give me your love and physical affection, give me the worst of you to hold
Le médecin semblait immédiatement bien plus distant, encore plus réservé qu'il ne l'était tout au début. Constance se demandait si c'était de sa faute, si elle avait fait quelque chose de mal. Mais elle ne dit rien. Elle ramassait machinalement ses lèvres silencieusement. Il l'aida tout de même à récupérer ses ouvrages, navré qu'il ait pu l'effrayer à ce point. Lorsqu'ils étaient relevés, il ne lui adressa même pas un regard. Il expliquait tout de même qu'il comptait faire la lecture à sa patiente et craignait perturber celle de la jeune femme. "Je ne me le permettrai pas." répondit doucement Constance. "Mais ça ne me gêne pas, je n'ai pas de difficultés à me concentrer une fois que je suis plongée dans un livre." Elle avait en effet cette capacité de se mettre dans une sorte de bulle. Le médecin s'excusa une nouvelle fois de l'avoir fait tomber dans le lac. "Nous sommes tous les deux fautifs." dit-elle en haussant timidement les épaules, même s'il lui tournait déjà le dos pour aller rejoindre la vieille dame, qui semblait ailleurs. La petite blonde s'installa dans son coin, dans un fauteuil. Elle avait posé ses livres sur une petite table juste à côté, n'en gardant qu'un en main. Elle tournait les premières pages et lut les premières lignes. Mais la petite blonde fut incapable de se concentrer davange lorsqu'elle entendait la voix de Cole énoncé les vers en alexandrin de Baudelaire. Ils ne se voyaient pas. Des bibliothèques les séparaient et les empêchait d'être dans le champ de vision de l'un ou de l'autre. Constance avait relevé la tête et s'était surprise à ne plus qu'écouter les poèmes racontés par le médecin. Sa manière de réciter était on ne peut plus agréable à l'oreille. Sa voix était à la fois douce et masculine, chaleureuse. Rien que ce timbre inspirait la bienveillance et la passion qu'il avait pour ce métier. Même, à un moment donné, elle avait fini par refermer son livre, tout en le gardant précieusement sur ses genoux et ses oreilles ne se concentrées que sur ces poèmes qu'elle aimait tant et qu'elle adorait entendre du médecin. A un moment donné, elle aurait juré sentir son coeur s'emballer. Mais elle ne savait pas ce que c'était. Il était temps que Dr. Elwood aille coucher sa patiente. Constance, peur de se faire passer par une sotte, avait rapidement rouvert son livre quelques pages plus loin pour faire mine qu'elle avait déjà bien entamé sa lecture plutôt qu'admettre l'avoir écouté. Mais aucun mot ne fut échangé entre eux.
Le lendemain, l'on commençait déjà à tout préparer, à tout planifier. Constance n'aurait jamais imaginé qu'un mariage puisse prendre autant de temps, même pour la future mariée. On n'avait pas vraiment besoin de la plus jeune des Dashwood alors celle-ci passait le plus clair de son temps à la bibliothèque. Elle avait tout de même tenté d'aller voir son père pour lui demander d'aller à Londres avec elle, et il avait refusé, comme elle s'y attendait. La jeune femme passait le plus clair de son temps dehors, toujours un livre dans les mains. Il fallait dire qu'elle avait de quoi faire avec la bibliothèque du domaine et heureusement. Elle s'était présentée au déjeuner et s'était montrée toujours aussi silencieuse. A vrai dire elle n'avait même pas levé les yeux vers Cole, elle se disait qu'il ne voulait certainement pas croiser son regard. Et l'après-midi, Constance avait poursuivi son après-midi à l'extérieur. Soit à l'ombre d'un arbre, soit elle retournait au labyrinthe. Elle préférait s'éloigner de l’effervescence que créait le mariage. Le bruit de la nature lui plaisait beaucoup. Il y avait une légère brise qui se glissait entre les feuilles de l'arbre sous lequel elle était assise, à dévorer son roman. Elle levait parfois les yeux, voyant d'autres personnes se promener plus loin pour bien profiter de l'été et de l'espace vert dont tout le monde disposait pour les semaines à venir. "Tu es contrariée." Eleanor avait fini par la rejoindre, ayant enfin un peu de temps pour elle. Sa soeur haussa les épaules. "Je m'occupe." L'aînée finit par s'asseoir à ses côtés. "Et tu t'isoles, tu es contrairée." "Penses-tu que Père a sermonner le Dr. Elwood, par rapport à ce qu'il s'est passé hier ?" demanda Constance. "Je suis certaine que non. Au contraire, il a été très reconnaissant envers lui, du fait qu'il ait cherché à te secourir." s'étonna Eleanor. La cadette baissa les yeux. "Pourquoi le demandes-tu ?" "Je ne sais pas, j'ai l'impression qu'il ne veut plus me parler, alors que nous nous étions trouvé des centres d'intérêt communs hier. Je pensais que nous pourrions devenir amis, peut-être que cela permettrait que le temps soit moins long." "Aurais-tu déjà le mal du pays ?" Constance soupira. "Beaucoup de choses vont changer des les semaines à venir." Eleanor la regardait d'un air désolé, se sentant presque fautive du mal être de la petite blonde. "Ma chère soeur..." dit-elle en lui caressant tendrement. "Père et moi avions bien noté que tu avais changé depuis qu'il avait annoncé mon mariage, nous nous faisions du souci pour toi." Constance sourit tristement. Constance s'ouvrit un peu plus et se confia à sa soeur, sans tout de même mentionner cet étrange sentiment qu'elle avait eu la veille lorsqu'elle avait entendu Cole citer les poèmes. Eleanor avait fini par l'inviter à se rapprocher de tout le monde en prenant le thé avec d'autres personnes, dont Augustine qui avait tenu à en faire partie, accompagnée par son médecin.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
« Augustine, c’est l’heure. » Comme chaque matin, le docteur Elwood frappa trois fois à la porte avant de pénétrer dans la chambre. La même odeur que la veille y régnait, chatouillant les narines qu'il couvrait du dos de sa main. Son premier réflexe fut d'ouvrir les rideaux et les fenêtres afin d'évacuer la mort qui semblait planer et s'imprégner toujours plus dans les murs, les lattes, les fibres de la pièce. La vieille femme ne reconnut pas immédiatement son médecin, bien qu'elle ne lui demandait pas de partir ; derrière ses lunettes rondes, son regard le scrutait et l’analysait, elle avait son nom sur le bout de la langue, elle en était certaine. Il s’assit sur le bord du lit et prit sa main, il affichait continuellement ce sourire rassurant qui était ce jour plus forcé que tous les autres suite à une nuit sans sommeil. « C’est Cole, Augustine. » Le visage de la Lady s'illumina, ses traits ridés s'étiraient en un large sourire ravi, tandis que ses doigts squelettiques et froids se refermaient sur la main du jeune homme. « Oh, Cole mon cher ! Est-ce que Laura est avec vous ? Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu la petite ! » Cela n'était ni la première, ni la dernière fois que sa patiente mentionnait sa femme comme si cette dernière était toujours présente. Et cela lui infligeait la même peine à chaque fois. Ses nerfs sans repos eurent du mal à retenir la vague d'émotions menaçant d'inonder ses joues. Il serra les dents à s'en faire souffrir la mâchoire. « Non, Il n’y a que moi. » Incapable de discerner les années passées, Augustine ne distingua pas plus le regard rougi et veineux d’Elwood. « Vous leur passerez le bonjour alors. » dit-elle avec bienveillance avant de se tirer du lit. Elle souhaitait s'habiller en gris et porter ses perles.
Alicia, Augustine et Cole entreprirent une balade dans les jardins au rythme de la vieille femme. La conversation tournait autour du beau temps et de la fin de l'été, la cadette évoquant avec nostalgie ses souvenirs d'enfance où, les jours de pluie, elle sautait dans les flaques et appréciait tout particulièrement de rendre les bonnes folles en encrassant ses robes, ses chaussures, et les couloirs du manoir avec de la boue. Ses frères et soeurs, eux, jouaient aux échecs à l'intérieur avec leur père, lisaient, s'exerçaient au piano. Leur chemin croisa celui de Brentford. À sa veste rouge et ses bottes hautes, il revenait des écuries et n'avait cure de l'organisation de son propre mariage qu'il laissait “aux bonnes femmes". « Vous avez une mine encore plus lugubre que d’accoutumée. » fit-il remarquer à Cole avec ce rictus mutin, diabolique, qui ne le quittait jamais. Il avait le regard de son père. « Vous ne vous lassez jamais d'être aussi désobligeant ? » souffla Alicia qui osait faire part de son impatience vis-à-vis de son frère. Il arqua un sourcil et la toisa avec un mépris palpable. Cole ne savait comment et s'il devait intervenir. Augustine cherchait encore à savoir qui était ce désagréable garçon en rouge. « Vous devriez lui dire merci à chacun de ses passages, être humble face à celui qui prend soin de votre famille, et qui est fatigué. Que faites-vous pour le prendre de haut ? Vous nagez dans l'argent de Père en attendant de reprendre son office, autrement dit, rien. » Les mots de trop. La main de Brentford heurta la joue d’Alicia. Il partit sans rien ajouter, n’ayant non seulement rien pour se défendre, mais ne souhaitant pas le faire, estimant que sa soeur ne méritait pas plus longtemps son attention. La promenade est écourtée. Cole installa Augustine dans un petit salon avant de se pencher sur la joue d’Alicia. Elle le laissa admirer la marque rouge sur sa peau blanche mais le débouta rapidement, ne voulant pas inspirer de peine. « Il n’est pas nécessaire de me défendre, vous savez. » murmura-t-il. « Mais vous ne réagissez jamais face à lui et il ne cesse pas. » « Ses bassesses ne méritent pas mon attention ou ma colère, ni la vôtre. » Elle soupira, partagée entre l'admiration envers le calme du médecin et l'exaspération. « Charlotte m’a dit pour votre altercation avec mon père. » Il soupira à son tour, partagé entre la reconnaissance envers sa belle-sœur qui ne cherchait qu'à lui faire justice, et la crainte qu'elle ne parvienne à aggraver la situation. « Il avait raison. Je suis resté éloigné d’Augustine bien trop longtemps, et elle est mon unique devoir ici. » Alicia, avec un sourire triste, s'approcha et posa une main près du cœur du médecin. « Et vous, Cole, qui prend soin de vous ? » demanda-t-elle en plongeant son regard vert dans le sien.
Le salon se remplit de Lords et de Ladies, ainsi que les Dashwood. Gabriel et Samworth étaient de service à l'heure du thé. Un beau service fut sorti, une superbe théière bleue et des tasses en porcelaine blanche aux motifs floraux. Un présent des Keynes de Paris il y a quelques années. Cole, malgré son envie d'adresser un sourire amical à Constance, se contenta d'un regard et d'un salut courtois avant d'accorder toute son attention à Augustine. Du moins, jusqu'à ce que son nom soit prononcé par Catherine ; « Peter m’a fait part de votre souhait de visiter Londres. Il s'avère que le Dr Elwood a congé tous les lundis matins et profite pour s'y rendre. Vous pourriez l'accompagner la semaine prochaine. » Le coeur de Cole, Brentford, Christian et Alicia manquèrent un battement. Des regards paniqués s'échangèrent en toute discrétion, mais laissant un malaise palpable s'installer. L'expression de Brentford et de son père étaient clairs ; ils ordonnaient, chacun pour des raisons différentes, que le médecin trouve un moyen d'esquiver cette proposition. « C-cela nécessite de se lever à l'aube, et la route est longue, et je… Je ne pense pas être de bonne compagnie pour Miss Dashwood. » La Lady balaya l'argument d'un signe de la main. « Sottises. » Les joues de Cole s'empourprèrent. « Mes activités à Londres ne l'intéresseront sûrement pas et je n'aurai pas le temps de jouer au guide touristique. » « Constance est curieuse de tout, et elle admire la médecine au moins autant que moi, je suis certain qu'elle appréciera de vous accompagner. » intervint Peter à son tour. L'homme sentit les regards s'appuyer de plus en plus sur lui. Il n’osait surtout pas croiser celui de Constance, ne voulant pas deviner sa vexation face à ses nombreuses tentatives de refuser sa venue. « Je ne comptais plus prendre de congés à vrai dire, puisqu’il n’est personne d'autre pour veiller sur Lady Augustine en mon absence et que son état de santé me préoccupe de plus en plus. » « Nous prendrons soin d’Augustine, je vous l'assure. Maintenant cessez de vous montrer impoli. » Tous capitulèrent avec le coeur lourd. « Bien, Lady Keynes. »
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Dernière édition par Jamie Keynes le Mer 19 Avr - 5:54, édité 1 fois
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Bien qu'Eleanor avait traîné sa soeur afin qu'elle vienne prendre le thé, cette dernière n'avait pas grand appétit, ni le coeur à boire ou grignoter quoi que ce soit. Elle s'installa silencieusement, adressant à peine un regard à Cole. Elle avait fini par se persuader qu'il regrettait leur rapprochement de la veille et qu'il préférait oublier leur discussion pour se concentrer sur la véritable raison de sa présence dans cette demeure. La plus jeune des Dashwood buvait de minuscules gorgées de thé, se concentrant principalement sur le bruit des cuillères en argent qui se déposaient sur la vaisselle en porcelaine. Comme à son habitude, elle demeurait particulièrement silencieuse et avait surtout hâte d'aller s'isoler dans ses appartements ou à la bibliothèque pour reprendre sa lecture. Elle fut particulièrement surprise lorsque la Lady lui adressa la parole. C'était bien la dernière chose à laquelle elle pouvait s'attendre, que l'on montre un quelconque intérêt pour elle. Ce n'était pas elle la plus solaire, ni la plus intelligente, ni la plus belle, bien que la jeune femme avait une très belle plastique. C'était avec des yeux ronds qu'elle accueillit la suggestion de Catherine. Il y avait d'autres regards ébahis dans la pièce, Cole le premier. Elle n'était pas sûre de pouvoir lire dans le regard de Christopher et de Brentford. Quelque part, Constance mourrait d'envie que le médecin accepte. Mais encore une fois, il ne faisait que décliner la proposition, bien qu'elle venait de la Lady. La petite blonde baissa à nouveau des yeux, se surprenant d'être attristée à l'idée qu'il ne veuille pas changer d'avis. Réaction que Peter constata immédiatement, et il avait horreur de voir l'une de ses filles si dépitées. Bien qu'il cherchait à trouver des avantages dans leur mariage, il ne se souciait pas moins de leur bien-être. C'est pourquoi il se permit d'intervenir. Constance le regarda avec surprise. "Il a refusé, Père, je doute qu'il veuille passer son temps libre avec moi. Il mérite d'avoir un peu de temps pour lui." lui souffla-t-elle tout bas. Mais Peter n'en avait cure. Cole semblait pourtant camper sur sa décision. Ne voulait-il pas passer un peu de temps avec elle au point de renoncer à ses jours de congés ? Cela lui semblait improbable, mais pourtant bien vrai puisque c'était ce qu'il disait. Catherine campait également sur sa position et insista, qu'importe l'avis des autres autres Keynes. Personne ne semblait vouloir s'opposer à la décision de Catherine, tout le monde s'y plia et Constance en était vivement embarrassée. La cadette Dashwood se fit encore plus petite et plus discrète qu'elle ne l'était déjà. Elle rejoignit assez tôt ses appartements après le dîner. "Que vous arrive-t-il ?" dit Peter après s'être permis d'entrer dans sa chambre. "Je crois qu'accompagner le Dr. Elwood à Londres est une bien belle corvée pour lui. Lord Keynes ne semblait pas non plus satisfait de cette proposition." "Remettriez-vous en cause la parole d'une Lady ?" demanda-t-il d'un air à la fois amusé et attendri. "Je ne voulais pas vous empêcher de vous rendre à Londres à cause de mes occupations. Je ne comptais certainement pas vous en empêcher et je ne voulais pas que vous soyez accompagnée par n'importe qui. Le Dr. Elwood me semblait être un choix judicieux. J'ai peu conversé avec lui, mais il inspire confiance. Il est tellement dévoué à son métier, rien que ceci fait de lui un homme particulièrement respectable." Il se permit de s'installer sur l'une des chaises de la pièce. "Cela vous fera le plus grand bien, Constance. Même si vous ne voulez que visiter les librairies. Mais je pense qu'une journée à l'extérieur vous fera à nouveau sourire." Peter avec ce regard de père affectueux. Il se leva et s'approcha d'elle pour l'embrasser sur le front. "Passez une bonne nuit." dit-il tout bas avant de quitter la pièce d'un pas silencieux.
C'était le coeur serré que Constance se préparait le lundi matin de bonne heure pour aller visiter la capitale. Elle avait mis une robe d'un bleu pétrole. Son corset affinait bien sa taille. Elle avait un petit chapeau de même couleur, légèrement mis en avant sur sa tête, et un chignon minutieusement fait. Une fois qu'elle avait pris un petit-déjeuner, la jeune femme était déjà sorti en dehors du manoir et attendait donc le médecin à l'extérieur. Elle était assez nerveuse, il ne s'était pas vraiment adressé la parole depuis qu'il avait été décidé qu'ils aillaient tous les deux à Londres. Elle craignait qu'il y ait cette étrange ambiance qui règne tout le long de la journée de la matinée, ou de la journée. Elle n'expliquait pas ce coeur qui tambourinait à toute vitesse, cette nervosité quasi extrême qu'elle ressentait à ce moment là. Elle sursauta lorsqu'elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir et se retourna pour voir le médecin arriver. "B... Bonjour." bégaya-t-elle en le voyant approcher d'elle. Constance n'avait regardé ses yeux que durant une poignée de secondes. Ses iris bleus se baissèrent immédiatement. Elle était honteuse, mais elle ne savait pas pourquoi. Elle avait l'impression que l'accompagner était une véritable corvée pour lui, un ordre de Lady Keynes qu'il se devait de satisfaire à moins de subir le courroux de Catherine. "Vous aviez dit qu'il fallait se lever tôt à cause de la route, alors... me voilà." dit-elle en haussant timidement les épaules.
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L'heure du thé était toujours le théâtre d'une ambiance particulière, dans ce salon où tous les membres de la famille font mine d'être soudés, indissociables. Comme si la porte de la pièce possédait le pouvoir magique de retenir à l'extérieur toutes les médisances, les complots, les secrets, l’amertume. Ils patientaient sur le palier, attendant de réintégrer leurs corps lorsque tous sortiraient. Une heure de trêve, en quelque sorte. La mère de famille aimait croire que cela était véritablement le cas, qu'il n’y avait strictement rien d'autre dans l'air que la senteur du thé chaud, des herbes qui incident, du tabac dans les cigarettes qui fument autant que les tasses, et l’esprit de famille, la convivialité. Cela était peut-être le seul point sur lequel la Lady se voilait la face de la plus naïve des manières, mais l’on ne pouvait pas lui en vouloir de croire sa propre famille capable d'un peu de bien -même si elle était incapable d'en penser du mal. Aussi adorait-elle, comme tous les anglais, faire profiter de la perfection de sa progéniture et de son foyer en partageant le thé avec ses invités, où elle se présentait comme une hôtesse impeccable, plus agréable que jamais. Difficile de savoir si, pour elle, le but de la manoeuvre était en effet d'intégrer les Dashwood au quotidien de Chilham, ou de leur rappeler qui sont les maîtres des lieux présents en grande majorité. Car les autres branches Keynes étaient également agglutinées dans le salon, réunis en clans, les Français d'un côté, les Américains de l'autre, personne n'échangeant un mot avec leurs cousins mais uniquement des regards et des sourires complaisants. Tous avaient accordé très peu d'attention à la scène qui s'était déroulée non loin d’eux, à propos d'affaires qui ne les regardaient pas - néanmoins, quelques oreilles indiscrètes avaient captées des bribes du débat afin de s’en faire de satisfaisants potins qui les tiendront occupées un jour ou deux. En quittant le salon, il n’y avait aucun doute que deux hommes se retrouveraient dans un coin de couloir ; Brentford attira le docteur par là, la mine renfrognée et particulièrement contrarié. Cole se défit de son emprise sur son bras d'un geste sec, agacé par cette manière dont avait cette famille de disposer de lui. Il ne pouvait rien dire ou faire de concret, si ce n'était refuser, de cette manière, d'être considéré comme un enfant que l’on peut gronder. “Vous devez trouver un moyen…” Le grand brun avait récemment compris que Brentford avait besoin de lui bien plus qu’il n’avait besoin de Brentford, pourtant il n’en usait pas, et cela uniquement par conscience professionnelle. “Vous avez entendu votre mère.” se contenta-t-il de souligner avant de laisser le petit Lord sur le carreau. Il savait déjà comment se débarrasser de Constance une fois à Londres le lundi suivant et ainsi contenter ses deux détracteurs.
Lever à l'aube, le même rituel que chaque début de semaine. Une toilette soignée, un déjeuner consistant permettant de tenir jusqu'au retour au manoir. Pas un chat, pas un fantôme dans les couloirs. Le même long manteau noir, des chaussures propres, décrottées par Charlotte durant le weekend. Le docteur n’avait pas besoin d'être particulièrement réveillé, il connaissait l'endroit par coeur après tout et savait s'y débrouiller seul. À vrai dire, il adorait avoir le manoir pour lui seul tous les lundis matins. Il aimait aller dans les cuisines et se préparer lui-même à manger, conservant l'exact même menu que celui que lui aurait servi Laura et qu'il était incapable de reproduire aussi bien qu'elle l'aurait fait. Il aimait le silence, le calme des lieux, malgré cette présence qui persistait, celle de cette famille, partout dans l'air, dans les objets, les fibres, les murs ; le manoir respire en soufflant leur nom, son haleine a la même odeur que celle qui flotte au-dessus dune corbeille de fruits pourris. Alors, autant ces rares moments de solitude lui donnaient accès à un brin de tranquillité, autant quittait-il le manoir avec un certain soulagement. Il tomba sur Constance, également sur le départ. “Vous êtes là.” dit-il malgré l'évidence même de ce postulat, ne sachant pas lui-même s'il était surpris ou s'il ne l'était pas. Son regard la parcourut d’haut en bas furtivement. Derrière le voile froid et entipathique qu'il laissait apparaître, Cole était navré. Navré de devoir lui adresser la même expression qu'à n'importe qui, de devoir tirer un trait sur ce qui aurait pu être une belle amitié. Ils avaient tous deux bien besoin d'un allié à Chilham, mais c'était un luxe sur lequel ils ne pouvaient visiblement pas compter. Le médecin conclut finalement qu'il était étonné que la belle blonde tienne malgré tout à l'accompagner alors qu'il s'était évertué à l'éviter ou l'ignorer durant une semaine. N'importe qui aurait sûrement préféré abandonner l'idée d'être accompagné toute une matinée par un homme aussi lugubre. Constance, elle, s'était tout de même levée à l'heure. “Certes. Ne perdons pas de temps alors, nous avons du chemin à faire.” Cole laissa le chauffeur ouvrir la portière à la jeune femme tandis qu'il passait de l'autre côté pour s'installer dans l’habitacle. La calèche démarrait toujours un peu sèchement, détail qui ne se remarquait plus avec le temps, tout comme de chemin de terre menant du manoir à la gare dont les cailloux rendaient ce quart d'heure de route particulièrement remuant. Tandis que le domaine s’éloignait derrière eux, ils s’enfonçaient dans la forêt séparant Canterbury de Ashford en allant vers cette dernière, au sud. En soi, la verdure n’avait rien de particulier dans la campagne anglaise, si ce n’est que la route est particulièrement étroite et la faune, haute et feuillue, créait une arche verte empêchant les rayons du soleil de les transpercer, rendant ce tronçon sombre de nuit comme de jour. Cole se disait que pareil chemin vers le manoir formait un parfait avertissement. N’ayant pas l’habitude de voyager accompagné, le docteur tendait à demeurer silencieux; il se souvint de la remarque que lui avait faite Alicia la semaine précédente, et préféra éviter d’avoir l’air impoli. “Comment vous sentez-vous au manoir après votre première semaine parmi nous ?” demanda-t-il donc, trouvant la démarche assez neutre pour que personne ne puisse le blâmer, et ce même s’il n’y avait personne pour être témoin de leur conversation et qui fut susceptible de reprocher une quelconque forme de familiarité avec Constance. Il gardait pourtant cette distance qui s’était malheureusement imposée, autant dans le ton que dans le regard, afin de ne pas avoir à s’arracher d’un éventuel re-rapprochement durant cette escapade à Londres et qui ne serait plus viable une fois de retour au manoir.
Ils arrivèrent à la gare d’Ashford avec une dizaine de minutes d’avance sur l’horaire prévue du train. Juste le temps nécessaire pour prendre les billets et les faire composter, et de trouver une place confortable près d’une fenêtre. Ils étaient seuls dans leur wagon de première classe et n’avaient pas à partager leur compartiment avec qui que ce soit, ce qui convenait parfaitement à Cole. “J’espère que vous avez de la lecture avec vous.” dit-il à la jeune Dashwood avant de constater de lui-même que cela n’était pas le cas. Il tira alors deux ouvrages de sa mallette, rangée au-dessus de sa banquette, et tendit à Constance celui qu’il n’avait pas entamé. “Tenez. J’en prends toujours deux avec moi, au cas où je terminerais le premier en cours de route. Les voyages en train sont d'un ennui sans ce genre de distraction…” Et il ne comptait pas faire la conversation outre mesure. Ce ne fut qu’une fois le train en marche après l’ultime coup de sifflet qu’il se permit d’expliquer à la jeune femme le programme de cette matinée, risquant grandement de la décevoir; “Je vous déposerai à la librairie dont je vous parlais. Je devrai vous laisser là-bas un moment, une heure, peut-être une heure et demi. J’ai des patients à aller voir.” Ce qui, en soi, était vrai. “Vous pensiez que cette matinée était un véritable congé, n’est pas ? Non, ce genre de choses n’existe pas.”
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Constance était prise de court par la froideur avec laquelle le médecin lui adressait la parole. Ainsi, c'était avec bien peu d'enthousiasme qu'il avait découvert qu'elle s'était effectivement présentée à l'heure et l'endroit convenus. Cole la regardait de haut en bas. L'expression de son visage était bien différente de celle qu'il avait durant leur promenade avant que les ponts ne soient totalement coupés et quelque part, la jeune femme savait qu'il ne s'agissait que d'un masque, d'une apparence qu'il se devait de tenir. Et quand bien même, cette distance qu'il imposait entre eux la blessait beaucoup et elle craignait de pas pouvoir faire quoi que ce soit pour tenter de retrouver celui avec qui elle avait pu discuter pendant un temps. Sans trop vouloir attendre, il invita la petite blonde à ne pas traîner, étant donné qu'il y avait beaucoup de trajet pour se rendre jusqu'à Londres. Il emboîta le pas jusqu'à la calèche, où on fit ouvrir la porte à Constance afin qu'elle puisse y pénétrer, Cole allant de son côté. A défaut d'avoir la liberté de discuter, qui était apparemment devenue un luxe, même pour eux, elle regardait le paysage bien vert qui défilait devant ses yeux. Elle se disait alors qu'il n'y avait pas autant de végétations, à Boston. Tout était en plein essort industriel, il n'y avait pas beaucoup de places pour les plantes et les fleurs. Elle aimait beaucoup cette forêt. Elle trouvait la verdure particulièrement apaisante. Constance était même surprise que Cole finisse par lui adresser la parole. Il n'y avait pas certainement d'intérêt à ce qu'il lui parle. Elle le regarda, et voyait bien que ce n'était parler que pour ne rien dire. Un léger sourire arbora son visage, uniquement par politesse, puis elle haussa vaguement les épaules. "L'ambiance est particulière au manoir, il faut juste que je m'y habitue." répondit-elle, ne sachant que trop dire. Constance avait passé le plus clair de son temps dans la bibliothèque. Elle se présentait au dîner, déjeuner, à l'heure du thé mais en dehors de cela, son passe-temps principal restait la lecture et parfois quelques promenades dans le domaine lorsque le temps était clément. Elle ne se mêlait pas trop des affaires concernant le mariage de sa soeur. Mais elle avait bien compris que cette famille, aussi prestigieuse pouvait-elle être, était très loin d'être saine. Bien au contraire, il y avait quelque chose de pathologique, de corrompu, mais elle ne savait pas trop quoi. Constance ne voyait pas quoi répondre d'autre, elle doutait que cela intéresse véritablement Cole. Après un vague sourire, elle porta à nouveau son attention à l'extérieur, ne tenant pas à continuer de supporter cette distance glaciale qui s'était soudainement imposée entre eux. Une fois arrivés à la gare, ils se procurèrent chacun un billet avant d'entrer dans le train, en première classe, bien évidemment. Constance n'avait pratiquement rien emmené avec elle, le médecin avait pu le constater par lui-même qu'elle n'avait pas de quoi lire. Ainsi, il tendit un des deux livres qu'il avait pris avec lui. "Merci..." souffla-t-elle tout bas, en récupérant le livre avec une grande délicatesse. Néanmoins, elle le laissait fermé pour le moment. Cole jugeait bon d'expliquer le programme de la matinée. En somme, ils ne passeraient pas beaucoup de temps ensemble. Le ton glacial qu'il empruntait et sa façon de parler commençait même à la contrarier. Bien qu'elle était une jeune femme particulièrement tolérante et habituellement passive, là, la pilule ne semblait pas passer. "Inutile de vous montrer aussi froid avec moi, Dr. Elwood." répondit-elle avec tout de même une douceur qui pouvait être déconcertante compte tenu de ce qu'elle disait. "Si vous ne vouliez véritablement pas que je vienne, vous pouviez me le dire avant le départ, je l'aurai compris. J'aurais trouvé une excuse pour que vous ne soyez pas mis en cause." Constance aurait trouvé quoi dire, elle aurait tout fait pour que le médecin ne soit pas à nouveau dans le pétrin à cause d'elle. "Si vous avez beaucoup d'impératifs, vous pouvez prendre votre matinée, nous pourrions simplement nous retrouver pour prendre le train ensemble pour revenir au domaine." suggéra-t-elle alors, comprenant bien qu'il ne semblait pas vouloir passer trop de temps avec elle. Elle était déjà un handicap pour lui, autant tenter de lui faciliter la tâche. "Je trouverai bien de quoi m'occuper durant la matinée." Elle allait bien évidemment passer un long moment à la librairie et comptait bien s'acheter de nombreux ouvrages. "Je ne voudrais pas vous importuner davantage." souffla-t-elle tout bas en baissant les yeux. Elle ressentait ce malaise, le fait qu'elle ne devrait pas être là, qu'elle n'était pas la bienvenue. Et cette matinée à Londres lui semblait être encore pire que ce qu’elle aurait pu s'imaginer. Elle ne voulait pas être un fardeau pour le médecin, qui ne semblait plus vouloir la sympathie et l’amitié de la jeune blonde. Constance le respectait, bien que cela l’attristait bien plus qu'elle n'aurait su le penser.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Dire que l'ambiance du manoir était particulière était un euphémisme, mais sûrement la Dashwood n’avait-elle pas encore eu l'occasion de prendre le pouls de cette famille, de cet endroit, dans toute sa triste et cruelle réalité. Elle n’avait pas découvert leurs travers, unique à chacun, le regard manipulateur de l'un qui vous fait d'abord sentir en sécurité avant que vous vous rendiez compte que vous n'avez plus de vie à vous, plus d'opinion à vous ; le rictus mutin, dangereux, de l'autre qui ne vous dira jamais tout ce qu'il pense et dont vous n’aurez jamais la certitude de ses intentions ; les colères de ceux à qui l'on ne s'est jamais risqué à dire non de peur de passer des nuits sans sommeil pour plusieurs mois ; enfin, les silences, pesant sur vos épaules comme deux enclumes qui vous clouent au sol comme une culpabilité injustifiée, un rejet que vos jambes clouées au sol ne vous permettent pas de fuir. Alors vous comprenez que malgré la porte déverrouillée, les grandes baies vitrées ouvertes, l'immense jardin, le manoir est sans issue. Car l’un vous possède, l'autre vous rend paranoïaque, certains vous effraient, et les murs vous ont déjà dévoré. Dès lors que vous faites ce constat, vous réalisez que n’êtes pas un invité, vous ne l'avez jamais été. Vous êtes un otage sans fers aux poignets. Cole ne pouvait que souhaiter à Constance qu'elle puisse partir avant d'en arriver là, qu'elle s'échappe avant qu'une partie d'elle n’y reste à jamais et s'ajoute à la longue liste de proies dont se sustentaient ces habitants. Quoique sa soeur se mariait. Une partie d'elle était déjà bel et bien condamnée et l’enchaînait à cet endroit. Sa famille, son nom, allait se faire absorber par les Keynes. Le médecin était profondément désolé pour les deux soeurs qui, indéniablement, méritaient mieux. Mais voilà que leur destin allait être lié à eux pour toujours, un destin forcément fatal aux yeux d’Elwood qui était persuadé que tout forme de bon et de beau foulant ce terrain était voué à mourir d'asphyxie. Bien entendu, il gardait ces pensées pour lui, il ne souhaitait pas être un oiseau de mauvaise augure ni passer pour un fou après d’une Constance qu'il estimait bien plus qu'il ne le laissait voir à celle-ci. Il avait décrété que se montrer froid et distant était le meilleur moyen d'éloigner les ennuis. Lui ne tenait pas à ce que son quotidien devienne plus difficile qu'il ne l'était déjà, et elle se devait d'être acceptée et appréciée des Keynes pour espérer de beaux jours devant elle et sa sœur. Et il n’y a pas de seconde chance ici. Seulement un seul et unique avertissement avant que le marteau ne vous écrase le crâne comme un bovin qu'on envoie à l'abattoir.
Le train s'éloignant du danger, les épaules de Cole étaient moins lourdes, mais pour un court instant, jusqu'à ce qu'ils atteignent Londres. Et son coeur demeurait serré tandis qu'il imposait à la petite blonde un programme loin de ce qu'elle aurait pu espérer. Elle comprit bien vite qu'il était question de se débarrasser d'elle. Elle avait déjà eu l'occasion de constater que le docteur n’avait aucune envie qu'elle fasse partie de ce voyage que tout le monde au manoir voyait comme des vacances hebdomadaires. Ils n’avaient tout simplement aucune idée de la réalité des choses, de la manière dont leur monde pourrait s'effondrer s’il ne sacrifiait pas un peu plus de son temps pour eux. Souvent, il se demandait pourquoi il leur accordait cette faveur de trop. Ses doutes se devinaient dans l'éclat de son regard vert, et l’un des Keynes s'occupait alors de lui rappeler la raison de son dévouement. Charlotte souhaitait qu'il parte plus que tout. Elle, elle était parvenue à s'adapter. Lui, il le prétendait plus ou moins bien selon les jours. Quoi qu'il en soit, tant que Cole vivait sous ce luxueux toit, il n'était aucun refus pouvant traverser ses lèvres, aucun moyen d'échapper à leurs volontés. On pourrait le croire sot de s'infliger tant de mal pour des choses aussi optionnelles que la fierté, l'honneur ou la conscience, pourtant c'étaient ces trois éléments qui formaient un inébranlable mantra dans sa vie. Il ne répondit rien à la jeune Dashwood. Il ne pourrait pas lui expliquer pourquoi, quoiqu'elle dise ou fasse pour rester au manoir ce matin, elle n’aurait pu lui épargner des ennuis d'une manière ou d'une autre. Il ne parvenait pas lui dire qu'ils ne pouvaient pas être amis, parce que l'esprit libre américain ne comprendrait pas tous les maillons d'une chaîne pareille. Il s'était donc résigné à attirer un peu plus de mépris de la part de Constance en gardant le silence et en baissant son regard sur les lignes encrées du livre sur ses genoux sur lequel ses yeux glissaient mais ne lisaient rien.
Quelques heures plus tard, ils mettaient le pied à King's Cross. La jeune femme ne vit sûrement pas cette discrète faveur que Cole lui fit en ne sautant pas dans un cab immédiatement afin d'atteindre la librairie au plus vite et lui permettre d'effectuer son travail ; ils marchèrent jusque là-bas, permettant ainsi à Constance de pouvoir observer la ville, ses rues, ses bâtiments, ses habitants. Il ne disait toujours rien, happé par ses pensées, et ne savait pas si elle appréciait tout ce qu'elle voyait ou si elle était déçue par ce Londres à l'air bien plus charbonneux que ce que l’on raconte à son sujet. Ils arrivèrent à la librairie bien plus vite que le médecin ne l'aurait cru. Il connaissait l'endroit par coeur, malgré toutes les étagères qui touchaient le plafond ; il les avait parcourues sur cette échelle tant de fois qu'il saurait retrouver un titre précis sans aucun mal. Dont l'ouvrage qu'il convoitait. “C’est celui-ci.” indiqua-t-il à la Dashwood en le saisissant par la tranche, tout en bas de l’une des bibliothèques, là où personne ne regardait jamais. Il ne l'avait ouvert qu'une fois, innocemment, afin de se faire un avis sur les grandes lignes de l'histoire et sur le style employé par l'auteur, mais plus depuis. “Si vous voulez le lire…” Il y avait des fauteuils un peu partout, et avec un joli sourire il était possible d'avoir un thé pour accompagner une bonne lecture. Paulee, qui tenait la caisse toutes les fois où Cole était venu, était une bonne femme en embonpoint, à la bouille sympathique et avec le sens du service. Elle était coquette et aimait que l’on dise du bien de sa toilette ou, à défaut, des livres et de la boutique. Paradoxalement, elle lisait peu et préférait la parlotte. Elle disait de Cole qu'il était curieux, mais pas en mal. Elle était toujours ravie de parvenir à lui arracher quelques phrases. Cette fois, le voyant accompagné, elle se contenta d'un sourire poli. “Je reviens dès que possible.” assura-t-il à Constance en arrangeant son chapeau sur sa tête avant de quitter la librairie sans se retourner.
À Whitechapel, le médecin poussa la porte d'un immeuble délabré, voisin d'une maison close. Cette porte était toujours humide, qu'importe le temps. Les escaliers, parcourus de haut en bas bien souvent, s'affaissaient en leur milieu, là où ils étaient piétinés. La rampe disparaissait par endroits, laissant une étrange impression de vertige ; il suffirait de glisser sur l'une de ces marches creusées au mauvais endroit pour faire une belle chute. Il fallait ainsi croiser les doigts jusqu'au quatrième étage pour mettre le pied sur le palier en un morceau. Là, il n’y avait que deux portes menant sur de toutes petites chambres où les femmes vivaient parfois à deux avec leurs enfants respectifs. Elles laissaient les lits pour les petits. Mais à cet étage, les filles avaient une chambre pour elles seules et dont elles ne payaient pas le loyer. Leurs bienfaiteurs pensaient sûrement les acheter de cette manière, les rendre disposables et dociles, sans se douter que dans leur monde aucun privilège n'était pardonné. Une putain n’étant pas logée à la même adresse que les autres se retrouve bien seule et persécutée. Souvent, Cole trouvait Wendy le visage couvert d'hématomes qui l’empêchaient de travailler. “Pourquoi faire ? Après tout, t’as pas besoin d'argent pour avoir un toit sur la tête.” disaient les autres. Mais elle avait une bouche à nourrir, et c'était pour lui que le docteur venait tous les lundis matins.
Il trouva le petit au fond de son lit, comme cela était déjà le cas la semaine précédente. Fiévreux, en sueur, il mangeait peu et sa mère peinait à l’obliger à s’hydrater. Il avait trois ans, tout au plus, et passait une grande partie de ses journées seul, ici, depuis qu’il était malade. Cette fois, après avoir épongé son front, pris sa température, ausculté son corps engourdi et courbaturé, Elwood trouva quelques discrètes gouttes de sang sur l’oreiller. Il déposa une petite confiserie dans la main du garçon qui somnolait, et donna son diagnostic à Wendy avant de la saisir dans ses bras pour amortir sa chute sur ses deux genoux. Il la consola toute une heure.
Il voulut faire une courte visite à la voisine de Wendy, sa seconde patiente de la matinée. La jeune femme était quasiment à terme. Une autre âme crachée sur les docks, sans famille, qui pensait qu’elle trouverait un homme en bonne santé financière à marier à Londres. Elle trouva un Lord, en effet. Elle tomba enceinte, et fut abandonnée. Les appels du médecin demeurèrent sans réponse. La porte était ouverte. Il trouva l’irlandaise par terre, quasiment inconsciente, le visage crispé et le corps recroquevillé dans une chemise de nuit ensanglantée. « Kathy ? Kathy, ouvrez les yeux. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Elle ne put rien répondre à part un gémissement de douleur. Son visage s’était inondé de larmes. « Wendy ! » La jeune mère déboula dans la chambre et pâlit. « J’ai besoin que vous la réveillez. Je reviens tout de suite. » Son réflexe fut d’aller chercher une de ces bouteilles de brandy plus propres à la combustion qu’à la consommation, tandis que Cole, après avoir abandonné son manteau et sa mallette dans la chambre, dévalait l’escalier du bâtiment puis sautait dans une voiture.
Il fut regardé de travers par tous les clients de la librairie qui le virent courir dans entre les bibliothèques pour retrouver Constance. « J’ai besoin de votre aide. » lui dit-il. La jeune femme n’avait certainement aucune compétence médicale, mais il était évident que Wendy n’aurait pas les nerfs pour l’assister et qu’il n’avait personne d’autre de confiance vers qui se tourner. L’hôpital était une option à exclure. Il n’avait que la Dashwood sur qui compter pour espérer parvenir à mettre cet enfant au monde.
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Autant Constance adorait le calme et le silence, autant la jeune femme n'appréciait guère celui que le médecin imposait après qu'elle lui ait faire part de quelques unes de ses pensées. Elle ne voulait pas être un poids davantage pour lui et elle le verbalisait sans mal, mais cela ne semblait pas le convaincre. Si bien qu'elle finissait par se demander qui elle avait véritablement en face d'elle. Si l'homme avec qui elle avait conversé avec tant d'engouement n'était finalement qu'un masque et que le véritable Cole n'était autre que celui qu'elle avait en face de lui. Constance se sentit soudainement bien seule. Non seulement contrariée du manque d'échange avec Elwood, mais aussi bien attristée. Elle regrettait de s'être faite si rapidement à l'idée d'avoir trouvé un allier avec qui passer un peu de temps jusqu'à ce qu'elle puisse retourner à Boston, mais il n'en était rien. Ainsi, tout comme lui elle préféra se taire. Elle lui rendit le livre qu'il lui avait prêté, puisque lui ne semblait plus vouloir partager ou échanger quoi que ce soit avec elle. C'était avec une certaine amertume, et un manque certain d'engouement, que la petite blonde posa le pied pour la première fois à Londres. Il y avait beaucoup de vacarme et beaucoup de vie au sein même de cette gare. Ce n'était qu'un vague reflet de la ville, qui semblait être une véritable fourmillère. Les yeux de la jeune femme scrutaient ces détails dont plus personne ne faisait attention. Comme ce journal qui avait été déjà piétiné maintes fois, qui traînait par terre sans que personne ne compte se baisser pour le ramasser. L'humidité rendait le papier illisible. Largement en retrait par rapport au médecin, elle le suivait sans dire un seul mot. Elle se serait attendue qu'il la délaisse dès qu'ils avaient quitté la gare mais ce n'était pas le cas. Il la guida alors jusqu'à la librairie dont il lui avait déjà parlé – afin de pouvoir se débarrasser d'elle à cet endroit là seulement. Le temps était particulièrement maussade, d'épais nuages gris empêchaient le moindre rayon de soleil de passer et d'éclaircir les nombreuses ruelles sombres que pouvait entrapercevoir l'Américaine. C'était très peu flatteur, pour le moment. A moins que ce ne soit l'état d'esprit de Constance qui altérait totalment son jugement pour une ville dont elle se réjouissait tant de visiter. Une fois qu'ils arrivaient à la librairie, Cole lui confia immédiatement le livre pour lequel il avait tant d'intérêt, suggérant à la jeune femme de le lire si elle en avait l'envie. A son tour, elle ne dit plus rien. La plus jeune des Dashwood avait la fâcheuse tendance à s'enfermer totalement dans son silence, voire même à s'isoler, lorsque quelque chose n'allait pas, quelle qu'en soit l'origine. Sans attendre davantage, Cole retourna à l'extérieur, laissant Constance livrée à elle-même. Il lui fallut du temps avant qu'elle ne trouve un réel intérêt aux livres qui étaient sur les bibliothèques. Elle en lisait parfois quelques lignes, le gardait auprès d'elle parfois lorsqu'elle comptait l'acheter. Elle se rendait compte qu'elle avait fini par s'être trouvée sept livres, dont celui de Cole. Sept, ce n'était pas de trop, se disait-elle. Elle savait d'avance que les journées n'allaient que se rallonger et qu'il allait bien falloir trouver de quoi s'occuper pour passer le temps sans qu'elle n'ait à gêner qui que ce soit, encore une fois. Une fois ses achats faits, elle s'était trouvée un fauteuil qui venait à peine de se libérer, afin qu'elle puisse commencer l'un de ces ouvrages. Elle n'avait lu que quelques pages lorsqu'il y eut un léger remue-ménage dans un endroit pourtant réputé pour être calme. Grace leva les yeux, ses sourcils légèrement froncés. Elle était surprise de voir un visage connu non loin d'elle. Il n'avait ni son manteau, ni son chapeau, ni sa mallette. Il semblait presque essoufflé, mais c'était avec un ton parfaitement calme qu'il lui adressa la parole. Bien sûr, il avait besoin d'elle, sinon, pourquoi serait-il donc venu la voir ? Au fond, elle était presque tentée de décliner sa demande. Mais Constance était dotée d'une profonde humanité et elle avait un certain plaisir à rendre service – cela faisait partie de la rigoureuse éducation imposée par leur père. Sans dire un mot, elle ferma son livre et se leva, tout en récupérant ses achats et en les confiant à Paulee, demandant aimablement si elle pouvait les récupérer un peu plus tard. Sans échanger de mot durant leur marche, encore une fois, Constance fut prise d'une profonde appréhension et d'un sentiment d'insécurité lorsqu'ils pénétrèrent dans l'immeuble quasiment délabrée. Il y avait cette forte odeur d'humidité et de moisissure qui régnait et l'on sentait aisément les nombreux courants qui se faufilaient par la moindre porte ouverte. Cole pressa le pas lorsqu'il entendit des hurlements d'une femme. Une expression d'horreur vint crispé le visage de Constance lorsqu'elle comprit ce qu'il était en train de se passer. Il lui fallut avant ça un long moment avant de pouvoir ne bouger ne serait-ce qu'un doigt. Le médecin dut lui effleurer le bras afin qu'elle soit à nouveau avec et qu'elle puisse l'aider. Elle ne voyait pas vraiment en quoi elle pourrait lui être utile, elle n'y connaissait absolument rien en médecine. L'on avait rapporté des draps propres et de l'eau chaude et la jeune femme tentait de faire au mieux pour l'assister, mais elle se trouvait bien médiocre. Elle se pinçait les lèvres pour ne pas fondre en larmes, ne parvenant absolument pas à gérer son stress et sa panique durant un moment si important dans la vie d'une femme. Il y avait du sang absolument partout, Constance se demandait si c'était normal. Si c'était le cas, concevoir un enfant fut une idée qui la révulsa au premier abord. Enfin, le bébé sortait du ventre de sa mère, le teint bleuâtre. Il demanda à la petite blonde de le prendre dans ses bras et de le couvrir d'un drap, et d'assurer que l'enfant criait bien juste après avoir coupé le cordon ombilical devant ses yeux. Elle se sentait si maladroite, c'était une si petite chose. Le médecins s'occupait de la dénommée Kathy. Assise par terre, les mains ensanglantées, Constance s'évertuait à essuyer le visage du petit, cherchant là l'espoir que ce teint bien trop pâle pour un nouveau né était du aux substances qui le recouvraient. Mais le bébé ne bougeait absolument pas. Constance se disait alors à l'envelopper au mieux et de le réchauffer en lui caressant le ventre. Elle lui parlait tout bas, lui demandant de pleurer, de hurler, de faire n'importe quoi. Mais le nouveau né ne donnait aucun signe de vie. En larmes, elle lui parlait un peu plus fort. Sa voix tremblait, elle prenait sa petite main entre ses doigts. On se demandait d'ailleurs comment la petite Dashwood parvenait à faire quoi que ce soit, étant dans une sorte d'état de choc après ce spectacle relevant presque de l'horreur. Sa robe était en piteux état également, de nombreuses mèches de cheveux s'étaient défaits de son chignon. Elle n'avait même pas remarqué que, un peu plus tôt, elle s'était frottée la joue avec ses doigts souillés, laissant là une légère trace de sang. "Il ne respire pas." souffla-t-elle tout bas, en caressant sa petite tête. Mais Cole ne semblait pas l'avoir entendu. "Il ne respire pas..." dit-elle un plus fort, les yeux embués. "J'ai essayé, mais... rien n'y fait. Il... Il ne bouge absolument pas. Je ne sais pas quoi faire..." Constance se mit à sangloter, le dos appuyée contre le mur, assise par terre au milieu des draps souillés. Elle ne réalisait pas la scène d'horreur qui l'entourait et fut soudainement d'un moment d'absence lorsqu'elle réalisait que l'enfant qu'elle tenait dans ses bras était bel et bien sans vie.
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Lorsqu’un cri retentit depuis le quatrième étage, Elwood grimpa les marches deux à deux. ll manque de glisser et de chuter comme il s’était tant de fois imaginé le faire lorsqu’il était attentif à l’endroit où il posait ses pieds, néanmoins il parvint jusqu’en haut sans même réaliser qu’il aurait pu trébucher, ne songeant qu’à rejoindre Kathy au plus vite. Le brandy avait fait son effet, son odeur et son goût ignobles étant capbles de ramener une personne d’entre les morts. Jusqu’alors paralysée par la douleur, la jeune femme extériorisait les contractions qui l’élençaient depuis des heures désormais. Malgré le court soulagement qu’elle ressentit en voyant le docteur débouler dans sa chambre, son visage demeura crispé par un mélange de souffrance et de panique. Elle n’était pas capable de bouger, malgré tous les efforts réunis par Wendy pour l’aider à s’allonger dans le lit. La jeune femme était donc toujours par terre, des ongles grattant le parquet ensanglanté. Sa voisine étant déjà mère, celle-ci connaissait le spectacle d’un accouchement, même dans de mauvaises conditions. Quoiqu’elle ne se souvenait pas avoir perdu autant de sang, et une partie d’elle se doutait que cela n’augurait rien de bon. Qui sait depuis combien de temps Kathy était là, seule, à se tordre de douleur ? Elle avait tenté d’atteindre la porte afin de demander de l’aide, mais elle n’avait pas supporté la douleur, multipliée par la peur, et avait perdu connaissance. Le choc l’avait empêché d’hurler. Cole se doutait qu’il était sûrement trop tard, mais ce n’était pas encore cela qui importait à ses yeux ; il se devait surtout de faire en sorte de ne pas perdre la mère en même temps que l’enfant. "Dr.Elwood... j'ai tellement peur." sanglotait-elle à travers ses dents serrées, le visage ruisselant de sueur qui collait à son front ses mèches rousses. "Je sais… Il faut faire preuve de courage Kathy, je vous en prie." répondit-il en serrant sa main avant de se mettre au travail. D’un signe de tête, il demanda à Wendy de continuer à la soutenir et à lui donner une nouvelle gorgée d’eau-de-vie. "Buvez. Je sais que c'est difficile, mais il faut continuer." Il remonta alors les manches de la chemise, s’assura que Constance était en état de l’assister malgré la scène choquante se déroulant sous ses yeux, et s’agenouilla entre les jambes de l’irlandaise pour commencer à la guider du mieux qu’il le pouvait. A dire vrai, le médecin ne pouvait que faire mine qu’il savait ce qu’il faisait afin que toutes les femmes de cette chambre soient rassurées, néanmoins tout ce qu’il connaissait d’un accouchement était le principe qu’à la fin, le bébé devait être sorti. Cela prit de longues minutes et une demi-bouteille de brandy avant que la tête du nouveau-né fasse son apparition. Le reste du corps suivit immédiatement après. Cole nota immédiatement le teint anormal du bébé, mais il ne put se résigner à croire qu’il était déjà trop tard pour tenter de le sauver. Enveloppé dans un drap, il le confia à une Constance tremblante et paniquée. Lui devait encore s’assurer que sa patiente n’allait pas se vider de son sang et que sa vie ne lui filerait pas entre les doigts. Ce qui l’inquiétait au plus haut point était le fait que, malgré tous ses efforts, même s’il parvenait à la stabiliser à cet instant, un coup d’oeil à l’insalubrité de la chambre laissait deviner les probabilités que Kathy meure d’infection de toute manière. Et d’une oreille, il entendait la jeune Dashwood lui dire qu’elle ne parvenait pas à faire pleurer le bébé. "ESSAYEZ ENCORE." s’époumona-t-il sans aucune tolérance pour le moindre signe de faiblesse dans un moment pareil. "Dr. Elwood !" s’indigna Wendy avec un regard dur. Elle s’approcha de Constance et prit le petit être de ses bras.
Un calme des plus étranges s’installa tandis qu’un lourd silence prit la place des cris et des larmes dans la chambre. Il ne restait que les respirations essoufflées de chacun des acteurs de la scène, et le bruit de la brosse que frottait Wendy sur le parquet afin de nettoyer le sang. Le sang qui était la seule odeur perceptible désormais, malgré la toute petite fenêtre ouverte, un minuscule carreau donnant sur la Tamise, épaisse et puante. Kathy somnolait dans le lit où Cole l’avait portée. Il s’était assis par terre, à côté de Constance, et fumait une cigarette en vidant son esprit de toutes ces images qu’il n’aurait jamais pensé croiser en quittant Chilham ce matin. Il voyait ses mains, ses avant-bras couverts de sang dont il ne pourrait pas se débarrasser avant d’être rentrés au manoir. Encore du sang, sur sa tempe, sur la joue de la petite blonde, sous les ongles de Wendy, sur les draps bons à jeter. Et le bébé, inanimé, bleuâtre, mort, reposait sur la poitrine de sa mère qui se soulève et s’abaisse avec ce souffle de vie qu’elle n’a pas pu transmettre. Ainsi, la réalité prenait le temps de s’installer dans le coeur de chacun, dure comme de la pierre, lourde comme du plomb.
Sa cigarette terminée, Cole se leva et s’installa près de Kathy cette fois, assis sur bord du lit. Elle frôlait la joue froide du bébé du bout du pouce. "C'est une petite fille." murmura-t-elle sans plus avoir de larmes à verser. Lorsque le médecin l’avait trouvée, elle avait déjà commencé à faire le deuil de cet enfant. Elle était à la fois coupable et soulagée. Quel genre de mère aurait-elle fait si elle n’avait même pas été capable de tenir sur ses deux jambes pour trouver de l’aide afin de mettre au monde sa chair et son sang ? Elle avait été indigne de cette vie et de cet amour dès les premières minutes. "Qu'est-ce que je dois en faire ?..." Une question pragmatique pouvant surprendre dans un moment pareil, et pourtant, Cole comprenait que mettre de la distance affective entre elle et un bébé dont elle n’a jamais pu faire la connaissance était une manière comme une autre d’atténuer une souffrance qui existera par d’autres moyens de toute façon. Devait-elle confier ce petit corps à une fosse commune ? Le faire incinérer ? Le mettre dans une boîte à chaussures et l’enterrer elle-même, ou le confier au fleuve ? "... je ne sais pas." Ce n’était pas un choix qu’il était capable de faire pour elle. "Il faut vous conduire à l'hôpital, Kathy." reprit-il d'une voix douce. "Vous pourriez mourir en restant ici." Elle haussa les épaules. "Plus de gens partent de l'hôpital les pieds en avant que sur leurs deux jambes." Il n'insista pas et se contenta d'acquiescer d'un signe de tête. Il jeta un rapide coup d'oeil à Constance qui se remettait encore de ses émotions, puis à Wendy qui terminait de nettoyer le sol et s’appétait à descendre les draps aux ordures en bas de l'immeuble. Il la remercia silencieusement également. "Je sais ce que vous ressentez." reprit-il. Le regard de Kathy se planta alors sur lui, demandant comment un homme comme lui pouvait avoir la moindre idée de ce qu'elle traversait. Il n'était pas dur, au contraire, la jeune femme était certainement incapable du moindre jugement. Il était intéressé, curieux, et d'or et déjà compatissant. Aussi l'invitait-il à poursuivre. "J'ai eu une petite fille, moi aussi. Elle était magnifique, comme sa mère. Elle avait quelques cheveux fins et roux, comme les vôtres. Elle est tombée malade peu après sa naissance. Je n'ai rien pu faire." Ce fut d'autant plus terrible qu'il s'en incombait toute la faute, qu'il portait l'entière responsabilité de cette mort. Aujourd'hui encore il ne savait pas ce qui avait emporté son enfant. Il n'avait que le souvenir très net du moment où Laura la trouva inanimée au fond de son berceau, et son cri qui l'avait pétrifié. Elle n'était plus, et lui, médecin qui avait guéri bien d'autres maux, avait été incapable de sauver sa propre chair, son propre sang. Et, d'une certaine manière, ce fut tout le foyer qui mourut un peu avec elle ce jour-là. "Comment elle s'appelait ?" demanda Kathy en devinant le docteur disparaissant dans ses pensées et ses souvenirs. "Annabelle. Annie…" Cole pouvait en parler avec les yeux secs. Il n'avait plus de larmes en lui pour ce sujet. Les larmes n'étaient que du sel sur les plaies. Mais il ne semblait pas guérir pour autant. "Je suis désolée." souffla la jeune femme, elle, bien émue. "Moi aussi, Kathy." Ce fut le second bébé mort qu'il tint dans ses bras, et cela lui parut déjà trop pour une vie.
Résigné, Elwood reprit son gilet, sa veste, son manteau et son chapeau. Le tout camouflait décemment le sang. Constance, elle, n'avait malheureusement rien pour dissimuler les dégâts sur sa robe, alors Kathy lui proposa de prendre le large foulard pendu derrière la porte qu'elle utilisait pour se couvrir les épaules face aux courants d'air. Puisqu'elle ne comptait pas quitter son lit avant longtemps, elle n'en avait pas l'utilité. Elle insista jusqu'à ce que la petite blonde accepte. Sa mallette à la main, le médecin délivra ses dernières consignes aux deux voisines. Wendy accepta de s'occuper de Kathy dans la mesure du possible. Elles savaient toutes deux qu'elles devaient garder le silence à propos de ces événements. Puis Cole invita Constance à le suivre hors du bâtiment, là où la senteur du purin des chevaux n'avait rien à envier à l'humidité des chambres où ils s'étaient trouvés. Ils prirent le chemin de la librairie. "Je suis désolé de vous avoir hurlé dessus." dit finalement l'anglais, maintenant que le moment opportun s'était imposé pour présenter ces excuses. "Je sais que je vous ai beaucoup demandé." Il espérait que la jeune femme comprenne qu'il s'agissait d'un éclat de voix dû à l'intensité du moment, malgré tout le sang froid dont il pouvait être capable. « Vous ne pourrez pas parler à qui que ce soit de ce qu'il s'est passé ce matin. » ajouta-t-il, car il était de la plus haute importance que personne ne sache en quoi consistaient ces allées et venues à Londres.
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L'admiration que Constance avait pour le personnel médical dans sa globalité ne venait pas de nulle part. Elle avait bien conscience qu'infirmières et médecins devait être confrontés à de bien tristes réalités, à mettre les mains dans le sang, les selles, les urines, le pus, pour venir en aide à son prochain. Mais elle ne se l'était jamais véritablement imaginée. Faire accoucher une femme dans des conditions aussi précaires ne faisait qu'empirer la chose. C'était une image d'horreur qui défilait devant ses yeux et elle avait l'impression de ne pas pouvoir en être une actrice comme Cole le lui demandait. Ce n'était pas tant les odeurs qui la gênaient, bien qu'elles fussent particulièrement désagréables pour un nez peu habitué à ce genre d'effluves. Tous les mots échangés semblaient être des échos particulièrement lointain. Les hurlements de la future mère résonnaient dans sa tête au point d'en devenir assourdissant. Constance n'y connaissait rien en accouchement, encore moins sur les premiers soins à prodiguer à un enfant venant toujours d'apercevoir la véritable lumière du jour. Sauf que cette toute petite fille n'allait jamais rien voir que de l'obscurité. Dans les bras frêles de la blonde, son corps était inanimé, son thorax ne se levait pas au rythme des respirations qu'elle devrait avoir. Elle ne se remettrait certainement jamais de la vitesse à laquelle son corps à la peu légèrement bleue refroidissait, jusqu'à devenir glacial. Mais rien ne la réchauffait, rien de ce que Constance pouvait faire ne pouvait la faire revenir à la vie. Un nouveau choc, tout aussi violent, fit rater de nombreux battements à la jeune Dashwood. Sous les cris du médecin, elle versait des larmes, s'éxécutant aussi rapidement qu'elle le pouvait, ne sachant que trop faire pour faire respirer le bébé. Si paniquée qu'elle n'entendit même pas la dénommée Wendy reprendre le médecin, lui reprochant d'un regard la dureté de ses propos envers la petite blonde. Le bébé était retourné dans les bras de sa mère, ceux de Constance retombèrent machinalement le long de son corps. Son regard dépourvu de tout éclat regardait avec une certaine horreur le sol ensanglanté que l'on s'évertuait à frotter pour en faire disparaître ces tâches traumatiques. Cole fumait sa cigarette assis à côté d'elle. Ils n'échangeaient pas un mot, pas un regard. Il s'était ensuite rapproché de Kathy. Constance entendait de loin leur conversation. Alors elle apprit que non seulement il eut perdu sa femme, mais aussi sa petite fille, le laissant face à ses deuils dans un monde dans lequel il ne devait plus vraiment voir de couleurs et d'optimisme. Ceci expliquait beaucoup de choses, et Constance se sentit affreusement mal pour lui. Il y avait cette oppression thoracique qui était on ne peut plus désagréable et cette envie d'exploser en larmes. Wendy l'avait aidé à se relever. La blonde avait l'impression que ses jambes n'étaient faits que de coton. Il y avait également une bassine d'eau dans lequel elle put se nettoyer ses doigts souillés. Mais il y avait toujours du sang incrusté autour de ses ongles, ce n'était pas très gracieux. L'on insista pour qu'elle accepte de prendre un large foulard avec lequel elle pouvait se recouvrir et dissimuler un tant soit peu sa robe bien tâchée. Les négociations furent longues et particulièrement inutiles. Elle finit par mettre le tissu sur ses épaules. Ils quittèrent finalement le bâtiment délabré et malodorant dans le but de retourner à la librairie et de récupérer les livres récemment achetés par la petite blonde. Incapable de se remettre de tout ce qu'elle venait de vivre, son regard était bien bas et elle demeurait bien silencieuse. Elle sursautait même lorsque Cole lui daignait adresser la parole sans lui crier dessus. Il s'en excusa, d'ailleurs, ayant bien eu conscience que sa requête avait été bien au-delà des capacités de la jeune femme. Mais cela ne l'empêchait pas d'enchaîner avec une nouvelle demande, ne lui laissant pas vraiment le choix, d'ailleurs, de ne parler de ceci à personne. En somme, il aurait préféré qu'elle se taise tout durant leur voyage à Londres. Tout ce que voulait Constance désormais, c'était rentrer au plus vite au manoir. A son tour, elle ne disait rien, elle ne répondait rien. En dehors des larmes qui bordaient continuellement ses yeux, elle était quasiment inexpressive. Elle accéléra le pas, afin de récupérer au plus vite ses bouquins et de retourner au plus vite au domaine, où elle pourrait s'isoler dans ses appartements. Le trajet retour fut tout aussi silencieux que l'aller, bien qu'il était peut-être encore plus lourd qu'auparavant. Constance regardait le paysage sans réel intérêt. Elle n'adressa aucun regard au médecin, ayant bien fini par comprendre qu'il ne voulait ni de sa compagnie, ni de son amitié. Le voyage semblait durer une éternité. "Merci de m'avoir accompagnée à Londres, Mr. Elwood." dit-elle en s'inclinant légèrement, par pure courtoisie, dès qu'ils furent enfin arrivés au domaine. Constance était ensuite allée s'isoler dans sa la chambre qu'on lui avait attribué, sans croiser ni parler à qui que ce soit.
L'on n'entendit pas parler de Constance durant toute l'après-midi, et même la soirée. Charlotte était venue toquer discrètement à la porte, pour lui informer que l'heure du dîner était servi. La blonde fit alors comprendre qu'elle ne se sentait pas bien et qu'elle n'avait pas d'appétit. Elle s'était changée depuis et était restée installée sur un des fauteuils de la pièce durant tout ce temps. Charlotte avait vu la robe souillée traîner par terre, dans un coin de la pièce. "Vous pouvez la jeter, je pense qu'elle est irrécupérable. Inutile que l'on s'acharne dessus, vous devez tous déjà bien avoir à faire." dit-elle doucement. Charlotte semblait apprécier que la petite blonde prenait en considération leur charge de travail. Elle lui fit un sourire aimable avant de quitter la pièce et laisser Constance. Celle-ci espérait qu'on la laisse seule pour le reste de la soirée, se disant que tout irait mieux dès le lendemain. Mais son père se permit d'intervenir, inquiet. "Vous sentez-vous mal ?" dit-elle en s'approchant d'elle afin de pouvoir effleurer la peau de son front pour s'assurer qu'elle n'ait pas de fièvre. "Je suis simplement épuisée, le voyage fut bien long pour rester si peu de temps sur Londres." répondit-elle avec une certaine lassitude. "Tout s'est-il bien passé, avec le Dr. Elwood ?" demanda-t-il alors, tenant à savoir ce qui rendait sa fille plus renfermée que d'habitude. "Oui, oui, je vous assure. Il a beaucoup à faire, mais a eu la gentillesse de m'accompagner en ville." Peter n'insista pas. Il embrassa fille sur le front, sachant bien qu'elle ne parlerait pas si elle n'en avait pas l'envie. "J'espère pouvoir retrouver votre sourire dès demain, dans ce cas, qu'importe ce qui puisse vous chagriner." dit-il affectueusement. "Je m'en vais de ce pas le remercier également, je sais combien vous teniez à voir un peu Londres. Nous trouverons l'occasion d'y aller ensemble, je veux vous en faire la promesse." "Allez-vous encore le voir ce soir ?" "J'y compte bien, oui. Je n'ai guère eu le temps de converser avec lui, et il m'a l'air d'être un homme remarquable, j'aimerais beaucoup en savoir plus sur lui. Pourquoi demander ?" Constance se leva et récupéra un de ses achats. Elle avait un ruban qui traînait dans ses affaires et avait fait un joli noeud autour de l'ouvrage. Elle y avait également glissé une petite enveloppe dans lequel elle remerciait tout de même Cole de l'avoir accompagnée en ville, mais également qu'elle était profondément désolée pour son ex-femme et sa fille. Elle ne savait pas quoi écrire de plus, il n'y avait rien de plus à dire, et il ne voudrait certainement pas en entendre plus sur elle. "Pouvez-vous lui remettre ceci, en passant ?" Elle lui tendit l'ouvrage. "C'est pour le remercier... Pour lui montrer ma gratitude. Il s'est montré véritablement gentil avec moi." dit-elle avec un sourire plus sincère. En vérité, Constance tenait surtout à le lui offrir parce qu'elle savait qu'il tenait beaucoup à ce livre et elle voulait qu'il l'ait en sa possession. Il y avait certainement un quelconque message de remerciements, mais ce n'était qu'en arrière-plan, et c'était la seule excuse fiable qu'elle avait trouvé. Il lui avait bien fait comprendre qu'il ne voulait plus vraiment être avec elle, alors autant limiter les rapports au possible. Constance s'était résolue au fait que ce soit comme un dernier échange entre eux. "Bien sûr." assura son père en souriant et en récupérant le bien et comptant bien le donner en mains propres à Cole, après avoir montré sa gratitude pour avoir accepté cette faveur.
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Cette fois, Gabe avait réveillé Sam en le secouant par le bras jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux. Il l'avait forcé à prendre un tabouret pour se dresser à la hauteur de la fenêtre de leur chambre. De là, ils pouvaient voir Constance, qui attendait, et Cole qui ne tarda pas à apparaître et à la faire monter dans la calèche. L'ambiance n'avait pas l'air au beau fixe, et cela était d'autant plus intriguant aux yeux du jeune homme. « Tu ne te demandes jamais ce que le Dr Elwood va faire à Londres tous les lundis ? » demanda-t-il à son meilleur ami. « Non, pas vraiment. Je m'en fiche assez, à vrai dire. Ce ne sont pas nos affaires. Mais j'aime bien la fille. Elle est jolie. » Bien sûr, il ne se faisait pas la moindre illusion. Les dames comme elles ne remarquaient même pas l'existence d'hommes comme lui, d'autant plus qu'il n'avait pas de physique avantageux pour compenser son statut social. « Je suis sûr que Charlotte sait. » reprit Gabriel sans prêter attention au béguin ridicule de son ami -celui-ci ne s'en vexa pas, trouvant lui aussi que sa remarque ne méritait aucune réelle attention. « C'est pour ça que tu lui fais les yeux doux ? Pour qu'elle crache le morceau ? » Les joues de Gabe virèrent au rouge. S'il était évident pour celui qu'il considérait comme un frère qu'il tentait tant bien que mal, et maladroitement, de montrer à la jeune femme l'affection qu'il avait pour elle, qu'en était-il des autres avec qui il passait toutes ses heures, tous les jours ? Avaient-ils remarqué ? « Moi ? Faire les yeux doux ? Pff… N'importe quoi. » Il reporta son attention sur le médecin afin de détourner le sujet. « Et pourquoi est-ce qu'il porte ce fichu manteau en été ? Un jour il tombera dans les pommes en plein soleil et qui est-ce qui devra le porter jusqu'à l'intérieur ? Sûrement pas les Lords et leurs ongles manucurés. C'est nous, Sam. » « C'est pas bientôt fini les bavardages ? » L'on entendait les deux amis depuis les chambres voisines ; Charlotte, dans celle d'en face, avait été réveillée par leurs voix et les observait désormais furieusement. « Le Dr Elwood est bien plus robuste que vous deux réunis pour information. » ajouta-t-elle avant de refermer leur porte avec un claquement agacé. « Mais je suis robuste ! »
Brentford venait de terminer ses rituels habituels. Il s'était vêtu de vert olive ce jour-là, parce qu'il l'avait décidé, même si ce coloris ne lui allait absolument pas au teint et que le ruban bleu autour de son cou qu'il estimait être un détail distingué s'avérait être un accessoire pompeux et bien mal assorti. Gabriel n'avait cessé de s'empêcher de rire en réalisant que plus d'une personne dans le manoir rêverait de l'étranger avec cet hideux ruban. Il ne fut libéré par le Lord que lorsque celui-ci se rendit dans son bureau. Il avait une bonne position dans l'entreprise familiale, des responsabilités. Il savait qu'un jour, il hériterait du siège de son père, et il espérait que cela soit le plus rapidement possible. Mais les Keynes étaient robustes, eux aussi. Par exemple, Christian avait eu une crise cardiaque avant ses quarante ans ; il s'en était remis d'une manière tout à fait miraculeuse aux yeux des médecins, et aujourd'hui, il continuait de marcher vers des quatre-vingt ans. Si la méchanceté devait conserver le fils aussi bien que le père, alors Brentford risquait de survivre à son épouse et non l'inverse. Il fut interrompu dans ses travaux par Cole, rentré de Londres. Celui-ci avait pris le temps de se laver, de se changer et de déjeuner avant de se présenter devant le jeune Lord. « Je vous l'ai déjà dit, je ne veux rien savoir, je ne veux pas être mêlé à ça. » lança-t-il avant même que le docteur puisse ouvrir la bouche. Celui-ci n'avait bien entendu aucune intention de dévoiler le moindre détail des événements qui avaient eu lieu dans la matinée. « Vous l'êtes déjà. » se permit-il néanmoins de lui rappeler. « Vous comptez en parler à votre fiancée, Miss Dashwood ? » Brentford pouffa de rire. « Sûrement pas. » Cela n'étonna guère Cole qui estimait que cela était une bien mauvaise stratégie, mais il se doutait que l'homme n'avait que faire de son opinion ou de ses conseils. « Vous avez pu vous débarrasser de la sœur pour la matinée ? » s'inquiéta-t-il après un court moment de réflexion. « Absolument. » Brentford lui tournant le dos, assis sur sa chaise, estimant qu'Elwood ne méritait pas son entière attention, il n'était pas difficile de glisser un mensonge de ce genre. Il n'en douterait même pas, bien trop satisfait d'entendre ce qu'il souhaitait. Sur ce, Cole referma la porte derrière lui et retourna auprès d'Augustine. Cette fois, les domestiques s'étaient occupées d'elle, tout comme Catherine l'avait promis. L'influence de la Lady sur la reste des habitants du manoir était une donnée à ne jamais oublier. Elle n'avait pas le pouvoir de son mari, néanmoins, ce n'était pas une femme sans ressources, surtout lorsqu'il était question de donner une bonne image d'elle-même. Par ailleurs, cet après-midi-là, elle décida de passer du temps avec sa belle-mère et le docteur jusqu'à l'heure de dîner.
A table, une figure manquait. Cole le remarqua immédiatement. « Constance ne se joint pas à nous ? » demanda-t-il à son père, assis face à lui ce soir. « Elle se sent fatiguée, elle vous demande de l'excuser. » répondit-il, non seulement à lui, mais s'adressant plus généralement à toute la table, même ceux que l'information n'importait guère, et surtout à leurs hôtes qui s'inquiétèrent également de cette absence une fois qu'elle fut soulignée. Intérieurement, Cole se mit à prier pour deux choses ; que la jeune femme ne soit pas retournée trop longtemps, sans quoi il s'en voudrait terriblement, et qu'elle n'ait rien dit à son père qu'elle semblait tant estimer. Si la mort du nourrisson se savait, cela pourrait être un arrêt de mort pour Kathy. La jeune femme étant entretenue uniquement grâce à ce bébé, s'il ne devait plus être un problème, alors les fonds lui seraient coupés, et Dieu seul pouvait savoir ce qu'il adviendrait d'elle dans son état. « Comment était la matinée à Londres ? » reprit Mr Dashwood avec un vif intérêt, arrachant le médecin à ses pensées, comme cela était souvent le cas lorsqu'on lui adressait la parole. « … intense. » souffla-t-il avec un maigre sourire pincé. Il n'en dit pas plus, se reposant volontiers sur sa réputation d'homme silencieux et renfermé pour se rendre invisible tout le reste du repas. Il ne mangea pas beaucoup, n'ayant guère d'appétit pour du veau dans de la sauce tomate. Plus tard dans la soirée, alors que Cole terminait tout juste de faire la lecture à Augustine dans la bibliothèque et qu'il l'avait confiée à une domestique pour aller la coucher, le père des sœurs Dashwood refit son apparition. Il tendit un livre au médecin, et celui-ci en reconnut immédiatement la couverture. « Constance m'a demandé de vous donner ceci, en remerciement. Je tiens moi-même à vous dire ma gratitude pour lui avoir accordé un peu de votre temps. » Le coeur gonflé d'émotion, il osa à peine accepter le cadeau dont il se sentait particulièrement indigne. Ses doigts se saisirent timidement de l'ouvrage et glissèrent avec un respect quasiment religieux sur les arabesques dorées de la tranche du livre. « Il n'y a pas de quoi. » murmura-t-il poliment, absorbé par sa contemplation. Il avait passé des semaines, des mois à souhaiter acquérir ce livre, il réalisait à peine qu'il l'avait dans les mains. Ce n'était pourtant qu'un livre. Quand il croisa enfin le regard de son interlocuteur, il devina facilement que celui-ci le trouvait curieux, lui aussi. Une impression qui s'atténua peu à peu, au fur et à mesure qu'ils discutèrent de tout et de rien durant l'heure suivante.
Cole s'était changé pour la nuit et s'était installé au bord de son lit pour lire la courte lettre de Constante. Elle s'y montrait particulièrement compatissante vis-à-vis des pertes qu'il avait essuyées dans sa vie. Comme beaucoup, la jeune femme devait penser que Laura était décédée, et l'anglais aurais parfois préféré que ce soit le cas. Peut-être pourrait-il alors faire son deuil. Mais l'ombre de son épouse l'en empêchait et ravivait la douleur à tout moment. Malgré ce détail dont la petite blonde, ni qui que ce soit en dehors de Charlotte ne pouvait avoir connaissance, les mots étaient plein d'empathie et d'une touchante humilité. Le médecin enfila alors une robe de chambre avant d'aller arpenter les couloirs à la recherche des appartements de Constance. Sa belle-sœur les lui indiqua, curieuse de savoir ce qu'il voulait à la sœur de la future mariée, mais il n'en dit pas un mot. Il arriva devant sa porte, soudainement fort nerveux, et frappa doucement, de sorte à ne pas tirer la jeune femme de son sommeil si celle-ci s'était couchée tôt. « C'est le Dr. Elwood. » murmura-t-il à travers le bois. La porte s'ouvrit. « Pardonnez-moi, j'espère que je ne vous réveille pas... » Son regard glissa rapidement sur la petite blonde, et il se fit la remarque qu'elle était aussi belle, si pas plus, lorsqu'elle était ainsi sans le moindre artifice. Pas qu'elle soit superficielle le reste du temps, mais il n'y avait là plus rien pour rendre à son corps et à son visage la même allure que celle de toutes les autres femmes, suivant les diktats stricts de la mode. « Je voulais vous remercier pour le livre. C'est très délicat de votre part. Et je me disais que, si vous le voulez, vous pourriez m'accompagner à Londres à nouveau lundi prochain. Il y a aussi de belles choses là-bas que je peux vous montrer pour… nuancer cette première expérience. Vous n'avez pas besoin de répondre tout de suite. Il est tard et la journée a été compliquée. Mais réfléchissez-y. Et peut-être que nous pourrions… trouver le temps de faire le tour du lac, ensemble, demain ? » Il trouvait le rythme adopté par son coeur à cet instant particulièrement étrange et anormalement rapide. Ses mains frissonnaient, ses joues avaient pris des couleurs, et l'air de ses poumons faisait trembloter sa gorge serrée. « Avec Augustine, évidemment. » ajouta-t-il nerveusement. Son regard se baissa. « Je ne vous dérange pas plus longtemps. Dormez bien. » Sans attendre de réponse, craignant bien trop d'essuyer un refus qui ne serait qu'une cruelle manière de conclure une journée des plus éprouvantes, Cole disparût et retourna dans sa propre chambre, croisant au passage Alicia prise d'une subite envie d'un grand verre de lait.
give me your love and physical affection, give me the worst of you to hold
C'était la pleine lune, ce soir-là. Le soleil n'était pas couché mais l'astre nocturne était bel et bien là, prête à briller de mille feux à son tour au milieu de cet océan d'étoiles. Debout près de la fenêtre, Constance observait le ciel. C'était bien la seule chose qui parvenait un tant soit peu à lui faire oublier cette horrible journée. Même la lecture ne parvenait pas à la faire voyager comme elle y arrivait habituellement. Non, la jeune femme attendait avec une certaine impatience la venue des étoiles. Observer les constellations jusqu'à ce qu'elle ait sommeil. Mais elle appréhendait vivement de fermer les yeux, et de revoir toutes ces images. Cela ne lui donnait guère l'envie de concevoir et de porter un enfant, bien qu'elle n'ait quasiement aucune connaissance en ce domaine. Mais elle était désormais terrifiée à l'idée qu'elle puisse un jour tenir son propre enfant sans vie dans ses bras après tant d'heures de labeur. L'estomac noué, elle se retenait plusieurs fois de ne pas sangloter, alors que des larmes étaient au bord de ses yeux. Aussi, elle était profondément triste. Cette journée semblait être le point final de ce qui aurait pu être une belle relation. Mais la froideur de Cole et la distance qu'il imposait avaient largement laissé comprendre qu'il ne voulait pas d'elle dans son entourage. C'était pourtant une personne qu'elle aurait pu apprécier, elle était déjà ravie d'avoir partagé quelques moments avec lui. Elle avait déjà sur ses épaules sa chemise de nuit et une robe de chambre parfaitement noué autour de sa taille. Ses longs cheveux étaient lâché, elle était tout à fait en condition pour aller se coucher, mais elle ne le voulait pas. L'éclairage de la chambre était faible, ainsi, elle voyait mieux les étoiles qui la faisaient rêver. Appuyée contre le mur, les bras croisés, elle regardait. On entendait encore quelques pas dans le manoire. Le plancher grinçait pas après pas. A cette heure tardive, c'en était presque angoissant. Elle sursauta de plus belle lorsque l'on toqua à la porte, aussi discrètement cela pouvait-il être. Elle fut d'autant plus surprise de savoir de qui il s'agissait, elle qui pensait qu'il ne voudrait plus jamais la revoir. Une supposée aversion n'aurait jamais guidé ses pas jusqu'au seuil de la porte. Constance ouvrit cette dernière, sans qu'elle ne grince de trop. Elle secoua légèrement la tête lorsqu'il disait espérer qu'elle ne dormait pas au moment de sa venue. Puis, encore une fois, que quelques formules de politesse, uniquement par principe, se dit-elle. Mais les propositions qui suivirent furent particulièrement surprenantes. Il lui proposait d'aller à nouveau à Londres la semaine suivante, comptant bien lui donner une bien meilleure image de la capitale. Même qu'il pensait se promener avec elle le lendemain même, en compagnie de la doyenne de ces murs. Ces suggestions la laissaient muettes, et il ne demandait pas de réponse immédiate de sa part. Au contraire, il semblait préférer qu'elle se repose un petit peu avant d'énoncer quoi que ce soit et n'imposa pas sa présence davantage.
Peter savait. Il était père et il savait lorsque quelque chose n'allait pas. Cet instinct supposé être maternel, il l'avait retrouvé en lui. Il aimait ses filles plus que tout et ne parvenait guère à trouver le sommeil s'il savait que l'une d'entre elles était mal en point. Surtout pour Constance, elle avait toujours été si fragile. Eleanor était bien plus solide, bien plus têtue, il savait pertinemment qu'elle saurait dompter le Keynes à sa convenance d'une manière ou d'une autre. Et si quand bien même, elle n'y parviendrait pas, elle saura tenir tête et faire en sorte de ne pas devenir comme eux. Peter n'avait pas trop d'inquiétude par rapport à cela. Bien sûr, c'était un mariage d'intérêt, mais Eleanor fut tout de même consentante et bien qu'elle ait déjà eu quelques aperçus de cette famille, elle n'en semblait pas effrayée. Et là, Peter savait que ça n'allait pas. Il avait toqué à la porte de sa chambre et était entré, voyant que Constance cauchemardait. Elle était incapable d'oublier cette matinée particulièrement dont elle ne pouvait parler à personne. Son père se chargea alors de la réveiller alors qu'elle était déjà en larmes, avant de la serrer fermement contre lui. "Allons, ce n'était qu'un mauvais rêve." Constance était jeune, certains lui reprochaient sa trop grande innocence, parfois même son insouciance. Il lui caressait délicatement les cheveux jusqu'à ce qu'elle retrouve son calme. "Qu'est-ce qui te tracasse tant ?" dit-il en se permettant de la tutoyer. Il embrassait parfois le haut de sa tête. Mais pas de réponse, Constance se contentait de profiter de l'affection que son père avait à lui donner, jusqu'à ce qu'elle ferme les yeux et ne se rendorme plus paisiblement.
Une nouvelle journée ensoleillée. Toujours bien déterminée à profiter du peu d'indépendance, Constance passait le plus clair de son temps à l'extérieur. Elle s'était assise à l'ombre d'un arbre pour lire un des livres qu'elle avait acheté la veille. Le calme du domaine était apaisant. Les sons de la nature prédominaient largement, et ce n'était que des bruits particulièrement agréables pour la petite blonde. Elle profitait de cette solitude, peu enthousiaste à l'idée de converser à longueur de journée. D'après Eleanor, personne ne semblait vouloir lui en tenir rigueur. Beaucoup misait cela sur le mal de pays, ce qui était peut-être vrai. Mais Constance profitait un petit peu de cet argument là pour être seule. A vrai dire, elle attendait qu'une silhouette particulièrement fasse apparition auprès du lac. Elle levait régulièrement les yeux pour voir si Cole était là, accompagné d'Augustine. Elle ferma vivement son livre lorsqu'elle le vit. Le pas était lent, il semblait s'adapter au rythme de la vieille dame. Constance se leva, épousseta un peu sa robe de couleur claire, presque estivale, avant de se diriger vers eux. Elle arrivait par l'arrière, ils ne pouvaient pas la voir. "Dr. Elwood." dit-elle afin qu'il s'arrête ou qu'il se retourne. Malgré la mine fatiguée, elle lui souriait, ravie qu'il ne la rejette finalement pas. "Je vous ai vu, de loin." Même si, au fond, elle l'attendait, on pouvait constater qu'elle s'était effectivement bien changé les idées durant les dernières heures, en voyant l'emplacement de son marque-pages dans le livre qu'elle tenait en main. Constance s'inclina légèrement et salua poliment Augustine. "Si votre proposition d'hier soir tient toujours, je serai ravie de marcher un petit peu avec vous." Elle aurait bien pu se promener avec quelqu'un d'autre mais elle savait qu'il était de bien plus plaisante compagnie que n'importe qui. Et elle savait qu'elle voulait passer plus de temps avec lui. "J'espère que vous me pardonnerez mon comportement et mon absence d'hier, je me sentais incapable de faire quoi que ce soit. Je n'aurais été guère d'agréable compagnie. " dit-elle en baissant les yeux, se sentant alors coupable de son comportement de la veille, alors que n'importe qui aurait su la comprendre. "J'ai bon espoir que cette journée me permettra de me changer les idées." A vrai dire, l'idée même que Cole ait cette envie de passer du temps avec elle lui mettait du baume au coeur. "Et je serais également ravie de venir avec vous à Londres, la semaine prochaine. Si votre proposition tient toujours, bien évidemment."
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
« Tu as une mine absolument affreuse, regarde-toi. Est-ce que tu as seulement dormi ? » La fatigue que ressentait Cole laissait penser que non, mais il s'était habitué à cet état d'épuisement constant et ne savait plus différencier les signaux provenant de son corps de ceux provenant de sa tête. Ainsi, l'engourdissement de ses membres, les valises sous ses yeux et son début de migraine ne le surprenaient pas, qu'il se soit reposé ou non. « Je n'en suis pas sûr. » répondit-il en passant une main dans ses mèches brunes auxquelles il n'avait pas accordé la moindre attention depuis bien des mois -et cela n'était absolument pas sa priorité. Il se sentait émerger comme après une longue nuit de sommeil, il se souvenait, vaguement, d'images qui pourraient être des rêves ou des cauchemars, et pourtant, il était aussi fatigué que la veille et que le jour précédent. Il avait trop à penser pour dormir, trop pour s'inquiéter et trop pour s’apitoyer. Parfois, il doutait de sa capacité à se sortir de cette léthargie qui s'était installée en lui depuis deux ans maintenant. Au contraire, chaque jour passant, il sentait qu'il s'enfonçait, s'enlisait dans cet état comme dans des sables mouvants. Ce n'était pas grave, pensait-il. Pas important. Il n'était que déprimé, chose normale pour un homme dans sa situation, mais cela ne devait pas l'empêcher de se lever le matin et de faire ce qu'il avait à faire. « Le petit est malade. » lâcha-t-il à celle qui était bien la seule en ces lieux à avoir toute sa confiance. Il ne pouvait plus tout garder pour lui, il n'y arrivait plus depuis quelques temps. Il avait besoin de dire les choses tout haut, les verbaliser, afin que la pression quitte ses poumons et cesse de l'empêcher de respirer. « Il a peut-être quelques mois à vivre, pas beaucoup. » Bien sûr, cela l'affectait. Lui mieux que quiconque savait ce que cela faisait de voir son enfant malade. Mais à l'inverse, lui aurait préféré savoir dès le départ que son enfant était condamné. Pour ce que cela changeait, au mins, il n'aurait pas nourri d'espoirs. Néanmoins, son coeur aurait été brisé tout autant. Charlotte devait savoir aussi bien que le médecin que cette information ne devait pas quitter les murs de cette chambre, pourtant la jeune femme eut une réaction bien contraire que tout ce à quoi aurait s'attendre Elwood. « Eh bien, ce n'est pas plus mal. » Et elle haussa les épaules avec indifférence et cruauté. Les yeux du docteur s'arrondirent et dévisagèrent la domestique qui ne s'était jamais montré sous ce jour-là face à lui. Ce n'était pas elle qu'il reconnaissait dans des paroles de ce genre. « Quoi ? Au moins tu n'auras plus à aller à Londres. Ca fera un poids en moins sur tes épaules et sur celles de Brentford. » Si sa belle-sœur ne le choquait pas autant, il aurait ri sur le sort du pauvre petit Lord qui n'était que forcé d'assumer ses actes. « Tu parles comme lui. » Il n'aurait jamais pensé que le béguin de la jeun femme pour le Keynes la mènerait à le suivre dans son mode de pensée, à devenir comme lui peu à peu. « Seigneur, Charlotte… On parle d'un petit garçon, pas d'un chien à faire piquer. » « Quelle différence une fois que c'est mort ? » C'en était trop. Cole ne put plus demeurer dans la même pièce qu'elle. En la quittant, il regretta amèrement de lui avoir parlé de l'état du garçon. Et s'il ne pouvait plus lui faire confiance, à elle non plus ?
Le docteur retrouva Augustine bien volontiers. Parfois, malgré sa sénilité, elle lui paraissait être la plus saine d'esprit de tout ce maudit manoir. La vieille femme était dans un bon jour. Elle faisait preuve d'un certain dynamisme et n'avait pas encore été victime d'une de ces longues absences depuis le matin. De plus, elle feignait encore mieux que d'habitude lorsqu'elle prétendait se souvenir de ses petits-enfants. Ce jour-là, c'était son corps qui lui faisait bien plus défaut que sa tête. Ses pieds traînaient dans l'herbe et raclaient la terre pour se placer l'un devant l'autre et avancer péniblement. Elwood était habitué à suivre son rythme en gardant son bras sous le sien. Il n'y avait aucune raison de se presser. Son regard n'osait pas chercher la jeune Dashwood dans les parages, il ne nourrissait pas l'espoir qu'elle vienne, pas après leur mésaventure à Londres, ni pour se traîner auprès d'une vieille femme sénile. Pourtant, c'est sa voix douce qui l’interpella, et il se retourna pour la trouver juste derrière eux. « Constance. » C'était un joli nom, Constance, remarqua-t-il en le prononçant. La jeune femme se joignit à Cole et Augustine pour le reste de la balade. Sa présence fut accueillie avec un sourire ravi. « Lady Augustine, regardez. Miss Dashwood se joint à nous. C'est la sœur de la fiancée de Brentford. Elles nous viennent de Boston. » La vieille femme analysa la petite blonde un moment, puis croisa le regard du médecin avec un air désolé ; elle ne se souvenait pas. « Ce n'est rien, c'est une jeune femme discrète et vous n'avez pas vraiment fait connaissance je crois. » « C'est parce que vous me monopolisez trop, Cole. » dit-elle avec un brin de malice en serrant le bras d'Elwood contre elle. « J'espère que vous ne craignez pas les moustiques. » ajouta-t-elle à l'intention de Constance. Comme quoi, la densité de population des insectes était un élément bien connu de tous au domaine, et une plaisanterie récurrente. Cole ne serait pas étonné que sa patiente raconte une nouvelle fois à la jeune femme la manière dont il avait terminé dans l'eau du lac, même si elle connaissait déjà l'histoire. La petite blonde s'excusa de son absence à la soirée de la veille, ce dont le brun ne pouvait lui tenir rigueur, comprenant bien les raisons de son besoin d'isolement. Il ne pensait pas être capable de changer les idées à qui que ce soit, lui-même incapable de s'arracher à ses propres pensées, mais il espérait néanmoins que la promenade sous le soleil lui serait agréable. Avec Augustine en leur compagnie, personne ne pourrait lui reprocher de négliger son devoir, et ainsi, il pouvait passer un peu de temps avec la jeune Dashwood. Celle-ci le surprit à accepter sa proposition de l'accompagner à nouveau à Londres la semaine suivante. Elle devait se douter qu'il serait toujours obligé vis-à-vis de ses patientes, mais il comptait bien rattraper le voyage précédent en se forçant un peu à jouer les guides touristiques -bien qu'il n'ait aucun talent dans ce domaine. « Alors, vous êtes américaine, hm ? » lança la vieille femme avec cet air méfiant que plus personne ne comprenait. Il y a longtemps, les américains étaient vus d'un bien mauvais œil. Aujourd'hui, ils sont comme les fruits exotiques que l'on amène sur les étales du marché par bateaux ; tout le monde veut y goûter. Ils sont devenus le peuple synonyme de liberté et de courage. Hommes et femmes avaient des étoiles plein des yeux à la simple mention du nouveau monde, là où il semblait y avoir de l'espoir pour tous. New-York était le nouveau Londres et le nouveau Paris réunis. « Lady Augustine continue de se montrer très rancunière pour la défection des colons au nom de tout l'Empire Britannique, même un siècle plus tard. » se moquait gentiment Cole auprès de Constance. « Et ma propre fille s'est enfuie avec un américain. Maintenant on marie mon petit-fils à une américaine. Heureusement que je n'aurai pas à supporter tout ceci bien longtemps encore. » « Ne dites pas ça. Vous savez que ça me brise le coeur à chaque fois. » objecta-t-il en portant l'une de mains d'Augutine à son visage afin d'y déposer un baiser. Alors que le docteur pourrait voir le décès de sa patiente comme une délivrance tardant à venir, au même titre que le reste des Keynes, lui n'y voyait qu'une ère dont il craignait de voir la fin. Il connaissait Augustine depuis toujours, et il estimait qu'elle était la meilleure de tous ici. Que restera-t-il de bon une fois qu'elle ne sera plus là ? « En plus, Constance est une jeune femme très agréable, reprit-il pour la défense de la petite blonde qui ne devait pas demeurer une américaine parmi d'autres. Et l'on devinait dans le regard de la vieille femme qu'elle accordait de l'importance à son opinion ; s'il estimait la jeune femme, alors peut-être était-elle digne d'attention. C'est un rat de bibliothèque, comme vous et moi. Elle m'écoutait même vous faire la lecture l'autre jour. » Il adressa à son tour un regard malicieux à la petite blonde. Oui, il avait remarqué. Augustine accorda à Constance le droit à une nouvelle analyse, et en effet, elle remarqua le livre qu'elle avait dans la main, le marque-page indiquant qu'il était bien entamé tandis que la couverture n'était pas celle d'un ouvrage de seconde main. « Lire est l'activité la plus importante qui soit, vous savez. Surtout pour une femme. Il faut vous instruire, beaucoup, et savoir manier les mots. Comme ça, vous êtes plus futée et maligne que ces messieurs, ils pensent avoir le dessus sur vous, mais c'est vous qui pouvez en faire ce que vous voulez, et ils ne le voient même pas. » Il n'y avait vraiment que cette femme pour faire rire Cole en ce moment. Il était heureux de l'entendre discourir encore de la sorte, être pleine d'engagement et de passion comme elle l'avait toujours été. « Je n'ai jamais rencontré d'américain qui aime les livres. Ils ont toujours la tête dans les armes, la guerre, et leur propre pantalon. » Le trio atteignit un banc près du lac. L'endroit était parfait pour faire une pause, ce dont les articulations usées d'Augustine avaient bien besoin. « Asseyons-nous là, hm, et parlez-moi un peu de vous. » dit-elle à Constance, refusant de se dire que les chances de ne plus se souvenir de tout ce qu'elle lui racontera d'ici une heure ou une journée, ou tout simplement qu'elle soit victime d'une absence en plein milieu de ses paroles, soit une excuse pour se désintéresser de la moindre nouvelle rencontre.
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Un sourire vint illuminer le visage de Cole lorsqu'il remarqua sa présence. La petite blonde avait l'impression qu'il ne lui avait plus souri de la sorte depuis une éternité et cela lui fit le plus grand bien. Elle fit également un rictus en voyant ce brin d'enthousiasme, comportement totalement différent des jours précédents. Elle sentait son coeur un peu s'emballer, se sentant désormais un peu moins seule qu'elle ne le fut ces derniers temps. Il fallait que le médecin présente à nouveau la petite blonde à sa patiente, qui avait une aversion bien connue envers les Américains, pour des raisons évidentes. Elle ne semblait pas se souvenir de Constance mais cette dernière ne lui en tenait absolument pas rigeur. C'était la première fois en revanche, qu'elle vit son regard de vieille dame pétiller, ayant un sens certaine de la réparti malgré le mal qui la rongeait. Cela faisait beaucoup sourire Constance. "J'ai déjà eu l'occasion de faire leur connaissance." répliqua-t-elle avec amusement lorsqu'Augustine se mit à parler d'insectes. Le médecin ne tenait pas rigueur de l'absence prolongée de la petite blonde la veille, il était le seul à savoir exactement pourquoi et était peut-être le mieux placé pour la comprendre. Elle ne pouvait en parler à personne et c'était déjà un secret particulièrement lourd à garder. Ce n'était pas pour autant qu'elle allait en parler à qui que ce soit. Le sourire d'Augustine s'effaça rapidement lorsqu'elle se rappelait que Constance venait de l'autre côté de l'Atlantique. Il fallait être aveugle pour ne pas constater le lien fort qui s'était établi entre le médecin et sa patiente. Cole redoutait le jour où elle ne serait plus de ce monde et ne manquait pas de le faire remarquer. Mais il prenait tout de même la défense de l'Américaine, assurant à Augustine qu'elle n'était pas comme ceux qu'elle pouvait mépriser. Il suffit au brun de donner quelques détails pour que le regard de la vieille dame change totalement vis-à-vis de l'invitée. Celle-ci sentit ses joues rosir lorsque Cole avoua qu'il avait bien remarqué qu'elle l'avait écouté pendant qu'il lisait un livre à sa patiente. Elle était pourtant certaine d'avoir été discrète. Confuse, elle baissa les yeux sans pouvoir parvenir à dire quoi que ce soit, elle se sentait si gênée. "Je n'ai pas l'impression d'être plus futée ou plus maligne qu'eux, même si je lis beaucoup." se permit de répondre Constance, toute timide. "Mais bien sûr que si. Vous ne devriez pas douter de vos capacités." rétorqua joyeusement Augustine. Ils s'approchèrent tous les trois d'un banc où il pouvait s'installer, pour le plus grand bonheur de la doyenne Keynes. "Je n'aime ni les armes, ni la guerre." Constance avait à vrai dire horreur de toute sorte de violence. Elle préférait s'enfermer dans son propre monde pour s'en tenir éloignée, voyager grâce à sa grande collection de livres dont elle disposait. "Il n'y a pas beaucoup de choses à dire sur moi." répondit Constance tout en asseyant sur le banc. "Foutaises !" s'exclama Augustine, prête à écouter tout ce que la petite blonde pouvait raconter. "Eh bien... Je suis née et j'ai grandi à Boston, je n'ai pratiquement que connu cette ville. Mon père a réussi à se faire un nom de lui-même, il est issu d'un univers plus que modeste. C'est grâce à lui que notre famille connaît un tel essor. Mais il a beaucoup de valeurs qu'il a souhaité nous inculquer afin que nous ne nous reposions pas de trop sur nos lauriers. Nous avons bien conscience que tout peut nous être retiré à tout bout de champ, qu'une chute est probable, et c'est pour cela qu'il a tenu à nous rappeler la juste valeur des choses. Nous sommes une famille très soudée." "Si seulement notre famille avait eu connaissance ne serait-ce qu'un tiers de ce que vous me dites là. D'être aussi terre-à-terre. Hélas, il n'y a plus beaucoup de ces valeurs dans cette famille." soupira Augustine. "Et votre mère, alors ?" "Je... Je ne l'ai pas vraiment connu et je n'en ai que de très vagues souvenirs. Elle nous a quitté alors que je n'avais que cinq ans, mais Père n'en parle jamais. Il dit juste que je lui ressemble beaucoup, apparemment. Ma soeur me le dit tout le temps également." Constance haussa les épaules, ne sachant que trop dire de plus sur elle. "Je suis sincèrement désolée, pour votre mère, Constance. Personne ne devrait être ainsi privé de l'un de ses parents." dit Augustine, en toute sincérité. "Ce n'est pas grave, c'était il y a très longtemps."répondit-elle avec un vague sourire. "N'est-elle pas adorable, Cole ? Je crois que je me sens capable d'apprécier une Américaine !" Soudain, le regard de la vieille femme se vida, et elle fut prise d'un long moment d'absence. Constance s'en inquiéta au bout de quelques minutes, n'osant plus rien dire. Puis elle semblait retrouver ses esprits. "Je suis fatiguée, je voudrais aller me reposer."dit Augustine d'un ton bien plus monocorde. Constance se levait en même temps que les deux autres. Elle les accompagna jusque dans le couloir dans lequel se trouvait la chambre d'Augustine. Elle attendait le médecin pendant de longues minutes, le temps qu'il ne s'occupe de sa patiente. Elle s'approcha de lui une fois qu'il avait ferma la porte derrière lui. "Je... J'adorerai passer encore un peu de temps avec vous." dit-elle timidement. "Si vous devez rester auprès d'Augustine, nous pouvons... rester dans une pièce voisine à ses appartements." proposa-t-elle. Elle n'aurait pas pu deviner que la promenade allait s'écourter de la sorte, mais elle n'en tenait absolument pas rigueur. Elle voulait simplement passer un peu plus de temps avec lui. "Je ne sais pas s'il y a un petit salon à proximité... Je m'y perds un peu, avec toutes ces pièces, toutes ces portes." Ca ne la gênait véritablement pas de rester à l'intérieur malgré le temps radieux. Tout allait à partir du moment où elle restait un petit peu avec lui. "J'adorerai passer un peu plus de temps avec vous."
And my highs when you're gone Give me a golden guarded soul But when I'm crazy and I'm lost You calm me down.
Aventurière, effrontée, passionnée, Augustine avait été le rayon soleil de la famille d'aristocrates dès son mariage qui lui avait fait porter le nom de Keynes. Mais elle n'en avait jamais été une dans l'âme. Elle s'était toujours montrée plus futée que bien des hommes et s'était fait des ennemis en se hissant à leur niveau et en exigeant le respect. Elle était instruite, trop pour son époque, mais n'avait pas peur d'étaler son savoir ni de l'enrichir grâce à sa curiosité et sa vivacité d'esprit. Elle avait fait plusieurs voyages en Afrique où son père était militaire, et sur le vieux continent. Elle parlait souvent de Rome et d'Athènes, là où l'Histoire avec un grand H s'était façonnée. Elle avait un coeur immense dont ses enfants et ses petits-enfants avaient abusé jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une ombre de cette grande femme. Il demeurait cet éclat dans ces yeux néanmoins. Elwood devinait aisément pourquoi sa patiente se sentait capable d'apprécier la jeune Dashwood, malgré ses origines. D'une certaine manière, elles avaient toutes deux reçu la même éducation, la seule qui permette de survivre et d'être intègre au manoir. Une éducation qui vise à garder la tête sur les épaules, et à ne rien prendre pour acquis. Augustine n'avait pas connu sa mère non plus, et son père n'était jamais parvenu à combler ce manque dans la vie de sa fille, ce qui avait participé à la forge de son caractère. Des parallèles qui laissaient penser que la vieille femme tirerait sa révérence au bon moment, lorsqu'une autre pourra prendre le flambeau de cette lourde tâche consistant à donner une âme à cette famille. Le regard de la Lady s'en dénua soudainement. Le médecin caressait doucement le dos de sa main ridée en attendant qu'elle reprenne ses esprits. Lorsqu'elle demanda à rejoindre sa chambre, il lui adressa un sourire. « Bien sûr, ma chère. » Le chemin de retour jusqu'au manoir fut particulièrement lent et long. Cole surprit Constance à continuer de les suivre malgré tout, et ce jusqu'à la porte des appartements de la Lady. Celle-ci somnolait déjà quasiment lorsqu'il la mit au lit. Il s'assura que l'onyx était toujours sous son oreiller, les domestiques ayant la fâcheuse tendance à la mettre sur la table de chevet, et il lui laissa un verre d'eau. Malgré le sommeil de plomb d'Augustine, Cole prit le plus grand soin à ne faire aucun bruit en refermant la porte derrière lui. La jeune Dashwood l'attendait dans le couloir, désireuse de ne pas laisser la fin précipitée de la promenade mettre un terme à leur après-midi ensemble. Il n'avait guère l'habitude de s'entendre dire qu'il était une compagnie souhaitée. « D'accord… Je… » Etrangement, lui dont l'esprit allait toujours bien vite, ne parvenait pas à réfléchir clairement. Pourquoi diable Constance voudrait-elle passer du temps avec lui ? Ils ne devaient surtout pas être vus, sans quoi Christian pourrait à nouveau le réprimander. Y avait-il un salon non loin de la chambre de sa patiente ? Sûrement. « Par là. » Cole poussa la porte de la salle de billard, là où personne ne se rendrait avant la fin de l'après-midi. Il y avait là des fauteuils où s'installer et, également, un petit bar avec de nombreux lubrifiants sociaux à divers degrés d'alcool. « Je vous sers quelque chose ? » proposa-t-il poliment avant de se servir lui-même un doigt de whisky. Il était tôt, mais le médecin se l'accordait en compensation pour sa fatigue et pour combattre sa nervosité. Il alluma également une cigarette. « Eh bien, vous êtes parvenue à vous faire apprécier d'Augustine, une américaine, c'est une première. » dit-il avec un petit rire en prenant place dans l'un des fauteuils. Lui, il appréciait déjà Constance. Ils avaient beaucoup en commun au premier abord. D'ailleurs, dans la lignée de ceux qui n'ont pas connu l'un de leurs parents, le docteur pouvait s'ajouter. Il n'avait jamais eu le nom de se son géniteur, pas une photo, mais cela ne lui avait jamais manqué. A dire vrai, c'était le seul sujet qu'il n'était absolument pas curieux de creuser, sûrement parce qu'il savait qu'il n'en aimerait pas la réponse, et qu'à l'époque il ne voulait pas faire de peine à sa mère en rouvrant des plaies. Elle avait emporté ces secrets dans sa tombe, et son fils, à son tour, avait ses propres mystères. « Elle est remarquable, n'est-ce pas ? Reprit-il en indiquant vaguement la chambre d'Augustine à travers les murs de la salle. Sa pugnacité, son esprit... C'est grâce à elle que j'ai fait médecine. Parce qu'elle a toujours tenu ce discours, vous savez, croire en ses capacités… Elle m'a poussé jusqu'à ce que je me lance. » Cole avait tendance à croire que les Keynes l'avaient aidé à devenir médecin dans le seul but que ce moment arrive, qu'ils aient un médecin à leur disposition, dans leur manoir, pour guérir tout ce que les retours de karma allaient infliger à leur santé pendant les prochaines années. Peut-être qu'il ne partirait jamais d'ici. Après tout, une fois Augustine décédée, il faudra prendre soin de Christian, puis de Catherine, soigner les domestiques. Il avait sûrement été un placement, un investissement comme un autre pour eux. Ils savaient qu'il y avait deux qualités absolument inébranlables chez les Elwood ; la patience et la loyauté. C'était dans le sang. « J'ai toujours pensé qu'elle est la meilleure d'eux tous ici. Je ne sais pas ce qu'il adviendra de cette famille lorsqu'elle ne sera plus là. Avec un peu de chance, c'est votre sœur qui prendra le relais et qui apportera un peu d'humanité dans ces murs, mais c'est une sacré responsabilité. » La seconde option serait de brûler le manoir du sol au plafond, mais il supposait que personne ne s'y risquerait non plus. Cole prit une gorgée de whisky, admit que ce remontant était loin d'être une mauvaise idée, et en prit une seconde avant de reposer le verre sur la petite table près de lui. Son regard se posa alors sur Constance, c'était peut-être la première fois depuis qu'ils étaient entrés ici et il ne l'avait même pas remarqué. Il détailla alors sa mine fatiguée, sa pâleur naturelle soulignée par l'ombre sous ses yeux bleus, signes d'une nuit trop courte comme il en avait fait lui-même l'expérience. Mais il savait que lui, d'ici le soit-même ou le lendemain, ces images ne le hanteraient plus, ce qui ne sera pas le cas de la jeune femme. « Vous savez, nous pouvons parler de ce qu'il s'est passé hier, si vous en avez besoin. »
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Cole était apparemment surpris de voir que la plus jeune des Dashwood l'avait suivi jusqu'aux appartements d'Augustine. Il avait peut-être pensé qu'elle aurait préféré rester dehors, pour profiter encore du soleil en prolongeant sa promenade, mais il n'en était rien. Constance avait toujours son livre, qu'elle gardait précieusement en main. Elle ne voulait pas le poser n'importe où, de peur de l'égarer ou qu'une personne ne le lui vole. Pour elle, chaque livre était un trésor, ils renfermaient tous des secrets, plus ou moins évidents, chacun faisait voyager dans un univers complètement différent. Elle n'allait donc jamais perdre ou oublier un ouvrage, cela avait bien trop de valeurs à ses yeux. Elle disposait déjà d'une belle collection à Boston, son père ne l'ayant jamais empêché de lire quoi que ce soit. Au contraire, il l'y invitait, et s'il s'agissait d'écrits engagés, il lui rappelait tout de même de lire avec un certain détachement afin qu'elle soit capable d'avoir son propre avis. Le médecin semblait particulièrement surpris qu'elle désire passer encore un peu de temps avec lui. Il demeura silencieux un long moment avant de se diriger vers une porte. Ils pénétrèrent alors dans une salle de billard. Cela devrait faire l'affaire. Il y avait des canapés en cuir, de quoi se déshydrater. Constance n'avait pas besoin de grand chose pour se sentir à son aise, quoi qu'elle ne l'était pas tout à fait dans ce manoir. Trop de portes, trop de pièces, trop de personnes malheureusement peu honnêtes. Elle ne se permettrait pas de dire qu'elle ne s'y plaisait pas, mais elle peinait grandement à s'adapter. "Non, merci." dit-elle lorsque Cole lui proposa de boire quelque chose. Lui se permit de prendre un verre de whisky. Une fois qu'il s'était installé, Constance se permit de faire de même en s'asseyant sur un fauteuil proche du sien. "C'est très flatteur, je dois l'avouer. Ce n'est pas toujours chose aisée que de se faire apprécier par des aînés." Elle sourit, mais son rictus devenait peu à peu triste. "Mais il est peu probable qu'elle ne s'en souvienne à son réveil, n'est-ce pas ?" demanda-t-elle à Cole. Cela devait être épuisant, de rappeler toujours les mêmes choses. Qu'il n'y ait que des souvenirs fort lointain mais que tous les événéments restant disparaissaient aussitôt de sa mémoire. C'était triste, quelque part. Alors Constance eut soudainement qu'elle n'oublie certains souvenirs qui lui étaient très chers. Ce n'était souvent que des détails, des petites choses de la vie quotidienne. "C'est une femme admirable, oui." dit-elle alors en retrouvant son sourire. "L'on devine aisément sa forte personnalité, qu'importe le mal qui puisse la ronger. Bien que je la connais peu, j'ai beaucoup de respect pour elle." Cela dépassait totalement Constance que le reste de la famille Keynes puisse la négliger à ce point. "Elle a eu raison de vous pousser dans cette voie, je trouve que vous avez tous les atouts pour exercer ce dur métier. Et vous n'en oubliez pas pour autant toute l'humanité des personnes... d'Augustine. Même s'il y a des moments où elle n'est plus tout à fait là, vous la considérez toujours comme la personne qu'elle était à part entière. Ce n'est pas donné à tout le monde." Cole ne se cachait pas en disant qu'elle était le membre de cette famille qu'il préférait. Il ne semblait pas être en bon terme avec la majorité des autres. Il espérait qu'Eleanor parvienne à prendre le flambeau. "Je ne me fais pas de souci pour elle, elle n'est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Elle a toujours eu beaucoup de répartie et bien plus de caractère que moi, je ne me fais pas trop de soucis pour elle. Elle saura tenir tête lorsque cela sera nécessaire." Eleanor savait se faire apprécier et se faire mielleuse, mais il suffisait de la chercher un peu pour voir qu'elle ne se laissait absolument pas faire. Ce n'était pas une gifle ou des mots particulièrement durs qui allaient l'impressionner, loin de là. "Elle cache bien son jeu derrière son joli visage, mais je vous recommande vivement de ne pas la contrarier." dit-elle avec un léger rire. Eleanor n'était pas sanguine non plus. Au contraire, elle restait parfaitement impassible ce qui pouvait être particulièrement déroutant. Et elle ne manquait jamais de répartie. "Je sais qu'elle saura se trouver une place dans cette maison. Elle a déjà l'air d'avoir sacrément trouvé ses marques." Constance baissa les yeux un moment. Le médecin la regardait avec une attention particulière, ayant bien vu ses traits tirés par la fatigue. D'un ton très calme, il proposa à la petite blonde de discuter e ce qu'il s'était passé la veille, si elle en avait besoin. Rien que d'évoquer de loin le sujet lui serra la gorge. Elle déglutit difficilement la salive et demeura longuement silencieuse. "Y a-t-il vraiment quelque chose à dire ?" demanda-t-elle en levant ses yeux devenus bien humides. "Je ne suis tout simplement pas faite pour être infirmière." Constance tentait de sourier, cherchant à dédramatiser et à prétendre que tout allait bien, que ça allait passer, alors que ce n'était pas le cas. Elle hoqueta. "J'en ai fait des cauchemars cette nuit, mon père a du me réveiller. Mais je ne lui ai rien dit." lui assura-t-elle. Constance sentait alors ses mains trembler. "J'aurais aimé être plus forte que ça." Elle prit une profonde inspiration en espérant ainsi retrouver son calme. "De juste me dire que c'était une expérience à vivre peut-être, que ça me permettrait d'en tirer des connaissances, des conclusions, quelque chose pour m'aider par la suite." Elle secoua négativement la tête. "Et la seule chose que je retiens, c'est... c'est tout ce sang, tous ces hurlements, et ce nouveau-né sans vie dans mes bras, sans que je ne puisse faire quoi que ce soit pour le sauver." dit-elle en sanglotant, les yeux bien bas. Elle essuyait régulièrement ses larmes, se disant à chaque fois que c'était les dernières. "Ca me terrorise aussi à l'idée que... peut-être que ça aurait pu être moi. Qu'on me mariera un jour, que je serai enceinte, et que j'aurai attendu tout ce temps pour tenir mon enfant mort dans mes bras, et me dire que j'y passerai peut-être aussi. Ca me fait tellement peur." Dévastée, Constance restait longuement silencieuse. Elle essuya une nouvelle fois son visage. "Pardonnez-moi." souffla-t-elle tout bas. Ce n'était pas décent, d'avoir ainsi du chagrin en public, bien que ce ne soit que devant une seule personne.