Cette mention à Fraser Island je ne l’ai pas calculé pour ranimer nos souvenirs : de mon côté je n’ai pas besoin de ça pour qu’ils tapent à la porte, plus vivaces que jamais. Je ne l’ai pas fait pour nous torturer, je ne suis pas masochiste et lui faire du mal n’a jamais été mon objectif. Même lorsque je l’ai repoussé je ne l’ai fait que pour me protéger moi, puisque sa trahison m’a été insupportable.


Mais ne l’est-elle pas moins que le manque, pas celui de mon poison mais de lui ? Lequel me torture-t-il le plus ? Tout se mélange et si je suis habituellement plutôt douée pour me mentir je n’y parviens qu’à moitié. Surtout lorsque, bien que se tenant à une distance respectable de mon corps, il souffle dans mon cou. Des frissons apparaissent à la surface de ma peau et je ne peux refouler un tremblement. « C’est vrai. Mais j’étais en état de faire des tas d’autres choses. » Un mince sourire étire mes lèvres puisque, même si j’ai mal, dieu que j’ai mal, le souvenir de cette étreinte gorgée de tendresse et de sentiment - elle signait nos retrouvaille - écrase le reste. Il l’écrase jusqu’à ce que je me rappelle que je n’ai plus le droit d’y songer, plus le droit de vouloir le ranimer puisqu’il ne m’appartiens plus Amos. Troublée, je ramène une mêche de cheveux derrière mon oreille et, évidemment, je rate ma bille. Lui empoche la mienne en plus de la sienne et je ne peux m’empêcher de un trait d’esprit auquel il répond du tac au tac. « Dit celle qui prend une déculottée. » « Tu me déconcentres, ce n’est pas vraiment une partie équitable. » Référence à ce murmure dans mon cou, celui auquel je n’ai osé répondre et que j’ose à peine évoquer.

Sans surprise, je perds la partie. Si ces questions émergent dans mon esprit elles resteront sans réponse puisque les règles étaient claires : seul le gagnant y a droit. Je le félicite, mais je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’elles auraient été. Elles n’aurait pas concerné sa vengeance, sa fille, Aberline ou Marshall. Elles nous auraient concerné nous. « Je n’ai pas encore gagné...Il reste celle là et comme c’est moi qui fais les enjeux. Je te propose autre chose : Le premier qui empoche la noire, la question est pour lui… mais la victoire reste pour moi. ça te va ? » « Pourquoi, tu en as assez toi de poser des questions ? » Autrement dit : pourquoi tiens tu à me la donner cette vvictoire ? « Ça le va. Une seule manche, un seul coup, le premier empoche la noire et évidemment... » J’attrape son Club de ses main. « Honneur au perdant. »

Je me place, prends une grande inspiration, et je le tire ce coup décisif.

Les dés   :

« Tu veux que je te dise pourquoi et quand tu m’as déconcentré tout au long de cette partie ? » Mes lèvres s’étirent en un sourire plus franc et, si je voudrais m’en empêcher, j’en suis incapable. Parce qu’il me troublera toujours Amos, que je le veuille ou non - et je ne suis pas certaine de ne plus le vouloir. Je serais toujours sensible à son regard brûlant, aux contacts, même sages entre nos deux peaux et à son souffle sur la mienne. « Est-ce que je me plains ? » « Moi ? J’aurais fait ça ? » Mon visage se pare de mon plus bel air innocent alors que je nie en bloc et que mes yeux disent : ce n’est pas mon genre quand mon sourire raconte une toute autre histoire.

La vérité est moins gaie : si je l’ai déconcentré pendant la partie, c’est certainement plus d’avoir abordé des sujets douloureux que d’avoir promené ma silhouette amaigrie sous ses yeux. Mais tant pis, je l’ignore et je me concentre sur notre ultime pari, celui qui pourra peut-être faire à nouveau pencher la balance de mon côté. « Disons que l’histoire nous a prouvés que je n’en fais pas toujours bon usage. » Je l’observe, interdite. Est-il en train de me dire que, si c’était à refaire, il ne me poserait pas cette question concernant Sofia ? Qu’il n’aurait pas besoin d’un pari idiot pour avoir la certitude que, si j’avais connu sa fille, je le lui aurait dit en voyant les photo du dossier d’autopsie ? Ou lorsqu’il m’a mit le cliché entre les doigts ? Qu’il n’aurait pas eu à me tirer les vers de nez ? « Disons que… C’est pas une question que tu avais besoin de poser. Je te l’aurais dit. » Mes addictions mise à part, j’ai toujours été honnête avec lui, il me doit bien ce constat.

« A toi de jouer. Tu as récupéré tes chances. Réussira ou réussira pas ? »
« J’aimerais dire réussira, mais rien n’est moins sûr. Tu m’as déconcentrée rappelle toi. Il faut du temps pour s’en remettre. » Je me recherché déjà des excuse mais, en effet, je rate. Sauf qu’il rate à son tour et rééquilibre la balance.
« Si tu la mets, promets moi de ne pas en parler pendant 150 ans ? »
« Je peux pas promettre ce genre de chose. »

Je ne pense même pas à ce que ça sous entend. Je ne peux envisager une existence dont il ne ferait pas partie : mon coeur se serre à l’idée de ne plus jamais pouvoir lui parler, le voir et le toucher. N’est-ce pas là la preuve que je ne suis pas prête à nous abandonner nous ? Nous ratons une seconde fois tous les deux et alors que je fais le tour de la table, je ne peux m’empêcher de le houspiller. « On est si mauvais qu’on va finir par devoir le tirer à pile ou face. » Ce serait triste et révélateur de notre nervosité. Je m’applique. Je me place comme il faut, j’y crois, celle ci c’est la bonne.

" :

Il est question de la nature de sa question - elle m’a brisée le coeur puisque j’ai pensé l’espace d’un instant qu’elle concernerait notre couple et mes sentiments - et alors que je m’apprête à jour, il me retient en glissant sa main dans la mienne. Il accroche son regard et il n’a pas besoin de plus pour me retenir : je suis suspendu à ses lèvres et je me demande quels mots il articulera. Trouvera-t-il en lui le courage d’en poser une autre de question ? N’est-ce pas audacieux que de supposer que, lui aussi, il regrette de ne pas m’avoir posé une question qui nous concerne nous ? Non ! Il vient d’affirmer qu’il l’avait mal utilisée, il n’agit pas de faux espoirs, pas cette fois.

Contre toute attente, il répond à ma question, celle qu’il a éludée tout à l’heure. « Je suis passé par toi pour approcher le Club parce que Mitchell aurait été trop méfiant et que j’étais convaincu que tu arriverais à le convaincre si je me démarquais de la masse. Je l’ai fait, toi aussi, mais ça n’avait rien à voir avec le fait que tu sois une femme. » C’est vrai, il s’est démarqué à l’instant même où il a tabassé ce type qui avait osé me toucher sous mes yeux. Je n’ai pas cillé, je l’ai observé, fascinée, avant de lui offrir un verre à ce chevalier sorti de nul part. « Ta réaction face à ce type, celui que tu as battu. Sincère ou préméditée ? » En soit, cela n’a pas d’importance : ce n’est pas ça qui m’a fait tomber amoureuse de lui, c’est tout le reste. Mais je serais blessée que la genèse de notre relation ne soit qu’un coup monté. L’a-t-il énervé, ce manque de respect où a-t-il simplement vu là l’occasion de m’approcher et de sortir du lot. « Je ne t’ai pas seulement mis à l’écart de ma vengeance à cause de ce que nous partagions. Je l’avais décidé bien avant tout ça. Bien avant Tobias maintenant que j’y ai réfléchi. Les faits ont prouvé que tu n’avais rien à voir. » Je me demande de quels faits il parle mais je ne pose pas la question : ils sont là, je n’avais rien à voir avec sa fille. « J’ai mal utilisé ma question parce que j’ai toujours su que tu ne la connaissais pas. J’avais juste besoin de l’entendre de ta bouche. La question, elle n’était qu’un prétexte. » Je hoche la tête et, sur l’instant, je crois que je le comprends. Ce dont j’avais besoin de jour là, c’est qu’il me prouve que j’étais plus importante que sa vengeance, pas que Sofia. J’avais besoin qu’il me le prouve pour m’accrocher à l’idée que nous avions compté pour lui. Mais il avait besoin d’autre chose et ça, je le comprends. « Je vois. Et je comprends. » Je ne sais que dire de plus. Merci ? On remercie quelqu’un qui nous passe le sel à table ou qui nous rend un service. Si je lui en veut toujours, il admet qu’il ne m’a jamais menacée, et ça veut dire beaucoup. Alors, je me contente de serrer mes doigts autour des siens un peu plus fort, de toutes mes forces même, et je ne me résous à les lâche que pour jouer. Je finis par la mettre la noir, contre toute attente. « Et on jouera toutes les revanches que tu veux. Bien joué. Et, fais mieux que moi. Si tu veux jouer à pile ou face, c’est pour choisir entre beignets ou churros. A toi l’honneur. » Toutes celles que je veux ? J’esquisse un sourire et cette question, je me promets d’y réfléchir. « Je suppose que je ne suis pas obligée de la poser maintenant ? Mais quand ça compte ? » Quand j’en aurai besoin. Quand nous en aurons besoin. « J’ai envie de quelque chose de salé, c’est mal ? » Je grimace en esquissant quelque chose qui ressemble à un sourire.

« Spontané. Je ne m’attendais pas à ce que ça aille si vite. Je pensais que ce serait à force de me voir régulièrement au même endroit... Que tu finirais par me voir. Mais tu m’as offert un verre. » Si je ne suis plus à une machination près, il n’en reste pas moins vrai que celle réponse me soulage et que l’idée que notre rencontre ait quelque chose de sincère et d'authentique me ravit - même s’il n’était pas sur mon chemin par hasard. Il a vraiment tabassé un pauvre type pour le seul crime d’une main sur mes fesses, celles d’une inconnue, et j’aime cette histoire. Je l’aime au point qu’il m’aurait été douloureux de devoir l’abandonner. « Ce qui était prémédité, c’est que je suis rarement aussi sympathique que je ne l’ai été ce soir-là. » « C’est vrai. Tu as été beaucoup plus bougon les mois qui ont suivi. » Dur à dérider surtout. Dur à approcher et impossible à lire. « Tu le ferais encore ? Si quelqu’un me manquait de respect ? » Je plonge un regard amusé dans le sien et c’est à moi de le capturer cette fois ci. « Tu as parlé pour moi à Mitch par reconnaissance ? » Je secoue la tête. « Je t’aurais donné une pièce ou juste souri s’il était question de reconnaissance. J’ai parlé à Mitchell parce que je t’ai trouvé… Intéressant. » Parce que j’ai reconnu chez lui une flamme qui m’était familière. Peut-être parce que j’ai su avant l’heure qu’il avait quelque chose de particulier et, s’il m’a trahie, cela ne remet pas ça en question : je n’en serais pas tombée amoureuse le cas échéant. « Mais je t’ai offert un boulot de videur. Le reste c’est à toi que tu le dois. » Et ça aussi j’aurais pu le prévoir, qu’il ne s’en contenterait pas et qu’il utiliserait son charme sur le boss pour grimper les échelon. Elle m’a plu cette audace à l’époque, elle n’a fait que nourrir ma frustration à l’idée qu’il ne m’offre pas plus d’attention, ou pas comme je l’aurais voulu.

« Tu peux la poser quand tu le sentiras. Je patienterai. J’apprendrai à brider ma curiosité comme ça. » Je hoche la tête et, si j’ai envie de renouer nos doigts je m’abstiens : un peu plus et j’aurais envie de l’embrasser. « Quand est-ce que ça compte ? Que je me fasse une idée ? » « Je le saurais le moment venu. Quand ça paraîtra... » J’hésite, je fais la moue et finalement je me décide pour un « Juste ? » Quand ça comptera. « Salé pour toi si tu veux ! Il y a pas de mal. Tant que ça a trempé dans l’huile… je serai conquis. » Je ne pense pas à mes jambes qu’il a qualifiée de brindilles, à mon corps qui d’après l’un de mes anciens amant n’est plus assez moelleux - façon polie de dire que j’ai perdu ma volupté - et du peu de désir que je dois à présent inspirer au brun. Je me contente de l’instant présent, et du naturel qui s’installe à nouveau. « Tu crois que c’est comme une fête foraine ? Qu’il y aura de quoi manger dehors ? » Des stands ou des food trucks ?

« Bougon ! Le mot est sympa encore. »
« Enfin tu l’admets. »

Il ne l’a jamais nié mais, autrefois, nous parlions surtout de souffler le chaud puis le froid quand à certains moment il agissait simplement comme un parfait connard : comme cette fois où, agacé de m’avoir vu repartir avec un autre sous ses yeux, il m’avait plaquée contre le mur pour m’embrasser avant de me laisser là, haletante et les joues rosies, et de quitter le bar. « Un peu le projet, un peu l’appât du gain, je suppose. Et je l'ai déjà refait... et je le referais sans doute encore. » La réponse me convient et ce n’est pas qu’une question d’égo : qu’il m’aime ou qu’il me respecte simplement encore juste assez pour prendre ma défense, n’est-ce pas là une preuve que tout ne peut être fini ? Je me demande si cela dépasse le respect que l’on doit à une ancienne compagne et j’aimerais statuer que non avec certitude, mais la certitude de ne plus avoir grand chose d’aimable au sens le plus noble me noue la gorge. « Juste, ça me va ! Je serai donc patient. » Ma question me servira-t-elle à faire renaître la flamme ou à m’assurer qu’il l’a totalement soufflée sans volontée de la ranimer ? L’avenir me le dira, puisque je sais qu’une fois de retour à l’appartement, une fois que les vent du manques souffleront à nouveau plus fort - parce qu’ils le feront - nous aurons de nouveaux challenges à relever. « Ce serait un festival vintage raté s’il n’y avait pas au minimum un food truck. Et encore plus raté s’il n’y en avait pas un qui vend des trucs bien gras. Pour être fixé, il faut bouger. En route… » « Je n’ai jamais mangé aussi gras que depuis qu’on se fréquente. » Qu’on se fréquentait. L’emploi du passé aurait été plus juste mais le présent m’a échappé et, si je le relève, j’espère qu’il ne me reprendra pas. Ce serait douloureux et inutile : je tente déjà d’étouffer les quelques espoirs que fait naître cette journée.

L’avantage de ne pas avoir de sac à attraper, de téléphone à ranger dans ma poche ou même de portefeuille dont il me faudrait vérifier la présence c’est que je suis rapidement prête : je ramasse mon perfecto sur le dossier de chaise sur lequel je l’avais posé et je suis fin prête. Alors que je l’enfile, je le vois jeter un coup d’oeil à sa montre. « On est pas obligés de rentrer tout de suite après, tu sais. On peut aller se promener, ailleurs, où ça te chante. » « A quelle heure ton carrosse se transforme en citrouille Cendrillon ? » J’esquisse un sourire amusé et lui jette un coup d’oeil complice. « On peut se promener, ça me va on peut juste longer les quais, marcher dans les rues... » N’importe quoi qui prolonge notre cessez le feu. « Merci. » Mon filet de voix s’amenuisant, je chuchote presque la fin de ma phrase. « D’être toujours là pour surveiller mes arrières. »

« Je suis très lucide sur ce que je suis. Je me survends pas. Cette fois-là à confirmer la règle. » J’esquisse un sourire : il a été entier dans tous ses tempéraments Amos, le temps que notre relation aura duré. Il n’a pas triché avec son entièreté et, finalement, n’est-ce pas une preuve que notre rapprochement et notre association n’a pas été calculée ? J’esquisse un sourire, en repensant à cette époque où il jouait avec moi autant que je jouait avec lui et où nous tenions tour à tour le bâton de maître de cérémonie. « Arrête, je mange pas aussi gras que ça. En tout cas, pas tout le temps. Et sur toi, ça se voit pas. » Il me complimente, en quelque chose, mais l’effet est atténué par ses mots de l’autre jour : ceux qu’il m’a jeté au visage en me plaçant face à mon miroir. Je pense ”une chose est sûre c’est qu’à présent ça ne se voit plus” et je me demande s’il cherchait à me faire réagir où s’il y a une partie de vraie là dedans, et ce qu’il pense lorsqu’il pose ses yeux sur moi. Se dit-il que mon corps n’a plus rien de désirable ? Que je l’ai été - je sais qu’il m’a ardemment désirée - mais qu’aujourd’hui lorsqu’on me détaille on a du mal à s’en souvenir ? Je n’ai pas tant maigri que ça, rien qui ne m’ai interpellé comme en 2005, quand je faisais peine à voir. « Si on filtrait mon journal d’appel sur la pizzeria on prendrait certainement peur toi et moi. » J’esquisse un sourire mais je suis prudente avec les souvenirs : ils sont douloureux, proportionnellement à ce qu’ils ont été forts et heureux.

« Jusqu’à ce que tu sois fatiguée. » Fatiguée je commence déjà à l’être : la faute au manque et à ma condition physique que je peine à retrouver - je m’épuise en quelques dizaines minutes sur mon tapis de course alors qu’il s’agit pourtant de ma seule occupation. Mais pour autant je n’ai pas l’intention de le laisser paraître : je veux faire durer cette journée autant que possible. « Les quais, c’est une bonne idée. Peut-être qu’il y a des food trucks qui vendent des beignets de pinces de crabe. » « Va pour les pinces de crabes. Tant que je peux m’enfiler des corn dog, tu feras une heureuse. » Nous en prenons la route et, au bout de quelques minutes, je lui souffle des remerciements. Ils sont motivés par sa révélation : ils prendrait ma défense si l’on me manquait de respect encore aujourd’hui, mais par tout le reste. Il est là, alors que plus rien ne l’y oblige. « Faut pas. Me remercier. » Son bras passe doucement autour de mes fines épaules et, à l’intérieur de son bras, je disparais presque. Mon coeur rate un battement mais ce n’est rien en comparaison de ce que je ressens lorsqu’il pose ses lèvres sur ma tempe avec douceur. « Je t’avais dit que je serais là. Aussi longtemps que tu voudras. » Je relève mes yeux dans sa direction. Il a dit aussi longtemps que tu voudras, il n’a parlé ni de mes besoins ni de ma guérison, et je me demande si j’ai le droit d’espérer qu’ils soit pesé et mesuré ce mot. « Y’a rien qui t’y oblige. » Nous ne sommes pas mariés ni lés par un contrat. « Alors si, merci. » Personne ne nous écoute, personne ne nous regarde et pourtant je chuchote. Il me relâche rapidement, trop rapidement et je fourre les mains dans les poche de mon blouson pour me donner une contenance.