« S’il n’y avait que la pizzeria... » C’est vrai, happé par notre quotidien nous nous sommes peu souvent souciés de maintenir une alimentation équilibrée et, au fond, le terme de maintenir est hypocrite. Je n’ai jamais réellement brillé par cet aspect là, et bien avant qu’il entre dans ma vie je me contentais déjà de plats préparés, de restes déposés par Alec ou de commande sur des applications de livraison. Je ne dois mon petit gabarit qu’à une bonne dose de sport et, je dois l’avouer un métabolisme très clément. La seule différence c’est qu’avec Amos j’ai de moins en moins mangé avec Alec puisque je sais que notre proximité a toujours dérangé Amos qui prête au brun des sentiments moins louables. « Le jour où le livreur a commencé à m’appeler par mon prénom j’ai compris qu’on allait trop loin. » J’esquisse un sourire et nous nous mettons en route.


Son bras qui se referme autour de mes épaules, il me secoue. Mais moins que la chaleur de sa peau que je sens à travers nos vêtement respectifs alors qu’il m’attire contre lui, moins que ses lèvres qui se posent tendrement sur ma peau. Cette douceur n’est-elle qu’une marque d’une affection sans ambiguïté, celle que l’on réserve aux individus qui ont compté autrefois mais pour lesquels on ne ressens plus grand chose d’autre ? Non, mon coeur se rebelle et prête à celui de mon ancien amant les même sentiments que les siens, et je m’en veux que ce contact me gorge autant d’espoir. « Je suis là parce que... » Suspendue à ses lèvres, je lève mon menton dans sa direction. Il détache son bras et dieu que j’ai froid, d’un coup. « Je l’ai décidé comme ça. Tu sais comment j’en suis... » J’esquisse un sourire. « Une tête de mule. » Ce n’est pas un reproche. Amusée, je le dévisage et je me souviens de toutes le fois où il m’a séduite, je me rends compte que d’un contact, d’un regard, il le fait encore bien trop facilement. « Tu l’aurais pas fait pour moi ? » Je n’ai pas besoin de réfléchir. Je me projette dans cette scène sur le bateau où il était au bord du coma, et je me demande si, aujourd’hui, je referai tout ce que j’ai fais et la réponse est évidente. « Si. » Je n’hésite pas. Mon ton ne fléchit pas non plus. « Si bien sûr que si. » Mais moi, je t’aime encore. C’est ce à quoi je pense alors que nous approchons des quais et que nous entamons une balade sur le chemin qui serpente et les remonte. « C’est quand même drôle. » Je ramène un mêche de cheveux derrière mon oreille et je souris. « Qu’il ait fallu tout ça pour qu’on se décide à sortir un peu de notre tanière. » Pour que nous nous baladions à l’air libre, pas main dans la main mais presque comme un couple normale alors que nous n’en sommes même plus un, de couple.

« Par ton prénom ? » Raelyn en tout cas, le vrai à mes yeux, pas celui qui m’a été donné à la naissance et que je refuse d’utiliser, qu’il est l’un des seul à contraire à Brisbane si ce n’est ma demie soeur et son insupportable acolyte. « Moi, c’est quand il a tapoté mon épaule pour me saluer que j’ai compris qu’il y avait un problème. » Je laisse échapper un sourire, un léger rire et, alors que nous atteignons presque les quais, je me repais de voir la ville d’en bas plutôt que depuis mon balcon : il est devenu mon refuge quand j’ai besoin de prendre l’air et souvent je me sens mal, ayant toujours été éprise de libertés et d’indépendance. J’avais réussi à concilier ces deux besoins avec ma relation avec Amos et avec mon besoin de l’avoir près de moi. Aujourd’hui, avec la dépendance, l’addiction et la douleur qui sont entrées en jeu, tout est tellement plus compliqué.

« C’est vrai. On sortait pas beaucoup. » Mais cela ne me dérangeait pas. Au contraire,j’avais réussi à me convaincre, très facilement, dès le début, que toute personne n’étant pas nous était forcément un ennemie, quelqu’un dont il fallait se méfier et qui ne nous voulait que du mal, forcément. « C’est un peu de ma faute je crois. Je voulais te garder rien que pour moi. » Je tourne la tête dans sa direction et je lui souris. « Je voulais te garder juste pour moi aussi. On est à égalité. » Il suffit de voir à quel point l’épisode Lola m’a contrariée alors qu’elle n’était qu’une gamine. A quel point j’ai été agacée d’apprendre qu’Ariane l’avait rencontré, malgré son mariage avec Williams, et à quel point j’étais mortifiée à l’idée que la partie de Poker se tienne sur le bateau, notre havre de paix et d'intimité. Et je le veux toujours. Mon coeur le veux, même si je lui répète qu’il n’en a pas le droit. Alors que nous avançons, je commence à sentir une odeur de friture et de nourriture et je remarque les lumières, les gens qui s’agglutinent tous autour de quelques stands dressés et d’enceintes dont s’échappent un peu de musique. « Là on devrait trouver notre bonheur, si mon odorat me trompe pas. » Je lui montre du doigt l’attroupement. « Tu crois que c’est encore une extension de l’événement ? » Je distingue mal la musique qui passe, difficile de la rattacher à une époque.

Cette façon que nous avions de nous renfermer sur nous même, elle n’a pas été prémédité et nous n’avons pas eu besoin d’en discuter pour trouver une longueur d’onde commune, pour faire de la place à l’autre et accepter ses habitudes de vie en couple. Non, nous avons vécu cachés dès le premier jour et même lorsque nous relation est devenue plus officielle nous nous sommes retranchés derrières les murs de mon loft ou ceux du bateau pour que l’opinion des autres ne puisse nous atteindre, pour pouvoir nous saouler de désir jusqu’à l’ivresse. Je n’ai jamais agi comme ça, à ce point qu’avec lui et j’ai cessé de me demander pourquoi il y a des mois. « Je voulais pas qu’on nous abîme… et je ne supportais pas quand quelqu’un te regardait ou te parlait… qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, mais plus particulièrement les hommes. Aujourd’hui, j’essaie d’apprendre. » Sa déclaration ne m’apprend rien : je sais tout de sa possessivité qui égale presque la mienne. Qui égalait puisque, si j’en crois ses mots, il apprend, et moi j’entends à te laisser partir. J’ai envie de lui hurler que je ne veux pas qu’il apprenne, que je veux nous retrouver beau et passionnés comme à nos débuts mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Et s’il me disait que, s’il apprend, c’est pour son bien ? Que je l’ai trop abimé et qu’il n’en veut plus justement de ce feu ? Qu’il se contentera à présent de quelque chose de simple avec une femme qui ne fera jamais naître autant de désir en lui que moi, mais qui le consumera moins également ? « Aujourd’hui, j’essaie d’apprendre. Tu es sûre qu’on est à égalité ? » « On est à égalité. Sauf que je suis têtue comme fille, et malaprise. » Et que moi, je n’apprendrai jamais. Je sais d’avance que si d’aventure je le trouvais dans les bras d’une autre, à l’embrasser sagement à flatter sa peau comme il flattait la mienne, je m’effondrerais. Mon coeur tomberaient en miettes et je fuirais plutôt que d’affronter son regard qui hurlerait ”tu vois, j’ai appris.”

Je meurs de ne pouvoir rajouter que je n’ai pas envie qu’il apprendre à se passer de moi. Que je n’ai pas envie qu’elle disparaisse sa possessivité, puisque si j’ai essayé de m’offrir à d’autres j’ai envie et besoin de n’être qu’à lui. Mais l’attroupement m’offre une distraction dont je ne veux qu’à moitié mais que j’attrape au vol. « Non, ça a l’air d’être une extension. Enfin, je crois. En tout cas, les gens là-bas ont l’air de le penser. Il n’y a qu’un seul moyen de la savoir de toute façon.  Ils se sont tous donnés rendez-vous… comme s’il y avait que ça à foutre dans le coin. » « Ils ont l’air déguisés. Tu crois qu’on peut réussir à se faire passer pour ... » Je nous observe de la tête aux pieds mais j’ai bien du mal à trouver deux célébrités pour lesquelles nous pourrions passer, même avec peu de talent pour ce qui est de la confection de costume. Je plisse le nez et je remue la tête. « Non, on dupera personne. Bah, on s’en fiche, ça sent la nourriture et je suis prête à être critiquée pour notre manque d’effort en contrepartie. »

Que cherche-t-il à voir lorsqu’il tente d’attraper mon regard et lorsqu’il y plonge le sien. Je sens qu’il me sonde, je sens qu’il y cherche la clé d’interprétation de mes mots et je ne sais ce qu’il y trouve. Je l’observe moi aussi, quelques secondes et, comme lui certainement, je me demande ce qu’il veut trouver dans mon regard. Quelques secondes d’instant de grâce et, finalement, nous sommes à nouveau aspiré dans la frénésie de l’événement qui rythme la vie de Brisbane ce mois ci : la fêtes a été transportée jusqu’ici et les plus audacieux ont poussé le réalisme jusqu’à se déguiser pour tenter d’imiter Marilyn Monroe, Elvis Presley ou encore pour teenter de donner l’impression de sortir du film Grease. Nous, nos estomacs nous ont conduit là et nous dénotons, mais depuis quand nous en préoccupons nous ? « Nous ! Et c’est déjà pas mal. » J’esquisse un sourire. « C’est vrai. Tu crois qu’ils se déguiseraient à notre effigie s’ils savaient qui ont était ? » Je lui souris, je m’amuse à échafauder des théories loufoques : si les badaux savaient qui j’étais, nul doute qu’ils me voudraient plus derrière les barreaux d’une prison fédérale qu’autre chose. « Ils peuvent critiquer autant qu’ils veulent. Certains ont de l’allure. Mais, ils sont rares… On aurait de quoi critiquer nous aussi. » Je lui montre une fausse Marilyn du menton. « Regarde celle là. On lui a dit qu’après un certain âge ce genre de robe fait plus vulgaire que sexy ? » Moi, je les trouve ridicule mais il y a quelques chose de plaisant dans le fait de me moquer de quidams lambdas avec Amos : cela nous ramène à nos début, à nos premiers échanges, parfois timides, par message pour railler certains clients du Club.

« Allons voir ce qu’il y a... » Je hoche la tête et, tandis qu’il me fais passer devant, je m’empêche au dernier moment de saisir sa main. Non, il me veut devant pour pouvoir me surveiller, pas pour enlacer ma taille et nicher sa tête dans mon cou, entravant ma marche. « Alors ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » « Hum on est venus pour de la friture non ? Alors va pour la friture. » Je fais mine de fermer les yeux pour humer l’air et me laisser guider pour mon odorat. « Je dirais par là ! » Le stand de beignets me fait de l’oeil mais je ne suis toutefois pas compliquée alors je rajoute. « Si ça te va bien sur. Tu sais que ça m’est égal. »

« Peu de chance. On est né après les années 60. Oui oui, même moi. » J’esquisse un sourire et je me dis qu’il me connaît bien. « Tu anticipes, qu’est ce qu’il me reste comme blague à moi après ? » Je lui adresse une moue dépitée, un regard coupable et mes lèvres plissées. Pourtant, je m'enorgueillis qu’il sache toujours aussi bien me lire et que ce soit là le signe que ce qui existait entre nous existe toujours et que de surcroît, ça n’a pas changé. Alors j’en profite, j’en rajoute une couche en me moquant des danseurs qui ont improvisé une piste de danse sur l’esplanade et devant les food trucks et si j’ai du mal à partager l’hilarité générale, je me sens bien aux côté d’Amos, mieux que depuis longtemps.

Le manque ne partira pas, la trahison pas tout de suite mais alors que nous renouons avec nos vieilles habitudes : nous moquer de tout ce qui nous semble idiot, je me sens projetée des mois en arrière et j’aimerais y demeurer. « Je pense pas non ! Comme on a jamais expliqué à ce type que pour ressembler à James Dean, il suffit pas d’être blond, faut aussi ne pas forcer sur la bière. » Le rire qui s’échappe de mes lèvres est plus franc encore et je fais mine de me cacher les yeux avec ma main. « Y’a des choses que je préférerais ne pas avoir vues. » Son pantalon et sa chemise trop serrés, ils en dévoilent trop. Dans notre allégresse nous choisissons facilement le stand qui nous accueillera. « Ça me va très bien. On va se glisse dans la file. Dans l’idéal, on devrait se trouver un petit banc et s’y installer. » Sauf qu’il va falloir attendre au minimum un quart d’heure et que je sens déjà que les lumières, la musique et le soleil qui décline et se couchent sont un terrain propice à mon addiction. Il y a trop de monde, je me sens oppressée - je ne suis pourtant pas mal à l’aise dans les foules - et je tourne la tête vers le brun. « On pourra aller plus loin ? Si on remonte un peu ou trouvera de quoi s’installer face au fleuve sans avoir à supporter le club dorothé. » Je masque mon trouble derrière un peu de légèreté, mais je croise mes bras et les agrippe de mes ongles, premier de mes tiques nerveux témoignant dans mon état de manque. S’il devient trop violent, je les grifferais à m’en faire des marques. « Et, si tu repères des churros dans le coin, je suis preneur… Si tu arrives à voir au-dessus de leur tête évidemment. » Je lui lance un faux regard outré et agacé. Il a toujours aimé ma petitesse, autant qu’il aime l’utiliser pour se moquer. « Avec ces perruques, même sur la pointe des pieds je reste trop petite. » Je suis contente d’être restée à plat, nous avons beaucoup marché, mais je me sens minuscule. « Et comme je doute que tu aies envie de me soulever, il va falloir que tu t’y colles. »

« Je sais. Idem avec la Monroe plus tôt. Courage ! » Nos jeux occupent mon esprit, mais ils parviennent de moins en moins efficacement à le garder détourné de mon obsession : mes sirènes qui, après m’avoir laissée tranquille presque toute la journée, m’appellent puisqu’elle ont décidé que le répit était terminé. Mon esprit convainc mon corps que le manque se répand dans chaque fibre de mon être et j’en suis persuadée : mon corps a besoin de sa dose sinon il s’effondrera. Je tente de ne pas me laisser gouverner et engloutir par cette idée fixe sinon je sais qu’elle me renversera. Pour ça, je m’accroche au regard d’Amos. Je l’ai vue son oeillade. Il m’a mangée des yeux l’espace d’un instant, j’ai même cru que, à cause de la force de l’habitude, il plongerait sur mes lèvres en oubliant la nouvelle réalité qui est la nôtre. Sauf qu’il ne l’a pas fait et que moi, j’ai gardé mes mains dans mes lèvres, troublée, et je n’ai su le cacher. « On trouvera oui. Ne t’inquiète pas. Et le Club Dorothée, c’est entre 80 et 90. Toi tu étais peut-être pas née par contre. » J’esquisse un sourire et je penche la tête sur le côté. « Non, je suis née dans les années 2000, c’est un problème ? » Nul doute que les mauvaises langues auraient jugé notre relation d’autant plus vite si j’avais à peine atteint ma majorité et ma vingtaine. Heureusement pour lui, je suis née tout juste dans la fourchette qu’il annonce et si notre différence d’âge a choqué sa mère, la société a assez évoluée pour qu’elle ne semble insurmontable à personne d’autre qu’aux très traditionnels. Moi, je n’y ai même jamais songé comme à un obstacle, ayant de toute façon toujours été plus attirée par des hommes plus âgés que moi. « D’ailleurs tu me ramèneras pas trop tard, j’ai cours demain. » Je secoue la tête, amusée, et nous rejoignons la file.

Là, le manque devient plus difficile à encaisser, à cause de la promiscuité avec ces inconnus qui, j’en suis à présent persuadée, me jugent et se rendent compte. Ma maladie me pousse à tous les imaginer tournant la tête dans ma direction et, nerveuse, je gratte mes bras dans un tic nerveux que je ne maîtrise plus. Contre toute attente, Amos l’a déjà repéré et il me ramène à lui en enroulant ses doigts autour des mes poignets et en décroisant mes bras. Je m’accroche à ses yeux comme à une bouée de sauvetage, et j’utilise le son de sa voix pour m’apaiser. « Ça va ? Tu sais qu’on peut manger ce genre de saletés partout ailleurs. On peut même passer le bonjour à notre livreur de pizza préféré si tu veux. Chèvre, miel...tu en as plus mangé depuis combien de temps ? » « Oui, ça va... » Je jette des coups d’oeil en biais et je tente de me rassurer en me disant que je délire, en me répétant que personne ne me regarde et que tout ça, c’est dans ma tête. Amos, je ne veux pas qu’il lâche mes avant bras. « Tu es sûr ? Ca ne te dérange pas ? » Je baisse la tête et je confesse, tandis que l’évidence me frappe. « Non, c’est pire, dans l’appartement… » Je chuchote, avant de relever à peine le menton comme une enfant prise en faute. « Me lâche pas. Je peux tenir et on ira manger plus loin. » Là où il n’y aura personne, là où je n’aurais pas la sensation d’étouffer.

« C’est moi l’adulte. Je t’autoriserai à faire l’école buissonnière. Mais, c’est exceptionnel. Je te ferai un mot si tu veux. » Mes sourires répondent au sien et si nous nous sommes rarement amusé de notre différence d’âge c’est parce que j’ai toujours eu peur qu’elle constitue une sorte de tabou entre nous deux, pour lui qui s’imagine déjà brisé et cassé par la vie, et qui m’a déjà demandé pourquoi je ne fréquentais pas plutôt quelqu’un de mon âge. Si je n’avais pas senti que son mal être était profond je m’en serais peut-être amusée à l’époque tant l’idée que cela puisse me déranger m’avait sembée incongrue : je ne m'embarrasse pas de beaucoup de carcans de la société, alors pourquoi celui là ? Quand il reste loin d’avoir l’âge d’être mon père ? J’ai mis longtemps à comprendre que s’il doutait parfois ce n’était pas par manque de confiance en moi, mais par manque de confiance en lui et c’est pourquoi, même s’il rit, même s’il entre dans mon jeu ne n’insiste pas non plus dans cette direction, au risque de rouvrir de vieilles blessures. « Parfait, comme ça tu pourras m’emmener à Disneyland. » Je conclus, avant que nous ne nous installions dans la file d’attente pour acheter quelque chose à manger. Comment se fait-il que tout le monde ait eu la même idée que nous ? Est-ce tendance à présent ce genre d’événement ?

Est-ce la foule qui me ramène vers mes démons ? Non, nous étions bien plus entourés ce matin lors de la brocante d’antiquités. Est-ce la nuit qui tombe et qui, ce dernier mois, était synonyme pour moi d’excès en tout genre ? Peut-être, peut-être aussi que mon sablier est simplement complètement vidé et que le manque reprend ses droit et, dans ce cas, j’ai peur. Combien de temps cela durera ? Des mois ? Des années ? Je me souviens mal de mon dernier sevrage. « Non ça ne me dérange pas. Tout ça, ce n’est pas ma tasse de thé. » C’est vrai mais, alors qu’il garde ses doigts enroulés autour de mes poignets je devine qu’il n’est pas question de lui : c’est pour moi qu’il propose. C’est moi qu’il protège. « Pire ? Pourquoi ? » Je secoue la tête en réfléchissant, je me secoue les puces pour mettre des mots cohérents sur mes pensées. « Parce que… Je n’ai pas grand chose pour occuper mon esprit. Pour le tromper. » Pour lui faire croire que tout ira bien et l’occuper à autre chose qu’à se morfondre sur mon poison perdu. Il lâche ses poignets et je suis prise d’un vent de panique, sauf qu’il m’attire à lui pour chuchoter à mon oreille. Dieu que ce contact me fait du bien, dieu que j’ai envie d’enrouler mes bras autour de son torse et y dissimuler mon visage pour renouer avec la sensation de le serrer contre moi. Mais c’est égoïste et surtout, en proie à la panique, je me contente de garder mes poings serrés contre moi, tout contre lui également. « Tu n’es pas obligé de t’infliger ça. Je parie qu’ils sont même pas bons. Regarde, ils sont trois. Il y a trop de monde. Ils vont pas au bout de leur cuisson, allez viens, on s’en va. » Je hoche la tête, j’utilise ses mots et le son de sa voix pour me rassurer et je le laisse m’entraîner à l’écart, sans lutter parce que je n’en ai pas envie. L’étreinte est timide mais il ne m’a pas lâchée, je suis toujours là contre lui à m’enivrer de la chaleur de sa peau. « T’en fais pas. Ça va aller. » Je me concentre sur ma respiration. Je ferme les yeux et profite de l’air frais sur mon visage. « Oui, t’as raison. J’aimerais rentrer. Mais j’avais pas envie que… » Je pousse un soupir. « J’avais pas envie que cette journée se termine. »

Il m’attire contre lui et mon souffle se coupe. Je ne suis pas encore assez rongée par mes addictions pour ne pas être troublée par ce contact, pour que l’effet qu’il me procure ne passe au second plan. Au contraire, je me fige et profite de l’effet de son souffle dans ma nuque, je ramène mes poings contre moi et je me blottis contre son torse. Est-ce égoïste que de profiter de sa pitié pour étancher ma soif de lui ? Peut-être, mais je réalise qu’elle me fait plus de bien que n’importe quoi d’autre, cette étreinte. Qu’elle chasse ma nervosité et mon agitation. « Alors, on va essayer de trouver quelque chose à faire pour le tromper. » Il m’entraîne et je me laisse porter puisque je n’ai envie d’être nul par ailleurs. « Ça le trompe déjà. Tout ça. » Moi dans ses bras. Lui qui entoure mes épaules d’une étreinte rassurante. Je n’ose le formuler, mais c’est à tout ça que je pense et fait allusion.

« Tu sais que… On peut faire ça quand tu voudras ? » Je relève la tête vers lui et je sonde son regard : je cherche à savoir s’il me berce d’illusions dans le simple but de me calmer ou s’il le pense. Je choisis de croire ce que je vois ou ce que j’ai envie de voir, je ne sais pas trop : il ne me ment pas. Il ne cherche pas à endormir mes démons et mon besoin d’indépendance en leur chantant une jolie chanson. « On en a besoin. » Est-ce présomptueux de présumer qu’il en a besoin autant que moi ? « Sept jours. C’est juste une question de temps, après tu pourras retrouver une vie normale. » Sept jours. Dans mes instant de lucidité - et celui ci en fait partie, malgré un retour de flamme de ma paranoïa, celle qui n’est pas dans ma nature mais soufflée par les drogues - je sais que ça, par contre, c’est faux. Alors je le lui souffle. « Ça prendra bien plus de sept jours. » Avant que je ne chasse l’envie, si ce n’est totalement assez pour être capable de lui résister. Mais alors qu’il me tient serrée contre lui et que, finalement, il glisse sa main dans la mienne, ces sept, quatorze, trente ou soixante jours me font un peu moins peur. Il me suggère de commander une pizza lorsque nous atteignons la voiture, et il interprète mal mon silence puisqu’il s’assure que ça m’aille. « Ou autre chose. On fera un crochet pour la récupérer avant de rentrer. » « Non c’est très bien je... » J’esquisse juste un sourire. « Mais il me faut un téléphone. » Le mien, le sien, peut importe puisque je le lui rendrai sur le champ.