Ingérer une araignée est beaucoup plus compliqué que ce qu’elle aurait imaginé. Elle s’est toujours dit, plus ou moins avec raison, que la répulsion qu’on éprouvait face à certains animaux était dûe à notre proximité à eux, tandis que d’autres nous paraissaient de la nourriture tout à fait probable et acceptable socialement de par leur éloignement de nos confins familiers. Ce qui expliquait pourquoi certains pays asiatiques, retranchés dans leur misère ou dont les moeurs n’admettaient pas d’animaux de compagnie, se nourrissaient plus facilement de chiens, tandis que les occidentaux avaient assimilé vaches et moutons à du bétail présent sur terre pour leur propre consommation. Il lui paraît clair donc que la révolte qu’elle ressent à l’idée d’ingérer cette mygale lui vient non seulement d’un imaginaire collectif où celle-ci est dépeinte comme un ennemi terrorisant, mais aussi parce qu’en croiser de temps en temps sur des chiottes d’aire d’autoroute n’aide pas à considérer l’animal comme un aliment viable.

Et finalement, elle doit bien admettre qu’elle n’a pas la force de se pousser à la manger. Déjà à cause de l’odeur peu fraîche qui s’en dégage ; ensuite pour cette révolte qu’elle ressent inconsciemment et qu’elle n’arrive pas à maîtriser. “Putain, Isy. Je suis désolée, mais ça va pas être possible. C’est trop…” Sale ? Pas assez bien pour elle ? Horrifiant ? “...Velu. Je suis désolée.” Elle se sent terriblement mal, Grace, parce que c’est la première qui aurait léché de la bière coulant le long du mollet d’un camarade à la fac, mais elle bloque inexplicablement. Elle hoche timidement la tête face à un Isy volontaire, un air honteux passant dans ses yeux, et la sensation écrasante de leur avoir fait perdre du temps pour un caprice.

Elle y est, l'arachnide trempée de sauce aigre douce, saveur kebab-poulet, excroissance de chips concoctée par Linda et Paul, kiwi avec pelure. “Putain, Isy. Je suis désolée, mais ça va pas être possible. C’est trop… ...Velu. Je suis désolée.” Je ne peux pas m'empêcher de rire doucement en vue de réconforter et dédramatiser : "T'inquiètes. C'est pas grave. J'te vole ta stratégie de penser à rien sur ce coup-là. En mode l'élève qui apprend de son prof." J'attire l'assiette devant moi et je ne pense à rien du tout - excellente stratégie révélée précédemment par Grace pour le saut à l'élastique et que je n'ai pas su appliquer derechef - et je plonge la pauvre mygale dans ma bouche. Je comprends les hauts-le-cœur, elle semble un peu plus dodue que celle que j'ai gobé au tout début de l'épreuve et je sens tout son poil et les petits piques et même le visqueux de ses yeux dans ma bouche. Je fronce le sourcils, l’assaisonnement n'est pas le meilleur non plus pour s'accorder avec ce met soit-disant raffiné. Mais la mygale est dans ma bouche, j'ai réussi à rejoindre laborieusement mes lèvres et je mords, je croque, je tranche, je fais tout ce que je peux quitte à poser une main contre mes lèvres pour que tout soit broyé et passe dans ma trachée le plus rapidement possible. Au bout de quelques secondes, au risque de passer pour le mec le plus vorace de l'aventure, voilà que la grosse araignée n'est plus et j'ouvre la bouche, triomphant, invitant l'arbitre à valider la troisième assiette avalée en constatant le vide - à quelques poils près - dans ma bouche.

"Yes Grace ! On a réussi !" Je m'exclame, serrant la jeune femme dans mes bras avant de lui offrir un high-five.

Il avait réservé des places, pour retourner sauter avec Ellie et avec Molly. Le pauvre trouillard qui avait fait un homme de lui, après s’être surestimé pour une seule et unique fois dans sa vie. Passé au guichet à la seconde où ils s’étaient tirés, lui le perdant et Colleen la gagnante, qui avait encore les cheveux en bataille suite à son saut de l’ange.

Et il est lourd Jack, le gamin de retour aux bases, qui passe le reste du trajet à lui poser des tas de questions. Comment elle s’est sentie, si elle a vu défiler sa vie devant ses yeux. Il veut connaître chaque détail et il pose des questions le canadien, il en a oublié le coup de poing donné à l’autre idiot au prénom vulgaire qu’il a même pas détonné ni retenu, sauf quand Loan l’a hurlé et qu’il a pouffé de rire, désamorcé. Il veut que sa binôme ventile tout, mais il veut aussi se préparer pour rattraper son saut raté et anticiper tout, absolument tout pour en faire un de plus avec ses gamines.

Puis ils sont postés devant une table, des cloches en métal cachant ce qu’ils doivent apparemment ingurgiter. À la vue des coups d’œil curieux de l’équipe, ça augure étrangement, mais il a étrangement pas peur Jack. Il en a mangé des trucs dégueux dans sa vie, dans des assiettes collées depuis des jours et avec des ustensiles qui l’étaient tout autant. Il a vécu la galère de fond de frigos puants et de dumpser diving et aujourd’hui plus rien ne l’écœure. Son palais est à l’inverse du raffiné et limite, ça le met en confiance à nouveau pour cette épreuve-ci.

Sauf que, Colleen, elle a déjà eu assez de sensations fortes pour aujourd’hui. Il improvise le con, prenant d’abord la main de la brune de la plus délicate des façons pour la poser devant ses yeux à elle, lui barrer la vue, lui chuchotant un « Fais-moi confiance. » qui aurait presque pu le rendre creep, le gars, si elle ne le connaissait pas par cœur déjà. Une minute et une autre, c’est tout ce dont il a besoin pour dresser le plan dans sa tête, et dresser la table avec.

Un verre vide qu’il remplit de terre et de sable, où il plante ses clopes restantes allumées pour faire un effet de chandelles.
Un t-shirt qu’il pique à l’un des caméramans, le temps d’en faire une esquisse de nappe.
Il se met même de l’eau dans les cheveux le con, les ramenant par l’arrière, l'avant-bras tendu prêt à récolter la main de Colleen en forçant la note du rendez-vous galant.

« Le dîner est servi. » qu’il pouffe, à son oreille, complétant le tableau en lui tirant sa chaise, finissant sans grâce aucune en s’installant en tailleur sur la sienne.

Le saut à l’élastique ne s’était pas trop mal passé en fin de compte. Colleen avait connu un moment de panique, certes, et elle avait bien cru ne jamais pouvoir se lancer, mais elle y était parvenue et elle tirait une sacrée fierté de cette expérience. Sur la route du retour, Jack lui avait posé tout un tas de questions, insistant pour qu’elle lui donne son ressenti, qu’elle mette des mots précis sur ce qui lui était passé par la tête au moment du saut. Les cheveux emmêlés, les joues encore rosées, l’Anglaise avait fait de son mieux pour lui apporte une description détaillée. Elle peinait toujours à comprendre comment Jack avait eu la frousse à la dernière minute, lui qui d’ordinaire ne redoutait absolument rien, mais peu désireuse de remuer le couteau dans la plaie elle n’avait pas abordé le sujet une seule fois. Et puis, la panique, parfois, ça vous prenait dans les pires moments.

Le saut à l’élastique n’était pourtant que la première épreuve de la semaine, et ce constat était source d’anxiété pour la brune qui se demandait bien à quelle sauce ils allaient tous être mangés les jours suivants. La production avait été claire : cette quatrième semaine d’aventure ne serait pas un long fleuve tranquille. La finale, ça se méritait, le message était bien passé, merci. Voilà pourquoi ce dîner auquel Jack et Colleen avaient été conviés s’annonçait comme un véritable traquenard. Lynn n’aurait su expliquer d’où lui venait cette conviction, mais les sourires de l’équipe quand ils leur avaient annoncé la nouvelle n’auguraient définitivement rien de bon.

Après s’être éclipsé quelques minutes, Jack revint vers elle et la guida par le bras vers la table, en parfait gentleman – il avait même mis de l’eau dans ses cheveux et esquissé une raie impeccable qui n’avait pas manqué de faire rire la jeune femme. Il l’accompagna vers la table, lui tira la chaise, et quand elle porta son attention sur la table elle ne put retenir de nouveaux éclats en découvrant la mise en scène : des cigarettes en guise de bougies, un t-shirt comme nappe. Il n’y avait que Jack pour avoir des idées pareilles ! Hilare, Colleen le remercia puis s’installa sur la chaise tandis que son binôme contournait déjà la table pour s’asseoir à sa place. Et puis, une petite femme rondelette débarqua avec deux plats sous cloche. Sur la petite étiquette ajustée à sa blouse Colleen pouvait lire son nom : Clarice. La sage-femme fronça le nez quand cette dernière déposa le plat devant elle. Décidément, la présence de la cloche ne lui disait rien qui vaille…

Il fait l’idiot, il fait le con, il fait distraction. Elle reprend ses marques sur la terre ferme et c’est tout ce qui lui convient à Jack, quand il prend son temps pour la laisser dans sa bulle, paupières closes, et qu’il rapatrie les divers éléments qui donneraient presque l’impression qu’ils sont en date.  Il est platonique Jack, il est puriste aussi, il veut juste qu’elle passe un bon moment et lui retirer de la tête l’optique de manger des trucs qui – il s’en doute – ne sont pas leur duo fétiche de croissants et de macarons.

Alors il place ses quelques bribes d’items, il se racle la gorge comme s’il avait un long et laborieux discours à annoncer quand au final il tient juste à lui dire que depuis le début elle est parfaite et qu’il est bourré de gratitude d’avoir fait l’aventure avec elle. Mais au final il garde ses déclarations larmoyantes pour plus tard, de plus en plus curieux de découvrir ce que les cloches cachent, lui qui est posé face à elle, et la cheffe, Clarice, qui apparaît sur l’entrefaite.

« Vous avez des fèves au beurre ? Un excellent chianti ? » Colleen est hilare, il se sent roi du monde avec ses vannes d’Hannibal de merde.

« Non, maaaaaaais, saviez-vous que la cervelle de mouton est riche en phosphore et en vitamines B. Depuis la nuit des temps, les hommes l’ont aimé pour son apport en graisse. Avant de maîtriser le feu, les Homo Sapiens savouraient les abats qu’ils trouvaient nettement plus faciles à manger crus. On raconte même que des tribus primitives ingéraient la cervelle de leurs ennemis pour s’approprier leur force et leur intelligence. Mais attention ! Des chercheurs ont découvert en Papouasie-Nouvelle-Guinée que la consommation de cervelle humaine  déclenchait une maladie neurodégénérative mortelle caractérisée par de forts tremblements. » wait, what.

Colleen avait eu raison de se méfier et de considérer les cloches d’un mauvais œil. C’était beaucoup trop beau pour être vrai, et si elle était d’un naturel très naïf il n’en demeurait pas moins qu’après quatre semaines d’aventures la brune savait désormais à quoi s’en tenir dans Race of Australia. Aussi, quand la cheffe retira les cloches d’un air magistral, elle eut la mauvaise surprise de découvrir une énorme mygale dans son assiette, ainsi qu’un valeureux piment à ses côtés. Colleen fronça le nez, clairement dégoutée à l’idée de devoir avaler un repas pareil, néanmoins quand elle découvrit ce que l’assiette de Jack contenait elle fut clairement rassurée – à côté de la cervelle de mouton, la mygale c’était du caviar.

Fidèle à lui-même, Jack tenta de dérider la cheffe en blaguant, mais c’était sans compter le professionnalisme – et le côté pompeux – de cette dernière qui se lança aussitôt dans un monologue pour leur expliquer à tous les deux l’histoire et les bienfaits de la cervelle. Colleen croisa le regard éberlué de Jack et pinça les lèvres pour ne pas rire. Pour sa part, elle n’en avait rien à faire des vitamines B et du phosphore contenus dans la cervelle, ou l’intérêt des tribus pour ce met… Tant qu’elle ne devait pas la manger ! Mais Clarice, elle, était sérieuse, ses traits parfaitement composés, et le menton légèrement relevé comme une première de la classe. Un vrai moulin à paroles ! En plus de ça, elle n’avait pas l’air franchement motivée à l’idée de les quitter et semblait vouloir à tout prix assister à leur dégustation. Colleen mettait sa main à couper qu’elle leur demanderait même d’ouvrir la bouche pour constater qu’ils n’en avaient pas perdu une miette ! « Je crois que tu ne devrais pas trop la contredire, ça a l’air sérieux » Chuchota Colleen, un sourcil arqué et la main devant la bouche pour que la chef ne l’entende pas.

La cervelle a des airs fluffy, on dirait presqu’un nuage et okaaaaay, il sait, c’est bizarre de penser ça, mais il le pense jugez pas. Il scrute et il regarde, les nervures font des lignes de tous sens qu’il analyse, qu’il repère et qu’il complète, du bout du doigt. Joue pas avec ta bouffe Jack ! qu’il entendrait presque sa mère le gronder, mais lui il s’amuse l’imbécile, pendant que Clarice s’en donne à cœur joie à citer Wikipédia.

Colleen retient un rire, elle se penche à sa hauteur et son « Je crois que tu ne devrais pas trop la contredire, ça a l’air sérieux » sonne comme une mélodie à son oreille. Elle est heureuse qu'il se dit, le plan du rencard douteux à marché. Sa main trouve la sienne et il la serre, forçant un air sérieux que personne ne croira, certainement pas eux.

Puis, y’a le piment. Le piment qu’il voit de suite, la sauce qui le pique aux yeux, il s’amuse et il jubile, le défi lui plaît tellement.

« Leeeeeee saviez-vous ? Le piment est l’une des épices que l’on utilise le plus fréquemment en cuisine à travers le monde. On dit de lui qu’il est particulièrement populaire en Asie alors qu’en Europe, on le craindrait presque. En certaines régions de Chine, comme le Sichuan et le Hunan, c’est près un adulte sur trois qui le consomme dans ses plats chaque jour. »

« Ouais, okay cool, on peut manger ? »

« Aussiiiiiiiiii, selon une étude faite récemment à Cambridge, l’apport en piment a été relevé à un groupe de participants à six reprises pendant un laborieux suivi alimentaire qui a duré quelque chose comme trois jours consécutifs. Les résultats ont été choquants ! Les plus gros consommateurs de piment (ceux qui en gobaient plus de 50 grammes par jour) ont doublé leur déclin cognitif comparativement à ceux qui n'en consommaient pas du tout. L’équipe des scientifiques suggérait donc que les participants seraient sans aucun doute plus sensibles à constater un impact néfaste sur leur mémoire. »

« On parle de quoi, déjà ? » oui, il adore manger épicé depuis très longtemps, le gars.

C’était bien beau de connaître l’historique des mets présentés, mais ça n’aiderait pas le binôme à les déguster pour autant. Et si l’épreuve du saut à l’élastique avait inévitablement ouvert l’appétit de Colleen, cela ne signifiait pas non plus qu’elle allait se jeter sur la mygale avec envie. En vérité, elle n’aurait pas été contre sauter ce repas… Les activités physiques étaient une chose, une dégustation de ce genre en était une autre. Pourtant, elle n’avait pas choix. Une fois de plus les caméras étaient braquées sur Jack et elle, et elle ne pouvait pas se permettre de décevoir son binôme, pas quand elle avait déjà mis tant de temps à sauter dans le vide quelques heures plus tôt.

Heureusement pour elle, Clarice était en forme ce soir-là et son monologue eut pour effet immédiat de détendre l’atmosphère. Colleen fit de son mieux pour ne pas rire, n’ayant pas la moindre intention de blesser la chef rousse, mais c’était particulièrement difficile quand Jack, face à elle, était aussi expressif. Après plusieurs semaines passées en sa compagnie, ses expressions étaient gravées dans la mémoire de la jeune femme qui était même capable de les anticiper parfois. Quand il lui prit la main, elle exerça une pression sur ses doigts, parce que la vérité était qu’à ce stade de la course, ils n’avaient plus besoin de mots pour se comprendre.

Ecoutant d’une oreille distraite le nouveau monologue de Clarice à propos du piment, Colleen reporta son attention sur la mygale et se résigna. Plus vite elle commencerait son repas, plus vite celui-ci serait terminé. Pour rendre la chose moins difficile, elle visualisa un énorme nem au poulet à la place de l’araignée, et sans réfléchir lui arracha les pattes et les fourra dans sa bouche. Elle mastiqua lentement, péniblement, avala puis déchira une partie du corps et recommença… Si bien qu’à la fin du monologue de Clarice, elle avait terminé la mygale. Ne lui restait plus que le piment, et étrangement cela l’attirait encore moins que l’araignée. Cherchant les encouragements de Jack dans son regard, elle planta ses yeux bleus dans les siens et attrapa le piment rouge qu’elle porta à ses lèvres…