Une journée terminée et une belle soirée ensoleillée qui semblait jouer les prolongations, le temps idéal pour sortir, boire un verre entre amis sur les terrasses des bars les plus fréquentés par les étudiants, pour flirter ou plaisanter, pour savourer encore un peu d’insouciance avant de penser aux examens de la semaine. Oui, c’était vraiment le temps idéal. Mais pas pour Gabriel. Depuis quelques mois il ne semblait plus distinguer les jours de pluie de ceux qui rayonnaient, préférant s’enfermer dans sa chambre, se plonger inlassablement dans ses livres et ses cours, travailler d’arrache-pied, des heures durant. Comme pour occuper tout son esprit, ne penser à rien d’autre, comme pour oublier. Oublier son cœur éclaté, ses fragments éparpillés aux quatre vents, occulter le chagrin, la violence de quelques mots froids, distants, qui mirent un point final à presque deux ans de relation sans qu’il ne le voit vraiment venir. Depuis le jeune homme se noyait éperdument dans ses ouvrages, dans ses études et parfois dans ses croquis qui tapissaient les murs de son refuge ou les notes qu’il arrachait au vieux piano de la colocation. Il ne semblait plus vraiment trouver goût à quoique ce soit d’autre et Lola, sa colocataire, après l’avoir ménagé autant que possible s’était finalement résolue à le confronter à la réalité. Elle avait profité qu’il montre enfin le bout de son nez un matin à l’heure du petit-déjeuner pour lui annoncer qu’ils devaient trouver un nouveau colocataire. Cela faisait déjà plusieurs mois que Thomas avait quitté l’appartement, en même temps que Gabriel, et ils ne pourraient assumer indéfiniment à eux deux les charges qui leur incombaient. La vie à Brisbane demeurait chère pour de simples étudiants comme eux, malgré leurs petits boulots et leurs jobs de vacances. Elle avait insisté. Il fallait qu’ils retrouvent un colocataire. Ou il faudrait partir, avait-elle ajouté après une gorgée de café. Trouver plus petit, ailleurs. Autant dire qu’avec l’année qui avait déjà commencé la chose serait ardue, sans compter que leur lieu de vie actuel était plutôt bien placé pour eux deux. Ils risquaient d’y perdre. Gaby avait conscience de tout cela, il savait pertinemment que Lola avait raison. Il fallait dire que c’était plutôt une habitude chez elle. Le brun s’était contenté d’opiner lentement de la tête, et bien que timide c’était un signe d’approbation. En revanche elle avait aussi parfaitement saisi qu’elle devrait s’occuper seule de cette recherche lorsque le jeune homme s’était levé, son mug de café à la main, et dirigé vers sa chambre dont il avait repoussé la porte du talon avant de retourner à ses livres. Lola avait soufflé. Elle avait gardé le reste de ses remarques pour elle. Elle ne lui avait pas avoué à quel point le Gabriel d’avant lui manquait, à quel point son visage était effrayant de pâleur ni que ses yeux cernés de noir trahissaient les nuits blanches qu’il passait. Elle ne lui avait pas dit qu’elle espérait le voir aller mieux, le plus tôt serait le mieux. A quoi bon de toute façon ? Il apparaissait que seul le temps ferait réapparaître l’éclat qui brillait autrefois au fond de ses yeux bleus. Mais elle ne lâcherait pas l’affaire si aisément, elle était de ces obstinées, de ces battants, de ceux qui ne renoncent pas. Et tout ça Gaby le savait parfaitement. Il aimait ça chez elle. Il l'adorait pour ça. Plus encore maintenant. Parce qu'elle tenait toujours le cap, parce qu'elle avait cette force démesurée qui émanait d'elle, alors même que lui jouait aux égoïstes possédant le monopole de la douleur, alors qu'il avait laissé en plan la moitié de sa vie. Il s'en voulait de lui jouer un tour pareil, alors qu'elle avait toujours été là pour lui, qu'elle l'était encore. Il s'en voulait mais il continuait à se torturer tout seul, à s'isoler, à oublier la vie autour, comme s'il cherchait à disparaître dans les paperasses qui s'entassaient et couvraient son bureau d'étudiant.
Et pendant ce temps, Lola, une fois encore, avait fait montre de son obstination légendaire. Les candidats potentiels à la colocation s’étaient succédés. Et Lola prenait les choses en main sans jamais se démonter, toujours pleine d’une intarissable énergie. Les visites s’étaient enchaînées, Gabriel n’avait assisté à aucune d’entre elles et l’enfant terrible qu’était sa colocataire avait eu vite fait de qualifier la chambre dans laquelle il trouvait refuge de no man’s land de l’appartement. Puis elle avait finalement arrêté son choix, en avertissant Gabriel, qui avait approuvé avec un vague détachement, comme les affaires de la vie courante ne paraissaient plus lui faire ni chaud ni froid depuis le départ de Thomas. La date était fixée.
Alors le jour J, par cette belle soirée ensoleillée, et comme à sa triste habitude depuis quelques temps, Gaby était reclus dans sa chambre, absorbé plus que de raison par une série de crayonnés de son cru, sur lesquels il s’épuisait depuis près de deux jours et autant de nuits. De fait, il n’avait que peu dormi, ce que ses yeux clairs trahissaient aisément, sans parler de ses indisciplinées boucles brunes en bataille dans lesquelles il passait régulièrement une main ajoutant un peu plus à la pagaille qui y régnait déjà. Il avait distinctement entendu le bruit de la sonnette puis de la porte d’entrée et pourtant il n’avait pas esquissé un mouvement. Tout au moins jusqu’à ce que Lola passe la tête par la porte de sa chambre sans prendre la peine de frapper au préalable. Il n’avait pas moufté, mais ne s’était pas tourné non plus vers elle. Ce qui sembla agacer passablement la demoiselle. « Bon lâche tes crayons deux secondes et amène-toi y'a le nouveau coloc » Son ton ne souffrait nul délai ni refus. Mais la masse quasi inerte que composait Gabriel ne sembla pas se mettre en mouvement assez vite à son goût. Cette fois Lola entra complètement dans la pièce, ouvrant grand la porte au passage avant de lancer sur un ton sec un « Carnahan si tu n’as pas bougé dans les dix secondes je te sors de là par la peau des fesses ! Alors remue-toi ! » Cette fois Gaby avait posé son regard cristallin sur elle, presque surpris. En croisant les yeux de la jeune femme il sut immédiatement qu’elle ne plaisantait pas le moins du monde. D’un pas décidé elle fit demi-tour, à présent tout à fait certaine qu’il la suivrait sous peu. Gabriel lâcha un long soupir en roulant des yeux. Il l’adorait mais décidément quel caractère elle pouvait avoir ! Pure mauvaise foi de sa part en réalité car celui qui faisait le plus tourner en bourrique l'autre c'était bien lui ces derniers temps. Cependant il dut craindre qu’elle mette réellement ses menaces à exécution car elle n’eut nul besoin de se répéter. Après tout il n’avait qu’à s’en tenir aux formalités et politesses de base, puis il pourrait retourner à ses esquisses et aux méandres de ses pensées qu’il tentait tant bien que mal de canaliser. Ce serait vite fait. Du moins c’est ce qu’il pensait. Mais quand la silhouette de Lola s’effaça devant lui pour lui laisser découvrir ce garçon à la taille haute et aux traits fins, il demeura interdit l’espace d’un instant. Sans qu’il ne comprenne vraiment pourquoi. Il lui sembla que son cœur se sera étrangement dans sa poitrine, si soudainement et si fort que s’en fut presque douloureux. Quelques secondes à peine, l’espace d’une fraction de temps. Ce fut la voix de son amie qui lui fit reprendre contenance aussi vite qu’il l’avait perdu. « Gabriel je te présente Wren. » Et, tandis que Gaby sondait un instant cet intriguant regard vert d’eau qu’arborait le grand brun, comme s'il avait pu y trouver des réponses, il articula un « Enchanté » qui sonna à ses propres tympans avec presque plus d’honnêteté qu’il ne s’y attendait.
La vie était chère à Brisbane, surtout pour un Doherty. Faire des études, ce n'était pas seulement se rendre à l'université et tenter de donner le meilleur de soi-même mais c'était aussi faire face aux difficultés premières de la vie. L'argent. La rue. Merde, il allait habiter dehors s'il n'arrivait pas à trouver un colocataire dans les jours qui venaient. Wren avait conscience qu'il allait vite se retrouver sans solution et qu'il allait devoir retourner chez sa mère et trouver un travail merdique pour payer les factures de la famille. Ce qu'il avait fait jusque là, en somme. Sauf qu'il avait envie de faire sa vie, ne plus être à la botte du reste de sa famille, leur donner tout son fric parce que c'était une question de survie, juste se laisser aller à être le jeune adulte qu'il était en train de devenir. Rien n'était parfait, il était d'ailleurs très loin de l'être avec sa taille de géant, ses yeux verts souvent cernés et sa bouche trop pulpeuse. Les gens le regardaient souvent de travers parce qu'il faisait peur avec ses grands airs de type énigmatique qui avait envie de flinguer le monde entier. C'était ce qu'il préférait, en fait, qu'on le craigne et qu'on ne vienne pas lui chercher des poux. Il aimait sa tranquillité et c'était peut être ce qui l'emmerdait le plus dans cette histoire de colocation: supporter des gens, il n'était pas certain d'être à la hauteur. Pas toujours sociable et véritable emmerdeur notoire, Wren avait conscience de ses limites. Pourtant, il avait croisé le chemin de Lola à la faculté et quand elle avait entendu qu'il avait besoin d'un toit, elle s'était vite précipitée pour lui proposer la chambre libre de son appartement. Apparemment, elle vivait avec un certain Gabriel, un étudiant qui passait sa vie la tête enfoncée dans un bouquin de la bibliothèque universitaire, à croire qu'il était né pour bosser. Wren n'était pas tout à fait dans le même genre puisqu'il aimait toutefois profiter des petits plaisirs de la vie, ne sachant pas toujours où et comment il allait finir ses nuits. C'était ce qu'il aimait dans la vie, l'impossibilité de résoudre toutes les inconnues, ce qui lui valait une certaine excellence dans le domaine scientifique. Avec son attitude, on n'était pas certain qu'il allait s'en sortir avec brio mais, en tout cas, il avait suivi la jeune femme jusqu'à l'appartement, son paquetage sous le bras. Il avait cet air nonchalant en passant la porte, voyant Lola aller chercher son colocataire pour faire des présentations en bonne et due forme. Pas forcément enchanté par l'affaire apparemment mais ce n'était pas ce qui allait détruire le moral de Doherty. Au contraire, lorsqu'il vit le petit brun bouclé se présenter devant lui, le suédois arbora son plus beau sourire avant de lui tendre la main, clairement amusé de sa bouille charmante. Il en fallait pour tous les goûts dans ce monde et ce Gabriel était sûrement de ceux qui pouvaient vous faire questionner votre sexualité. "Enchanté, Gab'." Il était comme cela, à oser instinctivement, lui faisant un clin d'oeil en déposant ses affaires par terre, son regard ne lâchant pas le sien. "T'étudies quoi, toi? Parce que Lola m'a dit que t'étais un vrai rat de bibliothèque, c'est intriguant." Pour sûr qu'il allait essayer de le dévergonder et le ramener dans des soirées peu en raccord avec ses principes. Quand on côtoyait un Doherty, tout était possible. Tout était même plus que vraisemblable et là, ça, eux deux, c'était très vraisemblable.
Toutes ces histoires de recherche d’un nouveau colocataire semblaient égales à Gabriel. Du moins c’était ce qu’il en laissait paraître. En réalité c’était un véritable maelström à l’intérieur de lui. D’un coté l’idée de refaire une place dans son quotidien à une personne inconnue, de la voir occuper l’espace qui avait été celui de Thomas lui était difficilement envisageable, d’un autre c’était une bonne manière de tourner la page, de passer à autre chose et d’avancer, il le savait pertinemment. Cependant il ignorait s’il en était réellement capable pour le moment, jusqu’à se demander s’il en avait vraiment envie. Des efforts en tout cas il n’en avait pas fait ces derniers temps, pas le moindre, préférant se morfondre, se retrancher égoïstement sur lui-même. Il se détestait pour ça. Il s’insupportait. Mais il ne parvenait pas à fonctionner autrement pour l’instant. Gaby s’en voulait de faire subir ça à Lola, au delà d’une colocataire elle était avant tout son amie, une des plus proches, elle le connaissait par cœur et avait toujours été là pour lui depuis leur première rencontre. Il l’adorait. Et au fond cette affection était réciproque, bien que depuis quelques temps la demoiselle avait souvent pesté contre le comportement du garçon. Elle l’avait tantôt consolé, tantôt secoué, s’était montrée douce et puis ferme quand il déconnait sérieusement, avait tenu la barre, le cap, quand lui avait lâché prise et s’était laissé sombrer. Lola et sa hargne, son entêtement légendaire. Elle n’avait jamais baissé les bras, et une fois encore elle en avait fait la flamboyante démonstration en gérant cette histoire de colocataire haut la main. Et pendant ce temps Gabriel, lui, était resté là, englué dans le chagrin comme un insecte dans du miel, incapable de se débattre sinon pour s’enliser un peu plus profondément encore. Elle était revenue de sa quête, victorieuse, plus déterminée que jamais, elle avait une nouvelle fois sauvé le navire du naufrage. Gaby ne pouvait que lui en être reconnaissant, et ce même si toutes sortes de questions se bousculaient dans sa tête concernant la personne qui s’apprêtait à partager leur appartement et leur vie. Des questions qui ne s’effacèrent pas le moins du monde lorsque ses yeux clairs se posèrent sur le jeune homme qui se tenait près de l’entrée, un air nonchalant émanant de tout son être et le bagage léger à ses pieds. Sans qu’il ne puisse dire pourquoi, Carnahan se trouva comme décontenancé, chamboulé, par sa présence. En façade il n’en paraissait certes pas grand-chose mais intérieurement c’était une toute autre paire de manches, ne faisant qu’ajouter davantage de désordre au champ de ruine qu’était déjà son esprit. Il eut cet imperceptible mouvement de tête, insignifiant réflexe, un tic discret, qu’il avait toujours quand il était dérouté, comme pour se redonner un peu de contenance. Toutefois il ne parvenait pas réellement à détacher son regard du nouveau venu, comme absorbé par l’étrange couleur insondable de ses iris ou par le sourire enjôleur qu’il arborait. Tant et si bien qu’il en éprouva une certaine crispation, un inexplicable agacement que trahit une discrète tension qui trouva naissance entre ses sourcils. Pourquoi donc réagissait-il de la sorte ? Il était incapable de le dire. Et ça ne faisait qu’ajouter à son sentiment. Cela ne parut pas échapper à Lola, qui, bien qu’elle n’en dit rien sur le coup, semblait avoir remarqué que quelque chose chiffonnait Gabriel, sans toutefois en identifier les raisons. Etait-ce la familiarité passablement décomplexée dont faisait preuve Wren qui crispait son ami de la sorte ? Ce n’était pourtant pas son genre… A vrai dire cela demeurait un mystère pour elle et pour l’heure elle avait bien d’autres chats à fouetter. Elle jeta un coup d’œil à sa montre et Gaby devina qu’elle avait de toute évidence prévu quelque chose pour ce soir, elle lui en avait sans doute parlé mais il ne parvenait pas à s’en souvenir. Et à dire vrai la présence de Wren ne l’aidait vraiment pas à se concentrer. Il n’eut cependant pas le loisir d’y réfléchir plus avant puisque la voix du grand brun coupa court à ses pensées. « Je… je suis en Arts », qu’il bredouilla, interrompu dans ses réflexions. Un cursus qui englobait tout un panel de cours divers et variés d’Histoire des Arts et du Monde, de Cinéma, de Littérature, et bien d’autres encore. Ca lui correspondait bien à Gabriel, lui qui avait cette tendance à s’intéresser à tout, cette curiosité naturelle. « Il a aussi suivi des cours de musique, avant. » La voix de Lola qui résonna aux oreilles de Gaby et son regard qu’il fit courir de lui à elle, de elle à lui. C’était vrai. Des cours du soir, proposés au sein de l’Université, comme il aimait déjà le piano et qu’il avait eu envie d’en apprendre un peu plus. Et comme il sentait que l’attention s’était entièrement reportée sur lui, Gabriel éprouva soudain la farouche envie de renvoyer le centre de gravité de celle-ci sur quelqu’un d’autre. « Et toi alors ? » Qu’il lança à Wren sur un ton qui se voulait neutre alors que la réponse l’intéressait plus qu’il n’aurait su l’avouer. Parce qu’il se posait déjà mille et une questions sur ce grand brun, sans trop bien savoir pourquoi il lui trouvait quelque chose d’intriguant. Et apparemment c’était réciproque. Cependant le fil de ses interrogations fut rapidement coupé net par le claquement de mains de Lola après qu’elle ait regardé une fois encore le cadran de la délicate montre qui ceignait son poignet. « Bon les garçons je vous abandonne, j’ai promis à Ellie qu’on réviserait ensemble. » Elle avait bien quelque chose de prévu. « Tu te souviens Gaby je t’en avais parlé. » La malice pointait dans son ton comme au regard de son ami elle savait bien que non, il ne s’en souvenait pas. Et il devinait à son air malin qu’elle était assez fière d’elle, elle l’avait coincé. Non il ne pourrait pas retourner se terrer dans sa chambre tandis qu’elle faisait faire le tour du propriétaire à Wren. Il allait devoir faire des efforts. « Wren, je laisse Gabriel te faire visiter l’appartement et t’expliquer tout ce qu’il y a à savoir. J’espère que tu ne m’en veux pas trop de filer comme ça dès ton premier soir ici ! » Elle ne retourna pas la question à Carnahan, elle savait bien qu’à cet instant précis, lui, lui en voulait au moins un peu. Lola se contenta donc de lui déposer une bise sur la joue comme elle le faisait toujours et de lancer un dernier, « Et ne m’attendez pas pour dîner ! », avant de prendre le large, laissant Gaby planté là, comme l’idiot qu’il était depuis quelques temps, silencieux et bien embêté de se retrouver dans pareille situation. Il lâcha un soupir alors que ses yeux couleur de ciel se posaient de nouveau sur la haute silhouette de Wren.
Il fallait qu'il soit nonchalant, question de principe. Un Doherty ne montrait pas ses émotions, déjà parce qu'il avait autre chose à faire et ensuite parce que c'était bien triste de paraître si vulnérable face à autrui. Il détestait ce genre de conneries mais là encore, Wren détestait sûrement beaucoup trop de choses pour qu'on le considère comme quelqu'un de sain. Cela dit, il essayait de passer outre, d'arrêter de fumer pour se pencher sur ses études, une bien belle utopie vu le nombre de tubes qu'il enchaînait par jour. En fait, Wren était l'archétype du type qui voulait tout mais qui ne faisait rien, pas si étonnant dans ce cas qu'on le retrouve sur les bancs de la faculté à baigner dans une foule de gens comme lui, incapable de se forger un avenir. Qu'est-ce qu'il voulait devenir? Il n'en savait rien et quand on lui posait la question, Doherty avait cette légère tendance à envoyer balader le misérable individu qui avait osé tenter de percer à jour les mystères qu'il avait à cacher derrière ses iris verts d'eau. De manière générale, le suédois n'aimait pas vraiment les gens, c'était donc étonnant que son cours préféré soit un de ceux là, l'anthropologie et tous ces délires qui n'auraient pas dû le transcender comme un beau feu de cheminée. Clairement, Wren n'était comme un autre et c'était cet aura qui amenait bon nombre de personnes à s'intéresser à sa stature géante et sa réserve à toute épreuve. Débarquer dans une colocation n'avait rien d'vident mais le jeune homme n'allait pas se laisser démonter par le regard perçant de Gabriel, si? Bon, d'accord, il avait peut être un poil frissonné quand le bouclé avait soutenu son regard quelques secondes de trop mais personne n'avait rien vu, c'était tout ce qui comptait. Maintenant, Wren allait pouvoir repartir sur de bonnes bases, laissant traîner son flegme légendaire aux quatre coins du salon, sous les yeux ébahis de Carnahan. Du moins, c'était le plan si ledit Carnahan ne restait pas muet comme une carpe, Lola essayant de créer une ambiance chaleureuse au milieu de ce beau délire. Wren ne se sentit pas pour autant mal à l'aise, s'installant dans le canapé, toujours aussi nonchalant, à observer les traits de Gabriel après qu'il lui ait répondu ce qu'il avait choisi comme spécialité à la faculté. "Et tu sculptes, tu peins, tu dessines?" Pourquoi posait-il toutes ces questions? Si seulement il le savait, tournant ses yeux vers Lola qui essayait encore, bon gré mal gré d'attacher Gabriel à cette conversation parce qu'elle devait partir. "Je suis en Histoire, moi. Mais je fais pas de musique comme toi. Je cuisine, par contre, j'ai pris ça comme cours du soir." Oui, il s'était même engagé dans la gastronomie, à la base pour sauver les jumeaux de leur manque évident de responsabilité mais avec le temps, il y avait pris goût. Le suédois était un fin gourmet et faisait toujours en sorte de rendre hommage à son pays avec de bons petits plats, allez savoir s'il allait le faire partager au reste de la colocation. Pour le moment, il se concentra sur Lola qui prenait congé, Wren lui lançant un clin d'oeil pour lui signifier qu'il était sur le coup et que Gabriel n'allait pas rester seul à broncher comme un môme en manque de bonbons. La porte claqua derrière elle et le silence s'installa, Wren se mettant dans une position plus confortable sur le divan, son regard toujours attaché aux boucles brunes non loin de lui. "T'es toujours crispé comme ça ou là, c'est particulier?" Wren dans toute sa splendeur. Il fallait qu'il touche directement les points sensibles, mais il détestait les malaises alors, autant crever l'abcès tout de suite avant que cela ne devienne une maladie incurable. "T'as qu'un mot à dire et je viens pas t'emmerder. Je fais peut être peur comme ça, mais je suis un mec civilisé en vrai." Et surtout intrigué par ce regard si doux que Gabriel semblait porter. Il avait l'air d'essayer de se cacher derrière un masque géant mais Doherty s'était vite promis de le percer à jour, question de principe. Ou de masochisme, au choix. Avec lui, on ne savait jamais vraiment.
Gabriel aurait dû le voir venir, le plan de Lola. Mais il était bien trop absorbé par ses croquis et bouquins, bien trop occupé à se morfondre dans son antre, à se replier sur lui-même inexorablement, pour ce faire. Elle avait fait d’une pierre deux coups, trouver un colocataire qui leur permettrait de conserver leur appartement et de payer le loyer en le divisant d’autant plus, et tirer Gaby de la torpeur dans laquelle il s’était enlisé depuis le départ de Thomas. Et pour ce faire il lui avait alors fallu trouver quelqu’un qui pourrait lui opposer son caractère, quelqu’un qui saurait le confronter, quelqu’un qui le bousculerait dans sa routine déprimante. Visiblement Wren était à ses yeux le candidat parfait. De toute évidence elle ne s’y était pas trompée. C’était peut-être risqué, il pourrait bien y avoir des étincelles, des frictions et des tensions dans la cohabitation mais à ses yeux c’était toujours mieux que ce marasme ambiant qui régnait dans la colocation depuis qu’ils n’étaient plus que deux. Au moins il y aurait de la vie, du mouvement, du remue-ménage, et tant pis si ça devait finir en éclats de voix, en portes claquées et en électricité dans l’air, ça ferait de l’animation ! C’était certes un peu radical comme technique, mais aux grands maux les grands remèdes comme qui disait. Et puis merde ! Ça serait au moins l’occasion pour tous d’étaler ce que chacun avait sur le cœur, déverser les soucis, libérer les douleurs, exploser pour mieux cicatriser ! Alors la tête contrariée de son Gabriel ? Elle s’en moquait ! Son froncement de sourcils, manière de dire que oui il lui en voulait de lui faire un coup pareil ? Elle s’en fichait éperdument ! Ca lui ferait du bien de se remuer un peu nom de nom ! Aller, elle avait joué le tout pour le tout et s’apprêtait à prendre la poudre d’escampette le cœur léger en leur envoyant des baisers aériens. Au pire elle retrouverait l’appartement sans dessus-dessous, et alors ?
Gaby, lui, était tout sauf de cette humeur guillerette, insouciante et légère qui habitait son amie de longue date. Il s’était fait avoir et ça l’agaçait. Et à la fois pas autant qu’il ne l’aurait imaginé. Étrange paradoxe qui s’était installé en lui et dont il essayait, tant bien que mal, de saisir les tenants et aboutissants. Sans y parvenir. De son coté, Wren sembla rapidement s’approprier les lieux, de son regard vert d’abord puis physiquement, et Gabriel ne le lâcha guère des yeux tandis qu’il se dirigeait tranquillement vers le canapé où il prit place avec une aisance qui lui était visiblement toute naturelle. Et voilà que déjà il revenait à la charge avec ces interrogations. Carnahan le dévisagea une seconde, le visage fermé, et pourtant… Pourtant les mots sortirent de sa bouche, glissèrent entre ses lèvres, presque malgré lui, il lui parlait. « Je dessine surtout, je peins aussi, mais moins. Mais on nous apprend à toucher à tout. » Il marqua une pause. « Je travaille aussi pas mal sur la photo. Et j’ai quelques projets de Body Art. » Pourquoi diable répondait-il si facilement et largement ? « Pour le reste une bonne partie de nos cours traitent d’Histoire des Arts et des Civilisations. » Justement, fruit du hasard, ou peut-être pas, Wren étudiait l’Histoire. « Vraiment ? » Touché. Gaby avait bien du mal à dissimuler son intérêt grandissant et qu’il ne semblait pas le moins du monde en mesure de maîtriser. « On doit avoir des cours communs alors. » Coulé. Il sentit instantanément qu’il venait d’entrebâiller une ouverture qu’il entreprit aussitôt de refermer. « Enfin je veux dire qu’on doit avoir des cours similaires. Enfin j’imagine... Ce n’est pas impossible quoi… » Game Over. Pour son air détaché et son masque impassible c’était fichu, il avait saboté ses propres défenses et ouvert le début d’une voie vers son véritable lui. Il savait que la curiosité qu’il éprouvait vis-à-vis de son nouveau colocataire avait transparu dans ses mots, qu’il avait baissé la garde. Il savait surtout que dans ses yeux clairs une lueur nouvelle avait pointé le bout de son nez, comme il ne pouvait s’empêcher de s’intéresser au grand brun qui était installé face à lui dans le canapé, et, qu’à moins qu’il ne soit aveugle ou peu attentif à ce genre de détails – ce qui ne semblait pas franchement être le cas – Wren l’aurait sûrement remarqué. Gabriel n’entendit même pas la porte se refermer derrière Lola, trop absorbé par ses pensées, par les yeux verts qui le sondaient et surtout trop occupé à se demander comment ce type parvenait à le faire tant parler, comment il parvenait à capter son attention de la sorte et à faire céder si aisément les murs qu’il avait entrepris d’ériger entre lui et le reste du monde. Ce faisant il continuait à se tenir là, toujours debout, droit comme un i et tendu des pieds à la tête. Et la question cash, sans filtre, du grand brun qui vint alors résonner à ces tympans, comme une pique, un défi. « T’es toujours aussi direct ou là c’est particulier ? », qu’il répondit sur le même ton et du tac au tac, si vite et si instinctivement que l’instant d’après il s’en mordait presque la langue. Il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, seulement que quelque chose chez Wren le bousculait, le déstabilisait terriblement. Son attitude, son regard perçant, pénétrant, sa nonchalance, peut-être tout cela à la fois, probablement même. Un « Désolé » franchit ses lèvres la seconde suivante. Désolé il l'était vraiment, parce que ça ne lui ressemblait pas, à Gaby, de se montrer caustique de la sorte. Du moins ça ne lui ressemblait pas avant que son cœur ne soit brisé en petits morceaux par son désormais ex-copain. « Tu ne m’emmerdes pas », avoua t-il d’un ton un peu bas, calmé par sa propre âpreté. Bien au contraire, et c’était sans doute bien ça tout le fond du problème. Gabriel se racla doucement la gorge, et, redonnant un peu de souplesse à son corps fatigué de tant de crispation, il finit par venir s’asseoir face à Wren, son regard cristallin à présent uniquement fixé sur ses mains couvertes de tâches d’encres, de stylos et peintures, qu’il triturait presque inconsciemment. Il se perdit dans cette contemplation l’espace d’un instant, juste le temps d’essayer de mettre un peu d’ordre dans son esprit. « Alors comme ça tu cuisines hein ? » Manière de revenir à la conversation. « Lola va être ravie. » Gaby se tut soudain, comme perdu dans sa mémoire. « C’est que… » Aller crache le morceau « C’était l’ancien colocataire le spécialiste de la cuisine. » L’ancien colocataire… Gabriel s’étonna lui-même de cette distance dans les mots. « Alors forcément depuis qu’il est parti... Enfin tu vois quoi. » Evidemment que non, parce que Wren ne voyait pas toute la partie immergée de l’iceberg dont Carnahan ne montrait rien ou tout au moins rien qu’il ne montrât volontairement. « Elle va être contente c’est sûr. » Et toi Gabriel ?
Il ne vivait pas dans le même monde que tous les autres, toujours perdu sur sa planète, à ne pas prendre en considération les intérêts des humains qui évoluaient à ses côtés. Wren n'était pas forcément égoïste mais il était convaincu de ne pas avoir assez de temps ni d'énergie pour se consacrer à toutes les luttes que pouvaient contenir cet univers. Alors, il se concentrait uniquement sur quelques âmes qui brillaient plus que les autres, sa famille en premier lieu. Pour elle, Wren se plierait toujours en quatre, sacrifiant le peu d'argent qu'il arrivait à économiser pour faire des petits cadeaux à sa soeur et pour payer une partie du loyer de sa mère. Bien évidemment, ce n'était pas quelque chose qu'il irait crier sur tous les toits car Doherty tenait à tout prix à conserver cette réputation de type imbuvable et proprement insupportable. Il aimait qu'on le déteste parce que c'était plus facile à assumer qu'un trop plein d'amour. De toute façon, il détestait qu'on le colle et les quelques groupies qu'il avait eues au lycée l'avaient fortement agacé. Alors, depuis le début de ses études supérieures, Wren restait cet homme inaccessible, qui n'engageait aucune conversation lorsque ce n'était pas absolument nécessaire, se concentrant sur ses divers cours pour ne pas avoir à penser à sa vie qu'il fichait sûrement en l'air en refusant d'observer le monde autour de lui. Il ne le regretterait probablement pas cela dit parce qu'il aimait l'idée de survoler cette planète, sans jamais y atterrir, bien plus spirituel que terre à terre. C'était probablement pour cette raison qu'il parlait peu, il pensait au contraire énormément. Pour le coup, aucun silence ne pouvait être réellement gênant avec le suédois, du moins pas de son côté. Il n'était pas plus gêné par le fait d'aller droit au but, ne désirant pas perdre trois heures en tergiversations inutiles, il avait déjà vu assez de fois sa mère se perdre dans des élucubrations qui manquaient cruellement de sens et c'était le genre de faits qui l'usaient, profondément. Il était clair qu'il allait engager une technique particulière pour happer l'attention de son tout nouveau colocataire, assis confortablement dans le canapé, à le toiser comme s'il était sa future confiserie pour Noël. C'était le truc de Wren ça aussi, les regards puissants et glaçants, qui poussaient les gens à le trouver beau. Il en jouait, il le savait. "Du body art? Vas y, explique moi le projet, ça m'intéresse." Non pas qu'il était nudiste, mais il était clairement loin d'être pudique par contre. A croire que c'était une petite puce activée dans les gènes des nordiques, toujours proche à retirer la moindre fringue pour se sentir plus à l'aise. Le monde entier ne serait sûrement pas gêné par l'idée d'un Wren légèrement dénudé. "Ouais, sûrement. Art, Histoire, il doit y avoir un tronc commun. Je ferai gaffe en amphi pour choper ta tronche la prochaine fois." Pour sûr qu'il allait les repérer ces boucles brunes s'il les retrouvait dans une pièce de la faculté. Wren s'en rappellerait dans les moindres détails parce qu'elles étaient exceptionnelles, absolument parfaites,de quoi faire jalouser tous les coiffeurs de la région. Toujours avec ce flegme légendaire, Wren laissa naître un petit sourire face à la remarque de Gabriel,celui-ci complètement décontenance par sa propre bravoure. Il était du genre timide et replié sur lui-même, ça se voyait et quelque part, Doherty trouvait le tout attendrissant. "Je suis toujours aussi direct, comme toi t'es toujours le mec mignon à s'excuser de prendre trop de place, je suppose." Il fallait qu'il lui rendre la monnaie de sa pièce, ses yeux verts rieurs lui faisant un clin d'oeil. C'était un véritable crime de faire entrer un type pareil dans son existence mais Carnahan n'avait pas été consulté à ce sujet alors, il allait devoir composer avec et sûrement souffrir parce qu'avec un Doherty, rien ne pouvait se passer sans qu'il n'y ait de sorties de routes à un moment donné. "L'ancien colocataire avec qui t'a fricoté? Je dis ça parce que t'es hyper gêné d'en parler là,ça se sent... Mais sinon, ouais, je fais dans la bouffe suédoise par contre, j'espère que vous aimez ça." Direct encore et souriant, posant ses coudes sur ses genoux, s'approchant ainsi sans gêne de Gabriel, prêt à l'avaler tout cru. Principe de base du Doherty.
Ces derniers mois avaient été compliqués pour Gabriel. Compliqués… C’était un euphémisme. Lui qui était d’un naturel doux et aimable se montrait bien plus distant, indifférent, voire franchement froid depuis que Thomas l’avait laissé en plan. Il n’y avait pas d’autres mots. Ca ne lui ressemblait pas, il s’insupportait même de se comporter de la sorte. Mais il ne parvenait pas à se défaire de cette humeur bien peu avenante, à retrouver sa douceur et sa joie de vivre. Il avait érigé une forteresse entre lui et le reste du monde, des murs de détachement et d’indifférence. Ce n’était en réalité qu’apparences, des remparts installés sur des fondations plus que fragiles, l’étudiant en Arts s’en rendait compte face à Wren. Ce dernier balayait tous ces artifices de son seul regard, de son seul sourire, de son air malin et assuré avec une aisance déconcertante. Cela ne faisait qu’une poignée de minutes que le grand brun avait mis un pied dans l’appartement et déjà Gaby laissait entrevoir ses failles, les laissait transparaître tant dans son attitude que dans ses mots. Il laissait voir celui qu’il était vraiment au fond et il en était lui-même déstabilisé, car c’était tout sauf volontaire, ou tout au moins conscient. Pourtant c’était plus fort que lui. Le grand brun le poussait dans ses retranchements, le chamboulait, remuait tout son être. Ca ne lui avait clairement pas échappé à l’historien de service. Et il avait l’air de prendre un malin plaisir à enfoncer un peu plus le clou. Il le voyait bien, Gabriel, que ça l’amusait profondément de jouer avec ses nerfs, que ça amusait Wren autant que ça le crispait lui. Mais n’était-ce réellement que de l’agacement qu’il ressentait ? Il n’osait pas se poser réellement la question, de peur d’apercevoir des bribes d’une réponse qu’il n’était probablement pas prêt à envisager et encore moins à accepter. Néanmoins il sentit parfaitement le frisson qui lui parcourut imperceptiblement l’échine quand il croisa les yeux vert d’eau de Doherty, quand il nota la manière dont il le regardait, la façon qu’il avait de le dévisager, de le sonder d’un battement de cils. C’était comme si le sol manquait soudain de consistance sous ses pieds, et bien qu’il tenta de n’en laisser rien paraître, une vague détresse avait traversé les yeux bleus de Carnahan. Il s’en maudissait intérieurement, d’être si sensible, si fragile, si aisé à déchiffrer. Car il ne doutait pas le moins du monde que Wren finirait bien trop vite par lire en lui comme dans un livre ouvert. Et ça, ça l’irritait d’avance. Et pourtant il continuait de lui répondre, il continuait de lui dévoiler les pièces du puzzle qu’il était. « C’est… hum… de la peinture corporelle », bredouilla t-il en essayant de ne pas trop penser aux prunelles de Wren posaient sur lui. « On fait des sessions soit selon des thèmes fixés à l’avance, soit selon l’inspiration du moment ou les envies du modèle, enfin autant dire de Lola comme c’est elle qui se prête au jeu généralement. » Et tandis qu’il parlait Gaby s’arrangea pour ne pas croiser le regard du nouveau colocataire. « En général on couple ça avec des séances photos en faisant des clichés de l’avancement du travail puis du résultat final. On utilise la quatrième chambre comme atelier et studio, c’est la plus petite alors on en a profité. C’est Lola qui a eu l’idée. » Gabriel prit expressément soin de ne pas s’attarder sur les mots de Wren lorsqu’il évoqua son intérêt pour le projet, osant espérer qu’il n’attendait rien de plus que quelques explications à ce sujet. Gaby hocha doucement la tête lorsque le nouveau assura qu’il prêterait à présent davantage attention aux autres étudiants lors des cours magistraux en amphithéâtre. Gabriel, lui, s’étonnait tout de même de ne pas avoir encore repéré une fois au moins la haute silhouette du grand brun qui, au vu de sa stature, devait surplomber la plupart des autres élèves. Il fallait dire que ces derniers temps Carnahan ne prêtait plus attention à grand-chose, se contentant de suivre ses cours avant de regagner ses quartiers à la fin de la journée sans daigner lever le nez plus que cela. Ce devait être ça oui, comme il suivait de nombreux cours d’Histoire, il ne s’expliquait pas cela autrement. A moins bien sûr que Wren fut du genre à sécher les cours. L’était-il ? L’espace d’un instant Gaby sembla chercher la réponse à cette question sur le visage du principal intéressé. Peine perdue évidemment comme l’autre lui offrait un visage presque insolent, avec son sourire en coin et son regard rieur, visiblement franchement amusé de voir Gabriel se débattre tout seul et pataugeait entre l’air indifférent qu’il essayait de se donner et son caractère véritable. Mais ce fut sans doute la phrase suivante qui fit mouche, comme une flèche tirée en plein cœur, en plein dans le mille. Et Gaby piqua du nez, plongeant son regard dans le sol, dissimulant son visage au milieu de ses boucles brunes alors qu’il sentait le rouge lui monter aux joues. Bon sang ! Il le détestait. Non… C’était lui-même qu’il détestait, pas Wren. Ca n’avait rien à voir avec lui. Les mains de Gabriel se crispèrent l’une sur l’autre, trahissant un mal-être qui le torturait encore et encore. Et visiblement le grand brun n’avait pas terminé de tirer ses flèches, pas décidé à s’arrêter en si bon chemin. Encore touché… Encore coulé... Lola avait-elle dit quelque chose au sujet de Thomas qui aurait mis la puce à l’oreille de Wren ? Non, Gaby ne pouvait se résoudre à penser une chose pareille. Elle n’aurait jamais fait ça, jamais. Il avait deviné sans l'aide de personne. Et le grand brun le lui confirma aussi sec. Gabriel s’était grillé tout seul, comme un grand. Fantastique, vraiment. Il lâcha un rire soupiré, un rire jaune. Fricoté ? « Fricoter hein ? » La bonne blague. « On était ensemble, ça a duré presque deux ans, fin de l’histoire », qu’il asséna d’un ton sec. Il n’avait pas envie d’en parler, vraiment pas. Et pourtant ça lui aurait probablement fait du bien au fond. « De la bouffe suédoise hein ? » C’était très spécifique ça. « Je ne crois pas avoir déjà goûté en fait. Mais on n’est pas difficile ici. » Il avait esquissé un sourire vague. Son regard fut soudain attiré par un mouvement face à lui, Wren avait bougé. Et de quelle manière. Il s’était rapproché. Dangereusement. Et Gabriel tomba nez à nez avec ces grands yeux verts qui le détouraient. Il s’y perdit une demi-seconde avant de se relever brusquement d’un coup d’un seul, le cœur prêt à imploser dans sa poitrine. « Bon on… Euh… Je te montre l’appart’ ? » Vite, passer à autre chose, penser à autre chose.
Ne jamais avoir aucune gêne ni aucune limite, c'était la base même du caractère de Doherty. Le jeune homme détestait rentrer dans les clous, se faire passer pour un mec banal alors qu'il avait une histoire familiale qui indiquait tout le contraire. Il n'était pas commun et il fallait toujours qu'il le montre à qui voulait bien s'approcher de lui. Wren entrait dans cette colocation avec cette même attitude, franchement pas bloqué par le fait qu'il n'était que le petit nouveau, celui qui remplaçait une personne importante dans la vie des deux personnes qui étaient arrivés avant lui. Non, le suédois n'allait pas faire son timide et se mettre de côté en attendant que le monde se remette de la disparition de cet homme dans l'appartement, ce n'était pas ses affaires tout simplement. Lui arrivait avec ses petits principes, son envie de se foutre de tout et de ne faire attention à personne d'autre sa petite personne, pas franchement intéressé par les gens en règle générale. Pourtant, il y avait le regard du brun en face de lui et il ne pouvait pas être indifférent à quelque chose d'aussi beau, d'aussi unique. La pureté qu'il dégageait était si vibrante et cette douceur, Wren n'y était pas habitué, ce n'était pas son monde. Cela se voyait que Gabriel avait souffert dernièrement, il tâchait de paraître renfermé face au grand suédois mais il ne pouvait pas être aussi fort sur la durée, personne ne résistait à un Doherty qui avait une petite idée derrière la tête. En tout cas, l'homme en question ne montrait aucune émotion particulière, écoutant attentivement les répliques de son comparse concernant cette histoire de body art, quelque chose qui le dépassait totalement mais qui avait l'air de le passionner par avance, allez savoir pour quelles raisons. "Et je peux participer à la petite orgie ou c'est juste réservé aux deux autres colocs? Parce que ça a l'air cool votre délire artistique. Bon, je sais pas si je serai un modèle d'envergure mais j'pense que je suis capable d'accepter la peinture." Plus que les sentiments en tout cas, c'était certain. L'idiot qu'il était s'amusait d'un rien et c'était évident que Gabriel en ferait les frais. Il était assurément plus innocent que lui, plus sur la réserve aussi alors que Wren avait l'air de vivre sans règle, sans but. Il était juste perdu entre les couloirs de l'université, sans savoir ce qu'il pourrait bien faire de sa carcasse une fois son diplôme obtenu. Pour le moment, il n'avait pas un sou en poche et cette colocation était la seule chose qui le gardait à la surface de l'eau, ça et le fameux regard brun de son compatriote dont il s'était rapproché, exprès. Il sentait son trouble mais Wren n'avait pas l'air de le vivre ainsi. "C'est pour ça que t'es si ronchon... Mais t'inquiète, tu l'oublieras vite ton bonhomme. Rien que ma cuisine te fera penser à quelque chose de bien plus exceptionnel." Il n'était pas non plus gêné de se mettre en avant, il fallait bien qu'il dissimule ses incertitudes derrière une pseudo assurance qui n'était que du vent. Personne ne le savait ici et il tenait à ce que cela reste ainsi, pour l'heure. Il se releva soudainement du canapé, sa grande stature toisant celle de Gabriel, encore amusé par les réactions qu'il pouvait obtenir de sa part. "Je te suis et j'espère qu'y a de la place pour deux dans le pieu que vous m'avez gardé... Au pire, je dormirai dans le tien sinon, non?" Pourquoi se comportait-il toujours ainsi,jouant de clins d'oeil avant de se lancer à la découverte des pièces à la suite de Carnahan, satisfait de tout. Heureux de rien, pourtant, sauf de cet espoir grandissant dans ses veines quand il regardait le bouclé sans qu'il ne le sache.
Ce n’était qu’une mascarade, cette froideur, cette humeur maussade, une façade. Ni plus ni moins. Et si cela semblait faire illusion aux yeux du commun des mortels, ce n’était pour autant pas le cas de tous. Il y avait ceux qui connaissaient Gabriel sur le bout des doigts, qui savaient pertinemment que ce n’était qu’un masque derrière lequel il tentait de se cacher, de dissimuler ses failles et ses plaies. Lola en tête, elle qui ne craignait jamais de le bousculer pour le tirer hors de sa zone de confort. Pourtant ces dernières semaines même elle n’était pas parvenue à l’atteindre, comme si rien ne le pouvait. Rien. Sauf ces insondables yeux vert d’eau posés sur lui, ce regard qui le heurtait avec violence sans qu’il ne s’explique bien pourquoi. Sans doute parce que Wren était lui aussi de ceux que les airs distants et froids de Gaby ne dupaient pas. Au grand désarroi de ce dernier. Du moins était-ce ce qu’il espérait faire croire. La réalité était quelque peu différente cependant. Bien au-delà de l’agacement qu’il éprouvait face à l’air désinvolte que lui présentait son nouveau colocataire et ses phrases sans détours qui ne manquaient pas de faire mouche, il y avait un intérêt qu’il sentait grandir au creux de sa poitrine. Il était intrigué, curieux d’en découvrir plus alors que jusqu’à présent c’était précisément le grand brun qui menait la danse au jeu d’en apprendre le plus sur l’autre. N’y avait-il que ça ? Rien n’était moins sûr. Parce qu’il avait bien senti, Gaby, le battement qu’avait manqué son cœur. Et ça lui avait fait un mal de chien, quand ce cœur là était encore tout écorché, marqué de cicatrices bien trop récentes. Un mal de chien oui, et pourtant il avait du mal à ne pas y penser, un mal fou à détacher ses yeux bleus de la haute silhouette qui lui faisait face, et tout autant à croiser son regard. Ca n’avait pas le moindre sens. Il s’en trouvait absurde. Si sensible, incapable de ne pas se laisser submerger par ses émotions. A peine une poignée de minutes que Wren était entré dans l’appartement et sa vie qu’il s’était déjà senti virer au pourpre, déstabilisé, poussé dans ses retranchements. Et il allait falloir vivre avec ce grand dadais sans filtres ? Gabriel en avait déjà le vertige. Il lui fallut un souffle puis deux pour intégrer l’idée de ne plus avancer en terrain connu à partir de maintenant quand il ne fallait qu’un regard du brun pour le déstabiliser. Mille et une questions se bousculaient dans sa tête. A commencer par comment calmer les entêtants battements sourds de son palpitant qui tambourinaient à ses tempes et tympans. D’apparence il parvenait encore à maintenir un air composé mais intérieurement une tornade violente renversait le peu qui tenait encore debout. Alors qu’en face rien ne transparaissait chez son vis-à-vis, excepté cet air de malice et cette insolente désinvolture. Et Gabriel le voyait bien que le suédois prenait un malin plaisir à jouer avec lui comme un chat avec une souris. Pourtant il se sentait comme happé, inexorablement, à la manière d’un papillon irrémédiablement attiré par la lumière d’une ampoule, quitte à s’y brûler tout entier. Drôle de dilemme qui le déchirait quand il opposait malgré tout ses résistances, comme il savait que quand il se sentait pris au piège il était capable de se défendre avec plus de force. Coincé mais pas sans défense, comme si un petit quelque chose d’instinct sauvage le tiraillait de l’intérieur. De manière inégale toutefois, et rares étaient ceux qui pouvaient en témoigner, car bien souvent c’était malgré tout sa douceur naturelle qui finissait par reprendre le dessus. Il avait toujours été comme ça Gaby, très à fleur de peau, trop sans doute, guidé par ce qu’il ressentait au plus profond de lui, incapable de le masquer ou de l’ignorer. Oscillation singulière entre ses émotions toujours vécues intensément. C’était peut-être ce qui faisait aussi sa force dans ce qu’il créait, comme la moindre de ses modestes œuvres était toute imprégnée de ses humeurs du moment, ses mains guidées par son cœur plus que sa tête. Sa peau couverte de peintures ou d’encres qui racontait l’intensité, la passion qu’il y mettait. Et d’Art il était justement question. Gabriel leva finalement ses yeux couleur de ciel sur Wren, laissa glisser son regard l’espace d’une seconde sur sa haute stature comme il l’aurait fait sur une toile vierge en réfléchissant à ce qu’il souhaiterait y apposer. Il prit le temps de la réflexion, comme s’il se demandait si c’était réellement une bonne idée d’accepter que le grand brun participer à ces sessions de Body Art. Pourtant le défi lui plaisait bien à Gaby, et déjà il se creusait la tête sur les couleurs, motifs et angles de photos. Et quand il s’agissait de créer, même sa dévorante introversion et ses doutes semblaient disparaître au profit de questions purement artistiques. Il prit un air aussi détaché que possible et hocha doucement la tête. « Eh bien si tu penses pouvoir accepter la peinture il n’y a pas de raisons. Ca n’engage à rien et tu peux participer ou arrêter quand tu veux. En revanche c’est de patience dont il faut pouvoir faire preuve. » Car la peinture n’était pas l’affaire d’une poignée de minutes. Et cela pouvait vite tourner à la mise à l’épreuve pour quiconque s’impatientait rapidement. Au fond des prunelles de l’étudiant en Arts l’interrogation était réelle, sa curiosité une fois encore piquée. Il n’était guère nombreux ceux qui acceptaient de se prêter à ce type d’expérience artistique et moins encore ceux qui le proposaient d’eux-mêmes. Qu’est-ce qui poussait son nouveau colocataire dans cette voie ? Et ferait-il vraiment preuve de cette patience nécessaire ? Pour le moment ça le laissait quelque peu perplexe. Mais si en matière d’Art Gabriel retrouvait un peu de contenance il en perdait en revanche quand il s’agissait de quoique ce soit d’autre. Ce qui ne manqua pas quand la conversation dériva sur l’ancien colocataire comme l’avait appelé Gaby. Il demeurait un sujet sensible, épineux même, et le ton que prit le jeune homme ne manqua pas de le laisser transparaître. Ca n’avait pas échappé à Wren. « C’est pour ça oui » que Carnahan confirma d’un ton toujours sec. La suite des propos du suédois lui fit lever le nez vers lui alors qu’un de ses sourcils s’arquait. « Vraiment ? » Et son intonation avait changé. « Tu as l’air bien sûr de toi. » Mais au fond, et bien qu’il ne se l’avoua pas, Gaby était prêt à se prêter à ce jeu-là. « Laisse-moi tout de même te prévenir que c’est un sacré challenge que tu te lances là. Demande à Lola, elle a tout tenté, elle te dira à quel point je suis une cause perdue. » Une pointe de défi pointait dans sa voix, une malice presque imperceptible. Ca faisait aussi partie de lui, cette espièglerie enfantine, enterrée depuis que Thomas était parti. Cette petite étincelle qui brillait auparavant au fond de ces yeux bleus. Une lueur de malice qui prit aussi sec le large quand il avisa que Wren s’était approché, quand son regard s’égara un instant dans ces prunelles pâles. Son trouble revint au galop et rien n’aurait su le dissimuler, pas même sa tentative de diversion, manière de passer à autre chose. Mais il s’était levé bien trop vite pour qu’il n’en paraisse rien, et le grand brun avait suivi son mouvement avec la même rapidité. Il était plus grand que Gabriel, et sa taille tout comme son attitude impressionnait ce dernier. L’intimidait presque. « Il y a bien assez de place oui. » Il ne releva pas davantage, quand il préférait ne pas savoir avec qui Wren prévoyait de partager son lit. Cette idée l’atteignait bien plus qu’elle ne l’aurait dû. Et comme il marchait devant, qu’il ne croisait pas ce regard qui le détourait, il se risqua à ajouter un « Tu y perdrais au change » en réponse à la dernière phrase prononcée par Doherty. Gabriel ouvrait le chemin, naviguant d’une pièce à l’autre, du séjour à sa cuisine semi-ouverte, de la salle de bain à la chambre de Lola puis à la quatrième chambre accolée qui leur servait de petit atelier, de sa propre chambre à l’ancienne chambre de Thomas dont il n’avait pas poussé la porte depuis qu’ils s’étaient séparés. Il hésita un instant lorsque sa main se posa sur la poignée et s’écarta finalement pour laisser Wren passer le premier. « Voilà ta chambre, je te laisse y jeter un coup d’œil et t’installer. » Il s’effaça, s’adossant contre le mur non loin de l’encadrement de la porte, incapable de mettre le nez à l’intérieur de cette pièce évocatrice de trop de souvenirs devenus douloureux. Gaby souffla doucement, paupières closes. Durant combien de temps ? Il n’aurait su le dire.
Il n'y avait rien de plus appréciable que cela, cette sensation de contrôle sur autrui et Wren la ressentait quasi constamment. Il était mystique, toujours proche de percer les secrets de l'univers et en contrepartie, personne ne pouvait le saisir. Le suédois s'échappait toujours, bien trop apeuré par l'idée de s'accrocher à une quelconque âme sur cette planète, fantôme qui adulait sa petite indépendance plus que n'importe qui ici bas. Pourquoi, alors, s'entêter à happer le regard de Carnahan? Il en avait du masochiste parfois, toujours prêt à tout pour conquérir, surtout lorsqu'il s'agissait de jolis yeux noisettes et quelques bouclettes brunes, on avait tous ses petits plaisirs coupable. Peut être que Gabriel serait le sien, même s'il nierait les faits jusqu'au bout. Wren n'aimait pas les gens, c'était un fait qu'on ne niait plus depuis des siècles, âme toujours solitaire qui errait dans les couloirs de l'université, d'une démarche assurée mais pas pour autant sereine. Doherty ne savait pas réellement quel rôle il devait jouer dans cette affaire que pouvait être la vie: tout ce dont il avait conscience, c'était qu'il aimait particulièrement se jouer d'autrui, se faire une petite place au sein de leur coeur et appuyer là où il fallait pour qu'ils soient tous à sa merci. Oui, Wren recherchait à tout prix l'amour de ses congénères, ce qui paraissait stupide vu à quel point il semblait les méprises plus que tout. Finalement, il essayait juste d'être ce gamin qu'il n'avait jamais pu être, celui qui aurait eu des parents normaux, des parents qui l'auraient aimé en toute simplicité, sans essayer de lui lancer des assiettes à travers la figure ou de le brûler au beau milieu de la demeure familiale. On n'obtenait clairement pas tout ce qu'on désirait ici bas et Doherty l'avait appris de la pire manière. Il ne se laissait pas démonter pour autant, fin prêt à s'amuser des réactions du brun en face de lui, clairement subjugué par son manque de civilité en bien des points. Il n'y avait que le suédois pour se lancer dans des projets comme le body art sans appréhender outre mesure l'ampleur de la mission. De toute manière, il n'était pas pudique pour un sou alors, ce ne serait certainement pas un petit pot de peinture qui viendrait l'effrayer. "Tu sous estimes déjà ma capacité? Je te ferais savoir que je suis un des types les plus patients du monde alors, je peux tenir le coup sans problème... A moins que tu flippes de ton côté, évidemment." Il fallait toujours qu'il en rajoute des tonnes, tout fier qu'il était de faire son petit effet sur des garçons comme Gabriel. Wren voulait jouer les durs mais au fond, le mur se fissurait peu à peu, même s'il faisait le type qui pensait tout savoir de la vie du brun. Certes, il avait vite compris que son ancien colocataire avait eu une place importante au sein de son existence mais pouvait-il se targuer de déjà le connaître en dehors de ce petit détail qui paraissait sans importance désormais? "Personne n'est perdu, crois moi. Je relève le défi, petit bouclé, j'ai peur de rien, tu l'apprendras bien vite, va." Il tentait carrément le diable en venant passer une main frivole dans la chevelure de son comparse, comme si c'était un geste tout à fait normal en rencontrant à peine une nouvelle personne. Le suédois ne pouvait jamais agir comme tous les autres, en témoignait le regard empli de sous entendus qu'il déposa sur Carnahan, avant qu'il ne se lève à la hâte pour s'éviter cette souffrance inutile. Wren, lui, n'était pas peu fier de la réaction qu'il avait pu obtenir, cela voulait dire qu'il n'était pas sûr de lui. Pas sûr de résister. Alors, le grand suédois se releva avec joie, le suivant à travers les diverses pièces de l'appartement, ne s'attardant jamais plus qu'il ne le fallait, jusqu'à ce que les deux hommes atterrissent devant sa chambre. Il entra, laissant un Gabriel gêné derrière la porte. Forcément, Wren ne pouvait pas le laisser faire alors il l'attrapa par la main pour le faire entrer, question de principe. "T'as déjà les boules d'être en tête à tête avec moi dans une chambre, alors?" Jouer jusqu'au bout, Wren regardant le décor autour de lui, ses yeux verts d'eau revenant bien vite vers Gabriel, sa stature se posant à quelques centimètres de la sienne, sa main se posant vers la porte derrière eux, qu'il venait de fermer avec aplomb. "Me dis pas que c'est tes souvenirs qui t'empêchent d'être là. T'es pas le genre de gars à flipper dès la première seconde, si?" Il fallait qu'il sache, ses yeux coincés dans les siens, attendant qu'il cède parce que ce ne serait pas lui en tout cas. Wren Doherty ne lâcherait rien, vil qu'il était. Le petit démon au fond de lui était plus vif que jamais en le toisant de la sorte, Gabriel Carnahan finirait par sombrer, indéniablement.
Combien y’avait-il de chances que ces deux là se retrouvent à devoir cohabiter ? Combien ? Gabriel se le demandait. De tous les étudiants de Brisbane il avait fallu que ce soit celui-là qui atterrisse chez lui. Il était incapable d’en vouloir à Lola, et il devinait que Wren se moquait bien d’un quelconque mécontentement venant de sa part. Son apparent agacement il n’avait plus qu’à le garder pour lui. Mais au fond, au creux de son âme, ce n’était pas ce genre de sentiment qui le tiraillait. Ca n’était rien de plus qu’une énième attitude qu’il se donnait pour tenter de dissimuler son trop-plein de sensibilité, ses émotions à fleur de peau. Mais ses réactions le trahissait, dès lors qu’il perdait le peu de self-control qu’il tentait d’avoir sur lui-même. Ses réactions, et l’intérêt qui pointait dans l’éclat de ses iris clairs, dans ses intonations. Trop curieux d’en découvrir plus, et trop peu bon comédien pour parvenir à la dissimuler. Alors dès qu’il était question d’Art il reprenait un peu d’aplomb, déjà bien trop occupé à imaginer ce que ses pinceaux et couleurs pourraient faire naître sur la peau pâles du suédois. « Je ne sous-estime personne, je te mets seulement en garde. » Non il ne flippait pas, mais il n’estima pas nécessaire de le préciser quand il commençait à saisir que ce serait jouer trop facilement le jeu du grand brun. Il était en revanche d’autres choses sur lesquelles Gaby ne parvenait à exercer le même contrôle ou détachement. Il se sentit virer au rouge, pour la seconde fois déjà, alors que les doigts de Wren vinrent se perdre l’espace d’une seconde dans ses boucles brunes, lui arrachant un imperceptible frisson venu courir le long de son échine. Il n’avait pas eu le temps d’esquiver le geste du suédois, moins encore de l’anticiper. C’était peut-être ça au fond le plus déstabilisant chez le grand brun, le fait de ne jamais pouvoir deviner ce qu’il allait faire ou dire. Juste le subir et réagir en conséquence. C’était terriblement frustrant. Et l’autre semblait en tirer un immense contentement et une folle fierté, ce qui n’arrangeait probablement rien. Mais lorsqu’il parvint enfin à calmer son cœur et sa tête, marchant devant et évitant avec soin ce regard qui le déstabilisait, une question se fit jour dans l’esprit de Gabriel. N’y avait-il pas autre chose ? Derrière cette assurance crane et cette impertinence savamment maniée, qu’y avait-il ? Cette interrogation valait sans doute son pesant d’or, comme Wren semblait être à lui seul un épais et nébuleux mystère. Cependant l’arrivée devant l’ancienne chambre de Thomas chassa net toutes ces pensées, coupant court aux réflexions intérieures de Gaby. Il avait marqué une pause, main sur la poignée, avant de finalement se dérober. Non, il ne s’en sentait pas capable, ça représentait encore trop, trop de choses, trop de souvenirs, trop d’émotions aussi. Il préféra rester là, adossé au mur. Du moins était-ce ce qu’il aurait préféré. Mais c’était sans compter sur l’insupportable insolence de Wren, cette malice qui brillait au fond de ses prunelles. Gabriel n’eut que le temps de sentir la poigne puissante du grand brun se refermer sur son bras et l’attirer avec force à l’intérieur. Son cœur lui sembla arrêter de battre, tandis que l’effet de surprise l’empêcha d’opposer une quelconque résistance physique et le cloua là, muet, au milieu de cette pièce qu’il connaissait par cœur, dans laquelle il avait passé du temps, dans ce qui lui semblait à présent être une autre vie. A la fois si lointaine et pourtant si proche. Et le suédois qui en jouait, réduisant inexorablement la distance qui les séparait, refermant la porte dans le dos de Gaby. Il aurait sans doute dû se décomposer à cet instant, et intérieurement c’était en partie le cas, cependant ce fut autre chose qui sembla prendre le dessus. Comme si ce qu’il avait gardé en lui depuis trop longtemps éprouvait tout à coup le besoin irrépressible de sortir, de se déverser. Ses yeux clairs s’assombrirent soudain. « Tu devrais arrêter de croire que tout tourne autour de toi », gronda t-il. Peut-être Wren se rirait-il de lui, de son air sombre, de sa colère qu’il n’avait fait que libérer sans en être la cause réelle. Sans doute même. Mais Gaby s’en moquait, il avait besoin d’un exutoire. Là, tout de suite. « Et si je te dis que c’est précisément ça ? Des souvenirs, de foutus souvenirs même ! Qu’est-ce que peut bien faire ? » Qu’est-ce que ça te fait ? Il aurait voulu lui dire Gabriel, que ce n’était pas de la peur qu’il éprouvait, que c’était de la douleur, juste de la douleur. Et de la colère. Il aurait voulu le dire que ces souvenirs là le bouffaient, qu’il essayait de s’en relever, que c’était dur, que c’était éprouvant, qu’il avait mal, qu’il n’y avait plus qu’un champ de ruines en lui dont il essayait de reconstruire les fondations pierre par pierre. Mais ce ne furent aucun de ces mots qui franchirent ses lèvres, balayés par la seule question qui le taraudait bien plus que tout le reste, quand ce fameux reste semblait perdre toute son importance lorsque ce regard vert d’eau se posait sur lui. « Et toi Wren t’es quel genre de gars hein ? Dis moi, t’es quel genre de gars ? » Son ton toujours plus ferme, son attitude toujours moins timide, moins effacée à mesure qu’il sentait l’irritation qui grandissait, qu’il sentait le piège se refermer sur lui. Manière de se défendre encore, de montrer qu’il n’était pas encore si vulnérable, il n’avait pas encore déposé les armes. Même si ces dernières semblaient inégales entre les deux jeunes hommes, même s’il avait peut-être perdu d’avance. Il se battrait. Les choses ne seraient pas aussi faciles. Non. Gabriel ne voulait pas qu’elles le soient.
Qu'il aimait voir les gens aussi désarçonnés par ses actes, car c'était un Doherty tout craché quand il ne maîtrisait aucun acte de ses muscles. Il enchaînait toujours les surprises, le suédois, et personne n'arrivait à anticiper la manière dont il allait réagir, peut être même pas lui même, ce qui était un sacré paradoxe finalement. Non, Wren n'était pas dans le contrôle comme il essayait de le prétendre mais il était vraiment très doué pour terrer la moindre de ses émotions et il était clair que Gabriel n'arriverait à en lire aucune sur ses traits si délicats. Le suédois ne disait rien, il relâchait sa main jusqu'ici perdue dans la chevelure du brun, convaincu qu'il avait eu l'effet escompté en voyant le rouge monter aux joues de son nouveau colocataire. Il avait tendance à avoir cet effet là sur les gens et il n'en fut pas gêné outre mesure: encore une fois, tout ce qui l'amenait à ressentir ce pouvoir le rendait plus heureux que jamais. Alors, oui, il se laisserait certainement aller à se faire dorloter par de la peinture parce que ce ne serait qu'une preuve supplémentaire qu'il pouvait résister aux dires de Carnahan. Il avait la patience nécessaire pour tenir face à n'importe quel défi et il lui répondit d'un clin d'oeil empli de sous entendus. Leur marché était lancé et le brun ne pourrait sûrement plus reculer désormais. Le suédois, lui, s'en réjouissant d'avance car tous les moyens étaient bons pour perturber cet étudiant qui se levait à la va-vite pour faire le tour du propriétaire au grand dadais qui le suivait à la trace. Ce qu'il ne savait pas, c'était que Wren ne se dérangeait jamais pour mettre les gens en face de leurs blessures, aussi béantes fussent-elles. Lorsque cela ne concernait pas les siennes, Doherty était toujours prêt à tout pour mettre le doigt là où la douleur était importante. Evidemment, dans ces circonstances, il ne put qu'entraîner Gabriel dans la chambre, refermer la porte derrière eux et le toiser avec une certaine autorité, la main sur le bois dur derrière le dos de l'étudiant. Il resta là à le regarder un certain temps, sentant sa colère l'envahir et c'était clairement ce qu'il voulait, le voir lâcher prise, cracher sa haine de cette rupture qui l'avait cassé en deux. Wren était infiniment doué pour cela aussi, faire naître les pires émotions chez autrui, même chez ces personnes qui semblaient si douces inatteignables en apparence. Il avait touché Gabriel en plein coeur à ce moment là et il n'était pas peu fier de le voir sortir de ses gonds, ses yeux assombris par cette rage renouvelée, par cet abandon qu'il n'avait pas dû pouvoir supporter de la part de l'homme qui était passé avant le suédois dans cette chambre. "Et bien, ça peut faire qu'il était temps, mon vieux. C'est moche de vivre avec autant de colère au fond de soi, il faut que tu relâches tout ça parce qu'il va pas revenir, si? Alors, pourquoi se bousiller à cause de souvenirs qui n'existent plus? Respire, oublie, vis." Il affichait son sourire légendaire, toujours plein de flegme en sortant une cigarette du carcan de la poche de son pantalon pour l'allumer,son regard toujours vissé dans celui de Carnahan, comme s'il allait le laisser dans cet état, comme s'il n'allait pas en rajouter. "Moi? Je suis juste le petit démon sur ton épaule. Le gars qui te dit d'arrêter de réfléchir pour une fois, je suis un mec qui profite de l'instant présent parce qu'il y a bien trop de merdes qui nous entourent pour qu'on s'autorise à vivre dans un passé sombre." Au moins, là dessus, il n'était pas un beau parleur parce que c'était effectivement son mode de vie depuis l'incendie. Depuis qu'il avait quitté la maison Doherty. Là, il s'en fichait pas mal d'avoir un père en taule et une mère folle, tout ce qu'il voulait, c'était survivre à ses études et se barrer de cette ville. Il y arriverait et il espérait que Carnahan le suivrait dans cette intense aventure. "Rien ne tourne autour de moi justement, et c'est ce qui me plaît." Il relâcha un bon nuage de fumée en reposant sa main juste à côté de la tête de Gabriel, un sourire ravageur étalé sur ses lèvres, ses yeux portés vers les siens. Est-ce qu'il aimait l'idée d'être l'origine de tous les maux ressortant chez Carnahan? Absolument, et il ne comptait pas s'arrêter là, pas quand il avait ces yeux là. Pas quand il offrait la terre entière à son compatriote, dans deux simples iris verts d'eau.
Tout chez Wren était voué à déstabiliser Gabriel. Son inébranlable flegme, son imperturbable air malin. Ses insondables yeux verts et son impressionnante stature. L’imprévisibilité de ses gestes et de ses mots. Absolument tout. Et pourtant plutôt que de chercher à tout prix à s’en éloigner, il se laisser prendre au jeu et au piège. Tout en sachant par avance qu’il y laisserait des plumes, qu’il s’y brûlerait, qu’il n’en ressortirait pas indemne. Pour le meilleur, et sans doute le pire. Il en était conscient, et cependant incapable de se détourner de cette voie nouvelle qui venait de s’ouvrir à ses pieds, à l’instant précis où le grand brun avait franchi le pas de la porte de leur trop calme appartement. Peut-être ressortirait-il finalement quelque chose de bon de cette rencontre ? Qui aurait pu le dire ? Pas Gaby en tous cas, pas encore, quand le suédois provoquait chez lui un savant mélange de curiosité, de trouble et de colère. Cette dernière pourtant si rare chez Gabriel. Il la sentait se déverser dans ses veines, ce sentiment qu’il avait bridé depuis déjà trop longtemps, enterré au fond de son être en espérant le voir disparaitre. Mais on ne se débarrassait pas si aisément d’une colère viscérale, il ne suffisait pas de l’étouffer pour ne plus l’éprouver. Ça n’était jamais aussi simple, aussi expéditif, aussi définitif. Il fallait qu’elle sorte un jour ou l’autre, qu’elle s’exprime. C’était la seule manière de la conjurer. L’étudiant en Arts l’avait nié durant de longues semaines, parce que cette émotion lui était tout sauf familière. Lui que certains de ses camarades se plaisaient à surnommer La Tendresse, à tort. Parce qu’il existait en lui une autre facette, plus explosive, une rage dissimulée, insoupçonnée. Des envies de crier ce qu’il avait sur le cœur, de l’hurler au vent, de lui confier ses tristesses, ses blessures, ses démons, sa douleur. Il fallait que ça sorte, et visiblement le suédois faisait un excellent détonateur pour ce faire, quand par ses propos, par ses actes, il était parvenu à libérer la colère de Gabriel. Et tant pis si c’était Wren qui en faisait les frais à cet instant. De toute façon il en faudrait sans doute bien plus pour déstabiliser le suédois, et Gaby avait terriblement besoin d’ouvrir les vannes. Alors il soutenait son regard, de ses yeux qui avaient viré aux teintes de l’orage, s’empêchant par là même de penser à la proximité physique que Doherty avait établi entre eux. Il avait raison, Gabriel le savait pertinemment. Il devait laisser tout ça derrière lui au lieu de continuer à se détruire en ressassant le passé, il devait passer à autre chose, parce que Wren disait vrai, Thomas ne reviendrait pas. Il le savait, et pourtant il ne pouvait se résoudre à abonder dans son sens aussi aisément. « Plus facile à dire qu’à faire. » D’un ton toujours sec alors que son souffle se heurtait à celui du grand brun et que dans sa poitrine son cœur dansait un tango fou. Ne pas y penser. Mais ça aussi c’était plus facile à dire qu’à faire. Et le suédois, pas gêné pour un sou, qui tira une cigarette d’une de ses poches pour l’allumer dans la foulée avant de poursuivre son discours. Et il avait raison, encore raison, ça avait le don d’irriter davantage Gaby qui lâcha un soupir exaspéré. Toutefois il lui sembla qu’un petit quelque chose avait changé dans le ton du grand brun, comme une pointe de vrai, de vécu, un quelque chose de réellement sincère, qui interpella Gabriel. Il n’eut cependant guère le temps d’épiloguer sur la question que cette humeur d’honnêteté fila aussi vite qu’elle était arrivée pour laisser de nouveau place à un Wren charmeur, son sourire enjôleur et ses beaux yeux verts qui brillaient d’une intensité nouvelle. La respiration trop profonde, Gaby avait du mal à arranger ses idées dans un ordre qui lui convenait, comme la présence de Doherty à une poignée de centimètres de lui le troublait plus que de raison. Pourtant il n’était cette fois pas décidé à se laisser paralyser par l’attitude du suédois, comme il semblait commencer à en apprivoiser les manières, l’air de rien. Alors ce fut à son tour de faire un geste en direction du grand brun, quand ses doigts se refermaient sur la clope vissée au coin de ses lèvres. « Cigarette. Dehors. » Succinct, concis, ne souffrant guère de réponses. « Ou Lola te tuera, et moi avec », qu’il lança en se dégageant de cette proximité que Wren avait imposé pour se diriger vers le petit balcon dont la chambre bénéficiait. Étrangement cet éloignement ne l'aida pas vraiment à retrouver une respiration calme et posée, ni à éloigner ses pensées des iris vert d'eau et de leur drôle de scintillement. Alors il glissa le bâtonnet fumant entre ses propres lèvres avant d’ouvrir tout grand les hautes fenêtres et de s’adosser à l’embrasure de l’ouverture vitrée. Il prit une longue bouffée du nocif tabac. Ca faisait bien longtemps que ce n’était pas arrivé. Décidément ce nouveau colocataire ne promettait guère d’avoir une bonne influence sur Gaby. La colère, la cigarette, ça commençait déjà à faire beaucoup.
Il n'avait pas toujours la meilleure des influences sur autrui. Déjà, au lycée, il avait lancé quelques uns de ses camarades dans la drogue, parce qu'il avait besoin de vendre et que l'argent venait avant une quelconque amitié. La famille, avant tout, la survie avant les sentiments. Il n'avait pas regretté, ce qui pouvait attrister parce qu'il se faisait passer pour ce monstre sans coeur au quotidien mais Wren n'arrivait tout simplement pas à tout gérer d'un coup. Il ne pouvait pas être un fils et un frère idéal s'il se laissait bercer par les besoins de cette société des plus cruelles. Non, Doherty devait penser au plus urgent avant tout et pour cela, il avait dû utiliser les manières fortes pour en arriver là où il en était. Usé jusqu'à la corde, complètement déstabilisé par cette famille qui ne lui avait pas rendu pour la moitié de tout ce qu'il leur avait donné. Il ne restait proche que de sa soeur désormais, sa petite perle d'or et les autres, il s'en fichait royalement. Alors, il faisait ses études, tâchait de donner le meilleur de lui-même dans un contexte qui était loin de lui être favorable. Le suédois devait être le plus pauvre du campus et avoir atterri dans cette colocation était son dernier espoir avant de devoir retourner chez sa mère en pliant les genoux et aller quérir son pardon qui serait certainement âpre à obtenir. Wren avait suffisamment d'ego pour s'y refuser mais c'était une évidence, il avait un vécu bien plus sombre que la plupart des gens: entre les sévices d'un père troublé et l'absence d'une mère perdue, le jeune homme n'avait pas pu se construire décemment. Il s'était fait sa place malgré tout, surtout en écrasant la concurrence mais cela lui avait permis de sortir du trafic de stupéfiants avant que les dates limites pour l'université ne furent fixées. Il était fier de son parcours, peut être pas autant que de ses répliques toujours cinglantes et déstabilisantes pour quiconque les recevait. Pauvre Carnahan qui devait suivre le fil des pensées morbides de Wren, lui le moralisateur du dimanche qui prêchait la bonne parole. Le vécu dans le présent, l'oubli du passé, l'emmerdement du futur. Une bien belle utopie qu'il ne respectait pas lui même alors, il ne pouvait que recevoir la simple phrase de Gabriel avec ce petit rire des plus fins. Une seconde, pas plus avant de reprendre son regard délicat mais pas sans mauvaise intention... Et ce, jusqu'à ce que le brun lui subtilise sa cigarette pour aller ouvrir en grand la fenêtre. Comment cela, la clope était interdite dans l'appartement? Wren allait sûrement crever avant d'avoir atteint le palier pour s'en fumer une, il avait une addiction à combler après tout. Il ne dit rien pourtant, se contentant de regarder Gabriel crapoter, avec un regard en coin, ses yeux portés vers l'horizon avant que sa main doucement ne revienne attraper le fagot pour le remettre entre ses lèvres. "Tu commences déjà à me voler des clopes? L'étape suivante, ce sera mes fringues aussi?" Retrouver cette ambiance idiote, le suédois lui faisant un clin d'oeil en expirant le reste de fumée de ses poumons déjà fichus pour son jeune âge, à coup sûr. "Si t'as envie de crier, vas y, c'est le moment. C'est normal d'avoir le coeur brisé après ça mais ça veut pas dire que tu t'en remettras pas... Je pense juste qu'il faut que tu laisses pas tomber la vie, tu vois, parce que ce serait trop con. T'as beaucoup de choses à lui apporter, l'artiste." Il était toujours plus surprenant que la réplique précédente, jamais prêt à se laisser comprendre en un coup d'oeil. Wren aimait entretenir le mystère, fumant sa cigarette silencieusement durant une petite minute avant de tourner à nouveau ses yeux vers le bouclé. "Il faudra que tu me montres tes oeuvres d'ailleurs. Quand t'auras envie. Pour le moment, je peux juste être l'emmerdeur qui te fait hurler, c'est un rôle que j'assume facilement." Un petit rire à nouveau et il lui passa la cigarette en relâchant son regard. Voilà qui Wren pouvait être quand on lui laissait l'occasion d'être autre chose qu'un connard sans coeur et son passion. Il avait tout cela au fond de lui, et bien plus encore. Oh oui, bien plus caché derrière ses iris vertes.
C’était étrange cette sensation qui brûlait ses veines, qui irradiait tout son corps, mélange d’émotions qui agitait son être déjà sans dessus-dessous. Etrange mais presque salutaire, quand ça faisait des semaines, des mois, qu’il avait l’impression de ne plus rien ressentir, de n’être qu’une carcasse vide errant entre les ombres. Et là, ça bouillonnait dans son sang, dans sa tête, dans son bide, même dans son cœur qui lui semblait se réveiller après une trop longue léthargie. C’était un foutu bordel à l’intérieur, comme la curiosité laissait soudain place au trouble, et celui-ci à la colère, à la vitesse de l’éclair, encore et encore, sans jamais s’arrêter à la manière d’un manège infernal. Bien sûr ça faisait mal, ça le contrariait, bien sûr ça faisait grincer ses dents, ça lui filait presque des haut-le-cœur. Mais au-delà de tout ça il y avait autre chose, qui écrasait tout, qui dépassait tout, comme pour la première fois, après des mois, passés reclus dans sa douleur, ses souvenirs et sa tristesse, il se sentait de nouveau vivant. Et c’était pas si désagréable, même si Gabriel n’était pas tout à fait prêt à l’admettre. A admettre qu’un type qui venait à peine de débarquer dans sa vie pouvait ainsi tout rallumer autour, tout rallumer dedans, en un claquement de doigts, alors que rien ni personne n’avait pu l’atteindre jusque là. Alors quoi ? Qu’est-ce que Wren avait de si particulier pour parvenir à un tel résultat ? Qu’est-ce qu’il cachait sous son insolente assurance, derrière ses grands yeux ? Et puis merde c’était quoi ça ? Ces tremblements imperceptibles qui parcouraient sa peau, qui agitaient ses entrailles. Il avait besoin d’air, besoin d’espace, besoin de se recomposer. Alors il prit la tangente, la cigarette n’était finalement qu’une excuse quand à cet instant précis il craignait moins la réaction de Lola que de se perdre dans deux iris vertes. S’éloignant il passa une main dans ses boucles brunes, par réflexe, comme il le faisait toujours, presque inconsciemment, quand il doutait, quand il se sentait paumé, comme pour reprendre un peu de constance. L’air extérieur, le bruit de la rue, le ramenèrent un peu sur terre. La ville battait au rythme de sa propre vie, sans se soucier de ceux qui avaient la leur sur pause. Gabriel prit une profonde inspiration entre deux bouffées de tabac, entre deux nuages de fumée. Ca faisait des lustres qu’il avait arrêté, des lustres. Alors qu’est-ce qu’il avait bien pu espérer en portant cette clope à ses lèvres ? Comme elle parvenait à peine à l’apaiser. Son regard s’était égaré au loin, en même temps que ses pensées. Ce ne furent que la voix de Wren et sa main saisissant délicatement le mégot qui le ramenèrent à la réalité, il en aurait presque sursauté. « T’inquiète pas va, j’ai arrêté y’a un moment déjà », qu’il lâcha en désignant la cigarette d’un geste vague, douce ironie quand son comportement semblait indiquer tout le contraire. Une fois encore il ne répondit qu’à moitié à la question, à dessein comme il s’obstinait à éviter de relever le ton malin et les sous-entendus du suédois. Pourtant il ne put réprimer l’esquisse d’un sourire à l’écoute du grand brun, dont la malice avait de nouveau laissé place à quelque chose de plus sincère, plus doux presque. « Si tu savais. » Tout ce qu’il avait envie de dire, tout ce qu’il avait besoin de dire, Gaby, ses yeux perdus quelques part à ses pieds. « Comme j’aimerai sortir tout ce que j’ai sur le cœur, tout ce qui me bouffe là. » Combien Thomas lui avait fait du mal, combien il croyait l’aimer encore, combien il était incapable de le détester alors que c’est tout ce dont il avait envie. « Mais j’y arrive pas tu vois. » Et ça bouillonnait de nouveau dans ses veines. « J’en ai marre de tout ça, de moi. Marre d’être un foutu lâche. » Et plus il y repensait, plus ça lui paraissait évident. Alors il ne voyait pas franchement ce qu’il pouvait apporter à la vie comme l’affirmait Wren avec un aplomb qui ne souffrait nul doute. « Tu sais des fois j’ai juste envie de tout envoyer bouler, de rentrer dans le tas. Ca me sert aussi à ça les crayons, les pinceaux, à évacuer tout ça. Sinon je finirai par devenir dingue, j’ai pas ce coté imperturbable moi. » Non il n’avait pas ce flegme qu’affichait le suédois. « Je sais pas pourquoi je te raconte tout ça en fait », qu’il finit par souffler. Qu’est-ce qui le poussait à se confier de la sorte à quelqu’un qu’il venait à peine de rencontrer ? Il fallait se faire une raison, Wren n’avait rien d’ordinaire. Gaby releva le nez quand Doherty avança qu’il espérait un jour voir ses travaux, l’air étonné. Et ses prunelles posèrent la question à sa place. Est-ce que ça t’intéresse vraiment ? Ca avait toujours l’air de le surprendre Gabriel, qu’on s’intéresse à lui, lui qui n’avait jamais eu une confiance folle en lui-même ou en ce qu’il pouvait créer. Et il la saisit du bout des doigts, la cigarette que Wren lui tendait, malgré ses précédents propos à ce sujet. Une bouffée, une dernière, la main tremblante. « Tu m’emmerdes pas, je te l’ai déjà dit », lâché dans une expiration. Et comme pour le prouver Gabriel intima un « Viens » en traversant de nouveau la chambre pour les mener jusqu’à la sienne à quelques pas de là. Il poussa la porte et s’écarta doucement. « Voilà, ça c’est mon monde. » Des carnets de tous formats empilés sur le vaste bureau, des albums photos au milieu des pots de peintures, crayons et feutres en pagaille, des feuilles en vrac ou épinglées sur le mur, de grands cartons à dessins appuyés contre le mur. Comme autant de petits bouts de lui. Voilà, tout était là, toute sa vie, et il l’offrait toute entière aux yeux verts de Wren.