C’est comme si Jésus l’avait entendu.

Quand il voit la cible droit devant lui. Plus rien n’a d’importance pour Jack, même pas quand sa première flèche menace de se planter dans le tibias d’un des gars au son, même pas quand la suivante s’est presque plantée comme un charme dans la pomme que l’instructrice remonte courageusement à sa bouche ; un snack d’après-midi comme un autre.

Il y voit juste une façon de passer la pression et il la voit bien, la cible droit devant lui qu’il arrive pas à attraper une fois, deux fois, trois fois, six fois et seize autres.

Mais il se laisse pas abattre le doyen, il inspire même, ferme les yeux – ce qu’on lui déconseille dans toutes les langues possibles et inimaginables – mais il en a rien à foutre. Ses paupières sont closes donc, serrées, ses lèvres avec. Et la dernière flèche, la seule qu’il lui reste, celle qu’il a couvée comme le Graal pendant de longues minutes cumulées au chrono qu’il tire avec toute la force qu’il lui reste, tout l’espoir aussi. Il hurle même au passage, King Kong des temps modernes, le perdant qui s’amuse de son sort et qui en oublie le risque de crever les yeux de qui que ce soit quand bien même il ouvre les siens une minute plus tard.

Ce que l’histoire retiendra, c’est que la flèche envoyée yeux fermés a trouvé la cible direct, lui envoyant une décharge de bonheur et de fierté et d’accomplissement qu’il gardera au chaud dans son cœur de pierre fatigué.

Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que l’instructrice à la presque flèche dans sa pomme est allée vite fait la planter dans la cible, la flèche de Jack, celle qui à peine s’était rendue au pied de l’arbre tenant la cible.

Mais il sourit comme un con à la caméra, il se doute de rien. Il est si heureux le gars, que jamais on osera lui dire que c’est un tantinet truqué.

Le répit avait été des moindres, entre leurs nuits à la belle étoile, leur saut à l’élastique, l’épreuve de dégustation et la route qui avait été sur les routes les plus reculées d’Australie. Depuis Alice Springs, en fait, le binôme composé d’Isaac et Grace n’avait pas eu beaucoup de temps pour souffler - passés à deux doigts de l’élimination, puis sauvés de justesse aux épreuves à sensations fortes, leur équipe était constamment sur la ligne rouge et l’étau se resserrait davantage maintenant qu’ils n’étaient plus que trois binômes à participer. La pression montait toujours davantage en Grace, qui n’appréciait la compétition que quand elle était sûre de gagner - et pour une estropiée à qui il manque une main valide, forcément, ça se présente mal, a fortiori quand la nouvelle épreuve se présente sous forme d’un parcours du combattant taillé pour les participants.

On les briefe rapidement sur le parcours à venir : se traîner dans la boue, se balancer au-dessus d’une piscine, éviter la décharge fatale, escalader un mur, retourner dans la boue et tirer à l’arc. Grace compte sur ses doigts (ceux de la main valide, du coup) les épreuves qu’elle pourra sûrement passer (pas beaucoup), et celles sur lesquelles elle est considérablement alourdie par son handicap. Ca en fait six. “Isy, je vais pas pouvoir tirer à l’arc”, prévient-elle avec un pli entre les sourcils, l’air penaud. “Ni escalader, ni ramper, en fait.” Autant dire qu’à l’image de l’épreuve précédente mettant au test leurs aptitudes culinaires, elle ne serait pas particulièrement utile pour le pauvre jeune homme. Si précédemment elle avait pu user de son handicap à son avantage, ce n’était plus tant possible, à moins de tricher. “Y a des bonus pour les manchots ?” s’aventure-t-elle quand même à demander, peu sereine.

La route vers le terme de ces demi-finales s'achevait.

Cette aventure avait surpassé mes attentes comme mes espoirs sur de multiples volets. En envoyant ma candidature pour devenir l'un des candidats de Race of Australia, jamais n'avais-je pensé que l'on m'accorde véritablement cette opportunité. En débutant cette course effrénée vers l'autre bout de l'Australie, jamais n'avais-je eu la confiance de m'envisager atteindre les demi-finales - ni même ne l'avais convoité. En signant ce contrat avec la production, je m'étais élancé dans ce périple armé de nombreux souhaits et espoirs : je désirais en apprendre davantage sur ma personne et surtout me construire après les catastrophes, déboires, et drames qui avaient rythmé mon existence sans vergogne. Au fil de la route de cette compétition, je cherchais à me redéfinir et devenir un homme plus solide, j'étais en quête des outils et éléments qui m'aideraient à m'épanouir, être en paix avec mon passé tout comme la personne que ce dernier avait façonnée.

Les étapes déjantées, les épreuves déstabilisantes, les rires sans fin, les pleurs inavoués, les nerfs à vif, les rencontres sublimes, les paroles trop rapides, les orgueils explosés, les colères malsaines, les injustices et énormes coups de chance, ROA avait composé un prodigieux yin et yang, un équilibre de bon comme de mauvais sous une intensité remarquable.

Et désormais, aujourd'hui, Grace et moi nous trouvions aux portes de la finale, en plein cœur de Leonora. J'adressais un regard complice à la photographe, découvrant May en tenue de camouflage à quelques mètres. "Aucune compétition n'en est vraiment une sans parcours du combattant, n'est-ce pas ?" De ma connaissance de ce genre de jeu télévisé, ce type d'épreuve était plutôt réservé aux finales. C'était ainsi une agréable surprise à mes yeux de pouvoir participer à l'un de ces parcours tant que j'en avais la chance. "T'es prête ?" Je questionnais la jeune femme. “Isy, je vais pas pouvoir tirer à l’arc. Ni escalader, ni ramper, en fait.” “On fera ce qu'on peut.” j'assurais. Nous n'étions pas ici pour la gloire, l'argent ni la popularité. Mes prix, je les avais déjà remportés : j'avais recueilli énormément d'éléments réponses aux questions que j'avais à élucider, une partie d'entre elles apportées par ma binôme. Je me sentais choyé d'avoir l'australienne à mes côtés, elle rendait chaque jour que nous passions ensemble riche de son expérience et du regard qu'elle portait sur le monde, sans compter son sens de la répartie et sa personnalité toute en couleur que j'appréciais énormément, qu'elle démontrait de nouveau en soumettant, m'arrachant un rire au passage : “Y a des bonus pour les manchots ?”

Et c'était parti pour donner une nouvelle fois tout ce dont j'étais fait. Une fois le départ lancé, je me précipitais en courant sous le filet long de cinq mètres en rampant dans la boue, au ras le sol. Bien vite, je m’embourbais, j'avalais quelques tasses, mon short se prenait dans le cordage, je tentais de m'enfoncer un maximum dans le sol pour passer plus aisément et ces cinq mètres semblaient constituer des kilomètres... C'est en pensant des kilogrammes de plus que je franchissais l'autre côté et cherchais du regard Grace pour déterminer où elle se trouvait et dans quel état.

Devant moi se hissait une échelle suspendue au-dessus d'un bassin d'eau et sincèrement, j'étais impatient de voir comment ma partenaire et son ingéniosité allaient s'en sortir. Bien que pour ma part, rien n'étais dû non plus...

S’avère que non, les manchots sont logés à la même enseigne que leurs compères valides. Grace s’infiltre donc dans le couloir de boue avec tout le mal du monde, et elle se dit à tout instant qu’elle aurait sûrement dû laisser Isy rentrer avant, qu’au moins il aurait progressé plus vite qu’elle, est-ce que c’est de la boue qui vient de rentrer de sa bouche, est-ce que c’est vraiment bon pour la peau ou est-ce que c’est une légende urbaine du capitalisme pour se faire toujours plus de fric sur les accros au self-care un peu trop crédules. Grace rampe, et elle y met tout son coeur, malgré son bras presque rigide, malgré la douleur qui parcourt sa jambe sur laquelle elle pousse un peu trop, et elle arrive non sans mal jusqu’à la deuxième épreuve : se balancer à la corde par-dessus une piscine qui lui fait de l’oeil, non seulement pour le rincage mais aussi (et surtout) parce qu’elle sait parfaitement d’avance que son bras ne tiendra pas.

“Tu veux pas passer devant ?” lance-t-elle à son partenaire, largement consciente des écueils qui vont rapidement se poser à elle.

Ils sont chronométrés, après tout. Or Grace est un inconvénient majeur à elle toute seule, qu’elle passe avant ou après - sauf qu’en passant première, elle sera sans doute motivée par l’excès de pression. “En fait j’y vais”, déclare-t-elle au final, se lançant bravement sur l’échelle. Elle commence à tenir, délirante, puis sa jambe lui fait défaut : Grace se laisse chuter après une demi-minute de suspension pendant laquelle elle aura tout donné. Suivie par Isy, ils rejoignent le bord du bassin à la nage et Grace se hisse avec difficulté : place à la troisième épreuve, celle des fils électriques. “ALLEZ !!” hurle-t-elle pour se motiver, à moitié couverte de boue, l’autre moitié rincée d’eau chlorée. D’ailleurs, passer à l’électricité juste après l’eau lui semble parfaitement inconscient, mais elle n’ose en souffler mot à la production (qui s’en fiche, faut-il encore le rabâcher ?)

Le problème avec l'échelle suspendue, c'est que je ne peux pas aider Grace et que tristement, il n'y a pas de bonus pour les manchots. "Et si je te prenais sur mon dos ?" je suggère, lançant regard plein d'espoir aux employés responsables de s'assurer que les étapes sont réalisées en respectant les règles du jeu. N'y pourrait-il pas y avoir un peu d'adaptation selon les concurrents ? Après tout, Grace a la force de caractère de participer à cette émission avec un handicap. Elle n'a jamais cessé de prouver que les séquelles de son AVC ne la freinaient absolument pas pour franchir chaque étape, mais il y avait quand même certains faits qui restaient hors de sa portée.

“Tu veux pas passer devant ?” Je considère l'échelle suspendue. Peut-être pourrais-je l'aider à y grimper au moins ? Même si après, la technique de sa main crispée risquait d'être difficile. Mais Grace avait démontré pouvoir ramper en dépit de ses précédentes paroles et je lui vouais une confiance entière. "Si c'est trop difficile Grace, si ça te fait mal, tu arrêtes, d'accord ? On se met sur le côté. Ta santé est la seule chose qui m'importe." Je lui confie, aussi sincère que catégorique. Je la vois grimacer lorsqu'elle s'appuie un peu trop sur sa jambe, mais la Coughlin donne tout d'elle, tout comme moi. Nous formions un duo d'acharnés.

“En fait j’y vais” et elle se lance bravement vers l'échelle, je l'admire de loin, derrière elle, puis décide d'agripper les barreaux quelques mètres derrière elle. “ALLEZ !!” “ALLEZ !” J'encourage, mes mains qui glissent sur les barreaux jusqu'à ce que je tombe dans le bassin, quelques secondes après Grace.

“Après l'eau, l'électricité... ” Une pensée pour Claude François, j'ironise un peu trop sombrement pour le prononcer à voix haute. Un tunnel de fils électriques nous attend.

“Après l'eau, l'électricité... ” Grace opine du chef face à un Isy visiblement circonspect, pas moins découragée que celui-ci. Le couloir de fils électriques est encore plus compliqué que les deux épreuves précédentes. Déjà, parce que l’ambiance est tout sauf stable et que son corps est déjà amplement fatigué par les cinq minutes à gigoter par terre comme un asticot, ensuite parce que cette fois, un faux mouvement pourrait lui en coûter de sa vie. Pourtant Grace s’agite avec passion, tâchant de laisser la peur à la porte, et ne prend qu’une seule décharge : dans les cheveux, lesquels se remettront. La boue ne doit pas être conductrice. “On peut porter plainte pour ce genre de conneries !?” braille-t-elle quand même à Isy, toujours sur ses talons, sûrement plus rapide mais toujours éminemment patient. Elle en vient presque à souhaiter l’élimination : l’aventure est sympa, mais pas assez pour qu’elle en paie de sa santé, et l’inconscience notoire des producteurs ne tardera pas à leur rapporter quelques procès, elle en est sûre.

Elle se redresse avec peine, grimaçant alors que son bras ne la tient plus que difficilement et elle se relance avec un nouveau cri de courage en direction de son binôme : place au mur à escalader. “Aucune chance. C’est mort, Isy, mon bras va merder, je le sens”, se lamente-t-elle, sans pour autant s’arrêter de bouger. C’est ça qui est bien, avec Grace : elle a beau savoir qu’elle va tout faire capoter, elle donne quand même son maximum jusqu’au dernier moment. C’est tout en gémissant qu’elle chope la corde, l’agrippant fermement de son bras gauche et jouant des abducteurs, parée pour la montée la plus difficile de sa vie. Si son kiné voyait l’émission, et elle l’espérait, il serait fier d’elle. A moins qu’il ne la démolisse pour avoir rajouté des mois ou des années à sa rééducation.

Une décharge assurée à chaque fil électrique touché. Sur mes deux jambes, dans ce tunnel, j'avance aussi précautionneusement que rapidement possible. Le passage dans le bassin d'eau a eu l'avantage de me décharger d'un peu de boue, ce qui m'aide à véhiculer dans le tunnel. Toutefois, je suis mal assuré quant à l'alternative de recevoir un coup de jus, en étant bien trempé.

Les premières minutes se déroulent bien, je ne ressens pas de décharge et soupçonne qu'il en va de même pour ma partenaire puisque Grace n'exprime pas de manière audible de la douleur “Ça va, Grace ?” je questionne, bienveillant comme soucieux. Il y a quatre fils réellement menaçants dans le tunnel qui semble beaucoup trop long à traverser. De plus, il y a de quoi développer une certaine angoisse claustrophobique au sein de cet endroit avec sa promesse de nous faire du mal si l'on avait le désarroi de rencontrer de trop près un fil. Finalement, la photographe ne semblera pâtir réellement que d'un fil - ses cheveux que j'avais jugés judicieux pour une épreuve de ramassage de boue se sont finalement avérés traîtres ici - “On peut porter plainte pour ce genre de conneries !?” “Rajoute-ça à la liste...” Je suggère, sourire aux lippes, bien que sérieux. Les traumatismes ne manquaient pas entre les chameaux, l'arrestation, le molosse... Vraiment, je me demandais quand ça se faisait qu'on était encore en état de réaliser ce parcours du combattant.

Mais Grace semble déjà épuisée. Passionnée, farouche, elle ne rechigne pas toujours aller de l'avant et je l'encourage comme je peux. “Aucune chance. C’est mort, Isy, mon bras va merder, je le sens” Je la considère et opine du chef, compréhensif. “Ecoute, j'te conseille un truc. Tente juste une fois, fais de ton mieux, comme ça tu pourras pas te demander ce qui aurait pu se passer si t'avais essayé. Et si t'attrapes pas la cordelette, c'est pas grave, on s'en fiche, tu passes à côté. D'accord ?” Je prononce avec amitié et aucune once de compétition ici. Jamais je n'en voudrais à Grace de ne pas réaliser une épreuve, jamais cette idée ne saurait même m'effleurer. J'étais admiratif de son attitude et de tout ce qu'elle réalisait. Elle était une battante authentique, l'une des personnes les plus courageuses et déterminées que j'avais jamais eu à rencontrer dans ma vie. Et ce qui m'importait, c'était qu'elle ne se blesse pas et qu'elle aile bien. "Si tu juges que c'est trop dangereux par contre, essaie pas. Je veux pas que tu te blesses." Et elle y arrive, Grace, elle saisit la corde et elle se hisse. Je l'encourage en hurlant comme un putois au sol : "TU Y ARRIVES GRACE ! YES ! T'ES LA MEILLEURE ! ALLEZ ! BIEN JOUE !" Une fois l'étape réalisée par la jeune femme, c'est à mon tour de me lancer.

D’une pierre à l’autre, Grace fait jouer ses muscles sur le mur raide qui n’offre presque aucune prise, avec une maigre cordelette pour l’aider à grimper. Plusieurs fois, elle pense à renoncer, ou tout du moins à laisser Isy passer devant pour qu’il rattrape leur temps perdu, mais sa fierté lui crie que non, qu’il faut qu’elle réussisse. Qu’elle essaie, du moins : une Coughlin ne s’annonce jamais vaincue. Pas si vite, pas si facilement, et ce en dépit d’un bras qui aurait tout aussi bien pu porter un crochet et d’une jambe qui serait plus utile si elle était en bois. "TU Y ARRIVES GRACE ! YES ! T'ES LA MEILLEURE ! ALLEZ ! BIEN JOUE !"  Et surtout, il y a Isaac, qu’elle ne veut pas - ne peut pas décevoir. Pas encore, pas si près du but. Alors elle gravit, la photographe, s’accrochant à l’aide de ses cuisses et de son bras gauche, les tempes battant toujours plus fort près de ses oreilles sous le coup de l’exercice, son coeur lâchant presque à tout instant. Et elle y arrive. Avec difficulté, mais elle s’en sort. Et quand elle atteint le haut du mur, elle en lâcherait presque une larme, si la prochaine épreuve ne les attendait pas. “T’AS VU CA ???” envoie-t-elle à son binôme, lequel gravit à son tour la corde, puant la fierté. Tout compte fait, peut-être qu’elle lâche une petite larme mais qu’elle l’essuie avec un revers de manche plein de boue.

“ALLEZ ! FORCE ET HONNEUR, ISY !!”

C’est à son tour d’encourager le jeune homme, lequel galère moins qu’elle (mais un peu quand même) à grimper, lui laissant le temps pour souffler deux secondes et se préparer émotionnellement à la suite : “Putain, une corde d’équilibriste ? Mais tuez-moi, s’il vous plaît.” Elle lorgne Isaac qui vient d’arriver à son niveau, l’air proprement vaincue par cette épreuve déjà trop dure et longue : décidément, les émissions comme ça, c’est vraiment pas cripple-friendly.