Il n’est plus question de se nourrir d’articles ou de rubriques médiatisées. Dans ce bar où mille et un regrets se sont entremêlés avec l’alcool, les femmes, les paris et les jeux subsiste une volonté. Celle de bien faire pour une fois dans sa vie. Archie s’est longtemps cru brisé. Un puzzle ou un Lego dont il manquerait une pièce, une poupée à l’œil arrachée, un yo-yo à la corde boudinée de nœuds serrés. Il a alimenté cette idée en la prouvant vraie et en fuyant celui qu’il était dans l’espoir de devenir quelqu’un d’autre. Il n’a jamais réussi. À la fin de la course, il n’est jamais accueilli par une ligne d’arrivée. Il se relève le lendemain, les mêmes idées le bouffant, les mêmes peurs le clouant dans son lit jusqu’à ce qu’il trouve le courage d’attraper son portable et de concentrer ses pensées sur le travail et son carnaval de la distraction. Il n’y avait rien de mieux pour le millionnaire que d’accorder cœur et âme à cette doctrine dont il connait les rouages et les mathématiques. L’abstrait ne lui convenait plus. Mais, aujourd’hui, c’est le rationnel qui va finir par le tuer. Et si, pendant un moment, il retrouvait cette pièce de puzzle égarée ?

Le jeu est déclenché. Carmine et Archie se tournent autour comme des oiseaux du paradis déployant leurs plumages verdoyants. Le public est moindre mais tout de même bien présent. Dans cette cage à quatre murs, l’actionnaire joue la carte de la discrétion. Si ses regards sont entendus et ses idées claires, il ne laisse pas sa gestuelle trahir sa volonté. Pas ce soir, son attitude d’houlier. De manière tout à fait formelle, il interroge Carmine quant à ses regrets à lui – certes, il ne pose pas une question directe, mais il cherche à réunir des indices pour lui-même formuler une hypothèse. Ce n’est pas la richesse qui sauvera la vie d’Archie alors il se doute que la luxure ne sauvera pas celle de l’anglais. Les humains sont des êtres tout à fait simples. « Je viens d'un monde ou être soi-même ne suffit pas. » Les mots résonnent dans sa boîte crânienne. Ils rebondissent à droite, à gauche, et la bordure de leurs lettres est aiguisée. Archie se froisse. Il baisse les yeux. Dix milles kilomètres séparent leurs mondes, mais à la fin de la journée, ils se rencontrent au milieu du trajet. « Ou l'on s'émerveille du paraître, car l'on s'ennuie de ce qui est vraiment. » La variance est ici. Archie n’a jamais eu besoin de porter la couronne. Il s’en est approprié une mais l’acte était volontaire. On ne lui a jamais demandé de devenir cet homme condescendant qu’il est. On lui a présenté un but et il a écrit ses propres règles. Il n’est pas parfait et il n’agit pas comme si. Carmine, quant à lui, se pavane tel le lion aux qualités innombrable. Même quand il plaque au rugby, il le fait avec la décence d’un homme respectueux. Sa seule façon d’avaler le gin Tonic laisse penser qu’il ne s’agit que d’un verre d’eau. « Une vie artificielle, donc. » Il résume calmement. Il remercie à peine le barman qui lui apporte son verre. Il suffit d’un hochement de la tête pour faire parvenir son contentement. « Quand as-tu réalisé que tu venais de ce monde-là ? » Qu’Archie demande en basculant la tête sur le côté, sondant ses yeux à travers le filtre de lunettes fumées. « Il doit bien y avoir un moment où tu as réalisé que quelque chose clochait. » Lui, il se souvient très bien. Le choc n’a pas été fatal ; il a su se relever. Cette soirée-là, lorsqu’il a mis fin à sa relation avec Autumn et qu’il a réalisé qu’il ne savait pas ce que c’était, l’amour. Il a pensé qu’il n’était pas un être humain, qu’on lui avait dérobé son humanité. Ou qu’il l’avait perdue quelque part dans le magasin de jouets.  

L’histoire se déverse comme une rivière sur la surface du comptoir, glisse tout en douceur le long des doigts de Carmine et de ceux d’Archie qui refuse d’en détacher ses yeux. Il imagine la cruauté de ses mots telle qu’elle est : un voile noir et curieux qui se colle à sa peau, musèle sa chair et distend ses muscles tandis qu’un poing se forme. « J'étais jeune et naïf. » La voix du conteur s’allège. Le roman qu’il lit est dur mais il s’en détache comme s’il souhaitait instaurer de la distance entre ce qu’il s’est passé quand il n’était pas assez mature pour comprendre. Mais Archie est forcé de comprendre que l’échange ne tourne pas autour de bons souvenirs, plutôt d’un retour à la réalité violent. Derrière ses jolis sourires offerts à la caméra se cachent des fils transparent qui l’attachent au marionnettiste. Une femme, s’il le comprend bien, puisqu’il l’a affublé du pronom féminin. Il ne l’a pas nommée, et l’actionnaire se doute que quelques secrets doivent rester ainsi lorsqu’ils concernent une famille royale. Quel genre de bombe ces révélations pourraient-elles déclencher ? Archie ne peut même pas se l’imaginer. Son image, il la protège pour lui. S’il ruine son portrait, il ne ruine celui de personne d’autre. Des responsabilités ont été dirigées vers Carmine quand il est sorti de sa fastueuse chrysalide. Lui et sa famille forment un polymère telles la colle ou la résine : les liens qui les unissent sont sacrés et il suffirait d’un point de rupture pour que la structure complète s’écrase. « J'étais son trophée. » Il n’en peut plus de voir Carmine à travers une vitre sans teint. Levant doucement sa main, il le débarrasse de ses lunettes, replie ses branches et accroche la paire à la bordure de son col. Le contemplant un moment, il finit par porter sa boisson à ses lèvres pour l’avaler d’un coup, contrastant avec la lenteur stratégique dont son compagnon fait preuve. Il y a mille questions à poser, mais il s’interdit chacune d’entre elles. Sa langue s’empêche d’aborder le tabou qu’il ne comprendrait pas, puisqu’ils ne viennent pas du même monde. Et pourtant, un viol ne devrait pas changer de définition en fonction d’une situation. Il y a des mots dont la dureté ne doit pas être remise en question.

« Et où est cette personne, aujourd’hui ? » Il grommelle entre ses dents, puisant dans toute la réserve dont il peut faire preuve pour ne pas grimper sur ce tabouret et crier au préjudice. Il l’aurait fait, plus jeune, sa propre justice. Il réglait les problèmes qui venaient à lui d’une menace et il n’en entendait plus jamais parler car il arrivait à se faire convaincant. Seulement, aujourd’hui, il ne possède aucun pouvoir sur ce qui est, ce qui sera et ce qui aurait pu être. Désarmé, il devra se contenter d’avaler la pilule et de se satisfaire d’une histoire sans fin.

Ce doit être l’ambiance de ce bar rustique qui délie les langues. Le ton a été donné, les premières couleurs étendues sur la toile. Ce soir, ils laisseront tomber les formalités, cesseront de jouer ce rôle qui a été imposé à l’un et que l’autre a adopté. Deux manières différentes de s’approprier une personnalité qui leur permettrait de naviguer à travers ce monde de bonnes manières et d’amitiés de circonstances. Ce n’est pas l’obligation qui a forcé Archie à devenir ce qu’il n’est pas, et ce qu’il ne sera jamais. Personne ne l’a mordu, lui, et il est même devenu le loup qui plante ses dents dans ses proies et qui les relâche seulement quand il a obtenu ce qu’il désire. Souvent des échanges matérialistes à base de pipes et d’orgasmes où les autres gagnent une nuit dans une villa de luxe et une bonne bouteille de vin. Il s’est ainsi formaté, mais l’univers de Carmine, s’il peut paraître similaire aux abords, se révèle bien plus obscur qu’il ne l’aurait pensé. La royauté n’est pas un concept qui vient le chercher particulièrement. S’il comprend l’importance de l’héritage et des liens du sang, il a préféré concentrer toute son attention sur le travail et le dû pour prouver au monde qu’il n’avait pas besoin d’être sacré roi pour prendre la couronne. Il préfère la rubrique économique dans le journal.  

L’atmosphère a changé. Il y a un goût de contrariété qui pèse sur les épaules des deux hommes tandis que leurs regards ne sont plus séparés par la barrière de vitre noire. Archie peut comprendre qu’il ne ment pas ; il l’aurait cru autrement, de toute façon. On ne révèle pas ce genre de détail délicat pour avoir de l’attention, encore moins pour battre des cils. Carmine n’a pas besoin de ça pour que les yeux se tournent vers lui. Pourquoi lui a-t-il révélé ce détail le premier, parmi nous les autres qu’il aurait pu partager dans l’espoir d’attiser l’intérêt d’un homme riche comme lui ? Archie ne croit pas qu’il s’agit d’un cri d’appel à l’aide. Il ne pourrait de toute façon rien faire pour corriger les fautes du passé. Ça ne l’empêche pas de vouloir s’assurer que le mannequin s’est défait de ces chaînes depuis le temps. « Au même endroit. » Paupières plissées, Archie le scrute. Cette phrase peut s’interpréter de plusieurs façons. Au même endroit physique ou au même endroit psychologique ? Sont-ils toujours rattachés par les liens de l’abus ? « En Angleterre ? » Il s’ose à deviner, pensant qu’il s’agirait du scénario le plus rassurant d’entre tous. « Je ne crois pas me souvenir les raisons pour lesquelles tu loges à Brisbane aujourd’hui. » Il pense à voix haute, l’interrogeant du regard, son doigt dansant sur la bordure de son verre. Surtout, il n'a pas lu sa page Wikipedia. Il n'a pas voulu se spoiler les meilleurs moments. Est-il venu seul, ou s’est-il fait accompagner par d’autres personnes, ou, pire, la personne dont il est question ?  

« Ma sœur vit ici depuis quelques années. » Oh, il y a une sœur dans le paysage ? L’intérêt d’Archie se traduit dans son sourcillement discret mais parleur, qui compose son visage en une surprise adoucie. Les sœurs sont les super héros de toutes les meilleures histoires. Sans les siennes, Archie se serait certainement planté quelque part, et la chute lui aurait fracturé le cou. Elles sont un permanent rappel de l’homme qu’il est vraiment derrière les artifices. Madison et Saddie protègent son cœur rubigineux sans même le savoir. Quelque chose dans le ton chaud de Carmine lui donne l’impression que la reconnaissance qu’il ressent à l'égard sa sœur est similaire. Peut-être l’a-t-elle sortie des crevasses les plus profondes, elle aussi. Ne souhaitant pas l’interrompre, il le laisse étendre le fil de ses pensées tel le tapis rouge tant désiré de tous les artistes souhaitant hériter du titre de l’intemporalité. « Elle me manquait et Londres était devenue … oppressante. » Le regard empathique d’Archie ne se détache pas de celui de Carmine. Il ne s’agit plus de lui pour président du monde ; ce que le royal a besoin de dire paraît soudainement plus important que tous les titres honorables et les médailles. « J’apprécie tout particulièrement le j’en foutisme australien. » La remarque le fait sourire. Il ne pourra pas le contredire. Certes, il n’a jamais été complètement submergé par l’atmosphère anglaise, mais ses quelques expériences lui ont permis de peindre un portrait assez détaillé de cette ville grise et froide. Il n’y a pas plus surprenant pour un australien que de mettre les pieds dans un pays où la normale lui inonde les bras de chair de poule. Là-bas, il n’a pas toujours besoin de poser ses lunettes teintées sur le nez. Impossible de toujours cacher ses réactions. Les vedettes, qu’elles aient désiré cette distinction ou pas, on le visage tout à fait nu et déchiffrable. « Pourquoi les affaires ? » Il a loupé l’occasion de rebondir sur les dernières confessions. Plissant les paupières pour adresser un léger agacement à Carmine, il balaie sa déception d’une gorgée de Gin. Celui qui adore pourtant parler de lui se retrouve face à une nouvelle réalité. Il ne pourra pas mentir au garçon. Il lui a offert sa confiance alors le jeu doit se jouer également des deux camps. L’actionnaire n’a pas l’intention de le trahir. Ce serait le mauvais geste à faire. Il imagine déjà l’une de ses sœurs l’asséner d’une claque derrière la tête s’il se mettait à radoter son discours habituel. « Ça m’a paru la meilleure façon de devenir le meilleur le plus rapidement. » Pour rendre fier ses parents. C’est tout. La portée du message n’est pas si ample. « J’ai toujours été bon dans ce domaine. Je n’ai pas seulement hérité de la couleur des yeux de mon père. » Haussant les épaules, aussi pour dissimuler sa honte, aussi pour signifier que l’histoire n’est pas plus intéressante que ça, il présente : « Je suis codé de cette manière, il faut croire. Il ne faut pas chercher plus loin. L’homme riche acquière, par défaut, beaucoup plus de reconnaissance. Il me suffit de porter un peu d’or au poignet pour que mon opinion soit valorisée et fasse pencher la balance. » C’est dans cette société-là qu’il a grandi. Il mourra aussi dans le creux de ses bras capitalistes.    

« Et cela te convient ? » C’est le silence qui prend la parole à la place d’un Archie contemplatif. Sa main s’est machinalement portée à sa barbe, qu’il frotte avec perplexité. La réponse à cette question dépend du destinataire. S’il conversait avec son père, il acquiescerait aussitôt. C’est son paternel qui lui a inculqué la valeur des possessions matérielles. Gamin, il observait les bolides garés dans le parking et il en bavait, se disait qu’un jour il en aurait qui porteraient son nom.  Une Ford Thunderbird rouge ; c’était son tout premier objectif, d’en admirer la carrosserie dans son propre garage. Puis, le rêve s’est réalisé, et rien de spectaculaire ne s’est produit. Il n’avait pas changé. Le même garçon avare et insatisfait qui croit arriver à se rassasier en multipliant sa richesse. Les années ont passé et le constat a été aussi solide que son éducation : il a beau avoir réussi à suivre les pas de son père, il n’a pas l’impression d’avoir gagné le jeu de la vie. Ça ne l’empêche pas de prétendre le contraire. C’est plus facile de jouer la comédie et de feindre le bonheur que d’admettre avoir eu tort depuis le début. Il refuse de penser que son père ne possède pas les réponses à toutes les questions et qu’il est un être humain comme les autres.    

« Eum... » Qu’il hésite, redressant ses perles bleues dénuées de lumière. Ce n’est pas avec Esmée, sa mère, qu’il discute. Si ça avait été elle, il lui aurait offert le plus tendre des sourires et l’aurait pris dans ses bras pour lui murmurer son amour. Il lui aurait menti en prétendant qu’il est heureux, que son fils ne pourrait pas espérer une meilleure vie, simplement pour ne pas lui briser le cœur. Elle lui a donné tout l’amour d’une mère. Elle a pansé ses blessures, soigné ses bobos, elle lui a lu des histoires jusqu’au milieu de la nuit, elle lui a appris à faire la sauce à spaghetti la meilleure du monde (même s’il ne l’a jamais cuisiné, cet homme riche qui préfère commander à manger tous les jours). Il sait que son bonheur dépend du sien. Alors il vaut mieux la préserver.  

Puis, il y a ses sœurs qui pourraient lui poser cette question aussi. Pour ne pas afficher ses faiblesses et pour leur assurer sa protection le restant de sa vie, il mentirait à elles aussi. Oui, ça me convient. Je suis fort, je suis là, je vais bien alors vous irez bien. Sempiternelle boucle sans fin, un cercle vicieux dans lequel il n’arrive pas à s’extirper, à moins que ; « Non. » Lèvres pincées, il baisse les yeux vers sa boisson qu’il termine d’un trait. « Mais je reste à ma place. C’est mieux ainsi. » Il arrivera à se convaincre, un jour. Il lui faudra encore plus de maturité pour accepter le fait que le bonheur ne trouve pas sa source dans l’évidence conditionnée.

Sa majesté est étourdie. Archie lit quelques signes de fatigue dans ses traits. Il esquisse un gloussement discret lorsque Carmine étire ses muscles endoloris par l’effort du sport, certainement. Il jurerait même entre quelques plaintes étouffées à travers le léger brouhaha du bar. « Brutal, ce sport. » Il constate à voix haute avant d’ajouter avec une pointe d’humour : « Il y a un masseur privé qui t’attend dans ton château ? » Où un homme comme lui loge-t-il ? Il n’imagine pas un condo, encore moins un appartement. Certainement un grand manoir au style anglais, à l’image de son propriétaire.      

Il y a un doute qui plane au-dessus de la tête d’Archie depuis toujours. Une sorte de soupçon qu’il peine à ignorer et qui revient lui fouetter le visage à toutes les fois où il s’avère véridique. Il peut faire abstraction aux détails futiles et aux choses qui n’encombrent pas son chemin, mais le bonheur n’est pas un détail futile. Il le cherche comme tous ceux qui se demandent encore à quoi bon vivre si c’est pour détester son emploi, sa famille, son visage, son cerveau. Alors ça a toujours été plus difficile que prévu, d’ignorer la vérité avec un grand V qui se trace sous son nez. Ce n’est pas à sa place qu’il trouvera un moyen d’être heureux. Il a déjà essayé d’y rester, et le « Puisses-tu avoir raison. » lui serre la gorge plus que nécessaire. Inutile de répondre. Il n’a pas raison, c’est clair et net comme l’eau d’un iceberg, et s’il a cessé de tenter de se convaincre lui-même, il préfère préserver les apparences pour ne pas confronter la réalité telle qu’elle est. Crue et amère. Il en vomirait.

La partie de rugby a été énergivore. Les mimiques de Carmine, alors qu’il pétrie ses muscles avec toute l’élégance dont il peut faire preuve, lui tirent un sourire compatissant. Bien sûr qu’il se souvient des courbatures du deuxième jour et des ecchymoses mauves apparaissant en plein milieu de la nuit. C’est une époque qui lui manque. La douleur physique plutôt que celle mentale, qui le cloue parfois au lit avec pour seule compagnie une bouteille de vodka. « Je ne compte pas rentrer chez moi, cette nuit. » Ses lèvres se pincent. C’est avec tout le naturel d’un homme dans le placard qu’il adresse à la salle un regard inquiet, louchant sur tous les visages présents qui se fichent bien d’eux et leur fausse camaraderie. Le monde ne tourne pas autour de son nombril et il devrait bien le savoir après tout ce temps ; hélas Archie ne vit pas avec les mêmes standards que les autres. Autant il apprécie d’agglutiner toute l’attention autour de lui, autant ce leadership qui le caractérise le prive parfois de son intimité. Parfois, c’est tout à fait imaginaire. Souvent même. Enfant roi élevé ainsi. On ne le change pas avec une simple claque. « Et je ne compte pas rester ici non plus. » Il préfère jouer la carte de l’innocence parce que ça lui paraît plus simple que de dévoiler la réciprocité de son intérêt : « Ah bon ! Tu n’apprécies pas l’ambiance rustique et ce saut dans mon adolescence mouvementée ? » Qu’il s’offusque faussement en redressant le dos, cherchant à le faire un peu réagir, malgré les vapes de l’alcool qui pèsent sur les paupières de l’amateur de thés. Il n’obtient pas exactement ce qu’il souhaite. Carmine ne sera jamais un de ses sbires qui calquent ses réactions pour arriver à sa hauteur. Il est sa propre personne. Il n’a pas besoin d’une échelle pour le surplomber. C’est aussi problématique qu’excitant. « Dure, l’aube de la quarantaine. » Qu’il se moque gentiment en faisant signe au barman de lui apporter un dernier fond de Gin, qu’il avale en même temps de taper sa carte de crédit sur la machine. « Qu’est-ce que tu avais en tête ? Un vieux motel crasseux avec des coquerelles entre les draps ? » Il doit être d’humeur joueuse. Voilà une de ses cinquante façons d’éviter de se montrer trop entrepreneur avec le genre interdit. Ce sera différent entre quatre murs privés.    

« Je reconnais bien là les fantasmes d'adolescent mouvementé. » Dur public, que constitue le Sighbury. Ce n’est pas l’absence d’émotivité de sa part qui empêchera Archie de creuser un peu plus le fossé de l’indécence. Il veut le tester, jouer avec lui, trouver ses limites et les mots qui lui feront perdre ce visage de porcelaine qu’il arbore autant au travail qu’au repos. Archie n’a jamais été de ceux qui baissent les bras dès le premier obstacle rencontré. Les défaites le motivent, lui font doubler d’effort, même si elles sont généralement peu nombreuses. Carmine est un défi de taille qu’il s’amuse déjà à déconstruire et à détailler tel le ferait le renard qui examine sa proie afin d’élaborer la meilleure stratégie pour la choper à pleines dents. Il va le bouffer, ce lapin. Ça c’est certain. Comme tous les autres avant lui. « J'ai chaud. » Il se lève à son tour de son tabouret, aillant compris le message codé avant même qu’il ne soit retranscrit clairement. Par-dessus le téléphone du mannequin, il a su reconnaître le réflexe d’un homme important qui a besoin de se rendre à quelque part. Lui aussi, pourrait contacter son chauffeur privé, mais il faut dire qu’il préfère le garder en-dehors de cette histoire-là. Même s’il en confiance en sa discrétion après toutes ces années, il ne veut pas se risquer à monter à bord en compagnie d’un homme à cette heure de la journée. Aussi, comme Carmine l’a si bien dit : il fait chaud. Ça se voit sur leurs jours rougis ainsi que dans leurs yeux limpides.
 
Alors ils sortent, à la demande de sa majesté, dont Archie emboîte le pas sans maladresse. Il n’a pas assez d’alcool dans le sang, il paraît tout à fait sobre tandis qu’il enchaîne un pas après l’autre avec aisance. La vérité, c’est que l’autre homme ne s’ébranle pas non plus, et, pourtant, il s’était attendu à le voir s’accrocher aux tables pour ne pas tomber à la renverse. Il cache mieux son jeu qu’il ne l’aurait pensé. L’égo de Carmine est aussi dominant que celle d’Archie. Bien paraître en tout temps, alors ; ils s’entendraient toujours sur ce point, si leur duo intime venait à se faufiler hors de leur portée.  

Il y a des choses qui ne changent pas. Cette façade qui les surplombe maintenant que l’air frais les accueille est la même. Ce mur en béton, contre lequel la silhouette svelte et distincte, est craqué aux endroits où Archie se souvient avoir glissé ses ongles, ses clopes aussi pour les éteindre. Les souvenirs d’enfance ne cessent pas de lui rebondir au visage même s’ils ont quitté le bar mythique. « D'autres souvenirs à partager sur le pas de cette porte ? » Se retournant vers celui qui a levé la voix, il se retrouve à s’esclaffer devant la pose professionnelle qu’il arbore. Il s’attendrait presque à voir des caméras apparaître au coin de la ruelle. Il se met à l’imaginer endormi, cet homme trop clairvoyant, et à se demander s’il cesse de jouer son rôle seulement quand il n’est plus conscient de rien. « Des dizaines, oui. » Archie prétend du bout des lèvres, désignant le sol sous les chaussures cirées du mannequin. Sans vraiment s’en rendre compte, il fait des demi-lunes autour de lui, incapable de rester en place maintenant que ses hormones fusent et que ses souvenirs l’inspirent. Ses mains se sont enfoncées dans les poches de son pantalon pour cacher les derniers secrets qu’il possède. « Ça dépend si tu as envie de m’entendre parler des gerbes que j’ai lâchées où tu as posé les pieds, ou si tu préfères que je te livre les noms de toutes les filles que j’ai collées à ce mur-là. » Marquant une pause, il examine avec un peu plus d’attention la hauteur de Carmine, réalisant une chose précise : sa tête arrive bien plus haut que la tête des filles de son passé. « En tout cas, c’est la première fois que je dois lever le nez pour regarder dans les yeux la personne qui m'accompagne à la sortie du bar. »  

Ce doit être son besoin de prouver sa valeur qui ressort lorsqu’il prétend avoir raccompagné tout un tas de filles à la sortie de ce bar. Carmine n’en a rien à faire, de cette information. Elle lui fait l’effet d’une goutte d’eau qui lui tombe sur la tête ; il la constate, l’essuie et l’oublie aussitôt. Ce doit être difficile, d’impressionner un homme à la beauté si remarquable qu’il n’a jamais eu besoin de réfléchir avant de faire le premier pas. N’importe qui doit se sentir intimidé devant une telle prestance, mais là se trouve l’une des rares qualités d’Archie. C’est difficile, voire impossible, de lui marcher sur les pieds. Alors beau ou moche ; il traitera le mannequin comme un jeu dont il connait par cœur les règles. Il ne change pas, n’ajuste pas son caractère pour se calquer à lui, puisqu’Archie vient toujours tel qu’il est. Une austérité entrecoupée de vannes qui dérangent. Tant pis si Carmine ne réagit pas à ses immaturités. Ça le fait encore plus rire. Les deux hommes sont inébranlables à leur façon. L’un ne craindra jamais de se ridiculiser, l’autre ne se laissera tout simplement pas ridiculiser.

Et le plus grand reprend le contrôle d’un seul coup d’index – littéralement. Dès l’instant où son doigt s’accroche au col d’Archie, il se sent perdre le contrôle de ses jambes transformées en colonies de fourmis. Un gémissement surpris s’échappe de sa gorge quand son dos rencontre le mur et il soulève la tête pour affronter le regard de celui qui vient de lui voler sa liberté avec une facilité déconcertante. Il s’humecte les lèvres en contemplant cette longue silhouette qui le surplombe et il oublie, seulement un moment, qu’ils sont au beau milieu d’un lieu public où voitures et piétons balaient l’air à leur passage. « La première fois, tu dis ? » Il ricane encore, à moitié hypnotisé par la danse qu’effectuent ses lèvres en prononçant ces mots. Quand il redresse la pupille, c’est pour mieux déchiffrer les intentions derrière le bleu de ses iris majestueux. Même plongés sous cette noirceur tardive, ils semblent pénétrer l’ombre d’un éclat délicieux. « Gravons quelques nouveaux souvenirs dans cette mémoire poussiéreuse ... » Hélas, le ton de sa voix, sensuel, le ramène aux valeurs bien ancrées en lui. Il venait de dicter un ordre camouflé en proposition, mais Archie ne peut pas ignorer l’absence d’intimité si facilement. Il s’apprête à le rejeter pour tabouer son désir, mais c’est une vibration dans le téléphone de sa majesté qui le fait échapper de justesse à la confrontation. Elle n’aurait pas été bien vilaine, mais elle aurait pu déplaire Carmine et écourter la soirée plus tôt que prévu. Il est hors de question qu’ils s’embrassent en public. Il y a bien des choses qu’Archie sacrifierait pour cette relation clandestine (à sa plus grande surprise), mais pas son exclusivité.

« hm » Il plisse les paupières. L’envie de lui faire regretter son impulsion fait chauffer ses tripes mais il décide de la ravaler plutôt que de commettre une énième erreur. Il en a trop fait, ces derniers temps, et il doit bien commencer à apprendre sa leçon. Il doit enterrer certaines de ses opinions démodées. La vision d’une Aston Martin chasse toute sa frustration et, se séparant de Carmine avec un certain détachement, il va à la rencontre de la voiture impressionnante qui se gare à ses pieds. Sans gêne, comme d’habitude, il effectue un tour du bolide pour noter la perfection de sa peinture noir brillant et laquée. Il fait patiner ses doigts sur la carrosserie, offrant seulement un regard au conducteur quand ce dernier les salue avec professionnalisme. Le son feutré de la portière arrière qui s’ouvre lui envoie un frisson dans l’échine. « Tu m’as caché ça ! » Il s’exclame en soustrayant enfin de main de la voiture pour grimper à l’arrière. Elle sent encore le cuir neuf, parfum qui lui rappelle un tas de souvenirs, son enfance ayant été ponctuée par toutes les nouvelles acquisitions de son père, fanatique de voitures aussi. « Fermez la vitre, s'il vous plait, Donald. » Oh, Carmine croit que ce sera suffisant ? Le dévisageant d’un regard joueur, il ne peut s’empêcher de s’époumoner un « HEEEEELP !!!! » afin de tester l’insonorité de la vitre. L’absence de réaction derrière le volant le réconforte et il adresse au mannequin un sourire autant amusé qu’arrogant. Bien sûr qu’il reconnait ses intentions. Ce n’est pas pour autant qu’il se laissera aller au vice sans s’être assuré qu’il était bel et bien en sécurité. Et, d’une voix normale, il lui fait remarquer : « Tu n’as pas indiqué de destination à Donald. » Et s’il l’a fait par écrit, alors il ne s’agit-là que d’un subterfuge pour savoir où ils se rendent.