give me your love and physical affection, give me the worst of you to hold
Peut-être que Cole voulait que la jeune femme sache ce que c'était vraiment, un baiser. Cela n'avait rien à voir avec celui que Peter lui avait donné devant l'autel. Peut-être que les pratiques n'autorisaient pas à ce que ce soit plus langoureux en public. La pudeur rester assez exacerbée. Mais durant ce moment, entre Cole et Constance, ils n'étaient qu'eux deux. Elle s'était sentie si bien en étant auprès de lui. Aimée et elle voulait lui donner ce même amour en retour. C'était plus fort qu'elle. Elle finissait par se dire que désormais, le médecin avait marqué à jamais les lèvres de son amante. La petite blonde, bien que particulièrement chaste et encore bien pure, se surprenait à en vouloir un petit peu plus. Que si le baiser s'était prolongé, elle aurait adoré qu'il la prenne dans ses bras, qu'il la serre tout contre lui sans détacher une seule fois sa bouche de la sienne. Bien que sa conversation avec Eleanor avec été ensuite très houleuse, cette dernière avait fini par comprendre que son point de vue était faussé par les intérêts familiaux. Mais limiter Constance à cela lui ferait perdre toute ce qu'elle était. Eleanor savait parfaitement garder un secret. Et celui-ci, elle allait le garder jusqu'à son dernier soupir. Ce baiser, et cette conversation, donnèrent beaucoup de courage à Constance, du moins suffisamment pour poursuivre la soirée. Peter ne se gênait pas en terme de consommation d'alcool et il fallait reconnaître que la jeune mariée buvait bien plus que d'habitude aussi. Elle avait même quelques vertiges et de nombreuses conversations lui semblaient être des échos bien lointain. Elle avait passé le plus clair de la soirée à danser. Avec son époux, son père, son beau-père, toutes les figures masculines importantes de ce mariage. Plus par principe qu'autre chose. Ce n'était que très tard que le médecin se permit de s'approche de la jeune femme, pour son plus grand soulagement. Elle le trouvait particulièrement beau, ce soir-là. "Je ne vous en veux absolument pas." lui assura-t-elle tout bas, pendant qu'ils dansaient ensemble. Cole craignait que ce soit le dernier instant possible pour faire ce qu'il voulait faire, bien que le jour choisi n'était peut-être pas le plus approprié. "A vrai dire, je pense que c'est la plus belle chose qui ait pu m'arriver, de toute ma vie." lui avoua-t-elle avec un doux. La douceur de ce moments, cette immense vague d'émotions et de sentiments incroyablement positifs. "Pendant ce temps là, je me suis sentie si heureuse, si légère." Ce qui était assez exclusif lorsque l'on savait ce qu'endurait Constance depuis désormais de très nombreux. Cela n'allait pas en s'améliorant, bien malheureusement. Puis le médecin lui parlait d'autre chose. Elle regardait ce qu'il indiquait d'un signe de tête et prit beaucoup de temps à comprendre ce à quoi il faisait allusion. "Pensez-vous que cela va vraiment fonctionner ?" lui demanda-t-elle alors, bien perplexe de cette manoeuvre. Constance ne s'y connaissait absolument pas, en matière de sexualité. Alors Charlotte s'approcha de Peter afin de remplir une nouvelle fois sa coupe de champagne, mais Christian s'approcha de son fils pour lui dire quelque chose à l'oreille. Il faisait certainement allusion à sa consommation d'alcool parce que Peter refusa que la domestique ne le serve davantage et se contenta ensuite de boire de l'eau. Un Keynes ne devait pas faillir à son devoir, pas même à son devoir conjugal en cette nuit de noces. "A vrai dire, je dois avouer que j'ai un peu plus consommé d'alcool qu'à l'accoutumée." confessa-t-elle à Cole. Constance n'avait jamais été grande consommatrice et il ne fallait pas qu'elle boive vraiment plus que d'habitude pour sentir certains effets. Malgré tout, elle espérait que certains effets pourraient l'aider. "Peut-être que... ça m'aidera à ne pas me rendre compte, peut-être même à oublier, quoi qu'il se passe." Alors qu'ils étaient toujours en train de danser, Constance serrait un peu plus la main de Cole, tant elle était tétanisée. "Nous...Il...Il devra tout de même le faire, n'est-ce pas ? Tôt ou tard, il..." Constance connaissait bien la réponse à cette question, elle ne savait même pas pourquoi elle l'énonçait à haute voix. Nul doute que le nouvel époux y allait se donner à coeur joie. Ils dansaient encore sur quelques morceaux de musique. C'était un instant léger, où il n'y avait pas besoin de parler. Elle se fichait bien du reste de la salle, il n'y avait qu'eux deux, comme lorsqu'ils avaient dansé durant le mariage d'Eleanor. A la fin de la danse, Peter se présenta à son épouse. "Il est temps." vint-il lui murmurer à l'oreille. Constance s'efforçait d'esquisser un sourire. Peter, en homme galant, offrit son bras à son épouse. C'était à contre-coeur qu'elle devait s'éloigner de Cole. Intérieurement, elle était pétrifiée. Elle ne savait même pas comment elle arrivait à mettre un pied devant l'autre. Elle avait lancé un dernier regard à Cole, puis à sa soeur. Tout le monde les regardait partir, tout le monde savait ce qui allait se passer. Constance se mura dans son silence alors qu'ils montaient ensemble les étages. Elle se détacha à peine de lui. "Où comptez-vous aller ?" demanda Peter. "Je... Je pensais que je devais aller me changer." répondit-elle tout bas, bien hésitante. "Vous n'en avez pas besoin." lui assura-t-il avec un sourire confiant, mais qui ne la rassurait pas. Il était vrai qu'il semblait quelque peu vaporeux. Son haleine laissait deviner qu'il avait consommé beaucoup d'alcool. Il souriait facilement et était plus sûr de lui qu'il ne l'était. A la hauteur de sa prétention. "Venez tout de suite avec moi." Il l'entraîna avec lui jusqu'à sa chambre à lui. Elle était bien plus grande et plus richement décoré que celle attribuée à Constance. Peter ne lui laissait pas vraiment le temps de découvrir quoi que ce soit qu'il se rapprocha d'elle, la plaqua un peu brusquement contre lui pour l'embrasser à pleine bouche. "Si vous saviez combien j'attendais ce moment. Je n'en peux plus d'attendre." souffla-t-il entre deux baisers. L'impatience de Peter le rendait particulièrement indélicat. Ses baisers, bien que beaucoup plus langoureux que devant l'autel, n'avaient rien à voir avec celui de Cole – c'était son seul élément de comparaison. Constance restait stoïque, ne sachant que faire, mais aussi surtout pétrifiée par une terreur indescriptible. Cela semblait bien faciliter les choses pour Peter, qui n'eut alors aucun mal pour retirer sa robe, pour commencer.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Ils n’étaient pourtant pas dans une époque qui méprisait l'amour. Le monde changeait et bien que les couples arrangés couraient encore les rues, l'oreille était tendue aux coeurs battant la chamade pour une personne en particulier dans la foule. De plus en plus, le bonheur avait son importance, et au lieu du bien commun, l'épanouissement individuel. À vrai dire cette société était la proie d'un contraste et de paradoxes plus grands que ce que ses habitants pouvaient encore comprendre. C’était une ère bâtarde. Et comme toutes les transitions, il y avait des ratés, des sacrifiés, des déçus. Sur la route de la civilisation, l’Homme avait connu d’incroyables progrès, un âge d'or durant cette antiquité qui faisait rêver les peintres et les poètes de leur siècle, avant de chuter durant de longs siècles sombres et guerriers ; alors seulement après cette longue régression dont il ne restait aujourd'hui que les ruines de châteaux forts, la Renaissance avait redoré le blason de l'humanité. Le temps des explorations et des inventions avait changé la face du monde, l'avait rendu plus grand, plus riche, plus effrayant aussi. La vérité derrière toutes ces découvertes n’était autre qu’une perpétuelle recherche de d’eux-mêmes, d'un but. Car l’Homme n'est pas fourmi, il aspire à bien plus que s'étendre et envahir. Mais quel est ce plus ? C’était ce qui était cherché à l'ouest de l'Amérique, à l'est de l'Asie, au sud de l'Afrique, aussi loin que possible. Un moyen de remplir ces coeurs éternellement vides. Un moyen d'élever ces âmes éternellement attachées au sol. Un moyen de ne pas être oublié. Et s'ils ne trouvaient rien dans les mines d'or et de diamants ? Et s'il suffisait de cesser d'observer l'horizon avec envie, et de voir tout ce qui se trouvait déjà juste sous leur nez ? Cole savait ce qui nourrissait son coeur et son âme. Cela était juste devant lui. Il vivait à nouveau grâce à quelque chose qui ne nécessitait ni guerres, ni industrie, ni politique. Il était amoureux. Il tenait la main de Constance, il posait délicatement la sienne sur sa hanche, ils dansaient. Il n’avait guère besoin de plus. Mais le manoir était un lieu à part. Une bulle. Une cloche en verre sous le soleil dans laquelle il était impossible de respirer. C’était surtout un lieu qui ne connaissait pas l'amour. Un royaume de coeurs vides et d'âmes condamnées. D'une certaine manière, les Keynes étaient déjà en guerre, même s'ils ne savaient pas contre quoi. Contre tout ce qui n'était pas Keynes. Ils étaient Hommes, et ils étaient fourmi. Ils étaient tristes et seuls. Néanmoins cela n’était plus qu'un constat à ce stade ; cela était leur sang, sec et poussiéreux, épais et goudronneux. C'était la graine en eux qui poussait depuis leur naissance, lierre noir grimpant sur leurs os. Ils avaient tous leurs péchés, leurs vices. Une maladie générale, mais autant de symptômes que de personnes. Incurable, bien sûr. Cole savait que Peter aimait l'alcool. Peut-être que Catherine l’avait trop souvent forcé à finir son assiette lorsqu'il était un garçon, quoi qu'il en soit, il finissait des verres. Il buvait à bon rythme. Il déclarerait bientôt forfait. Si Christian n’était pas intervenu, du moins. “Il faut espérer qu'il soit déjà trop tard.” murmura le médecin. Les hommes, pour la grande majorité, étaient sensibles à l'alcool. Après le verre de trop, la gorgée fatale, ils pouvaient bien espérer et croire qu'ils étaient en parfaite maîtrise de leur corps, que les pulsions étaient plus fortes que la boisson, c'était une désillusion. Peter n’irait peut-être pas immédiatement rejoindre Morphée, mais s'il était impuissant pour ce soir, alors la manoeuvre était réussie. Bien sûr, cela n’était qu'un gain de temps éphémère. Un sursis. La petite blonde le comprenait bien ; si ce n'était pas ce soir-là, ce serait le lendemain. “Oui, Constance. Oui…” Il était douloureux de l’admettre. Néanmoins Cole ne souhaitait pas que la jeune femme puisse voir à quel point il était dévasté à cette idée. Non, elle faisait ce qu'elle avait à faire. Ce n’était ni sa faute, ni son choix. Et elle ne l’aimait pas. Elwood ne put lui dire que tout irait bien, qu'elle n’avait rien à craindre. Ils pouvaient l'espérer en tout cas. Et quand Peter vint récupérer son épouse, Cole lui adressa un fin sourire, presque encourageant. Le brun les observa s'éloigner, le coeur lourd, la nausée serrant à nouveau sa gorge. Il attendit, patiemment. Il attendit ce qui lui semblait être une éternité avant de quitter la grande salle et grimper les escalier deux à deux. Eleanor lui emboîta immédiatement le pas. “Dr Elwood ! Qu'est-ce que vous croyez faire ?” L’homme se tourna, les yeux ronds, perçants, et les sourcils froncés. Lui, au moins, faisait quelque chose. “Je tiens une promesse, et vous ?” La jeune femme grimpa quelques marches également afin de s'approcher et de ne plus avoir à parler aussi fort. Même la musique ne pourrait couvrir leurs voix pour les oreilles incrustées dans les murs. “Vous ne pourrez pas toujours être là, il est des choses qu'elle doit faire seule.” Facile à dire ; Constance avait été mise devant le fait accompli, et désormais elle devait vivre les moments critiques, les plus importants de sa vie de femme, d’épouse, seule. “Parce que vous pensez que je vais entrer pour filer un coup de main ?” siffla Cole. A son tour, il descendit quelques marches. Eleanor avait déjà gagné la méfiance de l’anglais, ce soir-là elle obtint également son mépris et sa colère. Tout ce qui n’était réservé qu’aux Keynes jusqu’à présent. Quoi qu’elle était une des leurs désormais. “Vous l’avez mariée et forcée à intégrer cette famille de monstres. Si vous n’avez pas encore compris comment ils traitent les femmes ici, alors on vous ouvrira les yeux bien vite. Et peut-être que vous arriverez à vous en sortir, Eleanor. Mais Constance n’est pas comme vous. Alors je vais y aller, et m’assurer que Peter n’est pas en train de blesser irrémédiablement la femme que j'aime, votre propre petite soeur.” Les joues de la jeune femme s’empourprèrent, mais il ne sut déchiffrer ce que ses pommettes trahissaient. Honte, colère ? Quoi qu’il en soit, elle comptait toujours le retenir. A vrai dire, ils furent bien obligés de s’y mettre à plusieurs ; Alicia apparut, ayant remarqué la soudaine absence du médecin, et Brentford celle de son épouse. “Vous n’irez nulle part, Cole, ne soyez pas idiot.” intervint la première, arborant une moue désolée qu’il n’achetait pas. Son frère ne tarda pas à grimper afin d’attraper le médecin et le tirer en bas de l’escalier. Brentford était un homme imposant ; plus grand que Cole, il ne manquait pas de force. Il parvint à maîtriser le brun gigotant, se débattant avec bien plus d’impétuosité que nul ici ne pouvait en soupçonner de sa part. Ses pieds ne touchaient quasiment plus le sol tandis qu’il était raccompagné dehors puis cloîtré dans une calèche au départ. “Le Dr Elwood ne se sent pas bien. Assurez-vous qu'il retourne bien chez lui.”
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La forêt qui contournait le domaine était angoissante lorsqu'elle n'avait pas sa verdure chatoyante. Le tronc des arbres était noir, les branches semblaient être des mains fourchues prêtes à saisir les promeneurs et d'ôter leur vie. Les températures étaient bien basses et les cheminées et poêles du manoir étaient constamment remplis de bois. Le ciel était gris peu, les nuages étaient si épais que l'on avait l'impression qu'il faisait toujours nuit. Si on entrait dans sa chambre, on aurait pu dire que Constance était une poupée que l'on avait soigneusement posé sur un fauteuil, près de l'une des fenêtres. Son teint était livide, même ses lèvres semblaient être d'une extrême pâleur. Ses yeux, eux aussi bien vide de toute émotion, regardaient l'extérieur. Elle était vêtue d'une robe particulièrement sombre, ne faisant qu'accentuer la blancheur de son épiderme. Elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis la veille, depuis qu'elle avait parlé à Peter dans les couloirs, avant de se rendre dans sa chambre. Voyant qu'elle ne s'était pas présentée au petit-déjeuner, Charlotte s'était permise d'apporter d'elle-même un plateau dans sa chambre. "Essayez de manger quelque chose, Mrs... Constance." se permit-elle de dire au lieu de l'appeler Keynes. La petite blonde ne dit rien. Le thé avait eut toute la matinée pour refroidir et le pain pour dessecher. Elle n'avait pas bougé d'un poil. C'était Eleanor qui s'était décidée à venir pour la prévenir qu'il était bientôt l'heure du déjeuner. Pas de réponse non plus. "Le Dr. Elwood est parti hier soir, il ne se sentait pas bien." dit-elle afin de justifier son absence. Constance savait que c'était un mensonge. Il avait dit qu'il resterait, il le lui avait fait comprendre. Elle savait que s'il était parti du manoir, c'était contre son gré. Lorsque sa soeur voulait poser sa main sur les siennes, Constance les retira. Lorsqu'elle voulait dégager une de ses mèches de cheveux, elle pencha la tête pour ne pas qu'elle la touche. "Dis-moi quelque chose, Constance, je t'en supplie." souffla-t-elle alors, bien inquiète. "Veux-tu... Veux-tu en parler ? Me raconter ce qu'il s'est passé ?" Mais la cadette ne voulait plus lui confier quoi que ce soit. Pas pour le moment. "Juste un mot..." Une nouvelle tentative désespérée pour Eleanor de se rattraper et aussi de se décharger de sa culpabilité, certainement. Elle pensait faire ce qu'il y a de mieux pour elle. Elle avait constaté que sa soeur n'avait rien mangé au matin. C'était ensuite Peter et Alicia qui entraient dans la chambre. "Je m'inquiétais pour vous, Constance. Nous ne vous avions pas vu de la matinée." dit alors son mari. Constance espérait pouvoir l'éviter, le plus possible. Lui souriait, et semblait particulièrement fier de lui. "En voilà bien des manières, d'entrer dans la chambre d'une Lady sans même avoir la décence de toquer à la porte." s'exclama une nouvelle fois, qui était Catherine. Ses traits étaient durs. "Mais Mère..." "Il n'y a pas de mais. Vous faites tous les deux preuve d'une bien grande impolitesse en se montrant aussi intrusif. Qu'elle soit devenue votre épouse désormais, Peter, ne change rien." Sa voix était sèche et particulièrement sévère, suffisamment pour que le fils ne dise plus rien. "Du balai, laissez-la tranquille. Personne n'a cessé de la solliciter ces dernières semaines, permettez-lui de se reposer un peu, désormais." Peter et Alicia n'objectèrent pas et disparurent aussitôt. Le ton de Catherine se radoucit dès qu'elles n'étaient plus que trois dans la pièce. "Laissez-lui le temps, ma chère. Chacune doit franchir cette étape à sa propre manière." "J'espérais qu'elle m'en parle un petit peu, que peut-être... ça l'aiderait." dit-elle, émue aux larmes, en restant bien auprès de Constance. "Si elle n'a pas dit un seul mot depuis son réveil, c'est qu'elle n'en a pas envie. Venez maintenant. Je pense que tout ce que pouvez faire pour elle, c'est de la laisser seule d'autant qu'elle en aura besoin. Je demanderai à Charlotte qu'elle lui apporte un nouveau plateau, pour le déjeuner." Catherine semblait savoir de quoi elle parlait. Plus tard dans le couloir, elle dit à sa belle-fill equ'elle trouvait dommage que Cole ait du partir si précipitamment la veille. Elle avait bien remarqué que Constance et lui étaient devenus de bons amis, et elle était persuadée qu'il aurait pu l'aider à traverser cette étape. Ces paroles ne firent que culpabiliser Eleanor davantage.
Les jours passaient. Le soir, Peter exigeait qu'elle vienne partager son lit avec lui. Voilà qu'il ne semblait plus qu'avoir cela en tête. Au début, il semblait se soucier un peu du bien-être de Constance, mais il l'oubliait très rapidement, au détriment de son propre plaisir. Charlotte était celle qui constatait à chaque fois qu'elle ne mangeait rien, des jours durant. Eleanor, Peter Dashwood et Catherine étaient les trois principales personnes à venir la voir régulièrement. Ce n'était qu'au bout de quelques jours que Constance fit acte de présence au moment des repas, bien qu'elle ne touchait pratiquement pas à son assiette. Ainsi tout le mois de février passait, puis le mois de mars. Le ventre d'Eleanor commençait peu à peu s'arrondir. Il faisait un petit peu moins froid même si au petit matin, il faisait encore bien froid. Constance, elle, n'était guère plus bavarde et guère plus heureuse. "Constance, viens, nous allons quitter un peu le domaine, aujourd'hui." dit un jour Eleanor. Il faisait assez beau dehors. "Mais Peter ne veut pas que..." "Je me fiche bien de ce que pense Peter. J'ai envie de partir un peu d'ici, pour la journée. Je sais même exactement où nous allons aller." La cadette la regardait d'un air interrogatif. "Allez viens. Ca va te faire plaisir, fais moi confiance. Fais moi confiance juste là-dessus." Eleanor avait parfaitement conscience qu'elle avait bien diminué dans l'estime de sa soeur et que cette dernière ne croyait plus ce qu'elle pouvait dire. Se disant que ça ne lui ferait pas plus de mal de prendre un peu l'air et de quitter ce maudit domaine pour quelques heures. Les deux soeurs montèrent alors dans une calèche. Elles finirent par arriver à Canterbury, Constance reconnaissait la cathédrale. "Nous sommes arrivés." "Mais que..." "Va le voir, Constance." Son coeur ne fit qu'un bond. "Cela fait près de deux mois que je te vois te laisser mourir, jour après jour. J'ignore toujours ce qui t'a tant marqué durant ta première nuit avec Peter, et je m'en voudrais éternellement pour cela. Le Dr. Elwood voulait l'empêcher de te faire du mal. Et moi je l'ai stoppé, je voulais lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas toujours être là pour toi." Les yeux verts d'Eleanor se bordèrent de larmes. "Je savais que la seule chose qui pourrait t'aider, qui pourrait te faire retrouver le sourire et peut-être même le goût de vivre, ce serait de le revoir. Personne n'en saura rien, j'ai tout prévu. J'ai de nombreuses choses à faire aujourd'hui, de quoi m'occuper pour la journée." Elle prit la main de Constance pour l'embrasser. "Pour tous les autres, ce ne sera qu'une journée passée entre soeurs." Profondément touché par cette attention, Constance prit sa soeur dans ses bras. Cette dernière sanglotait avant tout de soulagement. "Allez, vas-y. Nous devrons repartir d'ici vers dix-sept heures, c'est d'accord ?" La jeune femme descendit de la calèche et s'approchait de la demeure de Cole. Son coeur battait à folle allure, perdu entre l'excitation et l'inquiétude. Elle toqua alors à la porte, espérant qu'il soit là. Et que s'il était bien présent, il fallait qu'elle résiste à l'envie de lui sauter dans les bras dès que la porte s'ouvrirait. Il fallait attendre qu'ils ne soient qu'eux deux, dans leur bulle.
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“Vous ne pouvez pas y retourner Cole…” souffla Alicia sur la surface de son thé avec un calme froid. Le médecin l'avait deviné, la visite de courtoisie n’était en réalité qu'une mise au point, pour ne pas dire un avertissement. Elwood espérait que l'incident qui avait eu lieu le soir du mariage de Constance était passé quasiment inaperçu et que cela était désormais oublié. C’était il y a quasiment un mois, Elwood s'était complètement fait oublier depuis. Il n’avait pas revu Constance, il n’avait pas eu de nouvelles, et ce n’était pas Alicia qui allait lui en fournir. Elle n’avait certainement pas le droit de venir ici, à Canterbury, pas seule du moins, et sûrement pas pour le voir. Lui n’avait pas eu d’excuse valable pour retourner au manoir, ni d'invitation de la part des Keynes. Il craignait que tout soit mis en place afin de les tenir éloignés l'un de l'autre, et la venue d'Alicia en était une preuve suffisante. Cole n’était plus le bienvenu. Il ne parvint pas à deviner s'il s'agissait d'une décision de Christian et Catherine, qui étaient les seuls véritables décisionnaires au domaine, ou d'une initiative des enfants. Peut-être que Eleanor était au courant, peut-être était-elle de connivence. Elle semblait plus tenir aux avantages liés à l’union des deux familles qu'au bonheur de sa propre soeur. Le brun ne la portait plus dans son coeur depuis le soir de Noël. Il ne sut pas quoi répondre à la cadette Keynes. Que pouvait-il dire ? Il était hors de question de s'imposer au manoir, il ne prendrait pas ce risque. Non seulement pour lui, mais aussi pour Constance. Il demeura le regard bien bas, résigné. Il n'osa même pas mettre Alicia dehors. Après tout, il comprenait sa démarche. Il imaginait que, dans sa position, il n'aurait pas d'autre choix. Alors il ne savait plus comment tenir sa promesse, s'il ne pouvait plus approcher la petite blonde. C’était un nouvel échec. Il lui fallait à nouveau tourner la page.
Plus d'une semaine après la visite d'Alicia, Cole gardait sa vie sur les rails. Il ne se permettait pas d'être déprimé bien longtemps. Cela ne signifiait en rien qu'il n’y pensait pas et qu'il ne s'en souciait plus. Mais il trouvait bien des moyens de distraire son esprit afin de ne pas sombrer à nouveau. Il vivait bien trop près du pub à son goût. Mais son cabinet et son jardin l’étaient encore plus, alors il optait pour des journées de travail à rallonge, ou des heures de jardinage. Il trouvait que la manipulation de la terre et le contact avec les plantes avait un effet bénéfique, il le conseillait souvent à ses propres patients. Il avait accepté une nouvelle invitation à dîner de Mrs Durden. En réalité, celle-ci avait perdu son époux l'année précédente. Sa mère avait emménagé avec elle afin de l'aider avec ses cinq enfants. Ils étaient bien plus sages une fois la porte de leur maison passée. Cole les appréciait tous beaucoup, et il était également très envieux. Il avait de l’aisance avec les enfants, Mrs Durden, Helena, l’avait immédiatement remarqué. Et elle se trouva bien sotte de lui avoir demandé s'il en avait lui-même, ce qui précipita son départ. Lorsqu'on frappa à la porte le lendemain, Elwood songea immédiatement qu'il s'agissait d'Helena, venue pour s'excuser. Elle était de celles-là. De son côté, il avait déjà prévu tout son argumentaire afin qu'elle comprenne qu'elle ne devait pas se sentir coupable. À son tour, il fut tout penaud face à la silhouette de Constance. Son coeur s'emballa instantanément. Était-ce vraiment elle ? Était-elle vraiment là ? Son esprit lui jouait-il des tours? Il ne perdit pas de temps pour lui prendre la main, l'attirer à l'intérieur et la prendre dans ses bras de toutes ses forces. Son soulagement était immense. “Vous m’avez tant manqué…” Il se redressa et prit délicatement le visage de la jeune femme entre ses mains. Seigneur, qu'elle était livide. Il n’y avait plus rien dans ses yeux. Plus rien au coin de ses lèvres. Que lui avait-on fait au manoir ? Il ne demanda pas. Il n’eut même pas l'air inquiet face à elle pendant qu'il l'inspectait, même s'il se rongeait les sangs. “Vous avez entretenu votre pâleur à ce que je constate.” dit-il plutôt avec un sourire. Puis il lui ota son manteau, mis ses affaires dans l'entrée, et l'invita à s'installer dans le salon. C’était la première fois que Constance mettait le pied chez lui. Il n’y avait pas grand chose à en dire, c’était une maison comme une autre. “Est-ce quelqu’un sait que vous êtes ici ?”
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L'étonnement de Cole était sans appel. Voilà qu'il était incapable de prononcer le moindre mot lorsqu'il avait ouvert la porte d'entrée et vu qui était la personne qui venait de toquer. C'était certainement la dernière personne qu'il s'attendait à voir. Un désir totalement inespéré tant il y avait de personnes qui leur barraient la route et qui faisaient pour que leur chemin ne se croise plus. Eleanor a voulu être à contre-courant, en tissant un parfait mensonge dans l'espoir d'avoir dans un premier temps le pardon de sa soeur, mais aussi faire en sorte qu'elle trouve un quelconque intérêt à vivre. Jour après jour, elle en perdait l'envie et ni son père, ni sa soeur, ni son mari ne savait quoi faire pour qu'elle retrouve un peu d'élan vital. Constance préférerait presque se laisser mourir que de devoir passer encore des nuits avec son mari, qui n'était pas si tendre que cela. Dès que le regard bleu de Constance s'était posé sur Cole, elle avait l'impression que son organisme se réveillait après un long sommeil. Là, elle réalisait qu'elle avait encore un coeur qui battait. Il battait si fort contre ses côtes, mais ce n'était pas douloureux. C'était même particulièrement agréable. Le médecin lui prit délicatement la main afin de la faire entrer. A peine la porte fermée derrière eux, il la prit chaleureusement dans ses bras pour l'enlacer longuement. Ce simple contact fut suffisant pour faire verser une larme à Constance. Sa chaleur et sa bienveillance lui avaient cruellement manqué. "Vous m'avez énormément manquée aussi. " lui répondit-elle avec une voix bien faiblarde et tremblante. Après cette étreinte, Cole la regardait tendrement, en prenant son visage entre ses mains. La petite blonde posa l'une des siennes sur ses doigts, appuyait légèrement sa tête sur sa main à lui. Elle fermait les yeux quelques secondes. Elle craignait qu'il n'ose plus se montrer tactile avec elle, pour on ne sait quelle raison. Constance avait l'impression qu'il l'inspectait, qu'il tentait de deviner son état de santé physique et mental. Mais elle ne parvenait à cerner ce qu'il pouvait bien en penser. "Le temps n'a malheureusement pas été des plus cléments, ces dernières semaines." répondit-elle tout bas, parvenant difficilement à esquisser un sourire. Certes, le soleil n'avait rien à voir avec son teint, surtout aussi pâle que le sien. Il l'aida ensuite à se défaire de son manteau pour qu'elle se sente plus à l'aise et l'invita à s'asseoir au salon. "J'aime beaucoup votre maison." Même si elle n'avait pas visité toutes les pièces, la jeune femme appréciait beaucoup l'extérieur et la pièce principale de la maison. La décoration était bien plus sobre qu'au manoir, et cela soulageait même un peu ses yeux. L'air n'y était pas pesant et elle avait l'impression que le salon était bien plus lumineux que tous les salons du manoir réunis. Mais peut-être n'était-ce qu'une sensation. Constance se disait que c'était typiquement le genre de maison dans laquelle elle aimerait beaucoup vivre. Malgré son rang, elle appréciait avoir une certaine simplicité. Après avoir longuement observé la pièce, elle finit enfin par s'asseoir sur le canapé. "Il n'y a qu'Eleanor qui le sait." lui répondit-elle. "A vrai dire, c'est elle qui en a eu l'ideé. Elle est venue vers moi en me disant qu'elle voulait sortir un peu du domaine pour la journée. Je n'en avais pas le coeur et... et Peter ne veut pas que j'aille où que ce soit." dit-elle en baissant les yeux. Elle regardait son alliance, ayant soudainement la terrible de la retirer. "Elle avait dit à tout le monde qu'elle voulait se promener, tant qu'elle le pouvait encore. Elle est enceinte. Elle me l'avait annoncée le jour de mon mariage." Elle haussa vaguement les épaules. "Elle a l'air de beaucoup s'en vouloir pour ce qu'elle a pu faire. Elle me semblait particulièrement sincère." Eleanor ne pleurait que très rarement. Elle n'avait jamais aimé dévoiler ses faiblesses et sa propre soeur en était une, plus qu'elle ne voudrait l'admettre. "Je dois partir d'ici en fin d'après-midi, vers dix-sept heures. Je viens seulement de penser que... Que vous aviez peut-être divers impératifs aujourd'hui. Je ne voudrais pas vous importuner ou... vous empêcher de faire ce que vous pouviez avoir prévu." Constance se sentait alors désolée, se persuadant soudainement que cette journée n'allait peut-être pas être tout aussi belle que ce qu'elle avait brièvement espéré. "Peut-être que je pourrais vous aider dans vos tâches ?" suggéra-t-elle. "Je voudrais juste... passer du temps avec vous. Autant que cela m'est permis, et n'en pas perdre une seule minute." dit-elle en plongeant son regard encore bien vide dans le sien. Elle le trouvait tellement beau. Sa simple présence suffisait à égayer un petit peu son monde, qui était particulièrement triste ces derniers temps. Elle parvint même à esquisser un sourire bien discret rien qu'en l'observant quelques instants. Emue, Constance versa une nouvelle larme qu'elle essuya rapidement. "Pardonnez-moi..." dit-elle la gorge serrée. "C'est tellement inespéré, que de vous voir enfin. Je n'y croyais même plus." Son regard devint particulièrement affectueux. "Mais vous êtes bel et bien là. Juste là."
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Constance, bien réelle, se tenait devant lui, se trouvait dans ses bras. Elle paraissait quasiment cadavérique, mais cela n’avait pas d'importance, elle demeurait superbe. En la voyant, il fut clair comme de l'eau de rose que ni l'un ni l'autre ne s'était encore résigné à tourner la page, oublier. Non, au contraire ; avec la distance et tout ce qui les séparaient, leur affection au moment de se retrouver en était grandie. Cole aurait volontiers serré la petite blonde dans ses bras pendant des heures. Il aurait pu l'embrasser autant de fois que toutes celles qui leur furent ôtées depuis qu'ils étaient chacun dans leur exil. Pourtant, l’anglais ne déposa pas de baiser sur les lèvres pâles de Constance. Cela lui parut précipité. À vrai dire, le médecin ne savait pas encore quelle était la qualité de cette visite. Il ne savait pas si la joie de la voir serait de courte durée ou non. Il pensait que, maintenant que le mariage était signé, consommé, adopté au jour le jour, la mariée ferait preuve de loyauté envers son époux, car tel était son devoir. Qu'en somme, Constance était ici comme une amie. Être présente la mettait déjà dans une position délicate. Personne au manoir n'aurait accepté qu'elle rendre visite à l'ancien médecin de famille, désormais paria, son mari en premier. Alors il était hors de question pour Elwood d’empirer le tableau. Qu'Eleanor ait décidé d'amener sa soeur devant sa porte ne le surprit qu'à moitié, néanmoins cela ne redorait pas entièrement son blason. Car à ses yeux, une question avait une réponse trop incertaine dans cette bonne action parfaite ; l’avait-elle fait pour Constance uniquement, ou bien pour elle-même, sa conscience et sa peur égoïste de devoir vivre avec une soeur qui la détesterait chaque jour un peu plus ? Cole n'était pas convaincu. Peut-être que rien ne pourrait pardonner son comportement à Noël et le soir du mariage aux yeux du brun. Il s'était installé dans un fauteuil face à Constance, lui laissant tout l'espace du canapé. Bien qu'il comprit que le temps était compté pour eux, il n'écoutait que d'une oreille ; absorbé par la surprise de l'accueillir ici, chez lui, il l'était également par la beauté de la jeune femme, légèrement fanée, mais toujours aussi envoûtante, lunaire. Non, lui non plus ne réalisait pas. Elle essuya une larme qui faisait à elle seule le récit complet du malheur de Constance. Immédiatement, Cole quitta son fauteuil pour s'approcher et déposer un baiser sur ses mains. “Je suis là.” lui assura-t-il avec un fin sourire. Et lui aussi avait la forme intention de profiter de chaque heure qui se profilait devant eux, de chaque seconde. Il n’avaient pas le temps pour les larmes. “Alicia est venue peu après le mariage. Elle m’a fait comprendre que je n'étais plus le bienvenu au manoir. J’avais peur de ne plus vous revoir. Je suis tellement heureux que vous soyez là, que vous vouliez toujours me voir.” Plus que tout, malheureusement, Cole se sentait coupable. Coupable de tous les évènements. Ses sentiments pour Constance étaient nés depuis plus longtemps qu'elle ne le croyait, et s'il avait eu le courage de l’accepter, de le voir, de lui dire… Il aurait dû avoir la force d'empêcher ce mariage. Il aurait dû dire quelque chose dans la cathédrale. Désormais, il ne pouvait guère faire mieux que de tenter d'aider Constance à traverser ces épreuves. Guérir. “Mon unique tâche aujourd'hui est de prendre soin de vous, des plantes dans le jardin. Vous pouvez m'aider avec cela. J'étalerai un drap sur l'herbe et je vous prêterai un tablier afin que vous ne vous salissiez pas.” Les Keynes avaient cet oeil diabolique, ce sens du détail aigu. Il ne leur suffiraient que d'un brin d'herbe, d'un peu de terre pour démasquer jeune femme, et il était hors de question qu'elle ait des ennuis par sa faute. “Ensuite, je pense que nous devrions terminer cette lecture de Frankenstein. Qu'en dites-vous ?” Dieu seul savait s'ils auraient une autre occasion d'aller jusqu'à la dernière page du livre. Si ce moment était le dernier qu'ils auraient ensemble. “J’espère que vous me ferez le plaisir de m'offrir un grand sourire d'ici la fin de notre temps.” Bien plus grand, sincère et épanoui que tous les sourires que Constance forçait depuis son arrivée. Cela serait une récompense équivalente à un baiser aux yeux d'Elwood. Sans plus attendre, il trouva une nappe dans le buffet du salon et l'entendit dans l’herbe du jardin. Puis il se rendit dans la petite cabane à outils afin d'y trouver le tablier de rechange qu'il gardait là. Au printemps, la jeune femme aurait découvert ici un véritable havre de paix. Des couleurs de toutes parts, de nombreuses et diverses plantes et fleurs et arbres dont Cole prenait grand soin. Il n’y avait rien de bien exotique, et cela restait un jardin anglais. Mais l’on devinait le travail et l'affection offerte à chaque rose, à chaque iris, jonquille, violette. Pour certaines, il n'en connaissait même pas le nom, mais cela n’avait pas d'importance. Les fleurs étaient timides, elles attendaient la fin de l'hiver. Néanmoins il n’y avait plus de neige, ou peu, et les bourgeons des plantes les plus précoces commençaient à se montrer. Les cyclamen, dans des pots, étaient toutes pétales dehors. Il était temps pour elles de rejoindre la terre afin de continuer de s'y épanouir. Cole et Constance avaient donc des trous à creuser afin d'y planter les fleurs violettes. À côté d'eux, les daphnés émanaient d'une puissante senteur épicée “Vous pourriez essayer cela au manoir, suggéra l’anglais. Je doute que qui que ce soit puisse trouver une assez bonne excuse pour vous en empêcher. Et cela aide, à mes yeux. C'est apaisant. Cela vide l'esprit, embellit votre environnement. Vous regardez les plantes dont vous prenez soin grandir avec le temps, et avec vous, et c'est particulièrement gratifiant.” Du moins, c'était ainsi qu'il voyait les choses. D'autres ne préféraient voir que leurs échecs et les fleurs mortes. La nature était un challenge. Cole avait ses propres démons, mais c'était elle qui l’avait apaisé dans un premier temps. Puis il s'était dédié aux soins d'Augustine. Et désormais, il avait Constance. Ou presque.
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L’envie de l'embrasser était bel et bien là. Pendant tout ce temps, Constance s'efforçait de protéger et de conserver ce si précieux souvenir. Durant ses moments intimes avec son mari, elle tentait de se rappeler des lèvres de Cole. De leur amour et de leur douceur, de leur affection et de leur tendresse. C'était un instant dans lequel elle se réfugiait, mais ce n'était pas suffisant pour lui faire totalement oublier les nuits passées avec Peter. Celui-ci parvenait à puiser dans toute la vitalité de son épouse dans l’espoir de concevoir un enfant. Constance se trouvait chanceuse de ne pas être tombée enceinte. Elle ne voulait pas avoir un enfant dont le père était un Keynes en son sein. Une fois qu’ils étaient installés dans le salon, Constance expliqua par quel moyen elle était venue. Elle ignorait à quel point Cole pouvait se méfier d’elle, voire même la détester pour ses actes relevant quasiment d'une trahison. Il ne fit pas de commentaire à ce sujet. Il n’ouvrit la bouche que pour lui assurer qu'il était bel et bien là. Il s'était même approché d’elle pour déposer un baiser sur sa main. Le moindre contact avec lui la faisait frémir. Elle retrouvait en elle cette drôle de sensation, qui était aussi particulièrement agréable. A chaque nouveau contact, l'envie de se blottir contre lui et de goûter à nouveau à ses lèvres grandissait. Mais le médecin semblait déjà avoir prévu un tout autre programme, bien déterminé à prendre soin de son âme sœur, le temps d'une journée. Elle approuva ce programme d'un simple signe de tête. Cole voulait aussi terminer le livre qu'ils n'avaient pas pu terminer ensemble. C'était l'occasion. A l'issue de tout ceci, il espérait en échange voir Constance sourire à nouveau. Un véritable sourire, un rictus sincèrement heureux, comme il avait pu en voir lorsqu'ils passaient du temps ensemble. Sans attendre, ils se dirigèrent dans le jardin de Cole, où il y avait des plantes à mettre en terre. Là, il parlait de sa passion pour le jardinage et des bienfaits que cette activité pouvait apporter. Le bel homme semblait convaincu que Constance pourrait aussi en faire, dans le domaine, que personne ne trouverait d’excuse pour l’en empêcher. “Je crains ne pas vraiment avoir la main verte.” confessa-t-elle avec un sourire gêné. Constance ne se trouvait pas douée pour grand chose. “Pourtant j'adore les fleurs, me promener dans les jardins. Mais je pense avoir peur que poser ma main sur une plante ne suffise à la détériorer. A mes yeux, c'est fragile, il faut en prendre grand soin, avec beaucoup d'attention.” Pourtant Constance avait un toucher particulièrement délicat. “Mais j’essaierai, peut-être que j'y trouverai goût. Depuis… le jour là, j'ai l'impression de lire beaucoup plus. Avec le gros livre d'astronomie, j'arrive à repérer quelques constellations maintenant. Et… Je relis des romans d’amour.” À défaut de pouvoir vivre son idylle avec le médecin, elle trouvait un certain réconfort dans ces belles histoires, se plaisant à imaginer ce que Cole et elle auraient pu faire ensemble. Avec lui, elle parvenait à envisager à avoir des enfants. Mais pas avec Peter, alors qu'il était son époux. Constance s’appliquait avec beaucoup d’attention aux tâches données par le beau brun. Elle était surtout très silencieuse, ayant appris à l'être bien plus de coutume qu’elle ne l’était auparavant. Au moins, on ne l'empêchait ni de penser, ni de rêver. “Il me tarde que le printemps soit véritablement là. Que je puisse à nouveau me promener à l'extérieur, et voir toutes ces fleurs. J'en ai assez, de la neige et froid.” Ainsi, elle n'aurait plus à rester enfermée dans le manoir avec tous les autres. “Bien que ce soit une très belle saison, l'hiver est bien loin d'être ma préférée.” Et cela ne s'était pas arrangé depuis que c'était devenu la saison de son mariage. Ils finissaient leur labeur dans le jardin. Elle trouvait étrange que Cole ne la questionne pas sur sa condition, sa relation avec son époux. Soit il ne voulait pas le savoir, soit il ne voulait pas infliger cela à la petite blonde. Parfois, Constance ne faisait plus rien. Elle le regardait tout simplement faire, et cela la faisait sourire. Oui, il était bel et bien là. Au bout de quelques temps d’observation. “J'ai oublié de vous donner quelque chose.” souffla-t-elle en l’invitant à se lever avec elle. Une fois à l'intérieur, elle se mit face à lui et elle prit délicatement son visage entre ses mains. Elle l’observait avec attention, caressait délicatement ses traits du bout des doigts. Enfin, elle déposa un doux baiser sur ses lèvres. Elle savait que ce n'était pas bien, qu’elle risquait son mariage ainsi. Mais là, cette union lui importait peu, ça ne la faisait que mourir un peu plus chaque jour. Elle nicha son visage dans son cou. “Pardonnez moi, c'était égoïste. Peut-être que vous n’en vouliez pas.” souffla-t-elle en restant blottie contre lui. “Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à ce baiser. C'est devenu comme… Un refuge. Cela fait de moi une bien piètre épouse.” Constance s'en fichait bien. Ses doigts caressaient doucement son dos. “Je sais que le regrets ne servent à rien mais… Nous aurions dû partir, tous les deux, ce matin là, à la gare. Nous aurions pu faire notre vie ailleurs tous les deux. Et comme je me l’imagine, tout semble si… Parfait. C'est ce dont je rêve, lorsque je le peux. C'est un si beau rêve.” Cela ne restait qu'une chimère, mais c'était devenu un excellent refuge pour son âme déjà bien meurtri. “C'est le seul qu'il me reste.” À côté de cela, Constance se sentait vide et les seuls échos d'émotion que l’on pouvait deviner n'étaient que de lointaines lamentations.
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La plupart des plantes étaient endormies, enveloppées dans le cocon froid de l'hiver. Les arbres étaient nus, les fleurs étaient fort timides. C’était un tableau violet, de petites pétales colorés ponctuaient le jardin. Cette même couleur que Cole et Constance mettaient en terre. La jeune femme observait beaucoup, et cela ne le dérangeait pas. Il ne l'obligerait pas à toucher le terreau si elle ne le voulait pas, malgré les gants couvrant ses mains délicates. Lui ne pouvait pas se permettre d'attendre plus longtemps avant de planter les cyclamens. Leurs racines appelaient la terre. Alors le médecin fit des trous, à côté des violettes. Il y avait peu de prise de risques dans la composition ; le pourpre près du pourpre, mais ce n’était pas cela qui importait vraiment. C’était le contact avec la nature, le pouvoir d’en prendre soin afin de lui rendre à petite échelle ce qu'elle offrait tous les jours à bien plus grande échelle. C’était de se retrouver, seul avec soi-même, et d'effectuer une tâche ayant un but. Cole imaginait bien la petite blonde au milieu des fleurs. Il ne croyait pas une seule seconde qu'il existait des personnes n’ayant pas la main verte, comme elle le disait. Seulement des impatients, ou ceux qui ne parvenaient pas à voir le résultat de leur labeur. Car les plantes n'ont pas de spectacle impressionnant à donner pour dire merci. C’est leur cycle de vie, leurs couleurs, leur diversité qui est source d'émerveillement. Bien sûr, Cole ne prècherait pas sa paroisse outre mesure, il comprenait que l'on n’y trouve pas ou peu d'intérêt. Constance était une femme de livres, de rêveries, d'activités bien moins concrètes que le contact avec la flore. Elle préférait regarder les étoiles, ou les flammes du feu dansant dans la cheminée. “Vous gardez l'esprit occupé.” acquiesça Cole qui craignait néanmoins que ce genre d'activités ne suffisent pas à soutenir la jeune femme au quotidien. Les femmes cuisinent, brodent, tricotent, jardinent, s’occupent des enfants, aident leur époux dans leur travail ; comme tout être humain, elles effectuent des tâches concrètes qui prouvent l'utilité de leur existence. Non seulement aux autres, mais à elles-mêmes. Il est facile de s'oublier dans l'ennui. Trop facile même. “Laissez le bénéfice du doute à dame nature, peut-être qu'elle vous fera le plus grand bien. Vous faites ça très bien jusqu'à présent.” ajouta-t-il en lui confiant une des plantes à déposer au fond du trou dans la terre. Puis il fit de même avec une seconde plante, et boucha le trou en même temps que la jeune femme. Cela n’était pas bien difficile et était bien à la portée de n'importe qui. D'un œil attentif, le médecin s'assura que toutes les tiges des cyclamens étaient en bonne santé, sinon il les coupait. “J’aime beaucoup l'hiver, répondit-il en même temps à Constance. Le ciel gris perle, la neige, le feu dans la cheminée, les longues nuits…” Il avait déjà mentionné son affection pour les promenades nocturnes. Elles étaient forcément plus rares en été, car le soleil se couchait bien trop tardivement. L’hiver au contraire était une longue nuit. Le froid ne le gênait pas, il adorait les grands manteaux et les fourrures. Et le thé était plus plaisant à boire lorsqu'il ne faisait pas la même température dehors que dans la tasse. Alors qu'il terminait le nettoyage des plantes, Constance voulut lui donner quelque chose. Ils laissèrent les tabliers et les gants hors de la maison. Cole supposait qu'il avait oublié des affaires au manoir, il pouvait être tête en l'air lorsqu'il s'agissait de ses propres biens. Il n'aurait pas été étonné qu'elle lui rende une veste, un stylo, un briquet. Mais ce qu'elle lui rendit, ce fut un baiser. Un baiser qu'il eut du mal à réaliser, si bien qu'il lui parut passer à côté du moment, celui-ci étant passé entre le moment où il comprit ce qu'il se déroulait et celui où il voulut en profiter. Malgré tout le goût des lèvres de Constance était à nouveau imprégné sur les siennes, et en les pinçant, il pouvait sentir un peu de leur caresse. Elle se blottit contre lui, tandis que son coeur implosait dans sa poitrine. Il l'entourait de ses bras, légèrement déstabilisé. “Je le voulais plus que vous ne l'imaginez.” souffla-t-il. Il y avait songé dès qu'il l’avait vue sur le palier de sa maison. Comme si une fois avait suffit à le rendre demandeur, et en manque. Il n'avait pas osé espérer que cela se produirait néanmoins. Il ne voulait pas être celui qui mettrait la jeune femme dans une position d'adultère. Après coup, Cole pensait égoïstement que Peter ne pourrait pas être courant. Quelque part, Elwood avait craint d'être oublié, bien que cela fut la meilleure option pour Constance. Être, au contraire, le souvenir qui lui permettait d'être plus courageuse le conforta dans la réciprocité de son affection pour elle et fut particulièrement flatteur. “Gardez ce rêve précieusement.” dit-il en redressant le joli visage de Constance. “Dites-vous que si chaque choix fait naître une nouvelle réalité, alors il en existe une où nous avons pris un autre train, ce jour-là, et où nous sommes loin d'ici. Il y a sûrement une autre vie où nous sommes ensemble.” Peut-être le seraient-ils dans celle-ci aussi, au bon moment, au bon endroit. Nul ne pouvait le prédire. Cela était également un espoir que le médecin n'osait pas nourrir. Il avait connu bien des blessures et ses sentiments pour Constance l'effrayait déjà bien assez. Il reprit ; “Mais pour le moment, ici, nous nous avons l'un l'autre. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour veiller sur vous.” À cet instant, Elwood ne savait pas ce que de telles paroles impliqueraient à l'avenir. Il ne savait pas à quel point il s’accrocherait à cette promesse, ni jusqu'où il serait capable d'aller. Seul le temps lui apprendrait cette leçon ; l’on peut faire des folies pour l'être aimé. L’on peut ne pas se reconnaître afin de se dédier à cet amour. À vrai dire, Cole ne savait pas encore à quel point il aimait cette petite blonde. Et il sous-estimait sûrement encore la portée de cette émotion. Après tout, pouvait-il être plus amoureux de Constance que de Laura ? En avait-il le droit ? Tout ceci le travaillait énormément. “Je crois que c'est à mon tour de lire.” dit-il avec un sourire. Alors il l'invita à retourner dans le canapé tandis qu'il retrouvait le livre sur une étagère.
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Dire que Constance gardait l'esprit occupé n'était pas tout à fait juste. Elle tentait de faire son mieux pour que ce soit le cas, mais il y avait toujours un élément qui lui rappelait sa condition. Beaucoup diraient qu'elle n'était pas à plaindre, mais personne ne songeait à se mettre un peu à sa place. Elle ne faisait confiance en personne, elle ne le pouvait plus. C'était devenu un luxe, dans pareille famille. Le mieux était de s'isoler, de se présenter de temps en temps à l'heure du thé et aux différents repas sans que ça ne soit excessif. Et chaque soir, elle priait pour que son mari ne vienne pas réclamer sa présence, la chaleur et la douceur de sa peau. Quoi qu'il ne faisait pas véritablement attention à la températeur de son épiderme. "Catherine m'a vivement encouragée à reprendre la broderie. C'était ma nourrice qui me l'avait appris, il y a des années. Je n'en avais plus fait depuis une éternité." expliqua-t-elle. "Mais mes mains tremblent énormément, alors je n'y arrive pas vraiment." Constance regardait ses doigts, ne se trouvant décidément pas très habiles. "Pourtant c'est une activité que j'apprécie... assez. Eleanor arrive à broder des motifs magnifiques." Elle haussa les épaules. Constance avait fini par comprendre que ce n'était pas un passe-temps qui lui correspondait. Cole l'invitait à laisser une chance au jardinage. Qu'elle s'y essaie encore un petit peu, qu'elle se prenne le temps de voir si cela pourrait lui correspondre ou pas. Pourtant, la jeune femme adorait la nature, il était étrange qu'elle ne pense pas être douée pour contribuer à sa beauté et à son maintien. Il lui assura même qu'il trouvait qu'elle se débrouillait très bien pour le peu qu'il avait pu voir. Ce compliment fit esquisser un maigre sourire à la petite blonde. "Je pense que cette saison retrouvera grâce à mes yeux si je pouvais profiter de tous ses atouts comme bon me semble." Etre avec celui qu'elle aimait devant ce feux de cheminée, ou durant ces promenades nocturnes. Pas enfermée avec une famille qui ne connaissait ni l'empathie, ni la bienveillance. Finalement, ils finirent par rentrer à l'intérieur. Elle imaginait bien que Cole pensait qu'elle allait lui donner quelque chose de matériel. Mais ce n'était qu'un baiser. Un contact qui déstabilisait Cole, bien qu'il serrait la jeune femme tout contre elle. Constance trouvait un certain réconfort dans sa chaleur, son affection. Sa présence était apaisante. Qu'il murmure qu'il voulait ce baiser plus que tout la rassurait aussi. Elle craignait qu'il ne l'ait oublié, qu'il s'était fait à l'idée. Difficile d'envisager où une telle relation pourrait les mener. Elle partageait quelques une de ses pensées, dont sa dernière chimère. La seule qui lui restait. Cole ne lui demandait que de la garder au fond d'elle. Il aurait très bien pu lui suggérer de l'oublier au plus vite. "Une autre vie..." souffla-t-elle. A ces mots, l'idée de se laisser mourir avait quelque chose de presque réconfortant. C'était quelque chose qui lui avait traversé l'esprit plusieurs fois depuis le jour de son mariage. Mais Cole la sortit de cette pensée bien funeste en voulant lui faire profiter de l'instant présent. Il n'avait d'ailleurs pas toujours oublié qu'ils avaient de la lecture à reprendre. Elle sourit à l'idée de reprendre cette activité avec lui. Ils s'installaient alors l'un à côté de l'autre sur le canapé, après que le médecine ait récupéré son livre. Constance restait quasiment collée à lui. Elle avait glissé sa main sous son bras. Elle avait posé sa tête sur son épaule quelques minutes après qu'il ait repris la lecture. Entendre le son de sa voix la berçait. Là, il n'y avait plus personne pour les interrompre. Il leur restait encore beaucoup de temps devant eux. Alicia ne pouvait pas s'immiscer dans cette séance. Tout était parfait. Elle l'écoutait avec une attention certaine. "Il y a... certainement beaucoup de choses à dire, sur cette histoire." dit-ellea après qu'il ait lu la dernière ligne. Elle redressa la tête pour le regarder. "Je suppose qu'il doit y a du avoir beaucoup d'analyses morales et philosophiques à ce sujet." Constance en avait beaucoup entendu parler. Et malgré son succès, elle n'arrivait pas à savoir pourquoi elle ne l'avait pas lu avant tout ceci. "J'ai beaucoup aimé." lui dit-elle avec un sourire. "Je pense que je le relirai, à l'occasion." Il y avait certainement des détails qui lui avaient échappé et qui ne feraient que l'intriguer davantage. Constance aimait beaucoup relire les romans qu'elle avait aimé. "J'aime tellement vous entendre lire. Vous contez si bien." Désormais, le jour où elle se replongera dans Frankenstein, elle pourra entendre la voix de Cole la raconter, dans sa tête. Constance fit glisser sa main le long de son bras, et croisait ses doigts avec les siens. Elle regardait son visage, ses yeux verts. Constance n'avait rien à dire. Du moins, elle ne préférait pas penser à tout ce qu'elle pourrait lui raconter. L'espace d'un instant, elle voulait oublier Peter, oublier tout le manoir. Il n'y avait que Cole qui comptait, et rien d'autre. Elle portait le bracelet qu'il lui avait offert dès que les couleurs de ses robes le lui permettaient – ce qui était le cas ce jour-là. "Pouvons-nous visiter le reste de votre maison ?" demanda-t-elle, curieuse de voir comment étaient composées les autres pièces."Je voudrais m'assurer que vous viviez dans de bonnes conditions." dit-elle avec une pointe d'amusement. Elle plaisantait –et cela faisait bien longtemps qu'elle ne l'avait plus fait–, elle savait bien qu'il avait une qualité de vie honorable dans cette petite maison.
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Ils arrivèrent au bout du livre, et à la dernière ligne, Cole eut une fois encore ce sentiment entre la satisfaction et la nostalgie, cette sensation d'avoir achevé une tâche, mais de vouloir la recommencer encore et encore. Non, il ne pourrait jamais s'en lasser. Frankenstein était une lecture qu'il conseillerait à absolument tout le monde. Chacun avait sa morale à y trouver, une leçon à tirer. Car tous les défauts, tous les péchés humains étaient réunis, chacun pouvait s'y retrouver à un moment ou à un autre. C’était un récit qui lisait vos pensées. “C'est une histoire que l’on ne cesse jamais de découvrir. Chaque nouvelle lecture vous fait voir une nouvelle morale, vous apporte une nouvelle réflexion. Un jour l’on croit comprendre le monstre, et le suivant on se surprend à être du côté de Frankenstein. C'est une remise en question perpétuelle et une belle leçon d'humilité.” Par ailleurs, il était bon que tout médecin, tout chirurgien, en ait un exemplaire dans sa bibliothèque. “Quand je le lisais au manoir, j'essayais d’appliquer ces questionnements aux Keynes. Sont-ils nés mauvais, ont-ils été façonnés ainsi, ou le sont-ils par nécessité, par colère ? Si on leur offre de l'affection, est-ce qu'ils changeraient ?” Ils étaient peut-être l'exemption à la règle, car il n’était pas une seule hypothèse qui lui paraissait plus probable qu'une autre. Il n'imaginait pas cette famille autrement, et finalement, il croyait qu'il était naturel que chez les animaux comme chez les hommes, il en existe des cruels, sans foi ni loi, des prédateurs nés. Ici, ils en étaient assez loin pour les oublier. Cole et Constance échangeaient un long regard affectueux, un sourire tendre, dans un silence rassurant. La jeune femme demanda à ce qu'on lui fasse faire le tour du propriétaire, et le brun ria, un peu surpris. “Si cela peut vous rassurer à propos de mon bien-être… Mais ce n’est pas une très grande maison, vous savez.” dit-t-il avec un léger haussement d'épaules. Ce n’était pas une petite maison non plus. S'il fallait décrire une taille moyenne, ce serait exactement cela. Il y aurait un salon de bonne taille, lumineux. Une salle à manger un peu plus sombre, une cuisine un peu étroite dont la couleur jaune avait été choisie par Laura -mais cela Cole ne pouvait le changer sans arracher chaque carreau de carrelage sur les murs. Le cabinet dans lequel Elwood officiait était derrière la première porte dans l'entrée. Sa baie vitrée donnait sur la rue et la place de la cathédrale. Ce n'était qu'une seule pièce dans laquelle étaient regroupés la table d'auscultation, le matériel, et un petit bureau face à des étagères débordantes de livres. Le médecin effectuait une bonne majorité de ses consultations à domicile, ce qui lui faisait parcourir de nombreux kilomètres à travers la ville. Il se le permettait tant qu'il était encore assez jeune pour cela. Plus tard, quand ses articulations seront fatiguées, il deviendrait comme son confrère, de l'autre côté de Canterbury ; les fesses vissées à son fauteuil de bureau. À l'étage, on comptait une salle de bain par chambre. Il y en avait trois. Une petite, supposée accueillir un enfant. Une moyenne, pour les amis. Et enfin la grande, la suite parentale. Celle-ci se trouvait juste au-dessus du cabinet et possédait également une baie vitrée dont la vue donnait sur la place. Il y avait un fauteuil là, devant la fenêtre, afin d'admirer l'extérieur, peut-être avec un livre sur les genoux. “J’aime beaucoup cette pièce. Quand j’ai acquis la maison, c’en était la principale raison. Le soleil se lève par derrière la cathédrale, c’est un beau tableau à voir au réveil.” expliqua Cole en montrant la route du soleil du bout du doigt. Les cloches ne l'avaient jamais dérangé, de même que les piaillement des paroissiens qui stationnaient sur le parvis pour échanger des potins à chaque fin de messe. Malgré ces périodes d’agitation, ces moments de vie, c'était une place calme la plupart du temps. L’anglais était très attaché à ce village, où il avait grandi, à cette maison qu'il avait espéré peupler d'une épouse et d'enfants. Un rêve devenu réalité un court instant. Il ne savait pas s'il était plus douloureux de ne jamais atteindre ses rêves, ou d'en avoir un avant-goût avant que l’on vous l'arrache. “Vous pouvez toujours partir, Constance.” dit-il au bout d'un moment silencieux. “Nous pouvons marcher jusqu'à la gare de Canterbury, vous sauterez dans le premier train pour n'importe où, et quand il sera l'heure de retourner au manoir vous serez peut-être sur une plage de galets. Vous pouvez être à Paris en deux jours.” Et de là, tout était possible.
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Cole était particulièrement passionné par cet ouvrage. Il était facile de deviner, par l'éclat que l'on voyait dans son regard, qu'il se fascinait à chaque lecture. Il décrivait une approche différente à chaque fois. Les opinions changeaient, on basculait dans un autre camp, on en tirait bien d'autres conclusions. Cela faisait beaucoup sourire la jeune femme, de le voir ainsi. Elle restait pendue à ses lèvres, avalait le moindre de ses mots. Il essayait de se baser sur ce même livre pour trouver une explications à certains comportement. Les Keynes étaient un excellent sujet d'étude. "Nous pouvons déjà noter que même s'ils accueillent sous leur toit une famille bien différente, avec d'autres valeurs et d'autres caractères, cela ne les change en rien. Ils restent pareils à eux-mêmes et semblent se délecter de puiser dans les ressources de ses invités pour en tirer bon profit." C'était la sensation que Constance avait. Qu'on lui aspirait chaque jour un peu plus de son élan vital, de son énergie. Ils n'arriveraient certainement pas à lui voler sa discrétion et sa gentillesse, c'était deux traits dont ils ne trouvaient certainement aucun avantage. Elle posa à nouveau la tête sur son épaule. "Eleanor est persuadée de parvenir à inculquer certaines de ses convictions à elle à l'enfant qu'elle portera. Du moins, de faire en sorte que l'enfant hérite beaucoup plus d'elle que de son père." souffla-t-elle, l'air bien las. "Je ne suis pas certaine de pouvoir faire la même chose. Si j'ai un enfant de Peter, je ne voudrais pas qu'il ressemble à son père, en aucun point." Mais Constance pensait toujours la même chose qu'il y a quelques semaines de cela : elle ne pensait pas pouvoir être une bonne mère. "Mais pour le moment, par chance, je ne suis pas encore enceinte." Et elle espérait que cela dure le plus longtemps possible, même si cela allait créer un certain mécontement au sein de la famille. La jeune femme préférait penser à autre chose et elle demandait alors au médecin de lui faire visiter sa maison. Cole rit. Elle le trouvait encore plus beau, lorsqu'il riait. "Qu'importe la taille. J'adorerai la voir." lui répondit-elle en souriant. Il lui montrait alors dans un premier temps les pièces à vivre, son cabinet, et finit par lui montrer les chambres. Ils s'attardaient un petit peu plus dans la suite parentale, qui offrait une très belle vue sur la place et la cathédrale. Cole expliquait que c'était l'argument principal qui l'avait poussé à acheter cette maison. C'était étrange pour Constance, que de se trouver dans sa chambre. D'un côté, elle se sentait être un intrus, comme si elle ne devait pas être là. Comme si il y avait quelque chose de son ex-femme qui ne voulait pas d'elle dans cette pièce. Mais d'autre part, elle se surprenait en pensant qu'elle se voyait vivre ici. Certes, sa maison à Boston était plus grande que celle-ci, mais sa simplicité dans la décoration correspondait beaucoup plus au style de la demeure de Cole que le domaine. Elle s'y sentait un peu plus chez elle et c'était un sentiment apaisant qu'elle n'avait plus ressenti depuis des lustres. "Ce doit être magnifique." dit-elle tout bas, n'arrivant même pas à imaginer le lever du soleil dans cette pièce. Constance eut comme une longue absence, en regardant le paysage. C'était Cole qui l'en extirpa en réitérant l'idée qu'il avait eu à la gare de Londres. "Je ne reste pas moins une femme mariée, sans le moindre sou. Personne ne voudra de moi." Constance aurait espéré quelque part qu'il veuille partir avec elle. Mais non, encore une fois, il ne s'agissait que d'elle. Elle sentit sa gorge se serrer. "Quand je me dis que... Vu comment ça se passe avec Peter, je... je ne serai même pas capable de me prostituer. Ne parlons même pas de devenir infirmière." Constance avait déjà eu l'occasion de se tester durant sa première sortie à Londres avec le médecin. Ce n'était pas fait pour elle. Les hommes ne voulaient pas de femmes intellectuelles comme elle. "Je dois vous avouer que...j'ai déjà songé bon nombre de fois à me laisser mourir. Lorsque j'ai compris que je n'allais certainement plus jamais vous revoir et que j'allais rester enfermée là-bas au bon vouloir de Peter..." Elle haussa vaguement les épaules, se sentant coupable de confesser cela à une personne qui sauvait des vies, jour après jour. "Ce que je voudrais, c'est vous voir, Cole. Ce n'est pas en m'éloignant encore plus de vous que tout va se régler, en un claquement de doigt. Ce que j'adorerai plus que tout, c'est de passer plus de temps avec vous, rien d'autre." Constance ne pensait à l'adultère, loin de là, bien que cela soit particulièrement tentant aux yeux de la jeune femme. "Nous nous sommes embrassés deux fois, certes, mais nous arrivons tout de même à retrouver les activités que nous faisions ensemble. Qu'y a-t-il de mal à prendre un livre et lire, ou à se promener dans le domaine ? Je suis mariée, je porte leur nom, je ne vois pas en quoi ils vous voient encore comme une menace. Le pire qui puisse arriver, c'est le divorce, et ce n'est pas Peter qui devra s'en plaindre, il ne perdra rien." Constance doutait de la sincérité de ses sentiments. Que s'il était véritablement amoureux d'elle, eh bien il l'exprimait d'une façon bien étrange.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Le médecin ne s'imaginait jamais partir, pour les raisons qu'il avait déjà avancées à Constance lorsqu'il lui avait avoué n’avoir jamais voyagé. Il n’avait jamais connu que le Kent. Il y était né, il y avait grandi, et si le destin avait été plus clément c'était ici qu'il aurait fondé sa propre famille. C’était ici qu'il vieillirait, il en était persuadé, et peut-être qu'il rendrait son dernier souffle dans cette même maison, à cet endroit, dans ce fauteuil devant la baie vitrée, en regardant la cathédrale devenir dorée à l'aube. Ses souvenirs étaient là, ses ancêtres, ses racines, autant que sa carrière. Il pourrait aller n'importe où, il ne pensait pas qu'il y serait aussi heureux qu'à Canterbury, bien que le bonheur soit une notion à nuancer depuis quelques années. Il appartenait à cette campagne, cette forêt, ce parvis. Au contraire, Constance pouvait bien aller où le vent la porterait. Elle n’était pas aventureuse, mais elle saurait bien se débrouiller. Elle pourrait partir avec assez d'argent pour se rebâtir une vie. Elle n’avait pas de racines en Angleterre, elle pouvait bien devenir qui elle voulait. Elle était belle, elle ne serait pas seule bien longtemps. Elle trouverait toujours des protecteurs. Cole n’était qu'un parmi d'autres. Néanmoins, la jeune femme n’était toujours pas encline à suivre son conseil. Elle ne s'imaginait pas parvenir à ses besoins seule. Plutôt rester au manoir et dépérir. La déception de Cole fut immense lorsqu'elle lui avoua avoir songé à la mort. Même Laura avait eu le courage de faire ses valises et partir sans laisser de note derrière elle lorsqu'elle était en détresse. Elle était partie pour trouver son bonheur ailleurs, alors qu'elle souffrait tant de la perte de son enfant, de la chute de son mariage. Elle aurait pu le quitter et laisser le chagrin gagner par la mort. Mais elle était partie avec bien plus de panache. Cole en souffrait énormément, néanmoins il respectait bien plus ce choix que la solution de facilité consistant à laisser tomber. Il ne pourrait le pardonner, même à Constance. Il soupira. Si elle pensait qu'un divorce était plus facile, la jeune femme se trompait grandement. Les Keynes ne laisseraient jamais cela se produire. “C’est une question de prestige, et cela a un coût extrêmement élevé. Cela serait un sérieux déshonneur pour eux, et pour vous, si vous veniez à divorcer Vous ne seriez certainement pas mieux lotie que si vous partiez dès maintenant.” Bien sûr, la petite blonde n’était pas forcée de le croire sur parole et pouvait bien tenter de faire sa propre expérience, mais lui savait, et il valait bien mieux prendre au moins ce conseil-là. “Et où que vous alliez, il nous sera toujours plus simple de nous voir que si vous demeurez au manoir.” ajouta-t-il, persuadé qu'il lui serait moins périlleux d'aller jusqu'à Paris afin de visiter Constance, si c'était sur cette ville qu'elle jetait son dévolu, plutôt qu'au domaine à quelques kilomètres d’ici où les portes lui resteraient fermées jusqu'à nouvel ordre. Cole finit par se résigner à comprendre qu'il ne parviendrait pas à persuader la jeune femme à partir. Il ne pouvait décemment pas la ligoter comme un gigot et la jeter dans le premier train. Il ne pouvait pas la sauver contre son gré. “Peut-être qu’on me permettra de revenir à Chilham un jour, peut-être qu’on vous autorisera à venir à Canterbury, avec le temps… Nous trouverons bien un moyen.” dit-il en forçant un sourire. Mais il avait le coeur bien lourd, de se voir aussi impuissant. Il ne pourrait que se faire un sang d'encre désormais, sachant que Constance pourrait opter pour une solution définitive à tout moment. Et il n’était rien qu'il puisse faire. Il pouvait bien promettre, s'il était pieds et poings liés, il demeurerait dans l'impasse. Et alors quoi ? Il ne lui resterait plus qu'à assister à l'extinction de la femme qu'il aimait, encore une fois ? Adossé au cadre de la baie vitrée, Elwood observait longuement la petite blonde. Il était las des tragédies. Lentement, il leva un bras vers Constance et lui tendit la main. Puis il l'attira vers lui et l'enlaça tendrement. Il pouvait ainsi humer son parfum et s'en souvenir jusqu'à la prochaine fois. “Ne vous laissez pas mourir… pour moi…” Jamais il ne s'imposait de la sorte, et il se trouvait même bien égoïste de se mettre entre Constance et ses choix. Néanmoins Cole savait que s'il était un scénario dont il ne pourrait se relever, ce serait de semer une nouvelle fois la mort auprès de ceux qui comptaient à ses yeux. “Ne me laissez pas comme ça...” murmura-t-il en passant ses doigts dans ces mèches blondes. Son coeur s'emballait à chaque fois, cela ne manquait jamais. Ses mains devenaient un peu moites, son ventre picotait. Des symptômes dont il connaissait la cause. “Je vous aime…” souffla-t-il avant de l'embrasser sur le front. Il l’aimait, et pour cela il devait trouver le moyen d'être avec elle.
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Cole se voulait d'un grand optimisme en s'imaginant que Constance pouvait très bien s'en sortir seule. Pour elle, il lui était bien difficile de s'imaginer ce dont elle serait capable de faire si elle se retrouverait un jour dans une ville qu'elle ne connaîtrait absolument pas. Il y aurait des personnes qui ne souhaiteront que la protéger, d'autres qui espéreraient en tirer un bon profit. Elle n'était pas naïve, loin de loin, mais elle n'arrivait jamais à imposer sa volonté. Elle n'avait pas la même force qui caractérisait si bien sa soeur. Constance avait plutôt tendance à se laisser aller, sans rien dire. Elle ne comprenait pas pourquoi son ami était si sûr de lui en pensant qu'elle s'en sortirait. Prendre un train sans en connaître la destination angoissait la jeune femme. Ne pas savoir ce qui l'attendait au bout. L'on pouvait transposer cette vision sur celle de la mort, alors que la petite blonde venait à peine d'avouer qu'elle y avait songé. Elle connaissait sans connaître la destination. La petite blonde avait bien noté que ses paroles étaient une grande source de déception. Il soupira et s'abstint de faire tout commentaire à ce sujet. "Je me fiche bien de mon honneur. Quel honneur y a-t-il d'être désormais liée à une famille qui se plait à avoir tout le monde à sa botte uniquement grâce à sa méchanceté et à ses vices ? Je n'ai aucun honneur à porter leur nom." répondit Constance. "Qu'ils gardent leur prestige, je n'en ai cure. Eux, ils se fichent bien de ce que nous pensons nous, je ne fais que leur rendre la pareille." Elle ne faisait rien de plus rien de moins de ce qui lui était demandé. Elle n'allait pas faire des choses qui puissent les élever encore plus. Elle ne leur devait rien, à ses yeux. "Si je dois partir, autant être divorcée que d'avoir toujours dans un coin de ma tête l'idée d'être toujours unie à Peter." Cole faisait comprendre dans son discours qu'il ne comptait pas partir. Constance ignorait ce qui le retenait tant ici, réalisant alors qu'elle en savait bien peu sur ses origines et l'attachement tout particulier qu'il avait pour la région. Il semblait accepter l'idée que Constance ne partirait jamais faire sa propre vie seule dans une autre ville du monde. Les solutions étaient donc à chercher ailleurs. Il ne fallait plus qu'espérer qu'il puisse revenir au domaine un jour ou que Constance puisse venir le voir plus régulièrement. "Je l'espère." Il n'y avait que cela à faire, de toute façon. Après de longues minutes de silence, Cole tendit le bras, sa main invitant celle de Constance se déposer la sienne dessus. Puis le médecin la prit dans ses bras. Elle se blottit instinctivement contre lui, son regard se plongeait instantanément dans le sien. Il lui suppliait de ne pas mourir pour lui, pas par amour. Leur visage se frôlait à peine. Les doigts de Cole passaient délicatement entre les mèches de cheveux de la jeune femme. Et là, il les prononçait. Les mots là. Constance sentit sa respiration devenir subitement haletante et son coeur adopter un rythme plus que décadent. "Je vous aime." souffla-t-elle au bord de ses lèvres. "Je vous aime aussi. De tout mon coeur." Prononcer ces mots engendrait des sensations indescriptibles, qu'elle n'avait jamais ressenti avant. "Je ne vous laisserai pas." lui assura-t-elle en approchant de plus en plus son visage du sien. Elle frôlait l'arète de son nez avec le sien, posait délicatement ses mains sur ses joues. Enfin, la petite blonde approchait doucement ses lèvres des siennes. Son baiser fut dans un premier temps timide, mais devint au bout de quelques secondes bien plus franc. Elle avait envie d'y goûter un peu plus, et que lui se rappelle de la douceur de ses lèvres. Ce n'était certainement pas bien, parce qu'il y avait du plus correct. Mais les sentiments qu'elle avait pour Cole étaient plus forts que tout. "Je ne sais pas quand serait la prochaine fois où je vous reverrai. Je veux me souvenir de vos lèvres. Je ne veux jamais les oublier." souffla-t-elle entre deux baisers. C'était tout ce qu'elle avait de lui, lorsqu'ils ne pouvaient pas se voir. "Je viens de penser que..." commença-t-elle à dire après avoir longuement caressé son visage du bout de ses doigts. "La grossesse d'Eleanor avance à grand pas. Il lui faudra être suivie de près par un médecin pour s'assurer que tout se passe bien le jour où elle accouchera. Peut-être pourrai-je faire germer cette idée dans l'esprit de Brentford, par Peter, peut-être. Ils tiennent tous les deux à être les géniteurs d'une longue lignée. Ils ne voudraient pas qu'il y ait le moindre désagrément, je suis quasiment certaine qu'ils approuveront cette idée. Si Eleanor tient tant à retrouver grâce à mes yeux, je sais qu'elle soutiendra mes propos, et Père aussi." Constance déposa ses mains sur son torse. "Je ne dis pas que vous devriez rester au manoir, je pense que vous pourriez très bien rentrer chez vous tous les jours. Vous serez chez vous, mais nous nous verrons. Peut-être que nous ne pourrons plus nous embrasser, mais... Ces longues promenades sous un soleil d'été me manquent, ainsi que nos lectures. Discuter ensemble, de tout et de rien. Nous pourrions essayer, au moins, n'est-ce pas ?" lui demanda-t-elle. "Ce que je peux le plus craindre, c'est qu'ils refusent, ou qu'ils ne trouvent un autre médecin dans les environs qui soit aussi compétent que vous." Elle colla son front contre le sien. "Ainsi, vous pourrez constater de vous-même que je ne vous laisserai pas." Constance comptait bien tenter de trouver d'autres solutions pour qu'elle puisse voir le médecin plus régulièrement. Elle déposa un baiser sur le coin de ses lèvres avant de se blottir davantage contre lui.
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Malheureusement, le problème n'était pas l'honneur de Constance. Si cela était le cadet des soucis de la jeune femme, cela l'était aussi pour les Keynes, qui prendraient plaisir à la faire chuter si besoin, et si cela n'impliquait pas de se tirer une balle dans le pied. Il était trop tard pour cela, pas qu'ils auraient trouvé le moindre intérêt dans pareille entreprise. Ils étaient désormais liés, et leur étrange sens de la famille était désormais un boulet également attaché au pied de la petite blonde. Qu'elle n’ait cure du déshonneur était une chose. Que les Keynes l’acceptent en était une toute autre. Elle ne voyait sûrement aucun prestige à porter leur nom, et peut-être qu'eux mêmes n'en tiraient pas dans ce mariage, mais un divorce n’était pas une mince affaire. Bien au contraire. “Vous ne comprenez pas.” souffla Cole. Ce n’était pas à propos d'elle. Si cela l’avait été une seule seconde, elle ne serait pas mariée. Ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait, rien de tout ceci n’avait pas d'importance.“Vous vous en fichez peut-être, mais pas eux. Leur nom est ce qu'ils ont de plus précieux. Ils ne vous laisseront pas le salir avec un divorce.” Peter Keynes se faisant traîner devant les magistrats. Était-il un mauvais époux, manquait-il de virilité ? Il en fallait bien peu pour mettre le feu aux poudres. De son côté, Constance serait facilement perçue comme une croqueuse d'hommes, une profiteuse, une menteuse. Les deux partis seraient salis, mais seul un des deux serait prêt à tout pour écraser l'autre. Le divorce était la pire des idées. La jeune femme ne pouvait compter là-dessus. Elle ne serait libre que le jour de la mort de Peter, si elle s'obstinait à refuser de prendre sa liberté à bras le corps tant qu'elle en avait l'opportunité. Elwood n'insista pas plus à ce sujet. Ils ne pouvaient qu'espérer que la situation finisse par se débloquer. Qu'il soit appelé au manoir régulièrement, et qu'elle puisse se promener dans le village. Ce n’était qu'ainsi qu'ils pourraient se voir. Il n’y aurait plus de baisers, plus d'étreintes. Plus de moments comme celui-ci. Cela était certainement son unique chance de prononcer ces mots tout haut. Même s'ils les avaient traduits par des baisers, des regards, ils n’avaient jamais concrétisé leurs sentiments par la parole. Maintenant qu'ils l’avaient avoué, Cole sentait ses épaules plus légères, et pourtant son coeur plus lourd. C'était une étape supplémentaire, mais les choses n'iraient jamais plus loin. Ils avaient atteint le point le plus haut que cette relation puisse avoir. À partir de cela, il n’y avait qu'une pente descendante. Tant d'obstacles. La jeune femme eut une idée. Une bonne idée à première vue, mais seulement en surface. Cole faisait rarement jouer sa fierté, pour ne pas dire qu'il n’en usait jamais au point que l'on puisse douter que cet homme ait le moindre égo. Pourtant tel était sa motivation à refuser le plan de Constance. “Ne faites pas cela.” demanda-t-il après y avoir réfléchi. Prenant les mains de la petite blonde, il l'attira vers le bord du lit afin de s'asseoir près d'elle. “Je sais que vous ne pensez pas à mal, mais il n’est pas question que je retourne là-bas en étant celui qui leur est redevable de me donner du travail. Ma dette est déjà immense et je l'ai payée en m'occupant d'Augustine jusqu'à la fin. Je ne veux pas que cette situation se répète.” Car les Keynes n'hésitaient pas à en user et en abuser. Ils demandaient faveurs et services, ils considéraient le médecin comme un domestique supplémentaire. Non, Cole ne pourrait supporter tel bond en arrière alors qu'il récupérait tout juste sa dignité. Il prit le visage de Constance entre ses mains. Sûrement était-elle déçue que son plan ne soit pas si parfait qu'il n'en avait l'air, mais il était reconnaissant qu'elle essaye. “Je gagnerai mon passe-droit moi-même, ne vous en faites pas.” assura-t-il avec un début d'idée en tête. Mais il ne pouvait le lui dévoiler. Il déposa un baiser tendre sur ses mains pâles et froides. Il n’en faudrait pas plus à n'importe quel époux pour accuser sa femme d'adultère et la renier. En étant tous deux ici, si proches, les risques étaient immenses. Et malgré cela, Cole ne songeait qu'à poser une nouvelle fois ses lèvres sur celles de Constance. Il caressait sa joue, le front posé sur le sien. “Mon petit ange… Un jour… ça ne sera que vous et moi. Un jour il n’y aura que nous...” Peut-être que cela attendrait leur mise en terre, mais Elwood en avait l'intuition ; un jour plus rien ne se dresserait entre eux. En attendant, il continuait de frôler le visage de la jeune femme avec tendresse. Il tenait à se souvenir de la douceur de sa peau, de chacun de ses traits, de son souffle sur ses joues, de son regard bleu brillant d'amour.
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Cole avait suffisamment de patience pour prendre le temps de tout expliquer à la jeune femme. Il semblerait qu'elle prenne le divorce un peu trop à la légère. L'égoïsme des Keynes était bien plus conséquent que l'on ne saurait l'imaginer. Ils se moquaient bien des dommages collatéraux à partir du moment où leur nom n'était pas souillé. Un divorce ne leur serait absolument pas bénéfique et cela ne leur apporterait que disgrâce aux yeux de tous. Le médecin lui faisait comprendre qu'il fallait qu'elle abandonne l'idée assez rapidement. Pourtant, c'était la seule issue qu'elle voyait. Peter pourrait mourir, mais c'était bien peu probable. Il prenait beaucoup soin de lui, et était même parfois assez précieux. Personne n'était à l'abri d'un accident, mais les Keynes étaient réputés pour être solides et pour avoir une santé de fer. En conclusion, il n'y avait pas de véritables solutions. Cole ne fit pas davantage de commentaires. Il fallait laisser le temps au temps, peut-être que des opportunités se présenteront le moment venu. En attendant, les deux amants s'avouaient enfin à haute voix leur sentiment commun. Savoir que leur âme jouait une mélodie à l'unisson apportait beaucoup de légéreté à la jeune femme. Du moins, l'espace de cet instant. Dès qu'elle remettra les pieds au manoir, elle aurait à nouveau le coeur bien lourd, frustrée au possible de ne pas pouvoir rester auprès de l'homme dont elle était amoureuse. Mais elle ne voulait pas encore penser à cet instant. Il fallait profiter d'être dans ses bras, de chacun de ses baisers. Constance pensait avoir trouvé une solution, un outil qui permettrait de se voir plus régulièrement. Il fallait reconnaître qu'elle était particulièrement fière de son idée. Cela lui semblait bien construit, et surtout crédible. Il ne parlait que du bébé d'Eleanor ces derniers temps, ils s'impatientaient tous à l'idée de le voir naître. Il fut difficile pour la cadette de voir que son plan ne convenait à Cole, qui lui ordonnait quasiment de ne pas l’exécuter. Difficile pour elle de dissimuler sa mine déçue et déconfite. Elle baissa la tête et ne savait que dire. Le médecin prit délicatement ses mains afin de la guider et de l'inviter à s'asseoir au bord du lit. Il était assez catégorique là-dessus, bien qu'il tentait de se montrer délicat envers elle afin de la froisser. Pourtant, elle l'était un peu. Constance restait bien silencieuse, bien songeuse. Le beau brun prit son visage entre ses mains pour qu'il la regarde. "Comment pouvez-vous en être si certain ?" lui demanda d'un air un peu triste. "Les Keynes n'ont jamais aimé dépendre de qui que ce soit. Que comptez-vous faire, pour attirer leur attention ?" lui demanda-t-elle. Pour qu'il soit si sûr de lui, il devait forcément avoir déjà une idée derrière la tête. Peut-être ne voulait-il pas en parler à la jeune femme, pas encore. Il embrassait ses mains dans un premier temps, jusqu'à ce qu'il ne soit tenté une nouvelle fois par ses lèvres. "Vous semblez si sûr de vous, en disant cela." Pourtant il y avait encore beaucoup d'éléments qui les empêchaient de se retrouver ensemble. Mais Cole semblait être persuadé que cela allait arriver. Un jour. "Ai-je vraiment l'air d'un ange ?" lui demanda-t-elle, agréablement surprise qu'il ait voulu lui donner ce petit surnom. Ils se cherchaient mutuellement, par de très légers contacts au niveau de leur visage. Constance découvrait au fur et à mesure toutes ces sensations. Jamais elle n'avait autant ressenti de choses en compagnie de son mari. Elle aurait tant aimé être capable d'être aussi certaine que Cole ne l'était. A la place, elle préférait continuer de le découvrir. Elle se mit à glisser délicatement ses doigts dans ses cheveux, pour les caresser doucement alors que ses yeux continuaient à observer très amoureusement les siens. "Saviez-vous que... Vous êtes en train de réaliser un de mes rêves? Un des nombreux que j'avais avant que... tout ceci ne se passe. Vous savez déjà ce que c'est, mais... Je ne pense pas qu'il serait aussi merveilleux d'avoir le regard d'un homme profondément amoureux posé sur soi, et que ce sentiment soit pleinement partagé, malgré les barrières." souffla-t-elle. "Ce doit être si beau à vivre lorsque cela peut être vécu pleinement."Elle semblait rêveuse, pendant qu'elle parlait, quoi qu'elle observait avec attention les traits du médecin. Ils n'osaient certainement pas rendre leur baiser plus langoureux, ou leurs caresses trop entreprenantes de crainte de se laisser rapidement glisser trop loin dans la passion et l'amour qui les animaient. Mais d'un autre côté, c'était assez plaisant, de prendre autant de temps. Constance se disait qu'ils allaient nécessairement avoir un juste retour des choses et qu'ils parviendraient à leur fin le plus rapidement possible, car elle commençait déjà à songer de ce que serait leur vie à deux. "J'ai hâte d'être ce jour là, j'ose espérer qu'il ne tardera pas trop." Si elle savait qu'il y avait quelque chose de plaisant à l'issue de ce mariage désastreux, la jeune femme tiendrait bon aussi longtemps qu'il le faudra. Elle déposait de temps en temps un tendre baiser sur le bout de ses lèvres, jusqu'à ce que les sons de cloche ne la fassent sursauter et ne lui fasse réaliser qu'il était l'heure. Déjà dix-sept heures. Le visage de Constance s'attrista soudainement et son regard se baissa. Ils n'avaient pas du voir les heures défiler durant la lecture. Elle n'avait pas envie de partir, ni de le quitter, et encore moins de retrouver le domaine.