And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
21 août 1888
Le docteur Elwood quittait le manoir tous les lundis à l'aube. A six heures, il se faisait conduire à travers la forêt du Kent jusqu'à Ashford, où il attrapait le premier train de la matinée pour Londres. Il rejoignait Kings Cross en deux heures, et mettait trente minutes supplémentaires pour atteindre Whitechapel. Il était habituellement de retour à Chilham pour un déjeuner sur le tard. Le docteur se levait seul, se préparait seul, mangeait seul, et voyageait seul. Particulièrement respectueux de ses hôtes, il ne faisait aucun bruit, bien que l'écho de ses pas se fasse immédiatement engloutir par la grande bâtisse. On ne devinait ses allers et venues qu'au bruit des cailloux grinçants sous les sabots des chevaux de la voiture qui l'emmenait à la gare, laissant l'étrange sensation qu'un fantôme s'était un instant approprié les lieux. Personne n’avait connaissance de ce qu'il allait faire dans la capitale aussi régulièrement, tout le monde savait que son cabinet se trouvait à Canterbury et qu'il l'avait fermé temporairement pour s'installer au manoir afin de s'occuper quotidiennement d'Augustine, la grand-mère paternelle des héritiers, sombrant jour après jour dans une sénilité morbide. Et à vrai dire, peu sont ceux qui se souciaient des raisons du docteur. Il y avait bien d'autres sujets à penser au manoir, notamment pour cette journée toute particulière. D'ailleurs, personne n'était levé assez tôt pour le voir partir. Sauf cette fois.
Gabe Arbuthnot était posté à la toute petite fenêtre de sa chambre, au dernier étage du manoir. Il avait veillé à ne pas réveiller son compagnon de chambre, Sam, qui avait le sommeil si léger et fragile qu'il devait enrouler un pull autour de ses yeux pour ne pas être titillé par le moindre reflet lumineux à travers ses paupières. Sam s'appelait en réalité Samworth, et Gabe Gabriel, mais seuls les maîtres et le principal majordome avaient le droit de les appeler ainsi. Gabe, donc, bras croisés, scrutait à travers ses paupières plissées la silhouette vêtue d'un grand manteau noir du docteur monter dans la calèche, et tandis que la raison de ces escapades hebdomadaires laissaient tous les servants indifférents, lui ressentit le chatouillis de la curiosité dans le bas de la nuque. Mais il ne saura sûrement jamais ce qu'il se trame entre cette famille glauque et ce médecin étrange. Une fois les chevaux éloignés du domaine, Gabe sauta du tabouret sur lequel il avait pris de la hauteur afin de jeter ce coup d'œil par la fenêtre. Il prit soin d’atterrir en fanfare, les deux pieds heurtant le parquet grinçant avec fracas et faisant trembler les lits de la chambre et des chambres voisines. “Debout Sam et tout le monde ! C'est une nouvelle belle journée d'astiquage qui commence !” il lança avec un entrain démesuré avant de débouler dans le couloir des domestiques, déjà tout habillé depuis longtemps. Il ne put entendre Sam le maudire et ne remarqua même pas que celui-ci avait jeté son oreiller en sa direction à travers la pièce ; il s'écrasa contre la porte déjà fermée dans un grand claquement décomplexé. En revanche, il croisa bel et bien le regard de Thomas Lloyd, le majordome, qui n’a jamais ressenti autre chose pour cet asticot qu'une profonde exaspération.
Brentford en avait pourtant fait son valet tout personnel, dieu seul sait pourquoi. Dans l'univers très conservateur et calculé de l'héritier Keynes, il n'y avait que ce jeune homme qui faisait tâche, et pourtant il semblait en tirer une certaine satisfaction. La monotonie des journées au manoir est l'un des attraits de la vie d'aristocrate lorsque l’on est un tel exemple de la nonchalance britannique comme le Lord, mais d'aucuns pensaient qu'il cherchait dans l'assistance de Gabriel Arbuthnot le pétillement quotidien qu'aucun autre domestique ne saurait lui donner sans l'insupporter. Ils n'étaient pas amis pour autant. À vrai dire, Brentford avait toujours eu très peu d'amis, et si de ce nombre on ôtait ses cousins, celui-ci tomberait à zéro. Ce n'était pas tant son âme solitaire qui lui faisait défaut que son arrogance naturelle. Un trait de caractère dont il avait conscience mais qu'il ne parvenait pas à tempérer ; tous ses efforts étaient de lamentables échecs, les paroles les plus condescendantes et méprisantes lui échappant d'entre les lèvres avant même qu'il ne puisse les empêcher, blessant ainsi chaque âme tentant de l'approcher. Gabriel, lui, était imperméable à l'orgueil de son maître. Rien ne pouvait transpercer son cœur cuirassé. Il respectait à la lettre les rituels du Lord et Brentford lui en était tout reconnaissant. Car oublier un détail, ou en changer d'un jour sur l'autre, l'irritait au plus haut point. Le jeune homme était levé à une heure précise, préparé selon des étapes précises, et mangeait précisément la même chose tous les matins. Même ses frères et sœurs, Paul, Janine, Ethan et Alicia, dans cet ordre de naissance à sa suite, ne comprenaient pas ses manières qui passaient parfois pour du snobisme. Il n’y avait que Charlotte, la femme de chambre de la sœur cadette, pour trouver que cela le rendait sophistiqué. Et ce jour, Charlotte était particulièrement boudeuse.
Toute l’atmosphère du manoir était quelque peu étrange -plus que d'habitude. Une euphorique effervescence teintée d'appréhension mettait une pression supplémentaire sur les épaules des domestiques tandis que les maîtres, d'allure calme mais nerveux, s'inquiétaient du moindre détail tout en s'efforçant de sembler tout autant à leur aise dans leur demeure que tous les autres jours. Cela se ressentait dans le silence qui avait envahi la grande salle à manger dans laquelle ne tintaient que les couverts en argent polis avec grand soin par les bonnes le matin même. On lit le journal, se prenant même de passion pour la rubrique nécrologique -qui a toujours eu son importance, notamment pour les aristocrates qui doivent être informés de la perte de leurs pairs, mais ce jour plus que les autres encore, quoi que l’on n’attendait pas de funeste de nouvelle, bien au contraire, et encore, cela n'était qu'une question de point de vue. En somme, tous les prétextes étaient bons pour ne pas aborder le thème du jour, jusqu'à ce que Brentford ne rejoigne le reste de la famille à table pour déguster son œuf à la coque parfaitement juteux, avec du pain encore chaud, mais pas trop, et un thé à la température idéale, juste assez infusé, peu sucré. Gabe rejoint alors Sam au garde à vous le long du buffet, à côté des femmes s'occupant du service. Il était toujours fasciné par la manière dont elles parvenaient à garder leurs tabliers blancs, et se demandaient à quoi bon avoir un tablier si celui-ci n’était jamais sale. Son esprit était bien trop distrait par ce genre de futilités pour écouter attentivement ce qu'il se disait à table -de toute manière, cela ne le regardait pas.
« À quelle heure doivent-ils tous arriver ? » demande la mère au père Keynes, osant enfin prendre la parole, le menton bien trop haut pour que cela soit naturel. Catherine était une dame élégante en toutes circonstances, presque trop parée pour des occasions n’en aspirant pas la nécessité, et cela n'allait certainement pas déranger son époux qui voyait en elle le parfait étalage de leurs richesses. Elle était sa cousine au second degré, et quiconque posait les yeux sur ce couple trop bien assorti ressentait un malaise irrépressible à force de constater qu'à la similitude de leurs sourcils, leur menton, leur cou et leurs oreilles, ces deux-là pourraient être frère et sœur. C'était l'une des principales raisons qui nourrissaient les regards en biais qui se posaient sur le domaine lorsqu'une calèche traversait la forêt en passant près du manoir. Christian Keynes n’avait cure de ce genre de bruits de basse-cour. Le chef de famille était le genre d'homme aigri trop tôt, lassé trop tôt, et dont le visage, à l'instar de ses passions disparues, vieillissait trop tôt. Les rides marquaient les moindres de ses traits, le rendant sec, dur et sévère. Il ne souriait pas, ou peu, et les rares occasions de soutirer un peu de jovialité de ce regard froid était de lui mettre un verre de whisky entre les doigts. Pourtant, le cinquantenaire se définissait comme un homme heureux, et à voir sa demeure, son épouse, la beauté de leurs enfants, et leur compte en banque, difficile d'en douter. Brentford était le préféré, l’aîné, et celui qui lui ressemblait le plus. A contrario, Paul, Janine, Ethan et Alicia avaient chacun un niveau d’affection de la part de leurs parents allant décrescendo. A croire que chaque enfant leur avait soutiré de la vitalité et de la tendresse qui n’ira pas au prochain, jusqu’à rupture de stock. De même, si l’aîné était le portrait craché de son père, la cadette, Alicia, était le parfait antagoniste de cette famille. « A treize heures », répondit donc Christopher à son épouse en découpant solennellement son morceau de lard frit. « J’espère que notre bon docteur sera de retour d’ici là, il faudra lever et préparer Mère afin qu’elle puisse les accueillir également. » Augustine, à l’étage, déjeunait en compagnie de sa femme de chambre, sans quitter son lit. On préparait toutes les autres suites ; les lits furent dressés avec soin et les salles de bain récurées, on aéra, on parfuma, on veilla à ce que les tableaux soient droits. En cuisine, il semblait faire plus chaud que jamais. Trois fois plus de nourriture que d’usage au manoir devait être préparé pour le repas de ce midi, et cela demande de s’y prendre le plus tôt possible. De nombreuses entrées et plats sont cocottés par des cuisinières trop peu nombreuses pour l’ampleur de la tâche. Quant aux pâtisseries, elles proviendront d’un excellent artisan d’Ashford, qui priait à ce moment-là que les religieuses ne s’effondreront pas, que les crèmes ne couleront pas, et que les nappages au chocolat de fondront pas sur le chemin de forêt et ruineraient leur réputation auprès de famille aussi illustre.
Tous ces préparatifs étaient en prévision de la quinzaine de personnes attendues au domaine. De la famille uniquement, et quelques domestiques les accompagnants. Et, parmi eux, la future fiancée de Brentford. Celle qui fut choisie pour lui. Il ne la connaît pas, elle ne l’a jamais vu. Mais cela est d’usage, dans un monde sans amour. Ils se rencontreront, et feront en sorte de s’aimer, au moins assez pour vivre jusqu’à la fin de leurs jours ensemble. La branche française des Keynes faisait le déplacement depuis Paris, là où le jeune frère du Lord s’était installé avec sa femme il y a trente ans. Proches, les visites de l’un chez l’autre furent régulières et conviviales. La famille issue de leur petite sœur leur vient de l’autre bout du globe. « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous voulez me marier à une américaine. » se permit d’objecter le futur époux, même si son avis n’importait pas à qui que ce soit autour de cette table, et que tous firent comme s’ils ne l’avaient pas entendu. Américaine. Dans la bouche du jeune héritier, cela sonnait comme une insulte, une disgrâce. Il avait été élevé à mépriser ces personnes, ces dissidents, et voilà qu’il était question de s’unir à l’une d’entre eux pour toujours. Il apparaissait alors clairement à Brentford qu’il finirait par accompagner le docteur Elwood à Whitechapel de temps en temps.
Lorsque celui-ci revint de son escapade londonienne, le manoir grouillait d’anglais de France et d’Amérique qui s’installaient dans la salle de réception aménagée pour l’occasion, autour d’une table particulièrement faste. Cole, de son prénom, ne fut pas intimité par la légion d’aristocrates qui ne remarquaient que son retard et ses chaussures crottées ; il avait déjà donné des conférences devant bien plus de monde que cela, et avait fait face à des regards plus critiques que ceux-ci. Il se contentera d’une révérence. « Eh bien, on ne vous attendait plus ! » lança Christopher depuis l’une des extrémités de la table, sa voix forte faisant vibrer les verres en cristal. « Allez chercher Mère. » Sans un mot, Cole confia son couvre-chef et son manteau à un domestique et s’éclipsa.
give me your love and physical affection, give me the worst of you to hold
L'océan. De l'eau salée qui s'étendait à des kilomètres devant eux, et aucune terre en vue. Eleanor appréciait rester sur le pont malgré tout, à regarder le paysage bien qu'il ne semblait pas changer au fil des heures. Quelques mèches de ses boucles blondes qui formaient un chignon s'étaient échappées de ses épingles avec le vent constant qu'il y avait à l'extérieur. L'Angleterre. Elle savait qu'elle y avait déjà été durant son enfance mais elle n'avait plus vraiment de souvenirs à ce sujet. La jeune femme était à bord du SS Great Britain. Elle n'y connaissait pas grand en navigation mais elle se prit de passion pour ce bateau. Elle en admirait tous les détails, adorait regarder les marins larguer les voiles ou s'occuper tout simplement de l'entretien journalier de cette grande dame. Ainsi, elle ne voyait pas le temps passer et elle ne pensait pas à son mariage en devenir. Difficile d'ignorer sa beauté. Son teint pâle, ses yeux d'amande, ses lèvres naturellement roses. Ceux-ci semblaient toujours sourire. Appuyée contre la rambarde, elle regardait les couleurs du ciel changer au fil des heures. Un spectacle dont elle ne se lassait pas. Enfin d'après-midi, elle rejoignit sa cabine pour boire un peu de thé. Sa petite soeur s'y trouvait, plongée dans un roman. "Ma chère Constance, tu devrais sortir un peu la tête de tes livres et venir de profiter de l'extérieur. Il fait un temps radieux." La benjamine leva enfin les yeux pour lancer un regard amusée à sa grande soeur. "Le paysage est le même tous les jours depuis le début de notre voyage." "Détrompe-toi." Elle déposa enfin son livre sur la table pour rejoindre Eleanor pour le thé. "Viens voir le coucher de soleil avec moi après, Constance. Je suis certaine que tu vas adorer." Elle finit par accepter. Les deux soeurs s'entendaient toujours à merveille. Elles étaient quasi indissociables et il était évident pour Eleanor qu'elle soit accompagnée pour son mariage, avec cet homme qu'elle ne connaissait absolument pas. Contrairement à l'aînée, Constance était beaucoup plus discrète, peut-être même effacée par l'esprit vif et solaire d'Eleanor.L'on ne pouvait pas dire qu'elle était moins belle, loin de là, mais elle était beaucoup plus effacée comparé à la prestance de l'aînée. Les soeurs Dashwood avaient une certaine réputation dans leur ville natale, Boston. "Il n'y aura plus vraiment de crépuscule à admirer, si tu restes là-bas." dit Constance d'un ton songeur, son regard se perdant à l'horizon. "Il paraît que le temps y est toujours bien maussade." "Mais il semblerait que le domaine soit particulièrement beau." répondit Eleanor avec un sourire. "Avec un peu de chance, Père te trouvera un fiancé anglais et tu n'auras pas à retourner à Boston." ajouta-t-elle quelques minutes plus tard. Inséparables jusque là, les deux soeurs devaient prendre en considération le fait qu'elles puissent être séparées après ce mariage. Tout dépendait à qui Constance était promise. Et Dieu sait combien Peter Dashwood était un homme malin est intelligent. Gentlemen maîtrisant parfaitement les chiffres, il avait étudié à l'université de Boston et était devenu par la suite directeur de banque. Sa compagnie avait bien investi dans le développement des chemins de fer en Amérique. C'était un véritable jackpot pour sa banque, cette dernière était devenu l'un des piliers de la ville. Ainsi, il pouvait garantir la pérennité de son entreprise et un mode de vie plus qu'honorable à sa famille. Ce n'était pas que par leur beauté que les filles Dashwood étaient réputées. Et Peter n'allait certainement pas se faire berner par n'importe quel gentilhomme en quête de richesse. Quoi de mieux qu'un fils de Lord ? Qu'importe si l'Atlantique les sépare, il estimait être en droit d'avoir beaucoup d'exigences quant aux futurs époux de ses filles. Peter avait fait de nombreuses recherches, pour finalement envoyer plusieurs lettres à Lord Keynes, avec qui il s'était rapproché depuis de nombreuses années. Ils étaient devenus amis, et Peter avait fait quelques voyages pour lui rendre visite, parler affaires et mariage. Durant ces visites, il n'avait jamais emmené ses filles, les laissant sous la surveillance de sa soeur durant ces longs périples. Il n'y avait donc aucun lien de parenté avec la famille Keynes, quoi que depuis que Peter avait fait connaissance avec le Lord, ce dernier lui avait transmis qu'il avait de la famille vivant également en Amérique. Le famille Dashwood était ainsi devenue amie avec cette prestigieuse lignée de nobles anglais.
Une fois arrivées à Londres, les soeurs Dashwood avaient passé une nuit à l'hôtel afin de se reposer avant la réception. Elles étaient venues avec une toute petite poignée de domestiques -le strict minimum, dirait-on- de quoi les aider à porter leurs affaires, à les habiller, à faire du rangement.Un long bain était de rigueur avant de se mettre en beauté. Leur père les avait également accompagné pour ce voyage, mais celui-ci était resté cloîtré dans sa cabine durant tout le voyage, ayant une sainte horreur des voyages en mer. Il attendait ses filles dans le hall de l'hôtel, bien heureux d'être à nouveau sur la terre ferme. Eleanor s'était vêtue de sa plus plus belle robe, de sa plus belle parure. Elle était d'une beauté déconcertante. Constance, bien que ses vêtements correspondaient aux exigences d'un tel événement, était plus simple. Ses bijoux étaient plus discrets. C'était sa soeur qui devait briller, ce jour-là, pas elle. "Vous êtes magnifiques." leur dit-il d'un air bienveillant, particulièrement fier d'avoir deux filles si belles et ne manquant pas d'esprit. Il aimait la prestance de l'une tout comme la discrétion de l'autre. Il était temps d'y aller. Eleanor avait serré son corset un peu plus que d'habitude. Le trajet fut bien silencieux. L'aîné commençait à devenir quelque peu nerveuse. Elle allait rencontrer l'homme qu'elle allait épousait. Ils n'avaient jamais échangé un mot, ils ne s'étaient jamais vus, et voilà qu'elle allait avoir la bague au doigt d'ici peu. Constance devina sa soeur peu serein et elle lui prit discrètement la main pour la rassurer. L'aînée lui sourit. "Tu as vraiment les mêmes yeux que notre mère. Ils étaient vraiment bleus comme les tiens." Une phrase qu'Eleanor lui répétait couramment. Constance n'avait pas de souvenirs de sa mère, elle était décédée lorsqu'elle avait cinq ans. "Elle aurait été fière de vous." dit alors leur père avec un rictus bien nostalgique. Ils arrivèrent dans le domaine dans lequel ils étaient conviés. A l'entrée, on les aida à se débarrasser des manteaux, chapeaux et couvre-chef avant de rejoindre la réception. Les salutations étaient de rigueur, ainsi que les présentations. Constance était particulièrement discrète. Sa soeur était bien plus loquace qu'elle de manière générale. Tous les convives furent ensuite invités à s'installer à table, afin de pouvoir commencer. La voix forte de Christopher fit sursauter la benjamine, se demandant bien à qui il pouvait s'adresser. Eleanor était installée aux côtés de son promis, le dénommé Brentford, et Constance était à côté de son père. On ne discutait pas trop fort, chaque geste était distingué. "Et comment vont les affaires, Mr. Dashwood ?" demanda Christopher de sa voix forte. "Fort bien. Les chemins de fer continuent leur essor dans le pays, et de plus en plus d'entreprises continuent de compter sur nos services." Christopher acquiesça d'un signe de tête. "Nous trinquerons à la pérennité de votre banque également." Seulement, l'hôte semblait tenir à ce que tout le monde soit à table avant de boire à quoi que ce soit. "Et comment s'est déroulé le voyage ? On m'a dit qu'il ne fallait plus que deux semaines pour traverser l'Atlantique, c'est admirable." "Deux semaines, oui. Mais nous avons eu de la chance avec le temps, qui était particulièrement clément. Eleanor et Constance passaient le plus clair de leur temps sur le pont." "Et vous ?" "Hélas, je trouve bien plus mes aises dans les trains plutôt que dans de tels navires." répondit Peter avec un rire amusé.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Afin de ne pas gâcher le bon travail des domestiques dans les étages, arrivé face à l'un des grands escaliers aux marches couvertes d'un long tapis pourpre, à l'abri des regards, le docteur ôta ses chaussures, qu'il admettait lui-même être dans un piteux état, et les prit à la main avant d'entamer son ascension. Il grimpa les marches deux à deux avec la furtivité d'un courant d'air, si bien que lorsqu'il tomba sur l'une des bonnes sortant tout juste d'une chambre les bras chargés de literie, celle-ci sursauta vivement, et il s'excusa dans un souffle. Il rejoignit tout d'abord sa propre chambre, au second étage, souhaitant se changer et adopter une allure plus en corrélation avec l'événement accueilli au sein du manoir avant de se présenter devant la maîtresse des lieux et les invités. Elwood avait peu de possessions, et de ce fait, peu de vêtements. Cela n'était pas tant un problème d'argent, car sa place auprès des Keynes était particulièrement bien payée pour un homme nourri et logé, mais plutôt par manque de considération pour ses propres besoins. Aussi n'avait-il que trois ou quatre costumes en tout, dont deux noirs, qu'il faisait nettoyer très régulièrement, deux paires de chaussures, noires, dont celle qu'il tenait à la main, et une paire de bottes, fort utile dans cette campagne les jours de pluie. Il n’avait qu'un chapeau et qu'un manteau, tout aussi sombres, qu'il portait été comme hiver, sans se soucier des températures extérieures. Il était robuste, et indifférent au froid comme aux fortes chaleurs. Face à cet éventail de possibilités particulièrement réduit, Cole fit au mieux en peu de temps. Puis il redescendit d'un étage afin de rejoindre la chambre de sa patiente. Ses jointures tapèrent doucement sur la porte, qu'il ouvrit avec autant de délicatesse. Il fut surpris de trouver les rideaux tirés, la pièce plongée dans le noir, et dans une forte odeur d'excréments. Le message consistant à dire à la vieille femme qu'il est temps de les quitter ne saurait être plus clair, aussi ce constat brisa le coeur du médecin. "Augustine, c'est le docteur Elwood." murmura-t-il en s'aventurant dans cette antre. Il ouvrit juste assez les rideaux pour y voir quelque chose et s'éviter des rencontres douloureuses avec des coins de meubles, sans pour autant aveugler la dame. "Qui ça ?" Il ne s'offusquait jamais lorsque Augustine ne le reconnaissait pas. Après tout, elle ne reconnaissait ses propres petits enfants spontanément qu'une fois de temps en temps, alors un homme venant d'entrer dans sa vie ne risquait pas de la marquer plus que sa famille, même s'ils passaient toutes leurs journées ensemble. "Le médecin qui s'occupe de vous. Nous nous voyons tous les jours depuis deux ans." Elle le dévisagea avec un air mauvais, mais avec plus d'inquiétude et de peur que de méchanceté. Et cette crainte est un sentiment terrible pour une femme comme la Lady, elle qui fût toujours si forte. Elle était, désormais, ce qui existe de plus vulnérable. "Je ne vous connais pas. Sortez." ordonna-t-elle, le menton rentré formant encore plus de rides sur son cou fripé, le regard hagard. Et comme à chaque fois que le scénario se répétait, Elwood s'assit sur le bord du lit et lui prit une main. Il lui adressa ce sourire rassurant, et le regard d'un ami. "C'est Cole, Lady Keynes." répéta-t-il avec un timbre chaud, enrobant, comme une étreinte. Cela ne fonctionnait pas certains mauvais jours, et il se surprit à espérer de toutes ses forces que jour n’en soit pas un, afin de ne pas souffrir des remarques acerbes de son fils lorsqu'il reviendra dans la salle de réception les mains vides. Ce n’était pas un mauvais jour. Progressivement, le regard de la vieille femme retrouva cet éclat de lucidité qui lui manquait. Sa main serra celle de Cole. "Vous avez belle allure aujourd'hui." lui intima-t-elle avec la malice d'une jeune demoiselle. "Merci." Le plus dur ainsi accompli, ne restait qu'au docteur que le plus pénible. Car s'il était parfois lassant de tenter de redonner un peu de sa mémoire à Augustine, cela n'avait rien de compliqué en soi et ne nécessitait que de la patience, ce dont il ne manquait pas, tandis que mettre sa patiente debout, la changer et l’habiller allait lui demander une bonne dose de courage et d'agilité. "Quelle heure est-il ? Je meurs de faim. Pouvez-vous me faire apporter mon petit-déjeuner ?" Le coeur d’Elwood stoppa net ; son regard trouva instantanément le plateau qui lui avait été apporté ce matin, comportant un thé froid et trop amer, des toasts minimalistes, et ce qu'il reconnut être des restes de pudding de la veille. Et personne ne s'était assuré que la maîtresse de maison mangeat. L'homme serra les dents et ressentit une émotion rare en son fort intérieur ; une vive colère à l'encontre de ce total irrespect vis-à-vis de la fin de vie d'une dame parfaitement honorable. Il inspira, expira, et ravala ses envies de dire le fond de sa pensée à Christopher. "Il est un peu plus de treize heures. Toute la famille est réunie et vous attend pour déjeuner. Nous accueillons la fiancée de Brentford aujourd'hui." expliqua-t-il donc en s'assurant de la propreté de sa patiente. Celle-ci réalisa d'une manière presque trop vive que ce que l'on pourrait lui souhaiter dans sa condition qu'elle avait été laissée à l'abandon toute la matinée. "Seigneur."
Une fois apprêtée, Cole ayant fait au mieux de son savoir masculin en matière de mode féminine pour pareille occasion, Augustine passa son bras dans le sien et entreprit la difficile descente des escaliers. Et le médecin se dit alors que cela prendra le temps que cela prendra, qu'ils attendront, tous. "Je n'arrive pas à croire que vous soyez meilleur gentleman que tous les hommes de ma propre famille réunis." souffla la Lady à son ami avec un petit rire supposé masquer la blessure infligée par ceux supposés lui être les plus proches au monde. Ceux qui devraient prendre soin d'elle. Une blessure qui sera oubliée demain, ou dans quelques minutes.
Ils retrouvèrent les invités dans la grande salle à manger et s'installèrent à leurs places attitrées, juste à côté du frère cadet de leur hôte, Kenneth, qui adressa un maigre sourire relativement affectueux à sa génitrice. Personne d’autre ne sembla les remarquer. Christopher était en grande conversation avec son ami, trop absorbé par ces histoires de trains qu'il en oubliait sa propre mère, ou du moins, pensait qu'elle pouvait attendre la fin de ces futilités. De même, il ignorait presque sa sœur, Elizabeth, si bien que l’ambiance était particulièrement froide et austère, à peine réchauffée par l'apparent enthousiasme des deux businessmen dont les paroles étaient l'unique animation de la table plongée dans le malaise. Brentford avait rapidement compris les aspirations de son père alors que celui-ci s'était toujours refusé à le mettre dans la confidence ; ce genre d'union fait grandir le prestige des deux familles d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Le jeune homme se sentit alors gonflé par la fierté de participer à tel projet, et, le torse bombé comme un coq, adressa un regard se voulant complice à sa fiancée fraîchement rencontrée, l'air de dire qu'ensemble ils iront conquérir le monde. Gabe, observant la scène sur le côté, tapa dans l'épaule de Sam et fit une discrète imitation comique de son maître, cela dit pour effet de les faire pouffer de rire tous deux. Le majordome les aperçut et, se retenant de les prendre par le col impeccablement repassé de leurs chemises, les envoya faire des pitres en cuisine. Enfin, Christopher s'intéressa à Augustine -mais seulement après avoir enfin accordé aux serveuses le droit d'apporter les entrées, pour le plus grand bonheur des cuisinières qui frôlaient peu à peu la crise de nerfs à l'idée d'envoyer des plats de plus en plus froids. “Comment vous portez-vous aujourd'hui Mère ?” demanda-t-il avec un air de prince. Les lèvres du docteur brûlaient. Il demeura silencieux. “Très bien.” Cette réponse lui suffit.
On servit tout le monde en vin. Une cuvée de premier choix sélectionné par Thomas pour aller de paire avec l'entrée. Et sachant la sensibilité française pour le vin, ce qui lui tient à coeur de respecter en la présence de ces Keynes mi-anglais mi-parisiens, il avait également choisi un vin différent pour le plat, le fromage, et le dessert. Les verres en cristal pleins, Christopher se leva et invita Peter à faire de même. Leur petit discours consista uniquement à s'auto congratuler pour cette affaire rondement menée qu'est ce mariage arrangé, et à trinquer à la santé des futurs époux. Ils évoquèrent la grande réception qui aura lieu le lendemain soir et à laquelle toute l'aristocratie de Londres et du Kent fut conviée pour célébrer cette union avant le mariage, la semaine prochaine. Tous surent parfaitement feindre une joie sincère et applaudirent avec entrain. Cela fait, la table s'anima réellement de conversation allant d'un bout à l'autre de la salle. “Une américaine…” grommela Augustine tout bas, sans véritablement oser critiquer les plans de son fils. Néanmoins, son regard désapprobateur scrutait et jugeait Eleanor Dashwood avec mépris. Celui de Cole, bienveillant, lui souhaitait bien du courage. Intégrer la famille Keynes n'est pas le cadeau qu'il paraît.
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Silencieuse, Constance n'écoutait que d'une oreille la conversation de son père avec leur hôte. C'était des affaires d'hommes, l'on ne parlait que de femmes lorsqu'il y avait un mariage et un certain bénéfice issu de cette union. Peter planchait déjà depuis quelques temps à trouver un homme jeune, ne manquant pas d'esprit et doté d'une belle bourse pour y marier sa seconde fille. Il ne comptait certainement pas négliger la plus jeune, loin de là. Il n'y avait pas de favoritisme dans cette fille, il y avait même une belle harmonie régnante qui faisait leur force. Peter avait toujours tenu à ne pas ramener le travail à la maison. Ils trouvaient matière à s'occuper autrement, et retournait à son bureau une fois qu'elles étaient au lit ou qu'elles s'occupaient autrement. Une promesse qu'il avait fait à sa femme, et envers qui il restait éternellement fidèle bien que les débuts furent loin d'être glorieux. La cadette avait remarqué le jeune homme qui se moquait ouvertement de Brentford. Lui et son acolyte furent rapidement expulsés de la salle où se trouvaient les convives afin qu'ils ne les perturbent plus. Tous les hôtes furent servis en vin, un différent pour chaque plat qui était servi par la suite. Brentford était absorbé par la discussion des deux seniors, et commença alors à arborer ce sourire particulièrement fier. Il échangeait désormais quelques sourires à Eleanor, qui se laissaient volontiers charmée sans pour autant être naïve et se laisser berner dès le premier regard. Aucune des filles Dashwood n'était idiote, Peter s'était assurée à ce qu'elles ne se fassent pas avoir aisément. Il les voulait malignes, tout comme l'avait été leur mère. La doyenne de la maison les avait rejoint avec le médecin. Suite à quoi, les entrées furent servis. Eleanor commençait à échanger quelques mots avec son futur époux tout en dégustant le premier plat. Elle échangeait quelques regards avec sa soeur, qui elle, demeurait parfaitement silencieuse, plutôt concentrée sur ce qu'elle mangeait, elle ne cherchait pas vraiment faire la conversation avec qui que ce soit. L'aînée la savait timide, tout comme elle savait qu'elle n'était pas vraiment à l'aise dans ce pays, dans ce domaine. Eleanor ne se laissait certainement pas impressionnée par le regard mauvais que lui lançait Augustine. Au contraire, elle lui rendit même un sourire. Nombre d'anglais trouvait les Américains comme impurs, alors qu'ils ne sont que la descendance de colons bien anglais. Ces à priori leur passaient par-dessus. Les Dashwood les ignoraient parfaitement. Eleanor appréciait le regard compatissant de Cole et lui rendit un sourire ravi. "Vous rêvassez, ma chère." dit Peter tout bas à la plus jeune de ses filles. Constance le regarda et lui rendit son sourire. "Cela vous conviendrait-il si je vous disais que je rêvassais de trains et de banque ?" répondit-elle à son père d'un sourire. "Je saurai que c'est faux." répondit-il en riant bas, avant de reprendre la conversation avec Christopher. "Ne vous en faites pas. Lady Keynes ne nous aime pas beaucoup non plus, bien que nous soyons de la famille. Attendez-vous à ce que votre soeur ait d'autres regards comme celui-ci." dit tout bas l'un des cousins américains Keynes, installé juste à côté de Constance. Celle-ci lui sourit en toute politesse. "Ce n'est pas ce qui nous effraie. Nous nous y attentions." lui assura-t-elle tout bas. Les assiettes de l'entrée furent débarrasser, les verres de vin rincer pour éviter de mélanger les différents vins qui étaient choisis avec soin. Les conversations allaient bon train alors que le plat chaud était en train d'être servi. "Nous vous avons préparé des chambres à l'étage pour chacun d'entre vous, j'espère qu'elles vous conviendront." dit Christopher en regardant son verre de vin se remplir par un domestique. "Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'en faire part. Et je vous présenterai à mes amis à la réception demain, peut-être y trouverez-vous un gentilhomme pour marier votre seconde fille. Nos familles n'en seront que plus liés." ajouta-t-il en regardant Constance avec attention. Celle-ci lui rendit un vague sourire. Peter rit avec Christopher en coeur. "Pourquoi pas, oui." On commençait à manger le plat principal. Eleanor semblait bien discuter avec Brentford. Parfois, Constance la regardait, contente que le Keynes ne l'ignorait pas totalement. Elle espérait qu'elle soit heureuse avec lui, qu'il soit un époux aimant. Elle regardait aussi le médecin, qui était également bien silencieux, et échangea avec lui un vague sourire lorsque son regard se posait sur elle. A se demander ce qu'il faisait là.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
« Qu'est-il prévu pour nos domestiques ? » renchérit Elizabeth à propos de l'organisation du manoir afin d'accueillir tout ce beau monde pour les prochaines semaines. On sentit qu'un vent froid, perceptible uniquement par les frères Keynes, leur dit hérisser le poil à la simple entente de cette voix. L'un l’ignora, l’autre s'éclaircit la voix et répondit en n’ayant d'attention que pour son plat ; « Les nôtres se serreront un peu. Nous avons installé un lit supplémentaire par chambre au dernier étage. » Bien entendu, aucun d'entre eux n'était d'accord avec cette mesure, mais nul n’avait son avis à donner sur la question et encore moins le choix. Les petites chambres, déjà exiguës pour deux personnes et un lavabo, compteront un habitant supplémentaire. Et il faudra se lever encore plus tôt pour espérer avoir accès à la salle d'eau commune avant d'être mis en retard par une attente plus conséquente à l'entrée. Des jours pénibles s'annonçaient. « T'entends ça ? Ils nous prennent vraiment pour des rats. » s’indigna Gabe qui espionnait le repas depuis un trou de serrure. Les serveuses qui tentaient d'emprunter cette porte étaient bien gênées par l'inopportun, soufflaient, le bousculaient, mais le message ne passait pas. C'est donc l’intendante qui se dressa derrière lui et le tira hors du passage, jusqu'aux cuisines à nouveau, râlant en chemin ; « Des rats n'auraient pas accès à une aussi bonne nourriture, Aburthnot. Sois un peu reconnaissant pour ce que tu as. » Le jeune homme fit une grimace et croisa les bras sur son torse, boudeur. Il n’y eut que le passage de Charlotte pour lui arracher un sourire.
À table, Brentford se montrait sous son meilleur jour et à la surprise générale, il se comportait bien. Jusqu'à présent, sa promise ne paraissait ni dégoûtée, ni révoltée par le Lord et ses paroles maladroites. Il faut dire qu’Eleanor était à son goût. Pour une américaine, elle paraissait respectable et même digne d'attention. Il aimait ses boucles blondes et ce sourire discret et poli qui animait le coin d'une belle bouche. Il aimait ses mains, et Brentford accordait beaucoup d'importance aux mains. Elles sont, à ses yeux, le reflet le plus traître d'une personne. Des ongles trop longs, ou arrachés, des cuticules peu soignés, des blessures, des rougeurs, mais aussi les petites manies, les agitations inconscientes, suffisent à montrer ce qu'il se passe dans le fort intérieur d'un homme ou d'une femme. En somme, il appréciait la femme que son père avait choisi pour lui et qui, sans même l'avoir rencontrée auparavant, était peut-être faite pour lui. « Nous avons une semaine pour faire connaissance avant le mariage, puis nous aurons toute la vie pour apprendre à nous connaître. Néanmoins, j'aimerais que nous profitions de ces quelques jours pour essayer de tisser ce lien. Je vous montrerai le domaine et tout ce qu'il y a à voir ici. J'espère que vous vous sentirez chez vous. » Quiconque savait l’habituelle ressemblance entre le fils et le père pouvait être dérouté par la douceur dont Brentford faisait preuve. L’on pouvait se demander s'il y avait anguille sous roche, ou si, fut un jour fort lointain, Christopher, rencontrant son épouse pour la première fois, il fut aussi attentif envers elle que son fils envers sa fiancée. Un mystère dont seul Catherine, attendrie par la visible entente entre les futurs époux, avait la réponse.
Kenneth s’était tourné vers l’inconnu qui assistait sa mère dans son repas. Ces couverts étaient devenus trop lourds pour ce qu'il lui reste de force, et même si sa fierté de Lady la poussait à en faire le maximum seule, lorsque son couteau lui tombait des doigts, c'était Cole qui le lui remettait instantanément dans la main avec un sourire rassurant. Qu'elle ne prête pas attention à ceux qui lui adressent un regard de travers après avoir sursauté à cause du choc de l'argenterie sur la porcelaine. « Je ne me souviens pas de vous avoir vu au domaine la dernière fois que je suis venu rendre visite à mon frère. » remarqua Kenneth, exigeant implicitement des présentations. Les affaires avaient retenu le Keynes en France depuis plus de deux ans, mais cela n'était pas un signe de désintérêt pour la famille de son frère aîné, et il souhaitait en savoir plus sur le nouvel habitant sous ce toit qui l'avait vu grandir, auprès de cette femme qui l’a mis au monde. « En effet. Je suis le docteur Elwood. Je m'occupe de votre mère au manoir depuis deux ans. Votre frère a demandé à ce que je demeure auprès d'elle à temps plein. » « Docteur en quoi ? » demanda le Lord, visiblement dubitatif. Cette drôle d'époque de progrès était aussi une époque de charlatans, d'avènement de thérapies alternatives et de sciences occultes, et quiconque se disait docteur pouvait être un hurluberlu pensant pouvoir guérir une angine de poitrine grâce au pouvoir des étoiles. Aussi Cole ne mentionnait-il jamais son attrait pour les constellations ou les cartes de tarot afin que sa crédibilité ne s’évapore pas dans la seconde. « Je suis médecin. » Et c'était la vérité. Un simple médecin de campagne avec des études modestes qui lui avaient valu un endettement conséquent, mais un médecin bon dans ce qu'il faisait et qui s’oubliait parfois pour des patients. « Ma mère ne m'a pas l'air d'avoir particulièrement besoin de soins. » se moqua alors Kenneth en montrant à quel point Augustine paraissait simplement vieille, et non pas malade -ce que Elwood ne différenciait pas mais il comprenait ceux qui faisaient la distinction. « C'est que je fais bien mon travail alors. » rétorqua-t-il avec un sourire. La Lady lui tira légèrement la manche pour attirer son attention et se pencha à son oreille. Un peu honteuse, elle demanda ; « Cole, rappelez-moi laquelle de ces jeunes femmes est la fiancée de Brentford ? » Il eut un pincement au coeur ; elle avait déjà oublié. Il se consola avec l'idée qu'en revanche elle avait reconnu son petit fils. Il lui indiqua la demoiselle en question, précisant son nom, celui de sa soeur, de leur père, et tout le chemin qu'ils avaient effectué jusqu'ici. « Américaine... » grommela la vieille femme à nouveau en portant son vin à sa bouche dans un geste maladroit, supervisé par le médecin. « Vous avez la rancoeur tenace Augustine. » s'amusa-t-il.
Les plats étaient dressés dans un service blanc orné d'un bord doré. Les assiettes, les saucières, tout était accordé. La disposition de chaque élément était calculée, l'espace entre les couverts était régulier, parfait. Le goût était bien sûr au rendez-vous, mais c'était l’allure de la table qui ravissait Brentford. Et, même s'il ne l'avouera pas, être entouré de sa famille au grand complet lui réchauffait le coeur. Il présentait que la présence de sa fiancée allait ajouter quelque chose à sa vie, quelque chose qui manquait, mais il ne savait quoi. En tout cas, ses attentes étaient hautes, tout comme ses exigences. Il plaçait beaucoup d'espoirs dans cette union, au moins autant que son père. Il poursuivait ses efforts en matière de communication auprès de sa promise lorsque les assiettes, vidées, furent emportées par les domestiques. « Est-ce que vous appréciez la chasse ? Père et moi nous rendons régulièrement dans les bois pour chasser le gibier d’eau et le lièvre. » Parce que c'est ce que les Lords font. « Nous n’utilisons plus que des fusils pour les abattre, car cela est bien plus efficace et moins cruel, mais cela n’empêche pas ma chère soeur de ne pas toucher à son plat. » constata-t-il en arquant un sourcil, son regard à la fois moqueur et désapprobateur se posant sur Alicia qui avait décrété depuis quelques mois qu'elle ne toucherait plus à la viande. Elle n'avait mangé que l'accompagnement. Elle avait tout à fait conscience qu'elle exaspérait sa famille autant que les cuisinières qui se donnaient du mal. Mais la vue des bêtes sans vie lui donnait la nausée, de même que la fierté de ses aînés d'aller les tuer eux-mêmes. Ainsi, elle soutenait le regard de son frère sans ciller. « Enfin. Nous irons chasser la veille du mariage, si vous voulez vous joindre à nous. » L’invitation s'adressait autant à sa fiancée qu'à la soeur de celle-ci et leur père. Peut-être n'ont-ils jamais chassé autre chose que de l'Indien, en Amérique, pensa-t-il dans sa vision archaïque du pays de sa promise.
La table débarrassée, une petite pause s'imposait avant le dessert. Brentford et Cole échangèrent un regard. Assez explicite, en tout cas pour eux. Ni l'un ni l'autre n'était adepte de fromage, qui était servi comme interlude, mais ce n'était sûrement pas la raison qui les poussait à quitter la salle. « Je reviens dans un instant. » dirent-ils chacun à leurs voisins de table avant de se tamponner la bouche du bout de la serviette et se lever de leur chaise. Ils se retrouvèrent à l'extérieur et allumèrent une cigarette, l'air de rien. « J'ai vu votre regard. Vous avez quelque chose à dire ? » Bien des choses à vrai dire tant le médecin n’avait que du mépris pour son hôte, mais il se contenta du problème du jour. « Votre grand-mère a été laissée à l'abandon toute la matinée dans sa chambre, rideaux fermés, avec un plateau de nourriture hideuse posé loin de sa portée, sans que personne ne se soucie qu'elle se nourrisse ou ait tout autre besoin. Et ce n'est pas la première fois que cela arrive quand je m'absente. » Brentford ne pouvait même pas lui reprocher ces absences hebdomadaires, et c'était en échange de ces voyages qu'il avait promis que les domestiques prendraient soin d’Augustine tous les lundis matins, en plus des rares jours de congé d’Elwood. Parole qu’il avait décidé de ne plus tenir qu'à moitié. « Elle est vieille et mourante, elle ne se souvient probablement déjà plus de rien, quelle importance ? » répondit-il, dédaigneux au possible. Cole serra les poings, contenant son envie de hausser le ton. « L'important, c'est le respect qu'elle mérite et dont tous ici manquez cruellement en lui retirant sa dignité dans les dernières années de sa vie. » siffla-t-il néanmoins, le regard assassin. Brentford se mit face à lui. Aucun des deux n’était de petite taille, si bien qu'ils pourraient se foncer dessus front contre front comme des buffles. « Et vous manquez cruellement de jugeote en me parlant sur ce ton. » L’unique raison pour laquelle le docteur ne renchérit pas était la mission qu'il s'était donné de rester jusqu'à la fin. De ne pas laisser Augustine seule avec eux. Il termina sa cigarette, l'écrasa sur le porche, et laissa là le jeune Lord. « J'espère qu'un jour quelqu'un prendra soin de vous de la même manière que vous prenez soin de votre propre aïeul. » Brentford retourna à l'intérieur, Cole fit quelques pas. La silhouette d’Alicia apparut devant lui, un châle rouge couvrant ses épaules. Il faisait pourtant grand soleil. À son expression, on devinait qu'elle avait tout entendu de la conversation. « C’est la vérité ? » L’homme acquiesça d'un signe de tête. Elle soupira. « C’est un idiot cruel, et cruellement idiot. N’y prêtez pas attention, rentrez donc. » Elwood s'y résigna et suivit la jeune femme.
C’est à la fin du repas, profitant que les Lords soient allés partager un cigare dans le salon et Augustine partie en balade avec sa femme de chambre, que le docteur s'approcha des soeurs Dashwood. Il s'inclina humblement. « Je n’ai pas eu l’occasion de vous saluer et de vous féliciter pour vos fiançailles. » dit-il, souhaitant corriger cette erreur due au concours de circonstances. Il ne put s'empêcher de penser que Brentford ne méritait pas la belle Eleanor, qui paraissait aussi agréable et vive que ces bêtes que son fiancé était si fier de ramener au manoir, morts.
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Dernière édition par Jamie Keynes le Mar 14 Mar 2017 - 9:05, édité 1 fois
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Eleanor s'était toujours doutée que, malgré leur fier allure, les hommes restaient particulièrement maladroits lorsqu'il s'agissait de courtiser une femme, promise ou non. De légers bégaiements, des phrases qui n'avaient pas vraiment d'intérêt ou très peu de sens. Intérieurement, ça l'amusait beaucoup. Elle était flattée quelque part d'être ainsi capable de perturber un homme particulièrement fier, qui faisait croire que rien ne pouvait l'ébranler. Mais ça n'allait pas être en une semaine qu'il parviendrait à totalement la conquérir, la jeune femme n'était pas pressée. "Votre petite soeur vous ressemble beaucoup, aussi." "Et nous ressemblons toutes les deux à notre mère. Mais il n'y a qu'elle qui a hérité de ses prunelles bleues." répondit Eleanor avec un joli sourire. "Mais vous n'en êtes pas moins ravissante, bien au contraire." rétorqua alors Brentford. A vrai dire, son physique semblait tout à fait lui convenir. "Vous semblez très proches, toutes les deux." "Nous le sommes." Eleanor et Constance avaient deux ans d'écart. Cette dernière restait la petite soeur mais leur âge rapproché avait créé entre elle une très grande complicité. Elles se confiaient pratiquement tout, appréciaient passer du temps ensemble même si ce n'était que pour livre un livre chacune. Les conversations se poursuivaient alors que les assiettes se vidaient. Constance nota que l'une des soeurs n'avait pas touché un seul morceau de viande, ce qui semblait contrarier le reste de la famille. La cadette Dashwood, elle, aimait beaucoup la viande, le gibier en particulier. Peter emmenait de temps en temps ses filles le weekend dans l'un de ces prestigieux restaurants de Boston qui cuisinaient du gibier en sauce; un véritable délice. Cependant, Constance n'était pas certaine d'apprécier une session de chasse. Sa soeur avait volontiers accepté l'invitation, curieuse de voir qui était véritablement son fiancé sur un terrain de jeu qu'il semblait beaucoup aimer. Elle allait certainement demander à la plus jeune plus tard de l'y accompagner. Peter serait certainement de la partie aussi. A la fin du repas, il était de coutume que les hommes aillent fumer le cigare autour d'un verre d'alcool fort pendant que les femmes discutaient entre elles. Eleanor prit sa soeur par la main pour s'éloigner un peu des autres personnes dans la salle afin qu'elles puissent discuter entre elles. "Alors ?" demanda Constance. "Eh bien, je pense que pour le moment, il cherche à se faire bien voir. Il a rapidement compris l'enjeu de ce mariage. Je vais attendre encore un peu, après le mariage, pour te faire un avis détaillé sur lui." répondit Eleanor avec des yeux pétillants, le ton bien bas pour ne pas se faire entendre. "Et toi ? Tu as été très silencieuse, à table." "Je n'avais pas grand chose à dire." Eleanor rit. "Mais tu n'en penses pas moins, je suppose." Un sourire malicieux apparut doucement sur le visage de la plus jeune. Bien sûr qu'elle avait aussi son avis sur Brentford, sur la famille. "Tout comme toi, j'attends encore un petit peu avant de me prononcer." répondit-elle en riant. Le médecin fit alors son apparition. On ne cachait pas la surprise que de voir un homme apparaître entre toutes ces femmes, semblant plus enclin à se rapprocher des américaines afin de faire connaissance plutôt que rejoindre les autres avec leur cigare et leur verre de whisky. "Je vous en remercie, Docteur. Enchantée de faire votre connaissance." répondit alors la fiancée de Brentford avec un large sourire. "Et voici ma petite soeur, Constance." Celle-ci échangea un timide sourire avec le dénommé Cole. "Je trouve cela admirable, de s'occuper de Lady Keynes de jour comme de nuit." Peu de médecins aurait accepté ce travail à plein temps, qui n'était peut-être pas des plus gratifiants. "Jusqu'ici, je ne voyais que des médecins dans un cabinet, se rendant au chevet d'une personne si celle-ci n'est pas en mesure de se déplacer." "Je doute qu'il veuille parler de son travail durant un moment de célébration, Constance." dit Eleanor. La cadette regarde sa soeur, perplexe. Pourtant, leur père et le Lord ne discutaient que de ça, à table. "Ce n'est pas qu'un travail, ou une science. Je pense qu'il y a aussi beaucoup d'humanité dans ce métier." répondit alors Constance, ayant beaucoup d'admiration pour ce métier. Il y eut ensuite quelques échanges de banalités, rien d'extraordinaire. Les femmes de la famille Keynes s'étaient rapprochées d'Eleanor afin de faire plus ample connaissance. Comme d'habitude, l'aînée était rayonnante et Constance s'effaçait. Ca ne l'avait jamais gêné. Au contraire, elle n'aimerait pas avoir autant d'attention sur elle. Constance s'était plus tard rapproché de sa soeur pour lui proposer de faire le tour du domaine avec elle. "J'aimerais faire plus ample connaissance avec Elisabeth, mais je te rejoindrai dès que je le peux, d'accord ?" Avec un faible sourire, quoiqu'un peu déçue, Constance acquiesça d'un signe de tête puis quitta le manoir pour se rendre à l'extérieur. Il faisait doux, elle demanda à ce qu'on ne lui donne que son chapeau qu'elle posa elle-même sur son chignon blond. Le domaine était immense, et il était tellement isolé que tout était paisible. Au milieu de la nature. Constance en était charmée. Elle vivant dans Boston même, elle n'allait pas très souvent en campagne et voir autant de végétation et de fleurs lui mettaient du baume au coeur. Elle ne remarqua que bien plus tard le médecin qui fumait une cigarette un peu plus loin. "Connaissez-vous bien le domaine ?" demanda-t-elle alors en s'approchant de lui. "Y a-t-il un endroit sur cet immense terrain que je devrais voir en priorité ?" Autant profiter du beau temps."Il y a des parcs à Boston, mais je ne suis pas sûre qu'il y en ait un aussi grand. Comme toute grande ville, elle est particulièrement industrielle, la verdure manque cruellement, à mon goût."
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
L’air de la grande salle parut bien plus respirable lorsque les hommes s’isolèrent pour aller fumer et continuer de parler business, chasse, et autres sujets de gentlemen. Une atmosphère plus détendue s’instaura, tandis que les deux branches si éloignées l’une de l’autre de la famille Keynes se retrouvaient et se rapprochaient pour échanger de leurs nouvelles, du climat et des faits divers de leurs respectifs. Une montagne de small talk s’instaura avec aisance entre tous ces jeunes hommes et femmes provenant chacun d’une extrémité du globe. Il était particulièrement amusant de déceler l’accent français dans l’anglais des Keynes de Paris, tandis que ceux d’Amérique avaient adopté les raccourcis de langage de leur contrée d’adoption. Entre eux, il ne semblait pas y avoir d’animosité et de jugements contrairement à ce que l’on peut constater de la part de la branche demeurant au manoir familial de Chilham. Les frères et sœurs de Brentford choisirent de faire bande à part, fidèles uniquement à eux-mêmes ; Paul et Ethan se rendirent dans le salon pour rejoindre leur père et leur oncle tandis que Alicia se sentit bien obligée d’accompagner Janine dans le jardin alors qu’elle serait bien restée faire connaissance avec tous ces cousins venus d’un Nouveau Monde qui l’intriguait tant. Cole, pour sa part, soulagé du poids du devoir pendant un instant, put avoir la liberté de mouvement afin de s’approcher de la future mariée et se présenter. Celle-ci eut bien entendu la courtoisie d’introduire sa petite sœur, qu’il salua également avec un sourire. « Enchanté. » Toutes deux paraissaient être ce que l’on appellerait des femmes bien. Elles respiraient la courtoisie et la distinction, qui sont deux éléments de base d’une allure inspirant le respect et une certaine classe. Leurs caractères, bien que sensiblement différents, l’une se montrant bien plus à l’aise sur le devant de la scène que l’autre, laissait voir qu’elles savaient faire preuve de discrétion et d’esprit. En d’autres termes, c’étaient deux demoiselles agréables qui auraient bien plus leur place dans les appartements de ce prestigieux manoir que certains membres de la famille propriétaire eux-mêmes. Néanmoins, cela n’était que la première impression. Elwood ne se vantait pas de voir toujours juste au sujet des personnes qu’il rencontrait, mais l’expérience donnait souvent raison à son jugement. Celui n’était en rien motivé par les compliments de Constance à propos de son métier, le docteur sachant faire la différence entre l’honnête et la flatterie. « Merci. Je pense que j’ai de la chance d’avoir été invité à être logé ici pour être auprès d’elle. » Ce n’était pas de la fausse modestie, ni de l’hypocrisie vis-à-vis de ces hôtes qu’il se surprenait à mépriser plusieurs fois par jour. A ses yeux, bon nombre de confrères rêveraient d’être nourris, logés et payés pour avoir l’occasion de prendre soin d’un patient qui nécessite une attention toute particulière, ce que le besoin de multiplier les consultations afin de payer un loyer et s’offrir une marge de rentabilité ne permet pas. Il ne niait pas non plus que le cas d’Augustine ait un réel intérêt scientifique, ce type de sénilité étant tout particulier. Cole se permit de renchérir sur les dire de la sœur cadette afin de clore leur divergence de point de vue ; « Et ça ne me dérange pas d’en parler. A vrai dire, c’est là mon quotidien, et si je ne peux pas en parler, il me reste bien peu de sujets à aborder, vous risqueriez de me trouver ennuyeux. » Les banalités d’usage échangées, il se sépara des Dashwood qui avaient bien mieux à faire que de parler avec le garde-malade de la famille ; leur mission de cette semaine consistait à séduire les Keynes dont l’une d’entre elles allait bientôt faire partie avant que ces branches de leurs arbres généalogiques respectifs ne fusionnent. Cela n’allait pas être une mince affaire. L’homme continua de profiter de son répit pour se rendre à l’extérieur. Malgré le grand soleil de la fin de l’été, il avait remis son manteau sur les épaules et ne gardait que son crâne découvert. Il préférait la nuit, de loin. Il trouvait que les vraies beautés de la nature ne s’éveillaient qu’une fois que le soleil cessait de garder le monopole de l’attention. C’était un adepte des promenades nocturnes, néanmoins l’attention constamment demandée par Augustine l’empêchait de jouer les oiseaux de nuit car il tombait bien souvent épuisé dans son lit, plus nerveusement que physiquement. Aussi pouvait-on deviner, dans son comportement, non pas de la lassitude vis-à-vis de sa tâche, mais un début d’épuisement et de mélancolie. Ses journées, après tout, ne consistaient qu’à constater que sa patiente se dégradait de jour en jour, se transformant peu à peu en une ombre. Et même lorsqu’Augustine n’était pas présente, Cole y songeait. Il se demandait combien de temps durerait cette cruelle agonie, son esprit mourant bien avant son corps. Il sursauta lorsqu’on l’arracha à ses pensées. Il remarqua qu’il n’avait pas touché à sa cigarette allumée, dont la moitié n’était plus qu’une barrette de cendres tenant miraculeusement en équilibre au-dessus du vide. Il reconnut l’une des Dashwood en détaillant cette silhouette fine et blonde s’approchant de lui et lui demandant de lui en dire plus sur les quelques attractions du domaine. « Est-ce que ce n’est pas à votre fiancé de vous faire faire le tour du propriétaire ? » demanda-t-il avant de comprendre son erreur, mais pour cela il fallut que la jeune femme fasse quelques pas supplémentaires. Il fallait les différencier à la couleur des yeux, ainsi ces prunelles bleues ne laissaient plus de place au doute, et il s’agissait bien de Constance. « Oh, mes excuses, je vous ai confondu avec votre sœur. » se reprit-il, honteux et les joues empourprées. Il espéra que la jeune femme ne se vexe pas, s’il y avait des raisons pour cela. Il s’éclaircît la gorge et tira sur sa cigarette pour trouver un peu de courage dans la fumée emplissant ses poumons –mais il n’y avait définitivement que du tabac dedans. « Je peux vous montrer le lac si vous le souhaitez et que les moustiques ne vous font pas peur. » Il se dit que, qu’importe la description qu’il en ferait, Constance s’imaginerait toujours moitié moins d’insectes sur les bords du lac que ce qu’il en est réellement. Les citadins sous-estiment toujours la nature, ingrate telle qu’elle l’est en province. Et le domaine était très anglais en cela que l’entretien n’était guère plus poussé qu’une tonte de la pelouse une fois par semaine afin que le terrain ne se transforme pas en forêt, du reste les plantes, les fleurs, les bêtes avaient tous les droits. Il n’était pas peu commun de croiser une famille de hérissons ici ou là. « Il y a aussi la fontaine au centre du labyrinthe. » suggéra-t-il. Le monument en soi n’est pas bien grand, mais d’une belle finesse dans le détail, et le clapotis de l’eau a quelque chose de particulièrement reposant. Elwood ne proposa pas de passer dans les écuries, il laissait ce genre de visite aux propriétaires. Il entreprit donc de marcher vers le nord du domaine, attendant de la jeune femme qu’elle lui emboîte le pas. « Par ici. » S’en suivit une marche particulièrement silencieuse. Cole termina sa cigarette et mit ses mains dans ses poches. Plus qu’un manque d’audace, c’est son esprit distrait par l’affaire de ce matin qui l’empêchait d’amorcer la conversation. Tant il était ailleurs, il ne remarqua pas que leur chemin croisait celui de Janine et Alicia. Celle-ci vint vers eux. « Quelle mine solennelle alors qu’il fait un temps radieux et que vous êtes en charmante compagnie, Cole. » Encore une fois, il se trouva bien maladroit et discourtois vis-à-vis de Constance et ne sut comment justifier son comportement qu’avec la stricte vérité ; « Je… pensais. » Cela fit bien rire la plus jeune des Ladies. « Je m’en doute. Il a toujours beaucoup de choses dans la tête, notre bon docteur. Ne lui en voulez pas. » Puis elle reprit sa marche, ne voulant pas interrompre la nôtre plus longtemps. « Faites une bonne balade ! » Ne pouvant désormais plus se permettre de faire comme s’il n’avait pas saisi l’avertissement en retournant se réfugier dans ses pensées, Cole chercha une manière de se rendre de meilleure compagnie pour la Miss Dashwood, même si seules les pires banalités lui venaient à l’esprit. Ce pourquoi il articula, feignant plus d’assurance qu’il en avait en matière de conversation avec une femme ; « Alors, Boston, hm… Comment était le voyage ? »
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Cole n'était ni le premier, ni le dernier à confondre les deux soeurs lorsqu'on les voyait de loin. Il fallait dire qu'il n'y avait que peu de différences pour bien les démarquer. Constance était sensiblement plus petite que sa soeur, mais les traits principaux de leur corps et de leur visage était commun. Un teint pâle, des lèvres roses, de longs cheveux blonds et bouclés. C'était la couleur d'yeux qui faisait souvent toute la différence. Quoi que certains disaient qu'Eleanor restait la plus belle. Constance, ni sa soeur d'ailleurs, ne faisait pas attention à ce genre de rumeurs. "Ce n'est pas grave, ce n'est pas la première fois que cela nous arrive, à toutes les deux." lui dit-elle avec un sourire rassurant. "Au moins, personne ne peut douter de notre lien de sang, ni de nos véritables parents. Vous verrez le portrait de notre mère, vous remarquerez à quel point nous lui ressemblons. Eleanor a les mêmes yeux que Père, ils sont verts." ajouta-t-elle avec un vague haussement d'épaules. Constance, à cause de ses yeux clairs, était facilement éblouie par la luminosité. Même avec son chapeau qui protégeait ses yeux des rayons de soleil, elle devait un peu les plisser par moment. Curieuse de se promener dans le domaine, elle avait alors demandé conseil au médecin de la famille de lui faire part des endroits qu'elle devrait voir, ceux qu'il ne fallait pas manquer. "J'adorerai. Qu'importe l’amas de moustiques que nous pourrons y trouver." répondit-elle tout bas. "A vrai dire, je suis encline à visiter n'importe quoi tant que je reste éloignée de la fumée des cigares. C'est une odeur qui m'insupporte. Je me demande comment ils peuvent faire pour parvenir à s'y baigner ainsi durant des heures." Malgré le statut de la jeune femme et le prestige montante de la famille Dashwood, le père avait tenu à ce que ses filles savent se contenter du plus simple. Lui était parti de presque rien, ses propres parents étaient à peine bourgeois et s'étaient ruinés afin qu'il puisse entrer à l'université. Et Peter tenait à faire comprendre à ses deux filles adorer que tout n'était pas obtenu avec tant de facilité. D'où la simplicité que l'on pourrait parfois même qualifié de déconcertante de Constance. Elle adorait les bijoux, les belles robes, mais elle ne s'était jamais vue dedans. Elle avait toujours trouvé qu'Eleanor les portait bien mieux qu'elle. Elle admirait énormément sa soeur. Cole et Constance avaient donc démarré une marche bien silencieuse qui ne gênait absolument pas la jeune femme. Elle aussi, se plongeait dans ses propres pensées, allant d'une idée à une autre alors que ses prunelles admiraient le paysage qui s'offrait à elle. Ses mains étaient jointes devant elle. Ils finirent par tomber nez à nez avec les soeurs Keynes. "J'étais également dans mes pensées. Le silence n'est pas quelque chose qui me dérange." renchérit-elle alors après que Cole ait répondu avec un certain embarras aux jeunes femmes. Constance ne lui en tenait pas rigueur. "Si cela peut le rassurer, non, je ne lui en veux pas." Quelques rires discrets s'échappèrent de la bouche des jeunes femmes avant qu'elles ne les laissent à nouveau. "Pareillement." répondit Constance en les regardant s'éloigner. Après quelques minutes de marche, le médecin reprit la parole, se sentant certainement coupables de ne pas être de meilleure compagnie, surtout avec la remarque des deux autres femmes un peu plus tard. "Il était assez... long." confessa-t-elle. "Autant j'aime beaucoup la mer, l'océan. Mais voguer sur cette dernière pendant deux semaines, cela devient lassant. Quoi que les paysages sont particulièrement beaux. Ma soeur adorait aller sur le pont pour admirer le crépuscule. J'avoue que je préférais sortir la nuit. Le ciel était toujours bien dégagé, et nous pouvions voir toutes les étoiles. Je ne m'y connais guère en astronomie, mais rien que les regarder m'émerveillait. En journée, j'étais bien plus plongée dans mes livres." avoua-t-elle, bien plus timide. "Et pour le peu que j'ai pu voir ici, c'est bien différent de l'Amérique. Je suis assez curieuse d'en voir plus, bien que je ne sois la femme la plus aventureuse qui soit." Constance se disait qu'elle aurait au moins l'occasion de visiter un peu Londres, bien que ce n'était pas la porte à côté. "Et vous, êtes-vous originaire de Londres ? Votre femme vit là-bas ?" Un homme de son âge devait forcément être marié. Un médecin, un homme de sciences qui plus est, ne restait jamais seul. Constance n'avait pas prêté attention à ses mains, s'il portait une alliance ou non. A moins qu'il ne soit marié à son travail, elle n'en savait trop rien. Ils s'approchèrent du lac, où les moustiques étaient effectivement au rendez-vous. Constance faisait quelques geste de la main dès qu'un des insectes était trop proches de son visage. Il y avait quelques canards qui nageaient ou qui se trouvaient sur le rivage à profiter des derniers rayons de soleil avant que celui-ci.
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Cole n'était pas timide, seulement réservé, et il mettait un point d'honneur à faire cette distinction. Il n'avait aucune difficulté à se trouver en société et même s'il n'était pas particulièrement loquace de manière spontanée, si le small talk n'était guère sa tasse de thé, le docteur répondait toujours lorsque l'on s'adressait à lui du mieux possible, montrant de l'intérêt pour chacun de ses interlocuteurs et pour tous les sujets. Son esprit était vif, mais surtout particulièrement encombré par de trop nombreuses pensées liées les unes aux autres par des connecteurs parfois obscurs, voire inexistants. Et tout ceci restait bien cloîtré entre les parois de son crâne brun. Il ne rationnalisait pas tout, c'était parfois tout le contraire d'ailleurs, mais il aimait comprendre, décortiquer, non seulement le monde qui l'entoure, les hommes, les femmes, mais aussi lui-même. À ses yeux, la quête de connaissance de soi ne s'arrête jamais vraiment, l'être changeant un peu tous les jours, marqué par le savoir empirique qui le fera réagit autrement aujourd'hui qu'hier face à une situation. Et il trouvait cela fascinant. Elwood se montrait peu émotionnel, c'était indéniable. Comme ses pensées, ses émotions n'étaient qu'à lui. Il n'était pas froid, pas plus qu'il n'était timide. Simplement réservé. Il était possible, si vous le souhaitiez, de débattre avec lui ou de le faire discourir fort aisément. Car une fois lancé sur un sujet, lorsque les valves menant ses pensées à sa bouche étaient ouvertes, le médecin était capable de longuement monologuer, expliciter une hypothèse, puis l'autre, jusqu'à épuiser lui-même les possibilités de points de vue. Mais il évitait de se laisser emporter de la sorte, surtout depuis son emménagement au manoir de Chilham, convaincu que ses opinions n'intéressaient pas qui que ce soit au sein de la famille Keynes -pas même Alicia qui s'était montrée plus amicale que ses semblables, ni Augustine dont la capacité de concentration se limitait de jour en jour. Ainsi, Cole était perçu comme un homme sobre, parfois lugubre lorsqu'il sombrait dans des heures de silence, des kilomètres de pensées. Il n'avait jamais donné matière aux Keynes d'apprendre dire à connaître le docteur vivant sous leur toit, et cela ne le dérangeait pas. Il préférait ne pas s'assimiler à eux, un souhait s'ancrant de plus en plus avec le temps. Après tout, l'objectif n'avait jamais été de faire partie de la famille. Le Bernard-Lermite s'était un peu plus ratatiné au fond de sa coquille -mais pas assez pour ne pas devenir particulièrement émotionnel lorsque cela touchait à Augustine. Elwood ne commençait jamais les conversations, ou rarement. Il se força à cet exercice une fois qu'il eut repris sa balade avec Constance et après que les sœurs Keynes aient souligné son silence de mort qui n'était pas la meilleure manière il soit de tenir compagnie à une demoiselle. Sa question lui parût d'une banalité affligeante et il fut presque désolé que la jeune femme ait à y répondre afin de se montrer polie. Elle fit même l'effort de tenter de rendre le sujet plus intéressant et personnel, un effort qu'il saluait. Étrangement, il imaginait bien Eleanor sur le pont face au soleil couchant. Son tempérament, son aura lui semblait concorder avec les teintes flamboyantes d'un ciel en fin de journée, avant de tourner au bleu, le moment où le soleil rend le monde doré. Il imaginait la cadette lever les yeux vers les étoiles, dissimulée par l'obscurité, juste assez mise en lumière par la lune. Pour être honnête, Cole fut surpris de se trouver en la compagnie d'une femme préférant également la nuit, et cela ne rendit Constance que plus plaisante. “Cela me paraît très cohérent, par rapport à vous deux. Votre soeur a l'air plus solaire que vous.” dit-il avant de réaliser que, sans toutes les données, la jeune femme ne pourrait pas interpréter ces paroles pour ce qu'elles sont. Il reprit alors, un peu confus ; “Je… je préfère la nuit aussi. Je pense que le monde est plus beau lorsque la nature croit que les Hommes dorment. Elle s'épanouit.” Il se demandait à quoi cela ressemblait, des kilomètres d'eau partout où l'oeil se pose, un bleu infini touchant horizon, les journées n'étant plus discernées que par le cycle solaire et aucun autre repère. Cela devait parfois faire perdre la notion de réalité, notamment au bout de deux semaines au milieu de pareil paysage -ou absence de paysage. Le médecin pouvait bien imaginer qu'entre un bout du globe et l'autre, les différences étaient nombreuses. Néanmoins les deux pays étaient basés sur une culture occidentale et partageaient la même langue, des siècles d'histoire commune, alors la civilisation européenne n'était sûrement pas bien éloignée de celle d'Amérique en matière de politique, d'économie, de sciences, d'architecture. Il n'y a que les moeurs qui seraient susceptibles de s'entrechoquer. “Je ne saurais pas vous faire de comparaison, je n’ai jamais été en Amérique. À vrai dire, je n'ai jamais quitté l'Angleterre. Alors vous êtes toujours plus aventureuse que moi.” Cole n'avait jamais ressenti le besoin de partir. Il aimait l'Angleterre, sa patrie, il aimait le Kent où il était né et avait grandi. Il appréciait les journées grises sur les plages de galets, et celles où le ciel dégagé permettait d'entrevoir la silhouette de la côte Bretonne. Il appréciait Londres également, même si le contact de la ville le faisait sentir rural au possible et qu'il saturait rapidement de toute cette agitation, même si le fourmillement vivace de la capitale le fascinait. Ce qu'il préférait, lorsqu'il se rendait à Whitechapel, c'était d'apercevoir Tower Bridge se construire petit à petit, et noter les différences d'une semaine sur l'autre tout en contemplant avec admiration l'ingéniosité humaine. Il trouvait le monde dans lequel il vivait remarquable. Cruel, mais remarquable. Le visage de Cole se ferma à l'évocation de son épouse. Un homme comme lui devait avoir une famille. Il le devrait, oui. “Non, elle…” Il souffla, abaissa son regard vert sur l'herbe écrasée par ses talons. Ses doigts dans sa poche palpaient cette absence de bague qu'il espérait ne plus remarquer un jour. “Elle est partie, il y a trois ans.” Sujet qu'il n'abordait jamais et préférait éviter avec soin, c'est pourquoi, après avoir nourri la curiosité de Constance en répondant à sa question, le docteur reprit la seconde partie de sa réponse immédiatement, sur un ton plus léger ; “Et j'ai toujours vécu dans le Kent. J'étais installé à Canterbury, plus au nord d'ici. Mon cabinet est là-bas, ma maison…” Ma vie. Pourtant il n'avait pas hésité un seul instant lorsqu'il lui fut proposé d'emménager au manoir. Non seulement parce que l'offre ne pouvait être refusée sous peine de douter de la clarté mentale de l'homme en question, mais parce qu'il le voulait profondément. Une partie de lui redoutait plus que tout la mort d'Augustine, prenant le dessus sur le rationnel disant que la mort est une étape naturelle de la vie. “Well, c'est ici ma maison pour le moment.” corrigea-t-il avec un petit sourire ironique. Le fait est qu'il n'était plus chez lui où que ce soit. “Mais il m’arrive d'aller à Londres de temps en temps. C'est une belle ville, il y a le pire comme le meilleur de l'humanité là-bas. Vous devriez vraiment profiter de votre séjour ici pour la découvrir.” Ils arrivèrent au lac. Il était autorisé d'y pêcher, les poissons se reproduisant à fière allure et permettant au bassin d'être constamment plein. Il suffisait de lancer un bout de pain dans l'eau pour voir sa surface s'agiter soudainement comme si une créature allait surgir des eaux. L'on pouvait deviner, en étant bien attentif, les nageoires dorsales d'un spécimen ou d'un autre frôlant le bord du lac avant de s'enfoncer dans les profondeurs en ne lâchant qu'une bulle pour marquer son passage. Les roseaux avaient envahi les berges, aire de jeux pour les petites créatures marines. Au centre, un nuage sombre en mouvement et à basse altitude laissait échapper un bourdonnement incessant ; c'était aussi l'heure de la réunion de famille chez les insectes, et certains n’hésitaient pas à voler jusqu'à Constance et Cole pour leur murmurer à l'oreille des promesses de démangeaisons. “Je vous l'avais dit, pour les moustiques.” s'amusa le médecin en voyant la jeune femme renvoyer une bête du dos de la main.
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Solaire. C'était le mot parfait pour décrire la belle Eleanor pour qui tout le monde se pliait. Une femme ravissante que tout homme adorerait avoir à son bras. Cole ne semblait pas surpris, de ce fait, que sa soeur soit plus complice avec la lune et les constellations. Une phrase qui aurait pu être mal prise ou mal interprétée, mais ce n'était pas le cas de la petite blonde, qui était habituée à être comparée avec sa soeur dans ce sens là. Mais le médecin semblait s'en vouloir pour son étourderie et se rattrapait du mieux qu'il le pouvait. Grace sourit timidement et baissa la tête. "Si le temps veut se montrer clément, la nuit est bien plus belle que le jour en effet." renchérit-elle. "Etre sur le navire était une aubaine pour cela, ce n'est pas à Boston que l'on peut admirer ainsi le ciel." Constance n'était pas des plus bavardes. Elle savait tenir une conversation, mais peinait toujours pour l'enrichir. Ainsi, elle redoublait d'effort pour étoffer cet échange. "Le voyage fut particulièrement calme. Et la moindre étoile se reflétait sur la surface de l'eau, c'était comme si nous naviguions sur et sous un océan d'étoiles. Je suppose que c'est le genre de moments qui doit inspirer grand nombre d'écrivains et de poètes." Toutes les personnes rêveuses auraient adoré être à la place de Constance lorsqu'elle ne voulait pas aller dormir rien que pour admirer inlassablement le paysage. Même les quelques marins qui travaillaient sur le pont faisaient en sorte de ne pas perturber cette sérénité. Eux aussi devait certainement apprécier ces moments de calme, après l'effervescence de la journée qui venait de s'écouler et de celle qui s'annonçait. "A vous entendre, vous ne semblez pas avoir envie de quitter le pays." constata-t-elle après avoir entendu le ton qu'il avait employé. "Je reste une aventureuse malgré moi, je ne l'ai pas vraiment choisi." S'il n'y avait pas eu de mariage organisé, elle n'aurait certainement jamais quitté Boston. Mais la détermination de leur père à trouver un époux idéal ne s'arrêtait certainement pas à cause d'un océan. Parlant de mariage, il était évident pour Constance que son interlocuteur soit également pris. Mais il devint subitement bien silencieux, ses traits se rendurcirent. Confuse par ses aveux, la jeune femme bégaya longuement avant de pouvoir énoncer une phrase complète. "Je suis sincèrement navrée, je..." Elle baissa également la tête, bien attristée d'avoir mis en avant un sujet si sensible. "Pardonnez ma maladresse." Mais le médecin ne semblait pas vouloir en tenir compte et préférait parler d'autre chose, notamment de ses origines. "Il y a plus détestable, comme situation." dit-elle d'un ton léger en regardant l'ensemble du domaine. "Mais j'espère sincèrement pour vous que vous vous retrouverez une maison où vous vous sentirez bien, le moment venu." ajouta-t-elle d'une voix bien plus douce avec un sourire sincère. "J'espère avoir le temps de la visiter. Je doute que ma soeur ou mon père ne trouvent l'occasion de s'y rendre pour une simple visite. Ils ont bien d'autres affaires sur lesquelles se pencher." Et on ne la laisserait certainement pas s'y rendre seule, c'était évident. Constance ne connaissait absolument pas Londres. Ils venaient d'arriver au bord du lac. On voyait quelques poissons nager non loin de la surface. Elle rit doucement à la remarque de Cole. "C'est un maigre désagrément comparé à la beauté de ce lieu." répondit-elle avec un large sourire. "C'est un très bel endroit. Nous avons un grand jardin à Boston, mais tout est très structuré, limité par les enclos et les barrières marquant le terrain de chaque propriété. Alors qu'ici, c'est encore bien sauvage." dit-elle en reprenant le pas le long du lac. Quelques minutes de silence s'imposèrent durant leur marche. "Qu'a Lady Keynes, pour que l'on vous demande de s'occuper d'elle de jour comme de nuit ?" demanda Constance, qui n'avait pas fait attention au fait que la Lady ne se souvienne pas même du début du repas et qu'on doive tout lui répéter. "Sa famille n'a pas l'air de véritablement se soucier d'elle." dit-elle d'un ton plus grave. [color=#006699]"Notre père n'aurait jamais autorisé que nous nous comportions de la sorte avec nos grand-parents. Il a un profond respect pour ses aînés, qu'importe leur condition ou leur maladie." [/colro]Les valeurs familiales n'étaient apparemment pas les mêmes partout, cela venait peut-être du fait que Peter venait d'une famille moins riche et importante qu'elle ne l'était actuellement, mais cela ne lésait en aucun cas son jugement ni les valeurs qu'il avait inculqué à ses deux filles. "A force d'être avec elle, je suppose que vous vous êtes attachée à elle, n'est-ce pas ? Ca ne doit pas être facile non plus, au fil des jours." supposa-t-elle en regardant le paysage, trouvant bien difficile d'imaginer le quotidien du médecin.
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Jamais Cole ne s'était imaginé quitter l'Angleterre. Parcourir le pays, peut-être, un jour, mais il trouvait que son métier n'était pas propice à l’itinérance ; ce n'était plus la Grèce antique où les médecins allaient de cité en cité pour vendre leurs remèdes miracles, dans l'Angleterre du dix-neuvième siècle, l'heure était à la construction méthodique d'une clientèle fidèle et, de préférence, fortunée, qui savait toujours où et quand vous trouver. Il ne s'imaginait pas passer des semaines sur un navire et travers l'Atlantique, à dire vrai cette possibilité l'effrayait quelque peu. C'était un homme enraciné, qui tenait au confort de sa vie, et très attaché à ses origines. Il n'était pas celui qui se déportait facilement, malgré ce que les mesures prises pour venir s'installer au manoir Keynes laissait penser. Ainsi, il avait une certaine admiration pour ceux osant faire la traversée, lui pour qui la Manche semblait déjà bien large. Il n'avait pas souvenir d'avoir fait plus long voyage qu'une remontée de la Tamise en ferry il y a bien longtemps, et cela était donc le plus longtemps qu'il ait passé sur un bateau un jour. Pourtant, l'homme avait une imagination fertile, et il lui était aisé de se projeter dans le paysage soufflé par Constance. Il voyait, avec clarté, l'océan et le ciel se fondre, et le paysage ne plus avoir ni de haut ni de bas pendant quelques heures où cela n'avait, d'ailleurs, plus d'importance. Il voyait les eaux calmes uniquement fendues par les remous du bateau glissant à sa surface, caressant un monde d'étoiles. « Je peux imaginer que cela était magnifique. » murmura-t-il avec un léger sourire rêveur. Cela donnerait presque le goût du voyage. Cole était curieux, et une partie de lui brûlait de cette envie de découvrir d'autres villes, d'autres populations, d'autres climats. C'était le courage qui lui manquait. Mais la peur n'est pas une émotion qui s'avoue à une femme venant de faire le voyage depuis l'Amérique et qui pourrait trouver ces craintes absolument ridicules. Si une femme pouvait le faire, alors lui aussi après tout, n'est-ce pas ? Elwood s'épargnait cette honte et esquivait ce sujet dans ses dialogues intérieurs en se rappelant que sa priorité n'était pas de se laisser aller à la planification de l'hypothèse qu'un jour il quittera l'Angleterre, car il n'était pas question d'aller où que ce soit tant qu'Augustine aurait besoin de lui -et il se pourrait même qu'il soit trop éloigné d'elle au goût de ses hôtes. Au fil des semaines, Cole se sentait de plus en plus piégé dans ce domaine. Ses trajets hebdomadaires jusqu'à Londres, qui étaient auparavant une corvée à ses yeux, une faveur qu'il préférerait ne pas rendre, étaient devenus ses rares moments de congé qu'il chérissait et attendait chaque semaine avec impatience. C'est aussi pour cette raison qu'il se permettait de plus en plus souvent de marcher longuement entre Kings Cross et Whitechapel plutôt que de sauter dans un fiacre. Il ne souhaitait pas se montrer ingrat vis-à-vis de l'hospitalité des Keynes, et il appréciait certains aspects de cette vie de château, pourtant il ne put s'empêcher de soupirer en regardant la bâtisse derrière eux en se disant que, en effet, sa situation pourrait être lus désagréable. « J'imagine, oui. » D'ailleurs, il n'était pas certain qu'une fois son devoir ici terminé, il irait retrouver sa maison et son cabinet. Le docteur n'était pas certain de s'y sentir chez lui à nouveau. C'était bel et bien ce sentiment qu'il avait accepté de fuir en s'installant au manoir. Même Canterburry n'était plus chez lui après la disparition de sa femme, et il y avait vécu quelques temps comme un fantôme obligé, enchaîné au lieu qu'il hante. Il avait rapidement évacué le sujet et balayé les excuses de Constance. « Je verrai en temps voulu, pour le moment, je ne peux partir. » Cole n'était même pas libre de ses faits et gestes, autant qu'il surveillait ses paroles de près afin que ses pensées ne s’immiscent qu'au minimum dans ses paroles. Pourtant, il avait bien des caissons de pensées au sujet des Keynes, un image qui ne cessait de se dégrader et dont l'ajout d'Eleanor au tableau de famille pourrait sensiblement rehausser le niveau. A moins que la belle fleur ne se laisse également empoisonner par cet environnement d'allure si idyllique. Constance paraissait conquise par le lac, malgré toutes les bestioles dans l'air. Lui n'y prêtait plus attention, et il avait le nécessaire contre les démangeaisons dans sa chambre afin que cela ne l'handicape pas dans les jours à venir -il en faisait régulièrement profiter à ses hôtes également. Le docteur s'apprêtait à se murer une fois encore dans le silence, se contentant parfaitement d'une longue contemplation de ce petit havre de paix. La voix de la jeune femme couvrit les bourdonnements après quelques pas autour du point d'eau, intéressée par l'état de santé d'Augustine -à moins qu'elle eut retenu, un peu plus tôt, que le sujet du travail était le meilleur moyen de faire parler son compagnon de balade. « Elle est sujette à une forme de sénilité qui affecte sa mémoire et son agilité mentale, répondit-il en optant un registre lexical digeste. Elle oublie certains événements récents presque instantanément, elle ne retient plus les noms. Parfois elle ne reconnaît pas immédiatement ses petits-enfants, ou ne se souvient plus du prénom de ses propres enfants. Et ce n'est qu'une infime partie des désagréments de sa maladie. » Les absences, les excitations, les tremblements, mais aussi la perte d'autonomie étaient, au yeux de Cole, des symptômes qu'il ne pouvait pas citer sans porter atteinte à la dignité de sa patiente auprès de Constance, il se permit donc de les taire. De même, il se passa de tout commentaire au sujet de la maigre considération que lui portait sa famille. Augustine n'était plus qu'une bouche à nourrir pour eux, et des frais supplémentaires tant qu'elle souhaitait que son médecin sois présent auprès d'elle tous les jours. Elle n'avait plus rien à léguer, l'héritage étant passé depuis longtemps entre les mains de ses enfants -depuis la mort de son époux à vrai dire d'un malheureux accident de cheval il y a une dizaine d'années. La vieille femme vivait donc aux frais de Christian. Aux yeux de Cole, comme à ceux de Peter, le père de la petite blonde, une mère mérite bien plus d'attention et de soins. Il ne fit pas part du sentiment de révolte qui s'emparait de lui à chaque fois que les Keynes malmenaient leur aînée. Au lieu de cela, il tenta de défendre leur propre manière de vivre cette situation, ne doutant pas que chacun vivait sa peine de sa propre manière. « En vérité, je crois que les petits-enfants se laissent blesser par les moments où elle ne se souvient plus d'eux. Qu'ils pensent que, si c'est ainsi, si elle oublie sa propre famille, alors elle n'en fait plus vraiment partie. Quant à ses enfants, ils ne pensent pas qu'elle est malade. Ils croient qu'elle est simplement vieille et qu'elle se détériore naturellement, mais trop lentement, et personne ne souhaite ceci pour sa propre mère. » Qui ne rêverait pas de quitter ce monde dans son sommeil ? Sans douleur, sans peine, sans avoir le temps de craindre le baiser de la mort ; fermer les yeux, et ne les rouvrir qu'une fois de l'autre côté. Cole se fit bien plus petit lorsque Constance tenta de sonder, ou de lui faire dire, comment il se sentait face à la longue agonie de sa patiente. Il aimerait dire que, oui, être oublié tous les matins n'était pas une chose facile et qu'il fallait faire preuve de patience. Il pourrait évoquer les fois où Augustine se perd complètement dans ce qui ressemble à une contemplation du jardin à travers la fenêtre de sa chambre, mais qui n'est en réalité qu'un long moment d'absence, une quasi-mort dont il la tirait avec le coeur lourd. Il souffrait tant de savoir que, malgré sa maladie, la vieille femme était encore assez lucide par moments pour assister à sa propre dégradation, et il l'admirait tout autant, car elle ne s’apitoyait jamais, et qu'elle faisait continuellement preuve d'une grande élégance. Oui, il était particulièrement attaché à Augustine, et la satisfaction du devoir bien fait ou de la curiosité scientifique nourrie par ce cas observable au jour le jour ne pouvaient décemment pas rivaliser avec cette amertume qui le gagnait dès qu'il constatait que sa patiente n'était plus capable, un jour, de faire ce qu'elle savait faire la veille. « Mon ressenti par rapport à la situation n'est pas important. Je suis ici pour m'assurer qu'elle parte dignement, c'est tout. » répondit-il sobrement, occultant donc l'ombre planant sur son coeur la vue de la jeune femme. Ils poursuivirent leur promenade. Constance, curieuse, ne se rendait certainement pas compte que ses pas en direction des libellules, ds canards ou des poissons afin de les voir de plus près, la menaient de plus en plus en bordure du bassin. Cole se permit, timidement, de la prendre par le bras afin de la remettre sur le chemin dont ils avaient bifurqué. « Ne vous approchez pas trop du bord, vous pourriez glisser sur la gadoue et finir dans l'eau. C'est une mésaventure dont j'ai fait l'expérience à mon arrivée ici. » Et il ne fit pas le malin lorsqu'il fut surpris à rentrer en catimini dans le manoir, trempé de la tête au pied, et que l'intendante se permit de le sermonner pendant plusieurs minutes car le recouvrement des marches des escaliers venait d'être nettoyé -ce qui demande un travail considérable. Il s'était volontiers laissé gronder comme un enfant ; mieux que quiconque, Elwood connaissait la valeur du mal que ce donnent ces dames qui entretiennent le manoir de la cave au grenier. Sa mère avait travaillé ici comme bonne fut un temps. « Le labyrinthe est de ce côté. » indiqua-t-il à Constance tandis qu'ils arrivaient à l'autre bout du lac. « Ne vous en faites pas, je me suis faufilé plus d'une fois à l'intérieur, nous ne risquons pas de nous perdre. » Il la conduisit jusqu'aux hautes haies qui renfermaient ce petit trésor, la fontaine en son centre, où il aimerait tant pouvoir s'isoler plus souvent. Pendant ses congés et le peu de temps libre qu'il avait, il s'y rendait avec un livre à lire au son du clapotis de l'eau dans le bassin en marbre. Cette pensée lui permit de trouver de quoi réanimer la conversation. « Vous disiez que vous lisiez, sur le bateau. Vous avez sûrement épuisé de nombreux livres en deux semaines. Il y a un excellent libraire à Londres, sur Charring Cross, où vous pourrez renflouer votre stock avant de repartir. Je suis certain que pendant le mois que les Keynes m'ont dit que vous logeriez avec nous, vous aurez le temps de vous y rendre avec votre sœur. » Une fois le mariage passé, quelles autres affaires pourraient empêcher les Dashwood de se rendre à la capitale afin de parcourir les boutiques ? Peut-être des affaires importantes dont un médecin de campagne ne peut pas avoir idée. « Ils possèdent une magnifique édition d'un livre italien que je convoite depuis longtemps. » Un livre rare, inconnu, d'un auteur quasiment anonyme. Cole lui-même ne savait pas pourquoi le texte était encore édité et commercialisé, il ne se voyait que lui comme public de cette histoire. Il n'en donnait pas les détails à Constance, persuadé qu'elle ne connaîtrait pas et ne serait pas intéressée, ce qui rendait son commentaire fort inutile au final. « Que lisiez-vous ? » demanda-t-il pour en revenir au voyage de la jeune femme. Elle qui préférait les romans au vent marin, et sortir la nuit. Elle qui semblait pouvoir se contenter du silence autant que lui, mais qu'un attrait développé au-delà des conventions des discussions courtoises forcées, les poussaient à continuer d'échanger.
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"Je dois avouer que cela me faisait beaucoup rêver." admit-elle timidement lorsque Cole s'imaginait ce que la jeune femme avait pu voir en étant sur le bateau. C'était certainement encore bien plus que ce qu'il pouvait penser. Ce n'était pas pour autant qu'elle apprécierait passer sa vie sur un navire. Elle avait légèrement souri à sa remarque, presque surprise de voir un homme de sciences se permettre de rêver ainsi. Il semblait apprécier le confort d'un chez soi, bien qu'il n'était pas véritablement chez lui ces dernières années. Elle venait à se demander si cette offre d'emploi était pour lui une aubaine de ne plus être dans la demeure dans laquelle il avait vécu avec son épouse disparue. Qu'importe l'importance de l'affection qu'il avait pour elle ou non, cette femme restait une personne proche qu'il avait perdu et s'éloigner de son fantôme le temps de panser ses blessures. "Ne désirez-vous pas vous fixer un projet pour la suite ? Même si celui-ci se veut flou et indécis ?" lui demanda-t-elle, bien curieuse de voir comment il envisageait son avenir, étant donné que tout dépendant de la longévité d'Augustine. Constance ne jugeait pas, elle, elle ne choisissait pas son propre avenir. Elle était juste perplexe qu'un homme vive autant au jour le jour bien que son salaire dépende des personnes qui l'hébergent, dans ce cas précis. La jeune femme s'intéressait ensuite à la doyenne de la maison, espérant ne pas se montrer indiscrète. "Quel genre de mal peut-il affecter une personne de cette façon là ?" s'interrogea-t-elle, bien perplexe. "Cela ne doit être facile à vivre pour personne. Ni pour elle, ni pour vous, ni pour le reste de la famille. C'est peut-être pour ça qu'ils ont tendance à... l'oublier également." supposa la jeune femme avec un vague haussement d'épaules, n'étant pas sûre qu'il soit sage d'exposer sa propre vision des choses. En général, les hommes n'en avaient cure. "Pensez-vous qu'il y a une explication scientifique à cela ? Ou serait-ce une sorte de maladie de l'esprit ?" Constance s'intéressait à n'importe quel sujet, à vrai dire. Elle était avide de connaissance mais se contentait des informations qu'on voulait bien lui donner. Elle aimait beaucoup écouter les récits des uns, les aventures des autres. Elle pensait qu'elle n'avait rien de très passionnant à raconter de son côté. "Qu'entendez-vous par dignité ? C'est un terme vaste je trouve. Et surtout propre à chacun." dit-elle en le regardant avec un vague sourire. "Qu'est-ce qui serait le plus digne pour elle, à vos yeux ?" Alors qu'ils se promenaient autour du lac, le médecin se permit de saisir délicatement le bras de la petite blonde afin qu'elle ne finisse pas par tomber dans l'eau. Constance recula d'un pas, nullement offusquée ou surprise par le geste de Cole. "Merci du conseil." dit-elle avec un petit rire amusé, n'osant tout de même pas lui demander de lui raconter cette mésaventure. Ils se dirigèrent donc vers le labyrinthe, que le bel homme disait bien connaître. "Je compte sur vous dans ce cas." dit-elle avec un large sourire, ses yeux bleus rivés sur lui. Constance le suivait alors de près jusqu'à atteindre la fontaine. Elle s'en approcha et s'accroupit pour effleurer la surface de l'eau du bout des doigts. "C'est si paisible, ici." dit-elle tout bas. Elle avait l'impression d'être en dehors de tout. L'on entendait que les bruits qui venaient de la fontaine. "Je ne préfère pas trop m'avancer sur ce qu'il va se passer après le mariage." dit-elle avec un sourire un peu triste. "Eleanor est persuadée que rien ne changera mais je ne préfère pas prévoir quoi que ce soit après le grand jour. Je suppose qu'elle voudra faire plus ample connaissance avec son mari." Elle haussa les épaules. "Nous verrons bien à ce moment là. Mais je préfère ne m'attendre à rien, comme ça il n'y aura pas de déception." Et qui sait, peut-être que d'ici là, Constance sera également fiancée. "Un livre italien ?" demanda-t-elle. Cole avait vivement éveillé sa curiosité. "Parlez-vous cette langue ?" Pour pouvoir lire un tel ouvrage, il fallait avoir quelques connaissances. "Et pourquoi convoitez-vous ce livre ? Qu'a-t-il de si particulier pour que teniez tant à l'avoir ? Et qu'est-ce qui vous retient de le prendre ?" Constance se redressa et regardait son interlocuteur avec un vif intérêt. Elle adorait la lecture, elle pouvait s'intéresser à n'importe quel livre. "Je lis un peu de tout, à vrai dire. J'aime autant lire de la poésie, que du théâtre, des nouvelles ou des oeuvres plus engagées. Mais à bord, j'avais emmené avec moi un recueil de Baudelaire... J'ai lu Moby Dick, je trouvais que le contexte dans lequel je lisais ce livre s'y prêtait plutôt bien." dit-elle avec un léger rire. "La dame en blanc de William Collins, Alice au pays des merveilles... L'île au trésor est un de mes romans préférés. Il y a la Complainte du vieux marin que j'aime beaucoup aussi. Mais je n'ai pas amené assez de livres pour le voyage, alors certains marins me prêtaient leur livre sur les derniers jours du voyage. Certains avaient même acheté plusieurs journaux à Boston, et ils y publient parfois quelques petites nouvelles que je lisais également. Je tâcherai d'acheter bien plus de livres pour le retour." dit-elle avec un léger rire. "Si le coeur vous en dit, je serais ravie de pouvoir vous accompagner dans cette fameuse libraire de Londres, lorsque vous serez disponible." suggéra-t-elle timidement après un bref moment de silence. "Vous pourrez ainsi me montrer ce livre italien que vous convoitez tant." Parce qu'elle était aussi bien curieuse de le voir, ce livre. "Ma soeur sera bien trop occupée par son mariage dans les jours qui viennent, elle n'aura pas toujours besoin de moi." Elle haussa les épaules. "A moins que ce ne soit le genre d'activités que vous préféreriez faire seul, je peux comprendre que vous souhaitez plutôt profiter de votre solitude durant votre temps libre." dit-elle, soudainement bien confuse de ne pas avoir pris en considération le bien-être de Cole.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Si la plupart des hommes et des femmes avancent dans la vie en se donnant des objectifs, Cole devait avouer que la disparition de son épouse avait changé cela en lui qui avait brutalement réalisé que rien n'était promis, rien n'était acquis, que les rêves se fanent et que les petits bonheurs que le destin sème où nous ne le voyons pas sont tout ce dont le monde doit se contenter pour espérer être heureux de temps en temps. C'est l'éclosion d'une fleur, la naissance d'un papillon, c'est un pain qui sort du four, un beau coucher de soleil, un bon roman. Du reste, des grandes aspirations, des ambitions, il ne voyait là que des futilités visant à nourrir l’ego des Hommes qui ont si peur d'être oubliés. Être au chevet d'Augustine lui avait également inculqué que seul le bien être de ceux pour qui vous avez de l'affection compte. Que l'attention mondaine, que la reconnaissance par les pairs, étaient des avantages superflus. Bien sûr, Elwood serait heureux de donner son nom à une trouvaille et d'être ainsi connu à travers le monde, mais ce facteur n'était pas une condition sine qua non de son existence. L'incertitude de son avenir ne l'effrayait pas non plus, de même que la mort. « Je préfère me laisser surprendre par ce que la vie me réserve et être heureux de ces bons aspects plutôt que de nourrir des projets dont l'éventuel abandon pourrait me décevoir et m'attrister. » répondit-il donc à Constance qui semblait s'étonner d'avoir affaire à un homme basant les journées de sa vie sur tout ce qu'il y a d'éphémère. S'il s'était trouvé une nouvelle raison d'être après le départ de sa femme, il en trouvera une autre à la mort d'Augustine. Il savait que le monde était un ensemble de possibilités, et qu'il vivait dans une époque où ces possibilités se décuplaient de jour en jour. Les progrès n'avaient de cesse et chaque année venait avec son lot d'inventions prêtes à révolutionner le quotidien. L'industrie, les sciences, même les mœurs évoluaient à toute allure. Il suffisait d voir ces grandes usines et leurs hautes cheminées, ou ces femmes manifestant dans la rue pour obtenir lus de droits. Le docteur avait l'espoir qu'un jour, la médecin percerait le mystère du mal d'Augustine. Mais il savait que cela n'aurait pas lieu grâce à lui, les Keynes n'allant certainement pas accepter que le corps de leur aînée, même après des années de mauvais traitements, ne soit manipulé pour autre chose qu'un embaumement en vue de son enterrement. Sa maladie demeurera un mystère pour lui autant qu'aujourd'hui. Le peu d'informations qu'il récoltait au quotidien ne lui permettait pas de satisfaire la curiosité, très appréciable, de Constance. « Augustine est une femme parfaitement saine d'esprit, vous le verrez dans ses moments de lucidité qui sont encore assez fréquents. Elle n'est plus aussi vivre qu'autrefois, mais vous devinerez la femme qu'elle était en lui parlant. Je pense que son mal est purement neurologique. Quelque chose qui attaque son cerveau, sa mémoire, et de fil en aiguille, en lui faisant oublier son passé, en rendant son environnement étranger, elle oublie sa propre humanité, ce qui faisait d'elle un être humain dans une communauté. Cela peut être un parasite… Mais le fait est que je n'en sais rien. Je tente plusieurs traitements, et rien ne fonctionne. Désormais je me cantonne à des exercices de logique visant à entretenir ses capacités mentales, ou à connaître l'avancée de la maladie. » Du reste, Cole faisait au mieux pour que les journées de sa patiente de déroulent bien, l'accompagnant partout, l'aidant à manger, obligeant les domestiques à l'aider à se laver et même à aller à la selle. Il lui faisait la lecture, la promenait à travers le domaine en lui rappelant une chose ou une autre. Il savait parfaitement que, parfois, Augustine faisait semblant de se souvenir, et alors il savait que ces moments étaient oubliés pour toujours.« Honnêtement… Je lui souhaite de cesser d'avoir conscience de sa propre condition, et de partir sans douleur avant de se réduire à l'ombre d'elle-même. » Pour Cole, la maladie de sa patiente pouvait avoir deux issues ; l'une menant la vieille femme à un état primitif, agressif, peut-être hystérique et dangereux pour elle-même, l'autre réduisant le reste de ses jours à une longue et silencieuse absence, comme si son âme avait déjà quitté son corps. Il ne voulait la voir dans aucun de ces deux états. Revoilà le docteur qui pensait, silencieusement, pendant que ses pas le menaient aux côtés de la Dashwood vers le centre du labyrinthe. Il s'imaginait, un jour, allant chercher Augustine dans la bibliothèque alors qu'elle observait au dehors, et ne pas réussir à la tirer de sa contemplation. Ne jamais y arriver. Et qu'ainsi ce regard vide, ces traits mous, cette bouche close, ces membres atoniques, seraient son nouvel état permanent. Elle ne serait alors qu'une morte-vivante que personne n'aurait le courage d'achever, dépérissant et pourrissant sous leurs yeux. Cela lui crevait le coeur. Ce n'est qu'une fois près de la fontaine que Cole reprit la parole à propos d'un sujet bien moins triste. Les livres étaient une excellente échappatoire et un bon moyen d'accorder du répit à son esprit. Son imagination fertile se plaisait dans les récits d'aventures dont il se plongeait volontiers dans les grands paysages. Il n'avait pas d'attrait pour les romans de son temps, les Wilde, les Dickens, même s'il reconnaissait la qualité de la plume. Ils dépeignaient le pire et le ridicule de leur société, et Cole estimait qu'il baignait bien assez dans le même monde que ses contemporains pour être un témoin suffisant de tout ce qui était écrit dans ces œuvres. Il préférait les récits anciens. Il portait rarement son attention sur les récits romantiques, qu'il considérait n'être bons que pour nourrir l'âme des femmes. Néanmoins, le livre qu'il convoitait comportait de la romance, mais uniquement au titre d'outil biographique. L'ouvrage en question souleva une foule de questions qui traversèrent soudainement la bouche de Constance ; l'homme arqua un sourcil étonné. « Je maîtrise le latin pour les besoins de ma profession, mais pas l'italien contemporain malheureusement. Heureusement, le livre que je convoite est traduit. Cela fait plusieurs mois que j'hésite à l'acquérir, pourtant… Je ne sais pas. J'en ai lu quelques lignes, et cela m'a plu. Mais je me sens autant attiré que rejeté par cet ouvrage. Comme si je n'étais pas encore en mesure de pleinement l'apprécier à sa juste valeur, et qu'il me faut attendre d'être prêt avant de me plonger dedans. Un jour, j'irai dans cette librairie, et je saurai que le moment est venu. S'il y est encore. » Peut-être qu'un autre sera prêt avant lui, et aura le privilège de découvrir tous les secrets de ce livre. Alors, cela pourrait être le signe du destin pour faire comprendre à Cole qu'il n'était tout simplement pas fait pour en connaître tout le contenu un jour, savoir toute l'histoire de ce roi démon. A son tour, Constance répondit à la question du médecin. Elle lista longuement tout ce qui lui était passé entre les mains durant son voyage, même des nouvelles dans les journaux faute d'avoir emporté assez de livres. Lui aussi aimait Beaudelaire et Moby Dick. Encore une fois, ces récits étaient les plus grands voyages qu'il ait pu effectuer. Le rouge lui monta aux joues lorsque la jeune femme proposa de l'accompagner un jour à Londres. Son coeur s'emballa, ne sachant que répondre. Il n'avait qu'une seule occasion de s'y rendre, c'était lors de ces lundis matins, et il ne pouvait pas se faire accompagner. « Je… En effet, je préfère me rendre à Londres seul... » bégaya-t-il, profitant de cette brèche pour s'y enfoncer. Constance ne paraissait pas être une femme qui lui tiendrait rigueur de cela, elle savait désormais quel était le quotidien de Cole et ne pouvait lui en vouloir d'avoir besoin de temps seul afin de souffler. Ils demeurèrent près de la fontaine un moment, puis l'heure du thé se profila, un rituel à ne pas manquer. Elwood entreprit de quitter le labyrinthe d'un pas assuré, la jeune femme derrière lui. Pourtant, alors qu'il était certain du chemin, ils rencontrèrent un mur de haie semblant apparu subitement à partir du moment de leur entrée dans le dédale. « Qu'est-ce que... » Demi-tour. Pensant avoir simplement tourné trop tard, il revint sur ses pas et bifurqua à gauche dès la première occasion. Cela ne le mena qu'à un nouveau cul de sac. Et lorsqu'il se retourna, Constance ne lui emboîtait plus le pas. « Miss Dashwood ? » Peut-être avait-elle trouvé la sortie avant lui, ce qui serait un sacré embarras. Mais en parcourant les allées vertes, il finit par apercevoir l'ombre de la petite blonde. L'évitait-elle ? A force de la suivre et de la perdre, cette poursuite prit des allures de jeu. Comme un cache-cache improvisé consistant à se mettre la main dessus. Isolés dans le labyrinthe, Dieu seul pouvait savoir combien de temps la partie dura. Cole estima qu'un long moment était passé lorsqu'il trouva que l'air s'était rafraîchi. « Il est tard Miss Dashwood, nous devrions rentrer. » lança-t-il à travers les haies dans l'espoir d'être entendu par Constance et que celle-ci se montre. Quelques secondes plus tard, près de la sortie, il l'aperçut. « Vous voilà ! » Il s'approcha avec un fin sourire amusé, l'esprit vidé de tous tracas, tous soucis abandonnés dans le labyrinthe. Mais alors qu'il avançait, elle reculait. Alors il avançait plus vite, riant, et elle reculait à la même allure. Jusqu'à ce que Cole ait à lui courir après pour la rattraper ; à grandes foulées, il parvint à la saisir. Leurs éclats de voix se transformèrent en un petit cri lorsque, au bord du lac, leur course les emportant, ils glissèrent sur la berge gadoueuse et finirent dans l'eau jusqu'à la taille.
give me your love and physical affection, give me the worst of you to hold
Cole était un homme singulier. C'était ce que Constance se disait lorsqu'elle continuait d'apprendre à le connaître au fil de leur conversation. Il préférait se laisser guider, de vivre au jour le jour plutôt que de se fixer des objectifs en se disant qu'il y avait des chances qu'il ne pourrait jamais les atteindre. Une manière de penser que la jeune femme pouvait parfaitement comprendre bien que ce ne soit pas commun pour un homme de cette époque. La majorité d'entre eux était ambitieux, rêvant de progrès et de prestige, de mettre sa pierre à l'édifice de l'industrialisation. Le pouvoir, quelque chose beaucoup convoitait tout au long de l'Histoire. Constance l'écoutait avec attention lorsqu'il parlait d'Augustine, avouant qu'il n'arrivait pas vraiment à expliquer cette maladie. L'autopsie leur apporterait certainement de nombreuses informations mais il ne serait pas vraiment respectable de disséquer le corps d'une Lady pour des avances scientifiques. Cole avait invité Constance à apprendre à mieux connaître sa patiente durant ses moments de lucidité. Il espérait pour la vieille dame qu'elle quitte ce monde avant qu'elle ne soit plus qu'une enveloppe de chair totalement vide. "Dans son sommeil, alors ?" demanda-t-elle timidement. Quand on dort, on ne souffre pas. Beaucoup espérait partir dans son sommeil, que c'était le moyen le plus paisible de quitter ce monde pour un autre. La petite blonde avait bien vu que ce sujet le touchait énormément et qu'il préférait penser à autre chose pour le moment. C'est pourquoi elle n'insista pas davantage et préférait se pencher sur leurs livres. Un sujet de conversation bien plus léger et que semblait convenir à tous les deux. Elle était perplexe d'entendre qu'il avait besoin d'attendre le bon moment pour acheter ce livre et le lire. Peut-être avait-il besoin d'une révélation ou peut-être allait-il l'acheter sur un simple coup de tête. Constance s'était alors proposée de l'accompagner durant l'une de ses sorties et le médecin semblait immédiatement confus. Il déclina la suggestion de la jeune Dashwood, qui ne s'attendait certainement pas à ce que son coeur se pince de cette façon lorsqu'elle entendit son refus. "Oh." dit-elle tout bas, quelque peu attristée. "Bien sûr, je comprends." Elle sourit nerveusement et préférait se taire ensuite. Il était temps de sortir de ce labyrinthe mais le Dr. Elwood ne retrouvait pas son chemin. La jeune femme, distraite par une fleur qui avait poussé près d'une des haies, s'était éloignée de lui et avait fini par se perdre également. Elle fut prise d'un sentiment particulièrement oppressant et entendre la voix du médecin était rassurant. Jusqu'à ce qu'elle réalise que c'était assez amusant, de ne pas être retrouver. Elle marchait aléatoirement dans les allées d'un pas hâtif, ne pouvant s'empêcher de laisser échapper quelques rires. Mais ils finissent pas se retrouver et Constance ne comptait pas se laisser attraper si aisément. Seulement, dans leur petit course et lorsque Cole avait finit par la saisir, ils finirent tous les deux à l'eau. De la fenêtre, Peter avait deviné que sa fille était dans l'eau et n'avait pas attendu une seule seconde pour courir au plus vite près du lac pour s'assurer que tout aille bien. Bon nombre d'hommes avait jugé bon de l'accompagner. "Me voilà à nouveau baptisée." dit-elle à Cole en riant un peu. Dans sa chute, Constance avait perdu son chapeau. "Grand Dieu, Constance, vous allez bien ?" demanda son père lorsqu'il s'approcha du lac. "Oui, je vais bien, Père, ne vous en faites pas." lui assura sa fille. "Mais vous ne savez pas nager, attrapez vite ma main." Il se pencha prudemment. "J'ai pied, je ne risque rien." "Il y a de la boue, de la vase, cela peut devenir étrangement similaire à des sables mouvants." Il sortit sa fille de l'eau puis s'assura qu'elle soit bien éloignée du bord avant de tendre une main amical au médecin. "Laissez-moi vous aider, Docteur." "Le Dr. Elwood m'avait pourtant prévenue de bien faire attention aux berges, mais je n'ai pas été attentive, en sortant du labyrinthe. Il a voulu me rattraper mais il a fini par tomber avec moi." Oui, Constance avait menti. Mais la véritable raison de leur chute n'aurait pas été convenable à raconter. "Regardez-vous, vous êtes trempée." Peter déboutonna sa veste pour la mettre sur les épaules de sa fille, bien trop craintif qu'elle n'attrape froid. "Je vous assure que je vais bien, Père." Constance tentait désespérément de le rassurer. Mais Peter adorait ses filles plus tout, c'était la prunelle de ses yeux. "Elle n'est ni la première, ni la dernière à être tombée là-dedans." dit le maître du domaine qui les avait également rejoint. "On va faire couler un bain pour Miss Dashwood." Peter posa les mains sur les épaules de sa fille et l'invita à suivre sa marche afin de la conduire jusqu'à ses appartements. Constance se retourna pour apercevoir le médecin à qui elle offrit un sourire et un regard rempli. "Heureusement que vous étiez avec le Dr. Elwood." dit Peter. "C'est un homme bien. Il a eu la gentillesse de me faire un peu visiter le domaine." "Soyez plus prudente avec les étendues d'eau, tout de même. Et je ne suis pas surpris que le Dr. Elwood soit un homme bien. Vous connaissez mon profond respect pour les médecins." Une fois arrivée dans ses appartements, l'une des domestiques aida Constance à se défaire de ses vêtements trempés pour qu'elle puisse prendre un bain et remettre une robe propre par la suite. Celle-ci était bleue. Elle était juste prête à temps pour le dîner. Une nouvelle fois, le maître de maison n'avait pas lésiné sur les moyens, à croire qu'il voulait impressionner sa cour. Le repas fut particulièrement similaire au déjeuner. Christopher avait appris la passion de Constance qu'était la lecture et il l'avait invité à se rendre dans leur bibliothèque lorsqu'elle en avait envie. La jeune femme apprécia le geste et ce fut d'ailleurs la première chose qu'elle fit à la fin du dîner. Sa soeur fit son apparition alors qu'elle parcourait les livres sur les très nombreuses étagères. "Père m'a racontée ta mésaventure de cet après-midi, cela aurait pu virer au drame." "Mais le Dr. Elwood était là." répondit-elle alors qu'elle saisissait un livre. "Que dirais-tu de visiter Londres, la semaine prochaine ?" suggéra-t-elle. Eleanor esquissa un sourire désolée. "Brentford m'a proposée d'y aller tous les deux." "Oh, bien sûr. Il doit être un excellent guide." Constance ne cachait pas vraiment sa déception. Son père aura toujours quelque chose à faire plutôt que de se rendre à Londres et il ne la laisserait jamais s'y rendre seule. Elles échangèrent quelques mots puis Eleanor s'éclipsa pour laisser sa soeur avec ses livres. Eleanor savait que sa soeur était encore moins bavarde lorsqu'elle était triste ou contrariée. Elle en avait déjà plusieurs en main qu'elle comptait emmener dans sa chambre. Elle sursauta vivement en voyant que Cole était là -elle ne l'avait pas entendu entrer-. Tous les livres qu'elle avait pris étaient tombés par terre dans son mouvement de sursaut et Constance s'abaissa immédiatement afin de les récupérer.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
L'eau était froide. C'était pourtant une belle journée de fin d'été et le soleil avait brillé sur le lac tout du long. Mais c'était à croire que, qu'importe le climat, les étendues d'eau ne sauraient être à une température qui ne ferait pas claquer des dents. Le choc thermique eut l'avantage d'être vivifiant. Cole sentit quelques gros poissons se faufiler autour d'eux afin de fuir toute cette agitation de leur côté du lac. Un canard s'était envolé de peur. Il n'y avait pas de blessure à déplorer. Le docteur n'avait pas lâché la jeune femme un seul instant pendant leur chute, la serrant même un peu plus fermement afin qu'elle se glisse pas la tête sous l'eau. Fort heureusement, ils avaient pied -voire un peu trop, car il sentit ses semelles d'enfoncer dans la terre humide afin de le garder prisonnier. Constance riait, lui était confus. A croire qu'il avait le chic pour tomber dans ce lac et se couvrir de ridicule. « Je suis vraiment désolé Miss Dashwood, vous êtes trempée par ma faute. » se confonda-t-il en excuses avant qu'une troupe entière de Lords ne rapplique. Ils comprirent bien vite que la mésaventure des deux jeunes gens leur avait valu plus de peur que de mal, ce qui m'empêcha pas le Père de la petite blonde de se faire un sang d'encre à la seule idée qu'elle soit mouillée. Peter et Cole, à eux deux, aidèrent Constance à se tirer hors du point d'eau. Ses souliers étaient couverts de boue. Avant d'être à son tour tracté hors du bassin, le docteur récupéra le chapeau de la jeune femme qui commençait à s'éloigner dangereusement vers le centre du lac. « Merci. » souffla-t-il une fois sorti d'affaire, déplorant également des chaussures en mauvais état. Voilà qu'il n'en avait plus qu'une paire qui ne soit pas couverte de crasse. Il avait également de la boue sur les genoux et les coudes, et il ne doutait pas que cela lui donnait fière allure. Il surprit Constance à déformer la réalité des événements afin de couvrir a véritable version des faits. Cela le fit discrètement sourire, tandis qu'il observait la demoiselle être raccompagnée à l'intérieur par son père Un sourire qui disparut bien vite lorsque Christian s'approcha de lui, du feu dans les yeux, une fois ses invités à bonne distance. C'était un homme particulièrement imposant et intimidant, son mètre quatre-vingt dix y étant certainement pour quelque chose, de même que ses yeux sans pupille, entièrement noirs. « Ne vous avisez plus de délaisser Lady Augustine pour faire des cabrioles dans le domaine, Elwood. Cela fait des heures que les domestiques vous cherchent partout car elle vous réclame. » Le coeur de Cole se serra. Oui, un instant, il avait oublié son devoir. Et une fois en deux ans est une fois de trop. Il s'en voulait tant, lui qui privilégiait tant sa patiente ne se reconnaissait pas dans celui qui trouvait plus intéressant de jouer au chat et à la souris dans le labyrinthe du domaine. A quoi pensait-il ? Bien entendu, sa culpabilité visible n'était pas suffisante pour le Lord. Lui avait besoin de sentir la coquille du docteur craquer sous sa chaussure. « N'allez pas oublier la raison de notre hospitalité, ou croire que des temps festifs vous donnent le droit de vous montrer moins présent, au contraire. L'affection que nous avons eu pour votre mère ne vous rend pas privilégié non plus. » Le regard bas, Cole acceptait tous les piques qui pleuvaient sur lui en serrant les dents. Oui, il avait failli. Et le ton de Christian le faisait sentir comme un moins de rien. Il aimerait répliquer qu'en matière d'abandon de sa propre mère, il n'avait aucune leçon à lui donner. Il aimerait lui cracher sa solitude et son mal-être à force d'être l'unique garde-malade de la Lady, et qu'il était fatigué. Mais il ne s'en sentit pas le droit, ni le courage. Il gardait le regard bas. « Vous ne devriez même pas songer être digne de la compagnie de Miss Dashwood. » renchérit le Lord en appuyant un index accusateur et menaçant sur le buste du médecin. Il ne parvenait pas à lui donner tort. « A partir de maintenant, vous ne quittez plus Lady Augustine. Vous êtes son ombre. Me suis-je fait comprendre ? » Cole ne leva les yeux pour rencontrer furtivement ceux de son bourreau qu'avec une profonde humilité et une certaine crainte. « Oui, Lord Keynes. » dit-il comme un bon valet. Il sentit la lourde main de son hôte l'attraper par l'épaule et le jeter en direction du manoir. « Allez vous rendre présentable. »
Avant d'entrer dans le hall, il ôta ses chaussures, et c'est avec ses souliers en main qu'il croisa le chemin de Brentford et son sourire presque trop satisfait par la vision qui lui était offerte à cet instant. Il avait très certainement vu, de loin, son père malmener le médecin, et cela était, à ses yeux, un juste retour des choses vis-à-is du ton qu'il avait employé face à lui pendant le déjeuner. Aussi ne manqua-t-il pas l'occasion d'ajouter sa touche personnelle à l’avilissement d'Elwood d'un simple ; « Vous êtes encore tombé dans le lac. » Déjà engagé dans l'escalier, l'homme ne lui adressa pas un regard et prit sur lui la moquerie. Au deuxième étage, Cole rejoignit sa chambre et lâcha un soupir dépité en laissant tomber ses chaussures dans un coin de la chambre. Pendant qu'il entreprenait de se changer, on frappa à la porte ; c'est la frimousse de Charlotte qui apparut dans l'entrebâillement de la porte, n'étant absolument pas gêné par l'allure d'un homme torse nu. « Souhaitez-vous que j'emporte ce costume à la laverie, Docteur ? » demanda-t-elle en entrant, l'air de rien. « Oui, merci Charlotte. » La jeune femme referma la porte derrière elle avec précaution. Son expression changea du tout au tout, se faisant à la fois navrée et désapprobatrice. Elle croisa les bras sous sa poitrine, et Cole s'assit sur la chaise dans le coin de la chambre, attendant une nouvelle réprimande. « Tu ne devrais pas te laisser marcher dessus de cette manière. J'ai vu leur manière de te parler, de te regarder. Tu es docteur, tu es un homme respectable, tu te donnes corps et âme pour Lady Augustine depuis deux ans, tu mérites mieux. » Il avait bien du mal à s'en convaincre. La perte de son épouse avait largement entamé son estime de lui-même, Charlotte le savait bien. Elle aussi avait perdu quelqu'un dans cette histoire : sa sœur. Laura avait laissé un trou béant dans leurs deux vies. La différence était que Cole se laissait abattre, s'était laissé persuader par les événements qu'il était moins que rien, tandis que sa belle sœur refusait qu'un fantôme dicte sa vie. « Ils sont Lords, et ils sont généreux avec moi. Cela leur donne beaucoup de droits. » Il leur devait beaucoup, et pour cette raison, il n'était pas question de se retourner contre eux, aussi détestables soient-ils au quotidien. Le docteur était un homme particulièrement loyal, il honorait toutes ses dettes et se montrait fidèle envers et contre tout. C'était là son unique pugnacité. « Certes, mais ça ne leur donne pas le droit de te traiter comme un laquais. » Contrariée, Charlotte récupéra les habits et les chaussures rapidement avant de le quitter.
Cole se montra particulièrement silencieux et discret pendant le dîner, comme à son habitude. Il s'y était rendu à contre coeur et sans appétit, ce qui se devinait à son assiette encore trop pleine lorsque les serveurs s'occupèrent de les débarrasser. Il n'avait guère envie de faire a conversation et s'était contenté de répondre aux questions d'Augustine concernant l'identité d'une personne ou d'une autre, voire même ce qu'il s'était dit au déjeuner. Il lui parlait toujours avec un fin sourire, même s'il devait le forcer, montrant bien que ses interrogations ne le dérangeait pas, et qu'il était même heureux d'aider. Il n'adressa pas un regard à Constance, notamment par crainte que le moindre éclat complice dans leurs regards puisse être décelé par le Lord et lui valoir de nouvelles menaces. Ainsi Cole ne vit rien d'autre du repas que son assiette qu'il ne touchait pas, celle de la Lady qu'il l'aidait à déguster, et son visage ridé aux yeux hagards. Lorsque le repas toucha à sa fin, le docteur se fit réclamer de la lecture par sa patiente. Elle n'avait de cesse de lui répéter qu'elle aimait sa voix, qu'elle la trouvait agréable, chaude, enrobante, comme le ronronnement d'un chat. Elle ne parvint pas à se souvenir du chemin menant à la bibliothèque, il la guida tout du long en lui offrant des repères à retenir pour la prochaine fois, sans savoir si elle en avait retenu un seul. Faisant mine de ne pas remarquer les sœurs Dashwood, il ne se permit pas d'écouter leur conversation et parcourut les rayons de livres en quête d'un ouvrage susceptible de plaire à Augustine -qui les avait sûrement déjà tous lus sans plus le savoir elle-même. Du bout des doigts, il attrapa la reliure d'un recueil de Beaudelaire, ce qui lui parut être un bon choix. Lorsqu'il se tourna, il tomba sur une Constance prise d'une vive vague de peur en l’apercevant. Ils se ruèrent ensemble sur les livres tombés au sol, victimes collatérales de cette surprise. « Je suis navré, je ne voulais pas vous faire peur. » murmura le docteur, gêné, en déposant quelques romans dans les bras de la jeune femme. Puis il récupéra son ouvrage, qu'il avait posé par terre près de lui le temps de porter assistance à la Dashwood. « Celui-ci est pour moi. » Une fois redressés, l'homme se sentit nerveux. Il osait à peine lui adresser un regard. Quel dommage, ils s'entendaient si bien, ils avaient tant en commun. Et Cole avait bien besoin d'une alliée, même pour un mois. Mais il se rappelait des mots du Lord ne put s'empêcher de lui donner raison encore une fois. « Je compte faire la lecture à Augustine, cela risque de vous perturber dans votre lecture... » dit-il en partant de l'hypothèse que Constante comptait profiter du calme et l'ambiance feutrée de la bibliothèque. « Il y a un petit salon, juste derrière cette porte. C'est celui d'Alicia, elle aime s'y isoler pour lire, vous pouvez lui demander de l'utiliser. » La cadette des Keynes était, selon lui, la plus civilisée, pour ne pas dire la plus normale du lot. Celle avec qui il était possible de tenir une conversation sans avoir l'impression que la stupéfaction face à la bêtise et la cruauté familiale allaient vous faire tomber les yeux des orbites. Elle accepterait certainement de partager son nid avec sa future belle-sœur. « Encore désolé de vous avoir fait tomber dans le lac. » reprit Cole tout bas, les doigts serrés autour du libre dans ses mains. Il jeta un coup d'oeil du côté d'Augustine, vérifiant qu'elle ne s'impatientait pas. Celle-ci semblait hors de la réalité, absente de son corps le temps que le médecin revienne auprès d'elle.