Nous avons rampé six mètres sous le filet, avons passé une partie de l'échelle suspendue à un bassin d'eau. Nous avions eu le droit de nous rafraîchir dans ce bassin avant de devenir d'excellents vecteurs à électricité dans un tunnel dans lequel pendait dangereusement des fils électriques - ils sont vraiment tordus dans la production -. Nous attendait un mur vertical, bien évidemment, il en fallait toujours un dans chaque parcours du combattant qui se répétait. Je considérais la petite cordelette, je discutais avec Grace de sa participation à cette étape qui était absolument facultative à mes yeux. Je n'étais pas ici pour gagner, nous étions ici pour tirer tout ce que l'on pouvait de cette expérience. Si ce mur coûtait une blessure à la jeune femme, je le refusais.

Mais Grace est fulgurante d'ambition, elle est une tête de mule qui, bien que je l'ai encouragé à n'avoir aucun regret, s'élance et saisit de sa main valide la cordelette. La voilà escalader - et se contredire de nouveau - le mur. Laborieusement, certes, mais elle y parvient, et je hurle tous mes encouragements et mon bonheur de la voir aller de la sorte. A l'écran, ça sera aussi merveilleux. Tous les enseignements que démontraient Grace, c'était épatant. Tout l'espoir qu'elle pourrait inculquer à ceux qui sont dans la même situation qu'elle. J'ignore si elle en a conscience, si même elle le souhaite, mais elle a un réel impact sur le monde.  “T’AS VU CA ???”  “BIEN SUR QUE J'AI VU CA ! T'ES UNE BATTANTE GRACE ! T'ES LA MEILLEURE ! T'ES UNE CHAMPIONNE” Je m'époumone à en éteindre ma voix.

“ALLEZ ! FORCE ET HONNEUR, ISY !!” A mon tour de me lancer et laborieusement, je franchis aussi le haut du mur vertical. “FORCE ET HONNEUR !!” Si Grisy est notre mascotte, Force est Honneur est notre slogan. De l'autre côté de l'obstacle, une corde d'équilibriste nous attend. “Putain, une corde d’équilibriste ? Mais tuez-moi, s’il vous plaît.” Un rire nerveux file entre mes lippes. "Y'a un nouveau bain de boue en consolation", je présente avec positivité. "Allez tu vas gérer comme le reste, j'en suis sûr !" J'encourage et en effet, Grace se présente comme étant la reine de l'équilibre sur ce coup. "JE T'AVAIS DIT QUE TU GERERAI ! JE DIS PAS QUE DES BETISES !" Je lui taquine de l'autre côté du mur, avant de tenter aussi cette étape.

C’est une de ces fois où Grace n’estime pas sa chance d’avoir Isaac pour partenaire : le jeune homme ne semble jamais lassé, toujours patient et à l’écoute, prêt à tout abandonner si ça signifiait protéger Grace d’une chute ou d’une blessure de laquelle sa condition ne lui permettrait pas de récupérer. Elle aurait pu se faire larguer sur le bas-côté il y a de ça bien longtemps, à la première épreuve d’aujourd’hui, mais l’infirmier l’encourage, la rassure à tout instant, et elle se demande si ce n’est pas lui qui lui fait pousser des ailes. Si ce n’est pas sa voix chaleureuse et encourageante qui la fait gravir ce mur à la con. Et encore une fois, devant le fil sur lequel elle doit s’essayer au métier d’équilibriste, c’est sûrement lui, davantage qu’elle, qui la pousse à se dépasser. Alors Grace marche, oublie le reste, ne pense qu’à sa jambe un peu folle qui la retarde toujours et tourne un peu vers l’extérieur, et elle avance. Pas un seul regard vers le bas : elle traverse sans timidité ni hésitation, véritable combattante.

“A ton tour, Isy ! Regarde pas la boue, regarde-moi. C’est plus sympa comme vue.”

Elle déconne, maintenant rassurée, mais elle appréhende davantage qu’Isaac n’ait peur de la hauteur et se laisse tomber. Elle fait de son mieux pour capter son attention, pour l’occuper, mais visiblement, c’est ses pitreries qui le rendent distrait : Isy pose un pied sur la corde et chute immédiatement, prenant son deuxième bain de boue de la journée. Le contretemps aurait pu l’énerver mais Grace est passée au-dessus de leur retard, au-dessus du stress : elle veut qu’ils finissent l’épreuve ensemble. “Eh bah, ça a intérêt à être bon pour la peau”, charrie-t-elle, le laissant revenir à son niveau et l’aidant à se débarrasser de la boue qui orne son visage. “Tu vas essayer l’arc ?” propose-t-elle d’un ton plus doux, néanmoins un peu penaude : “Je vais pas pouvoir. Mon bras va pas répondre. Va falloir que tu gagnes pour deux.” Elle n’avait de toute façon pas la motricité suffisante à articuler ses doigts. “On peut leur demander si on peut le faire à deux, sinon”, plaisante-t-elle : elle ne se doute pas du refus qu’ils risquent d’essuyer, définitivement partie dans une épreuve à l'amiable plutôt qu'une compétition.

“A ton tour, Isy ! Regarde pas la boue, regarde-moi. C’est plus sympa comme vue.” Je ris de bon cœur, reconnaissant toutefois : "J'avoue." Le problème, c'est que je pensais pas avoir si peur des hauteurs avant de me lancer dans ROA et de chuter du chameaux. Désormais, même à quelques mètres du sol, il faut avouer que je suis aucunement fier. Je tremble déjà, mes jambes sont en coton, je me déteste intérieurement de perdre contrôle sur mon organisme. J'inspire un bon coup, rive mon attention sur la Coughlin tout en positionnant mon pied droit.

"Ha j'le voulais, ce bain de boue..." J'ironise en ayant tombé lamentablement dans la boue dès avoir posé le pied sur la corde d'équilibriste et quitté la terre ferme. “Eh bah, ça a intérêt à être bon pour la peau” "J'vais être tellement canon demain matin, t'as même pas idée. Tu vas en être jalouse, j'suis sûr.", je plaisante. "Les cordes et la hauteur sont pas mon truc, en fait..." J'en déduis, en ayant une pensée pour le saut à l'élastique pour lequel Grace avait dû m'encourager et me rassurer pendant quarante-cinq bonnes minutes avant qu'enfin, je puisse sauter. Au moins, je l'avais fait, j'avais produit ce saut de l'ange et j'en étais fier, même si éternel insatisfait vis-à-vis de ma personne, j'aurais tant aimé pouvoir y aller franco comme l'avait fait ma partenaire. "Désolé..." Je lui adresse sincèrement, en homme de boue fraîche comme de boue séchée. Je serre mes poings, ça croustille entre mes paumes.

J'observe les cibles du tir à l'arc avec envie. “Tu vas essayer l’arc ? Je vais pas pouvoir. Mon bras va pas répondre. Va falloir que tu gagnes pour deux. ” Je souris tendrement à mon interlocutrice et saisis l'un des arc ainsi que les huit flèches. “On peut leur demander si on peut le faire à deux, sinon” Tirer à deux équivaut à ne remporter aucun point, même si l'on touche la cible. “Ça roule, on le fait à deux, en équipe. Je te tiens l'arc et tu tires ?” J'attrape un arc du bon œil conducteur de sorte à ce que la main valide de Grace tire et que je puisse saisir l'arc.

“Pourquoi tu t’excuses ? C’est toujours drôle de voir des chutes”, renvoie-t-elle à Isaac, souriante malgré tout. Les retards ne lui importent plus, finalement, pas plus que la pression qu’elle a senti monter en début de semaine : qu’importe s’il n’y a plus que trois binômes en jeu, et qu’importe s’ils risquent de finir derniers à cause de ses lacunes et de sa mobilité réduite. Elle a envie de profiter, d’expérimenter des choses stupides comme se rouler dans la boue et grimper à des cordes avec Isaac, simplement parce que c’est drôle à faire et que repousser ses limites a toujours été son but. C’est celui du jeune homme, aussi, et elle l’a rapidement compris, dès leur rencontre dans l’aventure : aucun ne venait pour l’argent, chacun était davantage là pour se trouver - ou se retrouver. Elle ne regrettera pas de se faire éliminer, si c’est eux qui sortent de l’aventure, parce qu’elle aura trouvé un ami et elle se sera rappelée au passage de celle qu’elle avait été avant de devenir paralysée par sa peur de mourir. Et franchement, tant pis pour les $100 000 : l’essentiel est là. Alors elle propose, sans une once de suspicion, de demander à tirer à l’arc ensemble : un bras chacun, tout l’inconfort du monde, mais au moins la dignité d’avoir essayé à deux.

“Ça roule, on le fait à deux, en équipe. Je te tiens l'arc et tu tires ?”

Elle hoche vivement la tête, comme une gamine. La production les prévient que ça équivaudra à une absence de points, à un abandon, mais elle s’en fiche : par la faute de son bras, ils sont déjà perdants sur cette portion de l’épreuve. Autant s’amuser un peu tant qu’ils y sont. “Si la flèche nous revient en pleine tronche, il faudra pas te plaindre”, rétorque-t-elle cependant, un sourire narquois aux lèvres. Son handicap n’était cependant susceptible d’excuser qu’une petite partie de sa maladresse, mais elle n’allait pas le lui dire, oh non. Elle se saisit de la flèche, cale la petite encoche sur le fil et vise la cible avec application. “Trois...deux...un…” La première flèche finit lamentablement par terre, à l’instant de quelques autres. Deux seulement touchent la cible (et elles sont loin du centre), mais au moins aura-t-elle essayé. “Tires-en aussi, on verra si tu me bats”, rayonne-t-elle. La compétition est passée dans un monde parallèle et ils n’y appartiennent plus.

C'est tout un arc d'encocher une flèche pour user d'un arc à deux. La cible n'est pas excessivement loin, mais assez pour devoir être un bon tireur ou avoir un sacré coup de chance pour toucher le centre. J'ignore prodigieusement où l'on se situe par rapport aux deux autres équipes adverses mais une chose est sûre, la proposition de ma binôme à tirer ensemble puisqu'elle n'en est pas physiquement apte est la seule qui me semble acceptable. On participe à Race of Australia ensemble depuis le premier jour de la course, toutes les épreuves, nous nous sommes donnés l'un comme l'autre - sauf celle des chameaux où les binômes avaient été inversés bien sûr. Je ne souhaite pas que ce parcours du combattant soit l'exception à cette tradition.

"Alors, regarde le bout de ta flèche et ferme l'oeil avec lequel tu ne vois pas ta flèche sur le centre de la cible..." En espérant que sa main valide soit du même côté que son œil conducteur, sinon, une difficulté supplémentaire sera ajouté et les flèches risquent d'aller bien à côté de la cible. J'observe la jeune femme et fait en sorte que l'effort physique à réaliser soit aussi moindre que possible en harmonisant le mouvement de l'arc avec la corde qu'elle tend. “Si la flèche nous revient en pleine tronche, il faudra pas te plaindre” Je ris doucement et gage de nouveau sur le destin : “Elle nous reviendra pas... Et au pire, si c'est le cas, tu rajoutes ça à ta liste des plaintes à adressées à la production.” Grace arbore un sourire narquois. “Trois...deux...un…” “Shoot,” j'encourage. Les deux premières flèches se plantent dans le sol, les deux autres sur la cible. “En vrai, avec de l'entraînement, on s'fait les paraolympiques,” je suggère, rieur. “Tires-en aussi, on verra si tu me bats” propose la jeune femme en se décalant. Il nous reste 4 flèches, qui ne compteront pas même si je vise le centre. “Allez, tu paries quoi comme score ? Si t'as juste, j'te paie un paquet de clopes. Celles que tu voudras.” Et bon enfant, sourire radieux, c'est à mon tour de viser les flèches vers la cible. Il n'existe plus de course, de compétition, d'épreuve, de concurrents, seulement deux amis qui s'amusent, plein de boue, les muscles courbaturés ou endoloris.