précédente agitation sur le port presque irréelle. Lorsque Cole ferma la porte derrière lui, le moindre son se tût. Il ne restait plus que les grincements de la maison sous le vent. Il posa son chapeau sur la table, son manteau sur la chaise. Ses tempes poivre et sel ainsi que les rides aux coins de ses yeux témoignaient du temps passé, ses lèvres plus pincées qu’avant, son regard plus dur, plus fatigué aussi. Il était une silhouette se déplaçant en silence, pâle et effacé, plus fantomatique au fur et à mesure des années. Il soupira longuement, à la fois morose et soulagé.
Machinalement, un geste après l’autre, le médecin dénué d’expression s’enquérait d’un linge et d’une chaise. Il noua une extrémité du tissu à une poutre au plafond et vérifia la solidité du tout. Il forma au second nœud à l’autre extrémité, de ceux que les marins lui avaient appris lorsqu’ils étaient en route pour l’Egypte. Sans doute, sans prière, sans larmes, sans peur, Cole passa sa tête dans l’espace du second nœud. Il ferma les yeux tandis qu’il faisait basculer la chaise et laissait désormais ses pieds suspendus en l’air, sa gorge dans le linge. La conscience tranquille, il partait l’esprit en paix et selon ses termes, sachant que chaque minute qui passait éloignait sa fille du danger. Il l’avait protégée, il n’avait vécu que pour cela, et elle était désormais hors d’atteinte de tout mal pouvant encore la menacer. C’était avec la satisfaction de la besogne accomplie qu’il traversait la dernière frontière qui le séparait de celle qu’il aimait. Aucune minute supplémentaire d'existence n’en valait la peine.

Fin

@Joanne Keynes
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