La cinquième semaine de la compétition Race of Australia avait débuté sur des chapeaux de roues. Tous les nerfs de mon corps ainsi que les synapses de mon esprit s'étaient vus mis à rude épreuve lorsqu'il avait été question de réaliser un saut à l'élastique comme première étape de la course vers Leonora. Une action que je n'avais jamais convoitée dans le passé, admirant de loin mes amis et connaissances qui s'étaient risqués à cette pratique de plus en plus populaire. Si j'étais parvenu plutôt serein à l'emplacement aménagé pour la pratique à Warburton et que mon cœur battait modérément la chamade pendant que Dick installait les différents mousquetons et s'assurait que je ne sois pas tristement réduit en bouillie de chaire humaine plusieurs kilomètres plus bas, lorsque j'avais perdu l'équilibre face au précipice pour n'apercevoir que le saut majestueux dont Grace nous offrait l’impressionnante performance, j'avais prodigieusement perdu mes moyens.

Je ne pourrais jamais expliquer comment je m'étais retrouvé tétanisé à quelques mètres du rebord, m'évertuant à me focaliser uniquement sur ma binôme qui avait saisi une avance remarquable en sautant sans penser au lendemain. Peut-être était-ce dû au fait que les consignes n'étaient pas assez claires pour moi, il n'était pas question d'aller sauver une vie, de réaliser une procédure en urgence, mais bien de mettre en exécution un geste allant à l'encontre de toute logique et instinct de survie. Mes muscles ne réagissaient plus, j'étais transformé en vulgaire statue de pierre et il m'avait fallu un temps dont je n'étais pas très fier pour enfin épouser le vide. Avec le recul, j'étais réellement satisfait d'avoir réussi à reproduire ce saut de l'ange, surtout qu'apparemment, certains candidats n'y étaient pas parvenus et je n'étais ainsi pas le seul à avoir peiné à passer ce cap. Désormais, il me fallait plus qu'à gommer les regrets de n'avoir été capable à sauter plus tôt.

Nous avions un passage obligatoire à Yeo Lake. "Qu'est-ce que tu penses qu'il nous attend ? Une course dans la boue ?" Je conjecture. La production avait largement démontré être capable de tout. "Y'avait un jeu comme ça où il fallait faire une course et apporter le max de boue dans des récipients sauf que les concurrents n'avaient rien pour la prendre donc ils s'immergeaient dans la boue. T'as des cheveux longs, ça pourrait aider," je relate, sourire amusé aux lippes. Mais une fois devant la table sous l’œil mécanique de caméras, aucune boue ne se présentait. Plutôt, des cloches mystérieuses. "Bon... Tu m'avais pas dit avoir faim ? Après le wrapish..." Je présente, enthousiaste et optimiste, ressassant notre hybride de sandwich et wrap, prêt à découvrir ce qui se cachait devant nous et m'imaginant les mets le plus répugnants possibles dans le but de me préparer psychologiquement.

Ils étaient repartis d’un bon pied après cette première épreuve, mouvementée, difficile à traverser mais forgeuse dans leur amitié naissante : confiance en eux toute neuve et toute retrouvée, moral à toute épreuve, le duo de joyeux lurons s’était levé du bon pied le lendemain et avait diligemment affronté la route et les conducteurs peu aimables pour arriver à bon port, frais et dispos pour une seconde épreuve pour laquelle il fallait s’attendre à tout. Après la course de chameaux et le saut à l’élastique, plus rien n’étonnerait Grace ; ni un affrontement au corps à corps dans la boue avec Dick, le moniteur de saut, ni l’entraînement au noble métier de musher, mais version Outback, avec des coyotes et un traîneau à roulettes adaptable aux contrées désertiques… Melania, la présentatrice, les avait prévenus de s’attendre à tout, alors s’attendre à tout Grace avait fait.

Et s’être préparée n’avait pas été de trop.

“Ah oui, miam”, fait-elle en soulevant prudemment la cloche qui repose par-dessus les assiettes qui leur sont dédiées. Au choix : une grosse araignée aux pattes racornies par la chaleur, quelque chose à mi-chemin entre l’oeuf oublié dans un studio étudiant et une huître salement ravagée par la marée, et une cervelle assortie de sa farandole de pomme de terres aux éclats de persil. “Moi qui pensais que plus on allait avancer, plus ils seraient sympas avec nous…” Elle lance un air entendu, faussement réjoui, à Isaac. Ce n’est pas un fin gourmet, Grace, mais son estomac sensible lui crie d’avance que c’est le genre de choses qu’elle ne supportera pas. “On doit manger toutes les assiettes, en plus ?” Son coeur est déjà dans sa gorge. Il est loin le temps où les pâtes au beurre oubliées dans le frigo depuis trois jours suffisaient amplement à la combler : aujourd'hui, c'est un tout autre niveau.

“Ah oui, miam,” “Mh, délicieux,” l'on s'accorde de concert à mesure que les mets soit-disant raffinés disposés sous les cloches nous sont révélés. Mygales, oeufs de cent ans, cervelle de mouton, avec assaisonnement aléatoire également. Je retiens un rictus, honnêtement, entre les trois, le moins répugnant à mes yeux est la mygale frite. La texture de la cervelle tout comme son parfum me lève un peu le coeur quant à l’œuf de cent ans, j'y fais aucunement confiance. “Moi qui pensais que plus on allait avancer, plus ils seraient sympas avec nous…” “Mon bon esprit vis-à-vis de la production est resté perché au départ du saut à l'élastique,” je lui avoue sur un ton neutre, bien qu'un sourire taquin figure sur mes lippes. “On doit manger toutes les assiettes, en plus ?”  “Apparemment, on doit manger trois assiettes... T'as une préférence ?” Ou du moins, selon un tirage au sort apparemment.

“Bon, santé !” Je prends ma mygale et tapote une de ses petites pattes contre celle de l'animal que doit aussi dévorer Grace. Le chrono est installé, j'hésite entre mettre l'animal tout entier dans ma bouche ou en retirer les pattes et laisser le corps pour la suite. Pour ce qui est du potentiel à me rendre malade pour la suite niveau digestion, j'y pense même pas. Je me dis qu'avec tout ce que j'ai subi durant l'aventure de Race of Australia, si je devais mourir, ce serait un peu dommage que ça se déroule en demi-finale de la course. Cependant, il n'en demeurera que ça sera bien fait pour la production .

Mygale à la moutarde pour moi, un des employés badigeonne généreusement ma mygale et je me dis que si celle-ci est forte, ça passera le goût de la grosse araignée. Je saisis par deux doigts la bête frite et jette un coup d’œil à ma binôme qui a le droit à une marre de sauce aigre douce. Pour ce qui est de la troisième assiette, elle nous est encore mystérieuse.

Qu’on ne se méprenne pas : en terme de nourritures étranges, Grace n’en était pas à son coup d’essai. Son séjour en Asie lui avait permis de tester plusieurs variétés d’insectes, saupoudrées de curry ou d’arôme de framboise et, comme une bonne blanche, elle s’était réjouie de ce mélange adouci qui finalement n’avait rien de si incroyable que ça. Elle avait même essayé une araignée, plus par défi que par goût, comme une rite de passage hors et de sa culture et jusque dans une nouvelle. Et puis, si on voulait vraiment chercher, les Australiens n’étaient pas en reste en terme d’étrangetés culinaires - ce qui leur permettait exactement aujourd’hui de tester des mets succulents qui lui retournaient le coeur rien qu’à les voir dans les films. “On teste la mygale, hein ? Moi je teste la mygale.” décide-t-elle d’autorité en répondant à Isy d’un coup de grimace, rassurée par ce choix qui était le plus proche de ses connaissances et goûts actuels. Mieux valait manger un truc récent et grillé plutôt qu’un truc qui était resté entreposé cent ans dans un frigo, ou un cerveau, qui était beaucoup trop humanoïde pour qu’elle s’y laisse prendre.

“T’as déjà goûté des trucs bizarres comme ça, toi ? Moi oui, mais que des insectes, tu vois. Les tripes, les cervelas, les langues, les pieds, je t’avoue que j’ai un peu de mal avec ça.”

Par contre, les insectes, absolument pas. Ca ne lui semble pas forcément incohérent, alors qu’elle guette les petites sauces qui leur sont fournies pour mieux faire passer l’immondice : quelque chose qui ressemble à de l’aigre douce, un vieux curry qui a tourné au soleil et une sauce rouge dans laquelle flottent des bouts de piments et qu’elle se jure d’éviter à tout pris : son estomac allait déjà suffisamment devoir encaisser pour qu’elle n’en rajoute encore… “Bon, santé !” Et bien oui, il n’y a qu’à faire comme ça. Grace, un rictus dégoûté désespérément accroché au visage, se saisit vaillamment de sa fourchette et chercher à piquer le petit corps velu avec un malaise évident. Sauce aigre-douce pour elle : Isy a choisi le curry intensément pourri (à moins que ce soit de la moutarde), elle reste sur ses valeurs sûres.

Je prends une grande inspiration et finalement, j'opte pour porter la mygale entière à ma bouche. J'augure que ça risque de me dégoûter d'en retirer les pattes et on a pas le temps de déguster la chose avec raffinement. J'ouvre aussi grand la bouche que possible, mes mains sont poisseuses de moutardes, je sens l'anatomie de l'arachnide dans mes mains, ses poils souillée de moutarde, ses petits pics au niveau des pattes, ses yeux à un nombre beaucoup trop important à mon goût. Je cesse de me répéter qu'elle est frite, que si ça se trouve, elle aura un goût de poulet ou quelque chose du genre et je plonge la totalité de l'animal dans ma bouche. Je dois mâcher, croquer, avaler, j'imite littéralement le molosse rencontré à Bédourie pour faire passer le plus rapidement possible la mygale dans ma trachée. Et finalement, ça y est, elle est disparue ! Et comme indiqué, j'ouvre grand la bouche pour exhiber à l'arbitre que la mygale est mangée et la première assiette validée. "Allez Grace, on va l'avoir ! Une de moins !" J'encourage ma partenaire qui hésite devant sa mygale sauce aigre douce. "J'te la mange ou je tente la troisième assiette ?" Je lui propose, bienveillant. Grace opte pour faire plus ample connaissance avec sa mygale et pour ma part, j'attrape l’œuf de cent ans. J'ai beaucoup plus de mal à visualiser un animal innocent avec ce dernier et même si son odeur me lève le cœur, je me dis que je pourrais toujours essayer de le gober tout entier. Pour améliorer la chose, voilà que l'employé de la production l'assaisonne au piment. Ca va barder. "Bon, on va voir de quel bois on s'chauffe, hein..." J'adresse à l'oeuf en le prenant en main.

"Purée, heureusement que Martin voit pas ça..." j'marmonne en songeant au féroce protecteur des animaux. Il aurait assurément haït le traitement réservé à ces moutons et mygales.  

Haut les coeurs, donc : elle observe Isaac s’emparer vaillamment de sa mygale et la porter à ses lèvres, avec une mixture d’appréhension et de dégoût comme pour se préparer au goût de l’animal, et Grace se demande si elle n’est pas en réalité plus dégoûtée pour lui que lui ne l’est pour lui-même. Au fond, ce n’est rien : bien moins difficile que de sauter à l’élastique, beaucoup plus gérable en un temps bref que de monter à dos de chameau ; en d’autres termes, rien à voir avec la difficulté des épreuves précédentes. Mais Grace ne se sent jamais autant sortie de son confort que lorsqu’elle est confrontée à une nourriture particulièrement étrange, et si elle a amplement conscience que ces mets sont fort appréciés dans certaines régions de son pays, elle-même n’a jamais été du genre à s’y aventurer. Son ventre, si habitué à la malbouffe et aux repas à moitié préparés par flemme, n’est pas du genre grand aventurier culinaire. L'avantage, ceci étant, avec les plats réchauffés quatorze fois, c'est qu'on développe des résistances propices à l'ingestion de toutes sortes de conneries...

Par solidarité, elle se lance avec Isaac, approche la créature velue de sa bouche et la repose sitôt qu’elle sent un contact avec ses lèvres : “Mais c’est dingue, putain j’ai l’impression d’embrasser un barbu !” se lamente-t-elle avec une moue de répulsion sans pareille. Quelle comédienne. Quelle drama queen. Quelle grosse dégonflée, surtout : son père lui aurait déjà mille fois rétorqué d’arrêter de faire sa chochotte alors qu’elle avait l’habitude de pousser des cailloux pour essayer d’y pousser des fourmis étant petite, façon tapir. "Allez Grace, on va l'avoir ! Une de moins !" Entre rire et larmes, à moins que ce ne soit un fond de vomi coincé dans la gorge, Grace le fixe avec des yeux embués. “Passe au plat suivant, toi. Je vais l’avoir, cette mygale.” C’est la moins dégueulasse, en plus. Pour ne rien arranger, voir Isy se pencher avec appétit sur l’oeuf de cent ans lui refourgue un haut-le-coeur presque incontrôlable. “Isy, je vais fermer les yeux et imaginer que je mange un kiwi avec la peau. D’accord ?” Curieusement, elle doute de l’effet, mais sait-on jamais.

Je remarque que Grace souffre de hauts-le-coeur à côté de moi et compare cette épreuve à un baiser fougueux avec un barbu. Pour ma part, l'araignée est soumise à ma bile. “Passe au plat suivant, toi. Je vais l’avoir, cette mygale.” L'odeur est infecte, abominable, détestable. Mais l'oeuf de cent ans à un avantage : il glisse bien dans le gosier. J'ai à peine besoin de le croquer - honnêtement, je ne voulais pas me risquer à ce que son contenu se déverse dans ma bouche et annihile mes papilles gustatives perpétuellement. Je pose une main contre mon torse, je sens l'énormité passer dans ma gorge et je déglutis à de multiples reprises pour qu'il passe bien et franchisse le cap de mon estomac et se décider pas à remonter. Le goût du piment m'incite à tousser mais je me retiens, j'ai les yeux qui brûlent, les larmes comment à perler, mais j'y crois et au bout de quelques secondes bien difficiles, l’œuf a disparu et j'ouvre grand la bouche pour démontrer de nouveau à l'arbitre que l'oeuf de cent ans assaisonnement piment a disparu. Nous voilà à deux mets savourés sur trois. "Comment ça va ?" je demande à ma binôme qui apprivoise toujours son met, la bouche en feu de mon côté à cause du piment. Au moins, le goût de la mygale à la moutarde s'est assez bien évaporé de son côté. "Elle est frite... Ça goûte comme une sorte de poulet-kebab. Oh je sais, imagine toi une grosse chips poulet sauce aigre-douce. Ou un nems concocté par Paul et Linda !" j'encourage avec humour, sans presser toutefois la jeune femme ni lui mettre la pression. Après tout, Grace avait démontré une patience d'ange précédemment lorsqu'il avait été question que je saute à l'élastique, je lui devais bien ça. “Isy, je vais fermer les yeux et imaginer que je mange un kiwi avec la peau. D’accord ?” “Ok, va pour le kiwi avec la peau !” L'option m'allait toute aussi bien. J'aperçois la photographe porter l'arachnide à sa bouche, la bestiole frite effleure ses lippes, elle y est presque, je vois de la sauce aigre douce sur ses lippes, il ne lui faut qu'ouvrir la bouche et avaler le met, cependant, dans un sursaut de dégoût, le plat retombe dans l'assiette. "Tu veux que j'tente ?" Je propose à Grace qui a toujours les yeux sévèrement fermés.