Essayer de le comprendre était vraisemblablement une mission impossible. Un certain nombre de personnes avaient essayé à ce jour mais elles avaient toutes été confrontées au mur Doherty. Wren n'aimait pas qu'on le désarçonne ou qu'on se renseigne sur lui parce qu'il était seul dans son petit monde et il appréciait l'idée que cela reste de la sorte jusqu'au jour de sa mort. Pourtant, il devait traîner dans l'univers partagé par tous ces êtres humains et c'était une lutte constante pour ne pas subir les effets de l'attachement car il était comme tout le monde à ce sujet, il ne pouvait pas ne rien ressentir, il n'était qu'humain. Cela dit, le suédois faisait comme si ce n'était pas le cas, toujours avec cet air de détachement si caractéristique et totalement illisible pour ceux qui ne l'avaient pas pratiqué depuis des années. Wren, le mystère, Wren le type à la clope au bec, un homme qui cherchait toujours la mort parce qu'il n'avait jamais été profondément attiré par la vie. Pas étonnant donc qu'il ait choisi l'Histoire comme spécialité: faire parler les morts était beaucoup plus prenant que s'intéresser aux vivants. Néanmoins, ce jour là, le brun tenait à faire parler une personne bien vivante, Gabriel étant la victime de sa nouvelle lubie du moment. Il réussissait à le faire sortir de ses gonds, une mauvaise habitude vu la capacité du Doherty à lire le coeur des autres comme un livre ouvert. Il avait ce talent depuis sa plus tendre enfance: déchiffrer les émotions sur un visage, sentir les muscles se contracter de colère ou de tristesse à quelques mètres de lui, c'était un aura qu'il tenait de sa chère mère mais elle, contrairement à lui, l'avait perdu avec sa maladie mentale. Wren, lui, restait fièrement ancré sur ses pieds à chercher à résoudre les mystères d'autrui, définitivement porté par l'histoire de Carnahan, le petit brun bouclé qui avait le coeur brisé. Il devait certainement y avoir un récit plus éloquent derrière encore et en grattant à la surface, le jeune suédois avait déjà récupéré pas mal d'informations. Cela dit, c'était toutefois un choc de voir l'étudiant se porter vers la fenêtre avec une cigarette entre les lippes, lui qui semblait si sage, jamais hors des sentiers battus. A croire que Gabriel avait également quelques surprises à lui réserver, ce qui n'était pas pour déplaire au futur historien. C'était son gagne pain de comprendre et ce brun ne ferait pas exception, il ferait ce qu'il fallait pour le sauver de lui-même, avec ses petits talents et sa répartie légendaire. D'ailleurs, Gabriel n'avait pas l'air d'en être exclu non plus vu la manière dont il lui répondit, faisant naître un sourire des plus exquis sur les lèvres du grand dadais. "On dirait pas, tiens. Je sais plein de choses justement." Un clin d'oeil, un regard indéchiffrable à nouveau et Wren semblait s'intéresser à l'horizon pour les quelques minutes qui suivirent. Du moins, c'était l'impression qu'il donnait en reprenant le poison entre ses lèvres charnues, mais il y avait quelque chose là dessous, une force supérieure qu'il ne pouvait pas commander et qui était si réelle, si tangible. Gabriel était en train de la réveiller avec son récit, ce coeur qui souffrait lui appelait à l'aide et Doherty n'était peut être pas en mesure de résister à une telle faiblesse spontanée. "Justement, tu extériorises à ta façon, avec ton art. Je pense pas que ce soit mauvais, même si peut être qu'à un moment donné, il va falloir que tu affrontes le monde et les douleurs que t'as là, justement. Tu peux envoyer tout chier si tu veux, c'est une méthode testé et approuvé par mes soins. Ouais, exprime toi, te laisse pas bouffer par ce mal. Relève toi." Il n'était sûrement pas le mieux indiqué pour donner des conseils de mode de vie, lui qui avait touché à la drogue et qui avait maintes fois sombrer dans des instants qu'on ne pouvait pas envier. Wren avait souffert le martyr après son père, l'incendie, la maladie de sa mère et l'éducation de son frère et de sa soeur. Pourtant, il avait l'air de s'en sortir avec brio désormais, lui qui ne pensait pas pouvoir faire preuve d'une quelconque force. Apparemment, il était prêt à la partager avec Carnahan, un sourire aux lèvres alors qu'il le suivait jusqu'à sa chambre, observant un décor des plus artistiques, à l'image de son coeur blessé, éparpillé. Wren prit le temps de regarder les croquis, les idées et les oeuvres, toutes plus uniques les unes que les autres. "C'est pas commun comme monde. C'est une force ça alors justement, puise là dedans. T'as pleins de trucs à explorer, Gabriel, tu peux pas te laisser miner par une simple histoire et je suis prêt à parier que c'était pas celle de ta vie." Comme si c'était une promesse qu'il pouvait débarquer dans son coeur et lui rappeler qu'il y avait quelque chose de bien meilleur pour lui. Une offre unique, oui, alors que Wren lui souriait de ce sous-entendu, ses yeux se concentrant sur une toile au centre de la pièce, jouant d'une expression des plus intenses. "Tu me parles de cette oeuvre? Ça m'intéresse et qui sait, peut être que je pourrais te filer un coup de main pour la terminer." Leur vie commençait à peine et Doherty était plus que prêt à se laisser voguer sans honte et sans peur. Il espérait que Carnahan le vivrait de la même manière à son tour.
Il avait ses fantômes collés aux basques, Gaby, ses écorchures au cœur, ses cicatrices à l’âme, ses tristesses et ses douleurs vissées au corps. Et le masque derrière lequel il tentait de les cacher était fragile, bien trop pour faire illusion aux yeux de Wren. Son regard perçant semblait le transpercer sans la moindre difficulté et ses petites phrases malines faisaient mouche à chaque fois. Alors que lui-même ne laissait rien paraître, rien transparaître, et même en lisant entre les lignes de ses mots, de ses gestes, le mystère ne semblait faire que s’épaissir. Gabriel y parviendrait-il un jour ? A lever un pan du voile ? A en percer un petit quelque chose ? A faire en sorte qu’à son tour Wren fasse un pas vers lui ? Rien ne lui paraissait moins sûr à cet instant. Alors oui ça l’agaçait un peu cette place qu’il lui laissait prendre, ce bout de pouvoir, comme Gaby, lui, à l’inverse, se dévoilait toujours davantage. Il n’était pas bon à ce jeu-là, celui de se dissimuler, soi et ses émotions. Bien trop à fleur de peau, bien trop sensible, toujours coincé entre cette volonté de tout exprimer haut et fort et cette retenue abreuvée par son introversion naturelle, comme perpétuellement coupé en deux. Et puis ces derniers mois, avec la rupture qu’il avait subie, les choses n’avaient fait qu’empirer, ne faisant qu’ouvrir plus encore cette faille qu’il couvait déjà au creux de son âme. Alors évidemment que son trop perspicace nouveau colocataire s’y était engouffré pour remuer davantage le couteau dans la plaie. Evidemment. Et Gabriel l’avait laissé faire. « Et t’as toujours réponse à tout hein », en réponse au sourire charmant et charmeur qu’affichait un Wren visiblement fier de lui. Il avait le don d’être follement exaspérant. Pourtant plus les minutes passaient moins ça le crispait Gaby, cet air malin et assuré, encore un peu il en aurait presque souri, un peu malgré lui sans doute. Mais il était bien trop occupé à essayer de ne pas trop s’attarder dans les insondables prunelles vertes du grand brun pour ce faire, comme il lui semblait sentir son cœur imploser à chaque fois qu’un échange de regards s’éternisait une seconde de trop. L’air finirait par lui manquer bien trop vite à ce rythme, malgré la fenêtre grande ouverte. Alors l’étudiant en Arts essayait de se concentrer sur autre chose, sur les mots de Wren, comme pour rester ancré tant bien que mal au réel, à un simulacre de calme alors que son palpitant jouait sur un air furieusement arythmique. « T’as sans doute raison oui. » Bien sûr qu’il avait raison. L’art était l’exutoire parfait pour Gaby, chacun de ses travaux, la moindre de ses esquisses, était tout imprégné de ses humeurs du moment, indéniablement. Ça sautait aux yeux. Et Wren avait raison sur un autre point qui, celui-là, demeurait bien moins une évidence pour Carnahan. Il devrait un jour faire face à tout ce qui le dévorait de l’intérieur, tout ce qui le tailladait, il le savait. Et le plus tôt serait sans doute le mieux, d’une manière ou d’une autre. « Dis donc, tu as l’air de savoir de quoi tu parles... » D’une certaine façon c’était une diversion, oui. Mais ça intriguait vraiment Gabriel. Pour sûr Wren trouverait sans doute le moyen de ne pas se dévoiler plus que de raison, il commençait à se faire une raison à ce sujet. Il lui faudrait du temps pour espérer percer à jour un peu de l’énigme que composait le nouveau venu. Le défi était ardu, pourtant Gaby était tenté de s’y atteler, à sa façon, à l’usure aussi peut-être. Pour le moment c’était lui qui invitait le suédois à faire un pas de plus dans son univers. La réciproque viendrait sans doute en temps voulus. Gabriel le laissa observer le décor de sa chambre en silence, jusqu’à ce que le grand brun reprenne la parole. L’entendre prononcer ainsi son prénom lui arracha un frisson. Ça lui faisait drôle, quand il avait plus l’habitude qu’on lui donne du Gab, du Gaby, voire du Carnahan, ce qui, généralement, ne présageait rien de bon. Mais Gabriel, c’était bien plus rare, et ça ne pouvait pas le laisser indifférent de l’entendre dans la bouche de Wren, évidemment. « Tu crois ? », soufflé, murmuré, arraché à ses lèvres, sonnant un peu plus comme un Tu le promets ?, parce qu’il y avait quelque chose dans le ton de Doherty qui le laissait croire à ses propos, quelque chose qui l’accrochait, qui le touchait sans qu’il ne puisse y résister il s’en rendait compte. Alors pourquoi vouloir encore lutter finalement ? Pour se protéger ? C’était trop tard de toute façon. Songeur, Gabriel suivit le regard vert se porter sur une toile en particulier. Et la voix de Wren qui l’obligea à se recomposer, à se recentrer pour répondre, à chasser la chaleur qui avait envahi ses joues et son corps. « Euh… » Sa main se perdit à nouveau parmi ses boucles brunes en bataille. « C’est un travail que je devais présenter ce semestre, mais c’est un peu tombé à l’eau je t'avoue. Je travaille pas mal sur les bestiaires légendaires et fantastiques, et là c’est un Phénix tu vois. » Impétueuse créature au plumage tout de feu et de flammes. « J'aime assez sa symbolique. Même si maintenant ça prend un drôle de sens à vrai dire. », qu'il avait lâché presque pour lui. Maintenant ça prenait tout son sens finalement. Il se racla un peu la gorge. « J’avais un projet de body painting d’après cette peinture là, mais… j’ai plus de modèle en fait. » Et pour cause, ledit modèle avait foutu le camp avec son nouveau mec sans se retourner. Gaby laissa courir ses iris de la toile à Wren. Et c’eut été mentir d’omettre que son regard s’attarda un instant, juste plus que de raison, sur la carrure du suédois avant de raccrocher son regard vert d’eau. « Tu veux m’aider alors ? Tu peins ? » L’air curieux de Gabriel comme la proposition du grand brun l’étonnait, presque, l’intéressait, pour sûr. Comme une idée de la manière dont Wren pouvait l'aider l'effleurait déjà.
Chacun d'eux arborait fièrement des cicatrices mais dans le cas de Gabriel, elles étaient certainement beaucoup plus visibles. Wren avait appris à devenir un véritable caméléon vu le milieu dans lequel il avait été élevé. Entre son père qui le molestait la plupart du temps, une mère qui n'arrivait pas à s'affirmer et des cadets qui se perdaient constamment dans un univers trop grand pour eux, l'aîné avait dû apprendre à terrer la moindre de ses émotions derrière cet air froid et ambitieux. Pourtant, il était loin de coller à ces deux qualificatifs car Wren était plus chaud que la plupart des êtres humains qu'il avait dû croiser jusque là. Toujours prêt à offrir un coup de main, mais sans jamais se livrer parce que c'était effrayant d'être à la merci d'autrui, il n'avait jamais apprécié le concept. Jusque là, il avait réussi sa mission à merveille: personne n'avait réussi à décrypter l'énigme et le grand suédois pouvait arborer un air fier en sentant le trouble monter jusqu'aux joues de Carnahan après son discours teinté de vérité. Evidemment, il avait vécu les pires événements qu'un adolescent aurait pu connaître et il n'était pas sorti de là parfaitement indemne. On pouvait même dire que Wren vivait encore avec ses démons au quotidien, s'éloignant le plus possible de toute source de brasier pour ne pas s'y laisser consumer. Alors, quelque part, c'était revigorant de jouer le rôle de l'homme normal face à l'artiste, lui qui n'avait pas les armes pour résister aux manières si marginales du suédois. "Absolument tout, oui. Et j'ai toujours raison, je suis un vrai sage, mon beau." Il lui avait fait un clin d'oeil, ne désirant pas en dire plus sur cette vérité qui maltraitait son âme depuis des années maintenant. Wren ne voulait pas réveiller la pitié dans le coeur de Gabriel: là, il n'était pas question de lui de toute manière, mais plutôt du bouclé qui le faisait entrer dans son univers. Rien de cartésien à découvrir dans sa chambre, juste des centaines de dessins, quelques bouquins et beaucoup de rêves. Wren s'émerveillait, sans le montrer autrement que par l'intérêt qu'il porta bien vite à la toile perdue au milieu de la pièce. Il n'était peut être pas un artiste du tout mais il savait reconnaître le beau quand il le voyait et c'était exactement ce que créait Gaby, du réel, de l'unique. De l'amour. Alors, Doherty osa toucher les quelques couleurs qui ornaient le tissu, sans rien dire d'abord, se contentant d'écouter le récit si symbolique du brun. Un phénix, forcément, renaître de ses cendres après une défaite méprisable, il n'y avait pas plus clair comme message. Et là, Wren s'y reconnaissait autant que son compatriote. "Intéressant. Non, je peins pas mais si tu veux un modèle, je suis là. Je ferais l'affaire, tu penses?" Il avait quitté des yeux la peinture pour s'approcher du petit brun, amusé par son regard sombre dans un tel décor. "Hors de question que tu rates ton semestre alors que tu tiens là un chef d'oeuvre, Gaby boy." Oserait-il passer de nouveau une main dans ses cheveux? Bien sûr que oui, imperturbable qu'il était, même dans ce genre d'instants. "Du coup, c'est quoi le deal? Je me déshabille ou bien...?" De toute manière, Doherty était le type le plus impudique de la planète alors ce ne serait pas une telle proposition qui le gênerait. Rien ne le perturbait, jamais. A part peut être ces yeux noisette en face de lui, peut être juste ça, oui.
Il était perdu. Il le savait. Conscient que s’il avait vraiment voulu garder ses distances il n’aurait jamais permis à Wren d’entrer dans son univers, d’entrevoir toute son âme à travers ses dessins, ses moments de joie comme ses pires peines, ses élans d’amour comme ceux de désespoir, ses plus belles réussites comme ses pires défaites. Ses rêves. Ses cauchemars. Tout ça livré aux beaux yeux verts du suédois. Tout, et son cœur mis à nu. Alors oui, Gabriel était perdu, incapable d’opposer au nouveau venu une résistance dont il aurait voulu être capable. Mais était-ce réellement si grave ? D’accepter de sentir son cœur manquer quelques battements ou le rouge lui monter aux joues ? Non, ça ne l’était pas. Alors quoi ? La peur, la crainte de souffrir de nouveau, de voir des plaies encore trop fraîches se rouvrir. Il était là le problème. Comme d’un coté il savait pertinemment pourquoi le grand brun lui faisait cet effet. Comme de l’autre il se voilait la face, se refusait à l’admettre par peur de connaître de nouveau l’insupportable douleur d’un cœur déchiré, éclaté. Mais c’était trop tard, comme il devinait que Wren s’était déjà offert une place indétrônable dans son esprit. C’en était agaçant, déconcertant, férocement entêtant. Et malgré tout follement tentant. De se laisser happer, de voir où tout ça pourrait bien les mener, de savoir ce qu’il y avait derrière ces airs charmeurs. Après tout ça n’engageait à rien, si ? Evidemment que si. Gabriel se connaissait, il savait parfaitement que s’il laissait ces émotions là le saisir, il les vivrait si intensément qu’il s’y brûlerait, c’était toujours comme ça avec lui. Il vivait tout avec une telle intensité, perpétuellement à fleur de peau. Tant et si bien que le moindre impact suffisait à exploser un peu de son âme délicate et rêveuse. Seulement c’était déjà trop tard, il ne pouvait plus se protéger du suédois. Il n’avait plus qu’à affronter la tempête en espérant ne pas essuyer trop de dégâts en chemin. « Qui l’eut cru hein ? », qu’il lâcha, la pointe de malice à peine dissimulée, alors que Wren se comparait à un grand sage. Comme Gaby s’y attendait il prit soin de ne surtout pas parler de lui, de l’origine de la sincérité évidente de son discours. Le grand brun savait de quoi il parlait mais il était évident qu’il ne lâcherait rien à ce sujet, pas maintenant, peut-être jamais. Et étonnement ça ne dérangeait pas tant que ça Gabriel, quand ce qui l’intéressait vraiment demeurait moins dans le vécu du suédois que dans sa vraie personnalité dont il entrevoyait toute la profondeur par instant. Non vraiment Wren n’avait rien de commun avec les autres, et au fond ça lui plaisait bien. Il continua de le suivre du regard, en profitant, à coup de secondes perdues, pour le détailler discrètement, observant ses doigts glisser à la manière d’une caresse sur la toile. Et cette contemplation lui arracha un discret frisson. Oui, il était vraiment perdu. Définitivement. La voix de Wren le ramena un peu à lui. « Euh… » Un peu pris de court, moins par la proposition du suédois, qui corrélait bien avec l’idée qui l’avait effleuré, que par son approche toute en souplesse. Un petit quelque chose de félin en chasse qui n’arrangeait absolument rien. Plus rien ne fonctionnait dans la tête de Gaby, tout allait beaucoup trop vite. Pourtant il s’entendit lui répondre quelque chose, comme si quelqu’un avait soudain branché le pilote automatique. Les mots ne semblaient plus passer par son cerveau avant de franchir ses lèvres. « Tu parles de toi ou de la peinture là ? » L’espièglerie dans la voix, plus assurée cette fois. Et un Gabriel étonné par sa propre petite audace. Aussi sec il sentit une vague chaleur grignoter malicieusement sa peau, qui se transforma en une brûlure terrible alors que, pour la deuxième fois, Wren se risquait à perdre ses doigts dans ses boucles brunes, une seconde de plus cette fois. Et son assurance écrasante face au trouble évident, à la fragilité de Gaby. Panique à bord. « Je… Non… Attends », qu’il parvint à balbutier maladroitement. C’en était risible cette alternance d’instants d’effronterie soudaine et d’accablantes insécurités. Il dut faire un pas en arrière, presque malgré lui comme il aurait terriblement aimé assumer ce contact. Et ses envies. Plus téméraire il aurait sans le moindre doute saisi l’occasion, ce serait laissé aller à effleurer la peau pâle du suédois. Mais il ne l’était pas et aucun de ses gestes ne s’accorda à cette pensée. A l’inverse il lui fallut un moment, une poignée de minutes, pour refaire surface et reprendre pied. Une profonde respiration et ses yeux qui ne purent s’empêcher de s’accrocher de nouveau à la haute silhouette à un pas, avant de glisser jusqu’à la toile. Et ça lui parut soudain une évidence. Petite illumination qui le frappa. « Attends. » Le ton plus sûr, quand l’âme d’artiste reprit d’un coup d’un seul le dessus sur l’émotif. Infernales montagnes russes entre deux aspects de lui. « Tu le ferais vraiment ? » Et sa tête qui élaborait déjà les grandes lignes, le grain de la peau sous les pinceaux, ses yeux qui imaginaient les couleurs, les traits. « Je… Tu sais c’est très sérieux pour moi. » Parlait-il seulement de la peinture ? Voilà que c’était lui à présent qui laissait traîner des phrases teintées de double sens. C’était le monde à l’envers. Gaby inclina légèrement la tête. « Il faut que tu comprennes bien… Ca veut dire y passer des heures, des essais, des ratés, puis recommencer, encore. Sans aucune garantie, comme je sais pas si je vais y arriver à tout reprendre à zéro. » Tout repenser en fonction de Wren, sacré challenge. Même s’il n’osait pas dire à cet instant que pour lui ça valait autant pour la peinture que pour tout le reste. C’était effrayant, mais l’idée ne manquait pas d’attrait.
Wren était toujours assuré dans ses propos, même si c'était une autre affaire à l'intérieur. Il n'allait pas en parler, non, surtout pas montrer qu'il était tout aussi effrayé que le reste des êtres humains. Il fallait qu'il soit plus fort qu'eux, qu'ils les abattent un à un car il était un Doherty et son patrimoine génétique avait toujours éliminé la faiblesse. Clairement, ce n'était pas un milieu sain pour éduquer des mômes mais le jeune suédois n'avait pas choisi évidemment. Il aurait probablement préféré naître ailleurs, ne pas avoir à subir les crises de nerfs de sa mère et le séjour en prison de son paternel mais il ne pouvait pas récrire l'histoire, peu importe à quel point il pouvait le désirer. Le pauvre Wren devait vivre avec ses traumatismes au quotidien mais, malin qu'il était, il faisait toujours en sorte qu'on ne le perce jamais réellement à jour. A ce sujet, il était radicalement différent de Carnahan puisqu'on pouvait le lire avec une aisance naturelle. En tout cas, l'étudiant en Histoire avait tout de suite compris sa manière de fonctionner et les souffrances qu'il traînait derrière lui comme un boulet. Gabriel avait perdu la foi en rompant avec son petit ami sournois et cela, Wren n'avait pas besoin d'avoir lu un manuel sur le bouclé pour le comprendre. Est-ce que, pour autant, cela voulait dire que toute relation à venir pour lui était vouée à l'échec? Certainement pas. Le grand suédois ressentait cette force émaner du jeune artiste et il était convaincu qu'il pouvait grimper n'importe quel montagne, il suffisait qu'il le veuille. Cela tombait bien alors que le suédois avait débarqué dans son existence à ce moment là car, lui, il avait les armes pour le remettre sur pied et le pousser pour qu'il continue son ascension. A cet instant précis, c'était subtil, tout aussi pointilleux que ce travail d'orfèvre sur une toile mais Wren savait pertinemment ce qu'il faisait en se proposant comme modèle de choc pour son travail de fin de semestre. En retour, il dût subir les extravagances de Carnahan qui avaient l'air de réfléchir tout en bougeant. Doherty n'y comprenait rien mais il le laissait faire, son regard porté vers la toile, attendant de voir s'il allait effectivement lui suggérer de démarrer tout de suite ou le renvoyer dans ses quartiers. Cette fois, il ne pouvait qu'être surpris de voir ce côté du bouclé s'exprimer: l'artiste en lui revenait au grand galop et cela voulait tout dire. Quand il était ainsi, rien ne pouvait l'abattre, encore moins une vulgaire rupture qui n'avait plus aucun sens depuis plusieurs semaines déjà. Wren eut un rictus amusé en l'entendant parler à nouveau, apparemment soucieux de l'ampleur de la mission pour le suédois. Bien sûr, il fallait qu'il essaie de lui faire peur pour le pousser vers la sortie, pour qu'il dise un simple ciao monsieur et démerde toi avec ta peinture sur corps mais Wren n'était pas ainsi, bien au contraire. "T'as vraiment pas confiance en mes capacités de modèle, hein? Je suis parfait pour ce rôle, t'en fais pas. je sais dans quoi je mets les pieds." Ou plutôt tout son corps entier, même ce qui n'était pas visible aux yeux de Gabriel. C'était l'histoire de toute une vie, quelque chose d'hors du commun et Doherty n'hésita pas une seule seconde à retirer son haut, sans vraiment prévenir avant. Il avait une tâche à accomplir. "Je m'installe où, chef? Et dans quelle position? Je suis toute ouïe." Il souriait encore en jetant le tee shirt sur le sol, se demandant bien comment Carnahan allait gérer cette toute nouvelle proximité entre eux mais ils étaient professionnels, n'est-ce pas?
Il y avait chez Wren cette imposante stabilité, cette assurance, qui impressionnait tant Gabriel. Quand lui avait la sensation de sentir le sol se dérober sous ses pieds, de marcher au bord du vide, le grand brun demeurait bien ancré sur la terre, droit sur ses deux jambes. Ca avait quelque chose d’aussi déroutant que sécurisant. Alors il essayait de s’imprégner de cette tranquillité qu’affichait le suédois dans l’espoir d’apaiser son propre trouble. En vain. Parce que son regard ne revenait qu’à lui à chaque fois qu’il tentait de penser à autre chose, parce qu’il n’avait qu’envie de s’approcher quand son corps, lui, s’éloignait, par réflexe, par défense, offrant d’ultimes et frêles résistances avant une reddition qu’il savait proche. Il mourrait d’envie de céder sans vouloir s’y résoudre, d’assumer ce que son cœur émietté lui murmurait sans se l’admettre. Au lieu de ça il s’enlisait dans ses balbutiements, dans ses hésitations, dans les freins qu’il mettait à ses propres élans, dans son trouble qui lui brûlait l’âme. Tout ça le tétanisait, et quelque part il s’insupportait de se comporter ainsi, de n’être que ce jeune homme fragile, égaré, trop sensible. Ce n’était pas grave, rien de tout ça ne l’était. Il le savait. Il avait le droit d’être qui il était, il ne se changerait pas de toute façon, personne ne le pourrait. Mais il avait appris à se brider depuis si longtemps qu’il en oubliait de se laisser être qui il était vraiment, et l’assumer pleinement. Il n’y avait que lorsqu’il se laissait happer par ses crayons, ses pinceaux, ses couleurs, que ces verrous sautaient, qu’il retrouvait plus d’ancrage. Il en faisait encore une fois la démonstration. Comme l’évidence lui apparut alors que ses yeux passaient de Wren à la toile et inversement. Oui, ça pouvait fonctionner. Il en eut soudainement la conviction. Pourtant il lui parut nécessaire de préciser à nouveau les conditions de l’exercice. Comme une dernière chance pour eux de rebrousser chemin. Mais c’était impossible, c’était exclu. Pour l’un, comme pour l’autre. Gabriel le savait pertinemment, que Wren ne reculerait pas. Et quelque part au fond de lui c’était ce qu’il espérait, qu’il ne se dérobe pas. Il ne le fit pas, fidèle à son insolence, prêt à relever le défi. « Si tu en es si sûr. » De défi ils avaient à présent chacun le leur et à l’inverse de l’historien, Gaby n’était pas bien certain de savoir où il mettait les pieds. Cependant il devinait que le suédois ne reculerait pas. Alors il tenterait de suivre le mouvement. Un nouveau projet naissait, ici, maintenant, et il avait une furieuse envie de le mener à bien. Mais Wren avait toujours un coup d’avance, et d’un geste sûr il se débarrassa bien vite de son haut, découvrant son torse tout finement sculpté. Et Gabriel dut s’y reprendre à deux fois pour décrocher son regard qui se perdait sur la peau pâle qui s’offrait à lui. Il tenta de sauver les apparences en se raccrochant à des questions pratiques de peintures et couleurs afin de ne pas trop perdre le fil. « Hum… Ok…» Il passa une main dans ses boucles, se donnant un peu de contenance. « Pour commencer tu devrais enlever tes chaussures. » Gaby se mit en mouvement, comme bousculé par une soudaine décharge. Il marcha jusqu’à son bureau, y attrapa un pinceau et une palette de couleurs. « On commence par une esquisse, un premier essai quoi, voir ce que ça donne. » Histoire d’appréhender les proportions de l’œuvre finale, l’influence du grain de la peau particulier à chacun, le mariage des lignes et des courbes. Une première exploration en somme. Une découverte de l’autre. Se retournant le jeune artiste se heurta de nouveau au petit sourire en biais du grand brun qui lui faisait face, son allure fière et son audace folle. Et bon sang comme ça lui était compliqué de se concentrer face à ce spectacle captivant. Une profonde inspiration gonfla ses poumons. Pour se donner un peu de cran, pour atténuer les impacts de son palpitant contre sa poitrine. C’était sûrement peine perdue quand il sentait son ventre se tordre et un peu plus de chaleur l’envahir tandis qu’il s’approchait du suédois. Dans quoi s’était-il embarqué là, hein ? Il savait parfaitement qu’il avait trop peu de forces pour encore résister. Ca n’était qu’une question de temps, irrémédiablement, inévitablement. « Tu peux parler si tu veux mais ne bouge pas d’accord ? » Il se tenait à présent tout près de la haute silhouette de Wren et cette fois il était certain de ne pas vouloir le faire, ce pas en arrière, comme il y avait bien trop de magnétisme dans cette proximité. Incapable de décrocher son regard de la peau blanche et veloutée qu’il s’apprêtait à perturber à coup de courbes et traits délicats, incapable de ne pas devenir accroc aux yeux vert d’eau posés sur lui avec malice. Et le pinceau glissa sur l’épiderme, aussi doux qu’une caresse, laissant dans son sillage des lignes de peinture, composant lentement l’esquisse de quelques plumes qu’il traçait dans le dos du grand brun, comme s’il s’employait à rendre ses ailes à un ange déchu. Il ne pensait presque plus qu’à ça Gaby, à ce qui naissait sous ses doigts, malgré le feu qui brûlait ses joues, malgré son cœur qui tambourinait toujours furieusement, malgré son souffle encore trop court, sa concentration vissée sur le feutre effleurant la peau, la parcourant lentement, la marquant délicatement. Et c’était comme une évidence que le pinceau ne faisait que se substituer à ses doigts, comme il crevait d’envie de les laisser courir sur la peau offerte. Il en était fébrile, tremblant.
L'art n'était peut être pas à sa portée mais son charisme lui permettait de passer entre les mailles du filet pour attirer le regard du bouclé. Gabriel n'avait certainement aucune idée de l'enfer dans lequel il s'engageait en acceptant cette nouvelle proximité entre eux. Tout cela était vil de la part du suédois car il connaissait déjà les failles et les douleurs de Carnahan: cette rupture l'avait isolé et il en avait été malheureux depuis des semaines. Pourtant, le nordique en profitait jusqu'au bout, parce que son camarade était vulnérable, qu'il aimait plaire et qu'il savait pertinemment où toute cette mascarade pouvait les mener. Il n'y aurait pas de retour en arrière une fois cette ligne effacée et Doherty le savait fort bien, pourtant, est-ce qu'il allait se refréner pour autant? On se doutait que la réponse était négative étant donné qu'il avait déjà retiré son tee shirt en attendant les directives du créateur de ce projet un peu fou. Wren n'avait jamais compris aucune peinture, voire même aucun art en particulier, mais il avait ce pressentiment que ce que Gabriel créait avait une autre portée. C'était bien plus important que tous les chefs d'oeuvre de Van Gogh et autres génies perdus depuis des siècles. Lui n'était que la toile désormais, celui qui s'exécutait en retirant ses chaussures, non sans lancer un sourire à son compatriote, toujours dans le flou par rapport à ce qui allait se passer désormais. Il suivrait le flot, c'était ce qu'il avait toujours fait depuis son drame familial: ne pas se poser de questions, se laisser porter par les événements et ne jamais connaître le remords. Il était doué pour cela, le Doherty, et il était suffisamment assuré dans sa démarche pour s'installer, le dos face à Gabriel, silencieux. Il laissa le pinceau glisser sur son grain de peau, se laissant chatouiller par les quelques sensations qu'un tel geste pouvait provoquer. Pourtant, il ne bougea pas d'un poil parce qu'il avait promis à l'artiste qu'il prendrait son rôle au sérieux et c'était le cas. Il arrêta même de respirer à intervalles régulières pour ne pas que le pinceau glisse vers la mauvaise zone et provoque un raté irréparable. Au bout du compte, cet instant silencieux était salvateur, Wren avait toujours aimé vivre dans des endroits sans bruit, yeux fermés à subir ce massage artistique qui n'avait certainement aucun sens pour les autres personnes de ce monde. Pour le suédois, il y avait une importance capitale à faire renaître ce phénix, c'était le signe d'espoir, le signe que le bouclé se remettrait sur pied et qu'il offrirait sa confiance à nouveau, sans jamais flancher. Il avait besoin de croire que son nouveau colocataire allait guérir et que ce serait un peu grâce à lui, crise d'ego à retardement. "Tu peux me raconter l'histoire de ton phénix en peignant, je suis sûr que ça aidera ta créativité." Il voulait connaître son histoire, faire naître ce lien unique entre eux, au travers de la courbe d'un pinceau et de quelques mots échangés dans un décor aussi intime. Wren non plus ne savait certainement pas dans quoi il s'engageait mais il n'avait pas l'air d'en être grandement dérangé. Là, paupières closes, calquant sa respiration sur celle du brun dans son dos et le reste ne serait qu'une histoire à vivre. Une belle histoire.
La peinture qui s’étalait peu à peu, épousant la peau avec grâce, sublimant les traits et courbes du corps, soulignant avec délicatesse la musculature du grand brun comme le but était moins de faire disparaitre le modèle sous la matière que de veiller à leur mariage parfait. A mesure naissait le puissant et élégant volatile au plumage flamboyant auquel Wren, en sa qualité de modèle improvisé, ne donnait que plus de caractère. Et il n’aurait probablement pas pu rêver meilleure toile que celle que lui offrait le suédois à cet instant. Car il y avait quelque chose d’éminemment beau et charismatique qui émanait de lui, et ça ne pouvait qu’apporter plus de force à l’ensemble. Il en était persuadé Gabriel, pourtant il gardait ces pensées pour lui, s’y perdant par instant quand il se laissait happer par ce qu’il faisait, oubliant l’espace d’un instant que ce qui rendait le grand brun unique comme modèle était aussi la raison de son trouble. Parce qu’il lui plaisait, et pas seulement artistiquement parlant. Alors il essayait de ne pas trop y penser. Comme il n’était sûr de rien d’autre que ce fait. Comme pour lui ce n’était pas un jeu, ni ce qu’il créait, ni ce qui agitait son cœur quand Wren posait ses yeux vert d’eau sur lui. Il sentait bien tout l’effet qu’il lui faisait. Non, ce n’était pas un jeu comme il vivait tout avec tant d’intensité. Et Gaby savait que tout ça finirait sûrement par le détruire. Pour cette raison il avait tenté d’ériger des remparts entre lui et le reste du monde après le départ de Thomas, celui qui l’avait laissé en miettes. Seulement il n’était pas doué à ce jeu-là. Jouer à faire semblant, il ne savait pas le faire. Et comme lui son cœur, pourtant encore douloureux, ne savait mentir. Les secousses qui l’agitaient étaient toujours imprégnées d’une poignante sincérité. Gabriel ne le savait que trop bien. Il n’avait pas non plus ce tempérament charmeur poussant à jouer les jolis cœurs l’espace d’un instant, d’une soirée, sans plus de sentiments, juste pour plaire, il ne savait pas faire. Alors il se concentrait sur ce qu’il faisait, tentant de vider le reste de son esprit, sans succès réel quand il parvenait simplement à baisser le volume des envies qui le tourmentaient agacées par cette nouvelle proximité. Pourtant, et pour la première fois de la soirée, presque sans s’en rendre compte c’était lui qui donnait à présent le rythme, qui apposait son style, comme Wren se pliait sagement à ses demandes, demeurant immobile et tranquille, le souffle bas pour ne pas perturber le tracé des lignes du dessin. Presque à l’étonnement de Gaby il avait abandonné sa malice, son air malin, pour se poser dans l’instant présent avec conscience, silencieux. Il le surprenait de nouveau, il fallait croire que le grand brun était tout sauf cernable et prévisible. Ils étaient entrés sur le terrain de Gabriel, celui sur lequel il s’épanouissait. Et peu à peu il la prenait cette assurance qui lui manquait cruellement le reste du temps. A mesure de ce qu’il esquissait, la confiance enveloppait timidement ses gestes. Et ce fut de bon cœur qu’il se plia de bonne grâce à la demande du suédois, poussé par l’ambiance intimiste qui les liait. « Je l’ai commencé une nuit, je n’arrivais pas à fermer l’œil. C’était plus fort que moi, il fallait que je le dessine. A ce moment c’était déjà… compliqué avec Thomas. » Sans s’en rendre compte il avait enfin lâché ce prénom qui lui était pourtant si douloureux habituellement. « J’ai passé des nuits entières à travailler sur cette idée, toutes les nuits où il ne rentrait pas, toutes celles où je ne trouvais pas le sommeil. » Ca en avait fait un paquet à la longue. « Le phénix, ça m’est venu d’instinct. Je sais pas. Peut-être une façon d’exprimer l’espoir que j’avais, que les choses rentreraient dans l’ordre, qu’on se retrouverait, que quelque chose renaîtrait des cendres de notre amour qui n’était plus rien qu’un souvenir. Il faut croire que j’étais le seul à espérer ça. » Pour sûr même. « Je ne lui en ai jamais parlé, je n’ai pas eu le temps, il est parti avant. Je suis rentré un soir, il était là avec ses affaires, et ce type qu’il fréquentait depuis un moment déjà. Et lui n’avait que des crasses à me balancer. Aucune renaissance possible. » Gabriel fit un pas en arrière pour s’offrir un premier aperçu ce qui habillait déjà la peau de Wren. « Il faut croire que je me suis trompé tu vois. Ca ne lui était pas destiné en fin de compte. » Et à cet instant il en eut la profonde conviction, comme il voyait maintenant ce phénix ouvrir ses ailes dans le dos du suédois et y étaler toute sa magnificence. Il ne put s’empêcher d’y voir une promesse, celle d’un nouvel espoir.
C'était facile au final de jouer les modèles. Il fallait avouer que Wren avait un flegme exemplaire et il n'était pas vraiment du genre impatient. Il pouvait être brutal et impulsif parfois mais le nordique était également capable de ne pas bouger d'un cil pendant une bonne heure. Alors, adosser ce rôle lui seyait à merveille: la seule chose qui lui manquait, c'était une cigarette au bec et là, il connaîtrait le bonheur absolu. Bien sûr, Doherty n'oserait pas demander une pause clope à Gabriel qui avait l'air très concentré dans son dos puisqu'il sentait les balbutiements du pinceau s'accélérer au fil des minutes et loin de lui l'idée de couper court à son inspiration, voire même sa frénésie. L'artiste avait besoin de s'exprimer et ce ne serait pas Wren qui l'en empêcherait, pas alors qu'il avait conscience de tous les drames qu'il avait vécues dernièrement avec cette rupture douloureuse. Le suédois avait beau jouer aux gros durs imperturbables, au fond, il était plus sensible que la plupart des gens, il ne le montrait juste pas. Et, à l'heure actuelle, il était la sensibilité incarnée en laissant Carnahan repartir sur de bonnes bases avec son oeuvre, pansant certainement par la même occasion de multiples plaies qui avaient été béantes bien trop longtemps. Wren comprenait ce qu'il ressentait: ce lien entre eux était réel même si le suédois ne serait pas le premier à parler, il usait bien trop peu de mots pour envisager de mentionner ce genre d'éléments. Non, Doherty resta silencieux pour un temps précieux, laissant finalement Gabriel faire la conversation en racontant l'histoire de cette idée qui n'avait pas pu germer jusqu'au bout. La conclusion était pleine d'espoir cette fois car, oui, le bouclé se disait qu'il s'était trompé quelque part, que Thomas n'était peut être pas l'oeuvre qu'il devait chérir. Wren eut un sourire sans que le brun ne put le voir, évidemment que le message était clair et il ne le laisserait pas passer inaperçu, il ne serait pas un Doherty si c'était le cas. "Non, ça lui a jamais été destiné. Tu sais pourquoi? Parce que ce type là n'a aucune importance dans ton histoire. C'est toi le phénix, c'est toi qui renais de tes cendres et t'as jamais eu besoin de ce mec pour te prouver que t'avais du talent ou que tu existais. Ce qu'il t'a fait, c'est dégueulasse mais ça te définit pas. T'es vivant, profites en et cette oeuvre va le prouver, j'en ai la certitude. Alors, on se renfrogne plus Carnahan et tu me fais un résultat somptueux, ok?" Il tourna la tête vers lui avec un large sourire avant de lui offrir un clin d'oeil. Lui n'avait aucune idée de ce à quoi la peinture pouvait ressembler sur sa peau mais Wren n'avait aucun doute que c'était magnifique. "J'aurais le droit de voir le rendu ou c'est une surprise totale? Les deux me vont, bien sûr." Wren n'était pas difficile à ce sujet, il se laissait bercer par la vie, fermant de nouveau les yeux, attendant que Gabriel arrête de faire glisser le pinceau le long de son dos. Bientôt, il le rendrait entier à nouveau et Doherty n'en était que plus enjoué à ce moment là. L'oeuvre de toute une vie, c'était la leur. Rien que la leur.
Il était doux Gabriel, dans ces gestes, autant que dans son cœur. Délicat dans sa manière de jouer du pinceau et du feutre sur la peau du grand brun comme il l’était souvent quand il travaillait sur ses croquis. Délicat et pourtant passionné quand il y mettait toute son âme. C’était toujours le cas avec lui, il ne faisait jamais rien à moitié. Et il aimait de la même façon, avec toute cette intensité, avec tout son cœur. Ce dernier qui lui dictait sa conduite bien plus que sa tête ne le faisait. Ne disait-on pas que le cœur a ses raisons que la raison ignore ? C’était très vrai pour Gaby. Lui qui écoutait plus volontiers ses sentiments que ce que le bon sens réclamait. L’âme sensible, le cœur amoureux. Pas étonnant qu’il passait le plus clair de son temps à y laisser des plumes, c’était inévitable. Mais il ne savait vivre que comme ça, avec toute cette force là, toute cette authenticité là. Il ne savait pas faire autrement, ni se protéger de tout ça. La plupart du temps il subissait les coups durs qui lui abîmaient l’âme, les encaissait tant bien que mal, sans savoir comment les éviter. Il n’avait pas les armes pour ça. Alors ça avait été un vent de violence qui avait soufflé sur sa vie ce soir où en rentrant il était tombé sur Thomas et ce type qui l’accompagnait, ses affaires prêtes et ses mots vénéneux. Il n’avait pas su se défendre, incapable de faire autre chose qu’essuyer la tempête et se noyer dans des larmes trop nombreuses jusqu’au retour de Lola, qui l’avait trouvé là, à même le sol, dans le noir, les yeux inondés de chagrin. Pourtant la vie continuait et rien ne pouvait changer le passé. Mais Gabriel s’était traîné de jour en jour, ombre de lui-même, âme en peine. Jusqu’à aujourd’hui. Et à présent tout semblait pouvoir changer comme l’arrivée de Wren dans sa vie avait ravivé quelque chose dans son cœur froissé. Les choses avaient pris un drôle de tournant, d’inconnu le grand brun était devenu modèle en l’espace d’un temps trop court. Et ils se trouvaient à présent là, hors du monde, dans cette chambre qui abritait tout l’univers du jeune artiste, le suédois torse nu et patient sous ses pinceaux. Etrange tableau, baigné de la douce certitude que quelque chose de beau naitrait de tout cela. Le silence qui régnait n’était si pesant ni dérangeant, il n’y avait là que paisible contemplation et concentration. Toutefois Gabriel se prêta bien volontiers au jeu de conter au grand brun la naissance de ce phénix. Son ton était calme, comme apaisé, sans savoir si il fallait y voir l’effet de la présence rassurante de Wren ou celui de se consacrer à ce travail qui le passionnait. Sans doute un peu des deux. Alors peu importe ce que le suédois pouvait bien dissimuler au fond de son âme, derrière ses sourires malins et ses beaux yeux verts, ça n’importait pas vraiment, Gaby voulait croire qu’il pouvait malgré tout se fier à lui, même juste un peu. Il ne craignait plus dès lors de parler à cœur ouvert, de livrer un peu plus de lui. Et tant pis s’il se mettait à nu, au moins parlait-il de ce qui lui pesait sur l’âme, de ce qui le bouffait littéralement depuis tout ce temps. « Il en a eu, un temps au moins. » Il fallait au moins lui reconnaître ça. Près de deux ans de vie commune ce n’était tout de même pas rien. « Mais c’est fini tout ça maintenant. » Un poids terrible sembla soudain libérer sa poitrine à ces mots et Gabriel eut l’impression de réapprendre à respirer. Et encore une fois les mots de Wren résonnaient d’une insolente vérité, il avait vraiment réponse à tout. « Dis moi c’est pas fatiguant d’avoir toujours raison comme ça ? » Il avait esquissé un sourire, et ça faisait un bien fou ce petit brin de légèreté. Même si ça lui faisait un drôle d’effet, à Gaby, que le grand brun parvienne si aisément à faire sauter tous les verrous qu’il s’était lui-même imposé. « Je ferai de mon mieux pour que ce soit mémorable, promis. » Et il ne plaisantait qu’à moitié car mémorable cette soirée l’était déjà, pour lui tout au moins. Le jeune artiste s’interrompit finalement dans son œuvre, comme en réponse au questionnement du suédois. « Tu peux voir ce que ça donne quand tu veux. Il y a un miroir là-bas », dit-il en désignant dans un coin de la pièce la glace en pied que deux chemises abandonnées dissimulaient partiellement. « Ca me fait penser que je devrais faire quelques clichés de l’avancement. » Joignant le geste à la parole il posa son matériel et saisit l’appareil égaré sur son bureau, prit quelques clichés rapides et, levant le nez, il se laissa aller à observer la haute silhouette de Wren de là où il était. Ce grand suédois, un phénix naissant dans son dos, composait un spectacle fantastique qui lui tira un sourire tendre.
Wren ne se dévoilait jamais sous son vrai jour et pourtant, une petite partie de la communauté avait essayé de percer le mystère. Au lycée, notamment, un attroupement constant autour de lui avait vainement tenté de comprendre comment il fonctionnait mais, même capter son attention n'était pas une tâche aisée. Doherty ne s'intéressait que peu aux gens: lui, ce qu'il aimait, c'était se perdre dans des moments simples et esseulés car, comme le disait si bien le diction, on n'était jamais aussi bien servis que par soi-même. Il fallait dire que les gens l'avaient toujours déçu, du moins depuis son adolescence, en commençant par une grande partie de sa famille. Il y avait cru pourtant, oui, il avait pensé qu'il pourrait avoir une vie normale quand il se revoyait dans un petit appartement de banlieue avec son frère et sa soeur, deux parents qui semblaient s'aimer plus que de raison et ce, malgré les misères financières. Rien n'avait l'air de pouvoir gâcher l'ambiance mais quelle fut la déception du jeune suédois en réalisant qu'il avait vécu au beau milieu de l'illusion la mieux fichue de toute son existence. Ses parents s'étaient méprisés la plupart du temps et la part d'ombre de son paternel n'avait fait que prendre de l'ampleur au fil des jours, jusqu'à ce qu'il passe à l'acte, aussi infâme fut-il. Wren avait essayé de protéger le reste de la fratrie, tant bien que mal mais il en était ressorti tel un oiseau blessé. Non, il n'avait pas gagné cette bataille et en partant pour l'université, le jeune nordique avait envisagé que c'était sa seconde chance qui se jouait désormais et il n'avait pas le droit de la manquer. Alors, ce phénix qui naissait dans son dos, c'était peut être un signe qui pouvait lui appartenir, à lui aussi, autant qu'à Gabriel. Effectivement, l'étudiant avait vécu cette petite mort, s'endormant pour plusieurs années en espérant qu'il ne finirait pas par disparaître totalement dans les abysses. A cet instant là, il réalisait que sa période d'hibernation était terminée parce que les mots qu'il prononçait à l'encontre de Carnahan valaient également pour sa propre vie. Les deux hommes allaient avoir du pain sur la planche mais il était évident qu'ils s'en sortiraient avec brio puisqu'ils n'étaient plus seuls. Ni l'un ni l'autre. "C'est exténuant au possible, mais on s'y fait." Mensonge. Wren n'avait raison sur rien du tout, la plupart du temps. Il était l'homme le plus faillible de la pièce même si Gabriel devait penser le contraire. Le suédois se cachait à merveille, il se fondait dans le décor et le phénix qu'il arborait sur son dos était également de cet acabit. Wren laissa le brun prendre quelques photographies sans bouger, toujours aussi peu perturbé par l'effet d'immobilisme des longues minutes qui s'étaient écoulées. Finalement, Doherty se releva et se dirigea vers le miroir, lui montrant son dos pour observer les diverses couleurs utilisées par l'artiste et c'était beau à en crever. Plus beau encore que l'esquisse qu'il avait aperçu sur la toile au centre de la pièce, si c'était possible. "C'est pas fatiguant d'avoir autant de talent?" Un prêté pour un rendu alors que Wren retrouvait place face au bouclé, un léger sourire au coin des lippes. "Tu penses à quoi pour les finitions?" Car c'était lui le maître d'oeuvre de la pièce, le suédois, lui, n'était que le modèle qui le regardait avec des yeux pétillants. Et vifs.
Déclic de l’appareil. Pour chaque photographie saisie, de l’esquisse d’un phénix prenant son envol. Pour chaque cliché volé, de celui qui l’arborait. Gabriel n’avait pas pu s’en empêcher, se laissant aller à immortaliser un peu plus que la simple œuvre éphémère dont il était l’auteur, s’autorisant à capturer la haute stature de Wren et son attitude comme il se dirigeait vers le miroir. Ce que le grand brun y vit sembla lui plaire. Pourtant Gaby, lui, arborait soudain un air songeur, son regard s’égarant au-delà de la silhouette ailée peinte, s’attardant plus que de raison sur la courbe du dos ou la naissance de la nuque. Sa tête lui disait de les photographier, saisir un peu de cette beauté étrange, de cette aura fascinante, sur quelques beaux clichés qu’il imaginait déjà volontiers, en nuances de noir et de blanc sur le papier glacé. Son cœur, lui, lui susurrait bien d’autres choses. Et il essayait de jongler entre tout ça, entre tout ce qui avait été bousculé par la seule arrivée du suédois dans leur colocation. Car rien ne s’était passé d’une manière ordinaire depuis que ce dernier avait posé un pied dans l’appartement. La plupart des gens auraient sans doute fait connaissance en discutant autour d’une bière, histoire d’en apprendre un peu plus sur la personne qui s’apprêtait à partager leur lieu de vie. Il fallait croire que ni Wren, ni Gabriel, ne faisaient dans la normalité. Le jeune artiste de son coté n’avait jamais été très au point sur les codes et convenances d’une société qui lui échappait encore souvent, pourtant même lui se rendait bien compte que ça n’avait rien de banal ce qui se jouait entre eux. Qui acceptait de se prêter, sans rechigner ni poser la moindre question, à l’exercice de modèle pour un jeune homme qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam et qui lui avouait ses peines de cœur ? Le suédois n’avait réellement rien de commun. Et évidemment ça ne pouvait qu’accrocher un peu plus Gaby. Il s’y perdait même, tant ce grand brun le troublait, le déstabilisait, l’obligeait à bouger, l’intriguait. Et lui plaisait. Parce que c’était indéniablement le cas, il n’aurait su le nier quand le rouge lui montait aux joues bien trop vite lorsqu’il croisait ces yeux vert d’eau qui le détouraient. Et puis il ne doutait pas que son nouveau colocataire n’était pas passé à coté de l’effet qu’il lui faisait. Il le voyait bien, Gabriel, qu’il s’en amusait, qu’il en jouait. Il aurait sans doute dû plus se méfier, mais il en était tout à fait incapable. Incapable de faire semblant, incapable de nier ce qui tourbillonnait dans son cœur, dans son ventre, incapable de ne pas vivre près de ses émotions. A présent c’était peine perdue, quelle que soit l’issue de tout ça, il y perdrait des plumes c’était une certitude. La voix de Wren le tira de ses pensées contemplatives et il dut secouer légèrement la tête pour revenir réellement à la conversation. « C’est épuisant, mais on s’y fait. » La partie de ping-pong aurait pu durer longtemps de la sorte. Ou tout au moins si le suédois n’était pas revenu se planter à quelques centimètres de lui, sourire aux lèvres. Les finitions ? « Ah les finitions… » Oh il était bien incapable d’y penser Gabriel, pas quand le grand brun le regardait comme ça, avec ses yeux là. « J’ai jamais vraiment trop pris le temps d’y penser en fait. » Il baissa un peu les yeux, juste pour couper une seconde le contact visuel. Les finitions, il n’avait pas eu l’occasion d’y songer, le projet en étant rester à l’état d’ébauche comme le départ de Thomas y avait coupé court. Contre toute attente le jeune artiste eut comme un soupir amusé, c’était ridicule cette façon d’être ainsi pris au dépourvu, et sans qu’il ne se l’explique bien ça l’amusait, un peu. Distraitement il se frotta la joue, y étalant sans s’en rendre compte la peinture fraîche qui constellait ses doigts. « D’un autre coté il faudrait attendre que la première couche sèche, alors ça laisse un peu de temps j’imagine », dit-il en relevant les prunelles, des tâches colorées sur la joue et un sourire à peine esquisser sur les lèvres, pour les planter dans les yeux verts de Wren. Oh ces yeux là. Mauvaise idée.
Wren éteignait son cerveau à ce moment là, se laissant tout simplement porter par la mélodie du pinceau sur sa peau, s'imaginant déjà l'oeuvre à laquelle il serait confronté dans le miroir. Doherty ne s'était jamais senti aussi important qu'à cet instant précis, sûrement parce qu'on ne lui avait jamais confié mission plus importante que celle de relancer la machine artistique de Carnahan. Le jeu en valait forcément la chandelle parce qu'il avait lu dans le regard du beau brun que son talent était indéniable, qu'il avait de multiples histoires à raconter sur son corps. Rien que pour cela, le suédois ne pouvait que le laisser agir, s'amusant de ses réactions après ce récit qui laissait présager tant de choses entre eux, dans un avenir plus ou moins proche. Wren n'y pensait pas pour l'instant, se relevant de son séant pour se confronter à ce fameux phénix qui représentait plus qu'un simple dessin sur une peau diaphane. Il aurait pu faire un commentaire épique de cette première esquisse mais au final, le silence du suédois valait bien plus que tous les discours de ce monde. De manière générale, l'étudiant n'était pas très volubile et s'il avait des choses à dire, c'était par les yeux qui les narraient, ce qu'il fit à merveille en se tournant vers Gabriel. L'émotion était palpable dans l'air autour d'eux et Wren aurait dû couper court à l'instant, c'aurait été la chose la plus intelligente à faire pour eux deux mais son impulsivité n'avait aucun égal. A la place, il l'interrogeait sur la suite de l'oeuvre, sur ce qu'il pensait faire pour la fignoler sans obtenir une réponse réelle et immédiate. La vérité coulait dans cette incertitude entre eux et Wren put en sourire parce qu'il était autant dans le noir que son comparse. Ses yeux verts ne le lâchaient pas, comment le pouvait-il? "Du coup, commence à y penser maintenant. Et on a combien de temps à tuer avant que ce soit sec, dis moi?" Pour sûr que cette attente serait intéressante, Doherty n'en doutait pas un seul instant en croisant le regard du bouclé. Il était troublé, il le voyait bien et ce concept lui plaisait beaucoup assurément. En bon nordique qu'il était,il ne désirait qu'en profiter, approchant sa stature géante de Gabriel, s'arrêtant à quelques centimètres tout au plus avant d'approcher lentement sa main de son visage, son pouce faisant disparaître délicatement la trace de peinture fraîche qui maculait sa joue. Voilà, là, il était parfait et cette image resterait gravée dans l'étincelante réalité de leur siècle, Gabriel Carnahan valait bien ce mythe. "Tu t'en mets partout, m'sieur l'artiste, c'est pas très prudent ça." Son pouce glissa sur sa joue une seconde encore avant qu'il ne la relâche avec cet air narquois collé à ses traits. Wren était incorrigible et on l'aimait autant qu'on le méprisait pour cela. Ce ne serait pas demain la veille qu'on modifierait ce comportement tempétueux et impulsif mais peut être que c'était mieux ainsi. En tout cas, Doherty n'aurait pas voulu qu'il en fut autrement à l'heure actuelle, le vert happant le brun en face de lui.
Tout ça n’avait aucun sens. Qui pouvait se vanter d’avoir étalé ses peintures sur le dos de son tout nouveau colocataire à peine quelques heures après l’arrivée de celui-ci ? Personne sans doute. Hormis Gabriel. Et il était indéniable que Wren le fascinait. Par son attitude, par sa haute stature, par son regard aussi irrésistible qu’insondable. Par cette personnalité qu’il étalait là, sans complexe. Perturbé, bousculé dans ses certitudes, qui n’en n’étaient à présent plus, et dans sa vie, le jeune artiste avait du mal à suivre le rythme. Et pourtant il s’accrochait. « J’y pense oui, enfin j’essaye », comme un aveu quand aucune de ses pensées ne semblaient vouloir s’attacher à répondre à cette fameuse question des finitions. Sa tête lui paraissait bien trop embrumée, ses feutres et pinceaux bien trop lointains, quand toute son attention se portait sur le grand brun et seulement sur lui, comme hypnotisé par ses yeux verts et son sourire malin. « Euh… J’en sais trop rien à vrai dire », qu’il avoua en laissant l’une de ses mains se perdre parmi ses boucles brunes. A ce rythme là c’est lui qui allait se retrouver peinturluré de la tête aux pieds, c’était souvent le cas d’ailleurs. « Une bonne poignée de minutes je dirais. » En réalité il n’arrivait guère à réfléchir sur le sujet comme il ne parvenait à décrocher ses prunelles de ce regard vert et pétillant que lui accordait son nouveau colocataire. Se perdre dans ces eaux troubles demeurait cependant la seule échappatoire qu’il avait trouvé pour ne pas que ses yeux ni ses pensées ne s’attardent trop sur la proximité du suédois, sur sa peau veloutée offerte et son torse délicatement dessiné. Mais le piège demeurait le même tant ce regard là le rendait fébrile. Et c’était une nouvelle fois sans compter sur le caractère décomplexé de Wren et son audace déconcertante. Il ne bougea pas Gaby, quand le grand brun s’approcha davantage encore, quand sa main vint s’échouer avec douceur sur sa joue pour effacer la peinture qui s’y était étalée, comme tétanisé, et son cœur qui sembla imploser lorsqu’il sentit ce pouce glisser sur sa peau, y laissant courir une légère décharge électrique. Pourtant ce contact lui parut bien trop fugace, laissant un drôle de goût dans sa bouche. Un petit quelque chose de vide, un insupportable quelque chose de manque, d'inachevé. Et il fallait qu’il sache, comme un impérieux besoin qu’il sentait enfler au fond de lui. Un élan, c’était tout ce qu’il lui fallait. Et il le prenait, il se l’autorisait soudain ce mouvement en avant, ce lâcher prise dont il avait tant besoin. Il fallait qu’il sache. Parce que ce n’était pas un jeu pour lui, pas plus un simple plan, pas quand il était prêt à abandonner tout son cœur, toute son âme, là tout de suite. Il avait besoin de savoir. Alors ce fut sans réfléchir, par pur instinct, qu’il prit un peu de hauteur sur la pointe de ses pieds, pour que ses lèvres viennent trouver celles du suédois, avec douceur, tendresse, l’espace d’un baiser, volé, quelques secondes à peine, auquel le jeune artiste coupa court, comme à regret, quand sa tête reprit un instant le dessus sur son cœur embrasé. « Pardon… Je… je… » Je ne sais pas ce qui m’a pris ? Bien sûr que si. Gabriel fit volteface prestement pour dissimuler ses joues empourprées et son émoi, s’écartant pour trouver un peu d’appui les deux mains posées sur son bureau, tournant le dos à celui qui semait en lui un grand bazar avec cette insupportable aisance. Son cœur battait à tout rompre, assourdissant. « On devrait peut-être s’en tenir là pour ce soir », qu’il parvint douloureusement à articuler, lui-même ne savait plus s’il parlait de la peinture ou de tout le reste, la seule certitude c’était qu’aucune conviction ne résonnait dans ces mots-là, pas la moindre. Parce qu’il souhaitait tout, sauf ça. Parce que tout bouillonnait furieusement dans son âme, et qu’il ne voulait surtout pas que ça s’arrête, pas maintenant.
Porté par des yeux ambrés, Wren oubliait toute raison. Ce n'était pas rare avec le nordique, lui qui avait toujours fait taire sa logique pour se concentrer sur le torrent émotif intérieur qu'il traînait avec lui comme un boulet depuis l'adolescence. Il n'avait jamais su faire les choses à moitié: lorsqu'il sombrait, il s'y donnait corps et âme et Wren avait déjà conscience qu'il allait finir par en mourir. Il ne s'attendait d'ailleurs pas le moins du monde à obtenir une vie longue et heureuse, ce n'était pas écrit dans son patrimoine génétique fichue jusqu'à la moelle. Pas la peine d'avoir des rêves ou des attentes, autant se conforter dans l'idée que la pénombre finirait par le happer tôt ou tard et c'était avec cette idée bien ancrée dans sa tête que le nordique se permettait d'agir. Gabriel serait un dommage collatéral supplémentaire dans la vie du grand brun, mais Doherty allait-il le regretter? Il était prêt à parier que la réponse était déjà négative. Ses questions étaient lourdes de sens: que faire ensuite? Combien de temps encore à s'impatienter? Les doubles sens étaient présents, voire plus infinies encore qu'il ne pouvait le penser et le trouble du bouclé était plus que palpable. Il n'avait pas de réponse, Gabriel, il était autant dans le flou que lui, ce qui permettait à Wren de parader plus avant encore. Il aurait très bien pu se rasseoir pour attendre que la peinture sèche dans son dos, c'aurait été le choix de la raison, le choix que n'importe quel homme normalement constitué aurait fait mais l'étudiant n'était pas de ceux-là. Ce qu'il adorait, c'était jouer avec les sentiments des gens, sentir cette puissance l'envahir en sentant un regard perturbé se porter vers le sien et c'était le cas à ce moment là, alors que son pouce se débarrasserait des quelques traces de peintures qui ornaient la joue jusque là immaculée de Carnahan. Il aurait pu se reculer ensuite, faire comme si de rien n'était mais Wren resta fièrement campé sur ses deux jambes à attendre une quelconque réaction de la part de l'artiste et il ne fut pas déçu, pas plus qu'il ne fut surpris en sentant ses lèvres venir accrocher les siennes durant quelques petites secondes. Il le laissa faire bien sûr, sans contrôler l'onde de choc à travers tout son corps, ne pouvant pas répondre suffisamment à son goût puisque le bouclé s'était déjà éloigné en s'excusant à foison pour cette attitude déraisonnée. Wren aurait pu le laisser là: après tout, c'était ce qu'il avait l'air de souhaiter, qu'ils en restent là pour ce soir, ne plus avoir à se parler durant quelques jours par honte de ce qui s'était déroulé mais il n'aurait pas été un Doherty s'il n'avait pas agi à l'encontre du moindre principe. Alors, il s'approcha furtivement vers Gabriel, l'attrapant doucement par le bras pour qu'il se tourne vers lui et en à peine quelques micro secondes, ses deux mains ornaient ses joues, ses lippes sur les siennes. Pas un souffle de raison ne traversa son corps ou ses pensées à ce moment-là, celui-ci était bien trop concentré à jouer avec celui de Gabriel. C'était bien plus fougueux qu'auparavant, peut être parce que Wren l'avait préparé cet instant. Il n'en savait rien, il était juste perdu dans la magie du moment, ne laissant pas d'autres alternatives à son colocataire que celle d'accepter ce qu'il désirait et là, le suédois ne le laisserait pas s'échapper. Plus maintenant.