Le navire est arrivé au port aux premières heures du matin. Darwin dormait encore à poings fermés. C'est dans le plus grand des silences que nous avons récupéré nos affaires dans les cabines, fait nos sacs, salués les Marines et que nous nous sommes enfoncés dans les rues de la ville par petits groupes. Un silence lourd, et pourtant, emprunt de soulagement. La fatigue se fait ressentir au plus profond de chaque fibre de nos muscles, notre marche est bien plus lente que lorsque nous foulons la terre de la Malaisie. Personne n'articule le moindre mot, personne ne s'adresse un regard. La nuit a été courte. Comment dormir en se sachant ici, et eux là-bas ? Notre tête est encore de l'autre côté de l'Océan, avec les camarades qui continuent de casser du japonais ; depuis Pearl Harbor, ça n'arrête pas. Tout le Pacifique essuie les tirs du Japon, les plages sont envahies une à une, et nous sommes incapables de les repousser malgré tout ce que les bombardiers larguent depuis le ciel. La surprise du sept décembre a laissé place à la panique qui nous empêche de les combattre correctement ; nous nous laissons dépasser pendant que les gouvernements réalisent à quel point la situation dans le Pacifique est hors de contrôle. Ils envoient sur le terrain des divisions encore partiellement formées, et à peine assez de blindés pour faire la différence. A force de replis, la huitième division, dont fait partie notre brigade, s'est installée dans une province que les japonais n'ont pas encore atteint, à Johore. C'est comme si de rien n'était que l'ordre de tenir la province a été improvisé, nous laissant sur place, là où il ne se passe encore rien. Au bout d'une semaine, notre brigade, en Malaisie depuis trois mois après avoir soutenu la 6e et la 7e depuis juin en Grèce, a été autorisée a prendre quelques jours de permission. Nous sommes peu de chanceux à pouvoir quitter l'Asie pour les fêtes de fin d'année -nous n'avons même pas pu partir pour Noël. Et encore moins nombreux à pouvoir rentrer chez nous. La brigade et moi pouvons nous estimer heureux de pouvoir au moins retrouver le pays -sauf pour les quelques étrangers qui nous composent. Envoyés au quartier général de Darwin, nous ne fêterons pas la nouvelle année dans nos foyers, mais nous resterons en famille, dans un sens. Nous atteignons la base après une bonne heure de marche dans la ville. C'est la première fois depuis des mois que nous dormirons chacun dans une chambre à part. Un confort dont nous ferions mieux de ne pas nous habituer. « Dan, on se retrouve pour aller en ville à vingt heures, tu viendras avec nous ? » « Ouep. Mais d'abord, j'ai six mois de sommeil à rattraper. » Tom m'assène un coup sur l'épaule et file dans la cabine voisine. Lorsque j'entre dans la mienne, où ne se trouve qu'un lit et une commode vide sous une fenêtre de dix par dix, je balance mon package dans un coin de la petite pièce et me laisse tomber sur le matelas. Immédiatement, je dégaine un paquet de cigarettes chipé à l'un des officiers du bateau pendant la traversé et craque une allumette. Première clope sur le sol australien depuis bien trop longtemps, sûrement la plus délicieuse qui soit. Trop courte, aussi. Le mégot bazardé, je ne tarde pas à m'endormir. A vrai dire, je suis si fatigué que je plonge tout entier dans un sommeil des plus sombres et profonds.
« Dan ? Dan ! » Je grogne je ne sais quoi supposé faire comprendre que j'ai entendu, et que je commence à émerger. « Debout, feignasse. On file faire la fête dans une demie-heure, et toi tu roupilles comme une princesse. » « Ta gueule, Tom, c'est un ordre... » Le gars beugle dans ma cabine comme s'il voulait que tout le baraquement l'entende. Il n'en a jamais vraiment eu quoi que ce soit à faire que je sois plus gradé que lui, me traitant toujours comme à l'époque de l'école militaire. J'étais si discret et lui si assuré que tout portait à croire qu'il finirait par devenir mon bourreau, prenant plaisir à me martyriser, et qu'il gravirai les échelons à grande vitesse pendant que je resterai en bas de l'échelle, comme la crevette pas dégourdie que j'étais. Sauf que nous sommes devenus les meilleurs amis qui soient. L'ego de Tom lui a porté préjudice plus d'une fois ; se faisant coller rapport sur rapport, il reste dans l'armée uniquement parce que les temps sont durs et qu'il reste un élément motivé. Quant à moi, les années et l'âge ont bien fait leur travail ; aujourd'hui Caporal, c'est moi qui suis devenu plus grand et costaud que lui. Néanmoins, c'est toujours lui qui attire sur lui tous les regards de la gente féminine lorsque nous sortons -ou plutôt, lorsqu'il parvient à me ligoter et me traîner dans un bar pour la soirée. « Une demie-heure, Dan ! » J'attrape l'oreiller sous ma tête et le lui jette à la figure pour qu'il se taise et sorte enfin. Il sautille dans le couloir comme une fillette en se payant ma tête et finit par disparaître. Une fois vraiment réveillé, je file à la salle de bain pour prendre une douche rapide. Je prends un certain soin à retirer la terre sous mes ongles, tant que j'en ai l'occasion. C'est qu'elle est tenace. Puis j'enfile les seuls habits plus ou moins civils que j'ai avec moi. C'est que nous avons peu l'occasion d'enfiler un jean et des chaussures du dimanche en Asie, alors on ne 'en encombre pas dans les sacs. Je n'ai qu'une chemise blanche, en fait, et je doute que qui que ce soit ait plus que cela. Le pantalon, lui, fait partie de mon uniforme, et la veste en cuir aussi. J'en retire néanmoins les écussons sur les manches. Avant de rejoindre le reste de la brigade, je glisse une pièce dans le téléphone de la base et compose le numéro de la maison. « ...Bonne année à toi aussi, m'man. Embrasse tout le monde pour moi. »
A nous seuls, nous prenons bien la moitié de la capacité du bar. Il n'y a pas que la brigade, mais aussi la plupart des officiers en poste à Darwin qui sont venus fêter la saint Sylvestre avec leur autre famille. Tom, moi, et quelques autres gars avons trouvé des fauteuils autour d'une table où nous installer, tout au fond de la salle. Une fille sur chaque accoudoir, mon ami a l'air d'être l'homme le plus heureux qui soit. La plupart des types ont une jolie demoiselle sur leurs genoux. Il faut dire qu'il suffit de dégainer le mot « soldat » pour attirer les regards. Aux cadavres qui jonchent la table, on devine que tout le monde est à sa seconde pinte de bière. Il est un peu plus de vingt et une heure. Sur une petite estrade, à l'opposé du bar, quelques musiciens font danser des duos sur la piste qui s'est improvisée. Depuis que la musique s'est faite plus entraînante, les jeunes femmes ne tiennent plus en place et emmènent les gars danser un à un. L'une d'elles me tend une main. Je refuse d'un signe de tête avec un sourire poli. « Désolé ma jolie, le Cap', il danse pas. C'est pas son truc de s'amuser. » Je lance un regard mauvais à Tom qui me laisse sur place. Le coin est tout de suite plus calme. Je ne suis jamais vraiment dans mon élément quand il me traîne dehors. Le bruit, la musique trop forte, la chasse aux filles, et les litres d'alcool. Je joue le jeu, sans réellement savoir où me mettre ou quoi dire. De toute manière, puisque le sergent n'est pas venu avec nous, tout ce beau monde est sous ma responsabilité. Alors je n'ai vraiment qu'un seul pied dans la fête. Je profite de l'absence de Tom pour aller fumer à l'extérieur sans avoir droit à une de ses boutades. Il commence à peine à faire nuit, là dehors. Mais il fait bien assez chaud pour que je retire mon cuir, que je garde jeté par dessus mon épaule. Comme toutes les clopes, celle-ci est trop courte. Mais je traîne dehors encore un peu. D'ailleurs, je grille une nouvelle cigarette.
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
"Mais Lucy, tu avais promis que tu viendrais avec nous." "Je n'en ai pas très envie." "Je suis certaine qu'une fois que tu y seras, tu vas adorer. Tu es tellement belle quand tu te mets à danser..." "Ca sera bondé." Margaret soupira, suivant de près son amie, suffisamment déterminée de la convaincre. "Anne, Emmy, Mary viennent aussi. Et je suis presque certaine que John et Andrew seront aussi de la partie." "Il faut que j'aide mes parents à-..." "Il faut que tu les aides à rien du tout, je leur ai même déjà demandé, lorsque je suis arrivée." Maggie restait insistante, elle serait triste que la plus discrète de leur petite bande ne vienne pas fêter cette nouvelle année avec eux. "S'il te plaît, ma Lucy, tu vas tellement te plaire là-bas. Ca ne te fera que sourire, et il y aura tous ces hommes pour te faire danser et rire." La jeune femme soupira, cédant enfin à la demande de Maggie. "Très bien, mais nous ne resterons pas tard." "Ca me va !" s'exclama-t-elle, sachant pertinemment que ça ne sera pas le cas. Maggie ne put s'empêcher de rire, tellement excitée à l'idée de cette soirée qui s'annonçait. "Allez, maintenant, file te changer, nous t'attendons !" Lucy la regarda avec des grands yeux. Son amie savait qu'elle parviendrait à la faire traîner avec elle, et il fallait qu'il y aillent ensemble. Sans dire mot, Lucy grimpa les escaliers menant à l'étage. Encore jeune, et à cause des temps de guerre, elle vivait encore avec ses parents. Elle les aidait beaucoup, mais elle était avant tout infirmière, s'occupant des soldats rapatriés du front car leurs blessures étaient trop conséquentes pour être prises en charge sur le terrain. Parfois, il n'y avait personne, parfois, un arrivage de soldats, si bien que l'on ne savait plus où en donner de la tête, ni par qui commencer. Rapidement, la jeune femme enfila une robe rouge bordeaux, assez cintré, mais cela n'avait strictement rien d'extravagant -sa tenue l'était beaucoup moins que ses autres amies, en tout cas. Elle ne fit rien de particulier à ses cheveux, seulement l'effort d'appliquer un peu de maquillage sur les yeux, mais rien de plus. On l'attendait, après tout. Avant de sortir, elle embrassa son père et sa mère. Ses amis l'acclamèrent dès qu'elle avait mis un pied terre. Ensemble, ils se rendaient au bar en marchant, discutant gaiement. "Oh mince ! J'ai oublié de me prendre un gilet." "Grand Dieu, Lucy, tu n'en auras pas besoin !" s'exclama Mary. "Je suis certaine qu'un homme bien galant te prêtera sa veste pour être sûr que tu n'attrapes pas froid." "Ne raconte pas n'importe quoi." Mary haussa les épaules, persuadée d'avoir raison. "Je reviens vite, je me dépêche !" La jeune femme fit alors demi-tour d'un pas hâtif -parfois même en courant- afin de rejoindre son domicile pour récupérer son vêtement. Elle embrassa une nouvelle fois ses parents avant de reprendre la même route. Planant un peu pendant les premiers cent mètres, elle accéléra le pas, se disant que ses amis allaient certainement se plaindre de sa lenteur. Tête baissée, elle continuait d'avancer, dépassant d'autres personnes qui allaient certainement ce rendre au même endroit qu'elle. Lucy approcha du bâtiment, sans regarder ce qu'il y avait devant elle. Le choc fut d'autant plus surprenant, elle n'y vit que du feu. Lucy s'apprêtait pourtant à rentrer enfin dans le bar. L'impact fit tomber la veste de cuir de la personne qu'elle venait d'entrechoquer. Une cigarette allumée tombait même à terre. Sans même regarder la personne qu'elle venait de brusquer involontairement, elle se baissa immédiatement afin de récupérer ce qu'elle avait fait tomber. "Je suis tellement désolée, j'avais la tête ailleurs." dit-elle en en bégayant, l'air véritablement perdue. Elle se redressa tout en dégageant un peu la poussière qui s'était déposée sur la veste. "J'espère que je ne vous l'ai pas trop abîmé... ça a l'air d'aller..." dit-elle en regardant ce dont elle parlait, avant de la tendre à son propriétaire. Enfin, les regards se croisaient. L'espace d'un instant, le temps s'était certainement arrêté. Dans le temps réel, une fraction de secondes. Entre eux, tout perdait son sens, sauf ce regard échangé. Elle ne comprenait pas trop ce qu'il se passait. Les mots n'avaient pas leur place. A vrai dire, Lucy ne savait pas trop quoi penser, subjuguée par des yeux peu descriptibles. "Bon sang, Lucy ! Tu en as mis, du temps !" s'exclama l'un de ses amis, au seuil de la porte du bar. Cette voix famili-re la fit sortir de ce moment bien singulier qu'elle n'avait jamais ressenti auparavant. Ses iris bleus alternaient John et l'inconnu qu'elle venait de bousculer. "Allez, viens ! C'est bondé, mais nous avons trouvé une table de libre, les boissons sont même déjà commandées !" dit son ami après avoir la belle blonde acquiescer d'un sourire et d'un signe de tête. Il s'éclipsa ensuite, allant rejoindre sa bande. "Je... Je dois les rejoindre." dit-elle timidement, recroisant à peine son regard. "Encore désolée pour... pour ça." ajouta-t-elle avec un sourire gêné avant de lui souhaiter bonne soirée et de rentrer dans le bar. Il y faisait une chaleur à crever, l'ambiance était déjà au rendez-vous. Beaucoup de soldats. Lucy ne s'attendait pas à ce qu'il y ait autant d'uniforme. Elle tentait de se frayer un chemin entre eux afin de rejoindre. "Te voilà enfin ! Il paraît que tu fais des ravages avant même d'être entrée dans le bar. Tu nous coiffes toutes au poteau." dit Emmy, l'âme joueuse. C'était certainement la plus dévergondée et audacieuse de la bande, et il fallait reconnaître qu'elle avait un charme qui laisse peu d'hommes indifférents. Fumant sa cigarette toujours avec élégance, elle esquissa un sourire satisfait en regardant la plus naïve de toutes. "Ce n'est pas vrai. Je ne l'ai pas vu, et je lui ai foncé droit dedans." dit Lucy pour sa défense. "T'es adorable, ma belle." Lucy fit la moue. "Par contre on avait commandé une boisson pour toi, mais je crois que le serveur a un peu oublié." "T'as vu le monde qu'il y a, en même temps ?" "Ce n'est pas grave, je vais aller le chercher moi-même." Et, à nouveau, la petite blonde dut se créer un chemin entre tous ces uniformes très enthousiastes.
Le choc est plutôt brutal en comparaison de la petite taille de la silhouette qui vient me percuter. Surpris, mes mains lâchent tout ; ma cigarette et ma veste tombent par terre. Je retiens un juron, m'apprêtant à me baisser pour ramasser mes affaires. Je m'arrête immédiatement, lorsque je manque de frapper ma tête contre celle de la demoiselle en me penchant en même temps qu'elle. Redressé, je ne vois d'elle qu'une robe rouge et une chevelure blonde. Confuse, elle bafouille des excuses. « Ce n'est rien, ne vous en faites pas. » dis-je d'une voix douce, afin de lui assurer qu'il n'y a pas de problème, que je ne compte pas lui hurler dessus pour sa maladresse ou pour être été distraite. Cela arrive. Je souris, trouvant la jeune femme adorable de s'inquiéter autant pour une veste qui n'a fait que tomber par terre. Ce n'est pas une minuscule chute qui va abîmer un cuir déjà légèrement éraflé. « Elle a vu pire, je vous assure. » j'ajoute en riant, songeant aux pays visités, aux fronts sur lesquels cette veste m'a suivie, et la mousson infernale dont elle m'a protégée. Cette veste est bien coupée, mais ce n'est pas le plus important. Elle est surtout robuste. La demoiselle me tend finalement le cuir. Alors que je l'attrape, mon regard croise le sien. L'apparition est surnaturelle. Je crois que je n'ai jamais vu des yeux d'un bleu pareil. Je reste subjugué pendant de longues secondes. Incapable de dire quoi que ce soit. Ne sachant pas quoi faire ou penser. Bloqué dans ce court instant, le souffle coupé. La porte du bar s'ouvrant soudainement provoque un violent retour sur terre. Un homme passe sa tête à l'extérieur et s'adresse à la jeune femme. Elle s'appelle Lucy. Et lui… il doit sûrement être son petit ami. Ce genre de fille ne peut pas être seule. Je ressens un brin d'amertume, pourtant, je m'efforce de sourire en coin, aimablement. Elle lâche enfin la veste, que je jette de nouveau par dessus mon épaule. J'écrase ma cigarette encore fumante par terre avec mon talon. « Allez-y. » dis-je en haussant les épaules. « Passez une bonne soirée. » Je lui souris, mais j'ose à peine croiser de nouveau son regard, comme de peur de me sentir de nouveau happé là-dedans. La belle Lucy s'éclipse et disparaît dans le bar. Je l'observe jusqu'à ce que sa robe rouge quitte mon champ de vision, soupirant. Je passe une main dans mes cheveux, comme cherchant à me remettre les idées en place. Maintenant qu'elle n'est plus là, je me demande presque si je n'ai pas rêvé ces quelques secondes. Si le choc était bien réel. Laisse tomber, Dan. Pas de fille. C'est la règle. Je prends une grande inspiration, souffle un coup ; il faudra bien que j'y retourne un jour, sinon Tom va croire que je me suis défilé. Je tire la porte du bar et plonge en apnée dans l'immense brouillard composé de fumée de cigarette qui a envahi la salle. Il y a encore plus de monde que lorsque je suis sorti. Même en me donnant tout le mal du monde, je ne parviens pas à me frayer un chemin jusqu'à notre table sans écraser quelques pieds. Les rires, la musique, sont toujours plus forts. Pas moyen de s'entendre penser. Pourtant, provenant du fond du bar, je devine une voix hurlant mon nom. « Dan ! Par ici ! » Tom fait de grands gestes depuis notre table, mais je cherche du regard la robe rouge que je viens de voir passer. Mais j'ai sûrement rêvé. Je dois encore me faufiler sur quelques mètres pour rejoindre mes gars. Tom m'attrape par les épaules, et je devine qu'il a eu le temps de me distancer en taux d'alcoolémie dans le sang. « Je te présente nos nouveaux voisins de table : Margaret, Anne, Emmy, John et Andrew. » dit-il en pointant du doigt chacune de ces personnes, hésitant parfois sur les prénoms des uns et des autres. Les deux petites tables ont été collés et les sièges disposés autour d'elles de manière à ce que les deux petits espaces de base ne forment plus qu'un seul grand salon convivial. « Et Lucy, qui va bientôt revenir. » ajoute une autre voix masculine à côté de moi. Au premier coup d'oeil, je reconnais l'homme de tout à l'heure, celui qui a dit à la jeune femme en question de le rejoindre à l’intérieur. Il me reconnaît aussi. « Mais que vous connaissez déjà. Elle vous a bousculé à l'entrée du bar. » J'acquiesce d'un signe de tête, visiblement mal à l'aise devant tout ce groupe, toutes ces paires d'yeux rivées sur le nouvel arrivant que je suis. Plus encore depuis que je sais qu'ils sont avec cette fameuse Lucy que je ne suis pas certain d'être prêt à voir de nouveau. Tout cela est un peu trop pour moi. Tom m'assène une tape dans le dos. « Bousculé, hein ? » Ce qu'il est lourd quand il a un coup dans le nez. « Vous êtes aussi militaire, Dan ? » demande l'une des jeunes femmes présentes -dont je ne me souviens déjà plus du nom. Je n'y fais pas vraiment attention. Mon cerveau mouline pour me trouver un moyen de me sortir de là, me donner un peu de répits, juste le temps de me faire à l'idée que cette soirée n'a plus rien de ce qui était prévu dans mon esprit. Voyant les cadavres qui se sont multipliés sur la table depuis mon départ, et mon verre vide, je lance ; « Euh, ouais… Bon, je vais me chercher un truc à boire. Je te prends quelque chose, Tom ? » Il me connaît assez pour comprendre que j'ai besoin de quelques secondes pour mieux revenir d'attaque. Un temps d'adaptation. Il sait que j'aime avoir un plan, m'y tenir, le suivre à la lettre. Je n'ai pas sa capacité à improviser. C'est pour cela que je suis bon sur le terrain ; je sais m'en tenir au plan. C'est sûrement pour cette même raison que je n'irais jamais plus loin que mon grade actuel. « Pareil que toi. » Je secoue affirmativement la tête et m'excuse auprès du désormais grand groupe de personnes avant de faire marche arrière et partir en direction du bar. Mais dans quoi je me suis encore laissé embarquer ? J'ai plutôt intérêt à descendre encore quelques bières pour me détendre, sinon je ne survirai jamais à cette soirée. L'air est si oppressant. De nouveau, un choc. Je me fais percuter par quelqu'un juste devant le bar et saute en arrière juste à temps pour éviter que tout le contenu de son verre ne se déverse sur moi. C'est le parquet qui prend à ma place. En levant les yeux, je retrouve cette envoûtante paire d'iris bleus. C'est la seconde fois ce soir que Lucy me rentre dedans. Je reste muet, surpris, pendant quelques secondes où ma bouche formant les formes dans l'air n'articule pourtant pas un mot. « Je... » Un rire nerveux m'échappe. Je parviens à m'extirper de son regard, ce qui m'aide à retrouver mes moyens. « Vous avez quelque chose contre moi ce soir, non ? » je demande pour plaisanter -et surtout essayer de me détendre. Voyant son verre désormais à moitié vide, je me permets de le prendre de ses mains et de le déposer sur le comptoir derrière elle. Le barman me regarde avec un air désapprobateur, sûrement agacé de devoir envoyer quelqu'un nettoyer le désastre que nous avons fait. « Remettez-lui la même chose, s'il vous plaît, plus deux pintes, sur ma note. » je lui demande en faisant autant profil bas que possible. Il bougonne et s'exécute. En attendant, on ne peut pas vraiment parler de silence qui se serait imposé entre la jeune femme et moi. La musique et les conversations meublent l'espace. Mais un malaise se ressent. Je ne sais pas quoi dire pendant que nous attendons notre commande. Je ne sais pas si je dois dire quoi que ce soit d'ailleurs. Je ne la regarde que de temps en temps, du coin de l'oeil. « Lucy, c'est ça ? » je demande finalement, histoire de ne pas avoir l'air plus nerveux et idiot que je ne le suis déjà. Je m'efforce de lui tendre une main franche et relativement assurée. « Dan. Enfin, c'est Daniel, mais je préfère Dan. » La demoiselle n'a pas le temps d'attraper cette main que les verres nous sont présentés sur le comptoir, et j'attrape les deux pintes aussitôt. Quand je me tourne, je devine Tom debout sur l'une des tables de l'espace qui s'est créé là-bas, faisant le pitre et me faisant signe de revenir vite. Puis il invite l'une des amies de Lucy a le rejoindre dans les hauteurs pour nous interpeller le moins discrètement du monde. « Caporaaaaal Daaaaaaaan! Lucyyyyyy! » Je baisse les yeux, terriblement gêné. « C'est… hum… Nos deux groupes ont fait copain-copain, je crois bien... » Et je ne sais pas si je dois me réjouir de passer la soirée avec Lucy et ses amis ou non. Je suis bien trop perturbé pour cela. Résigné, j'hausse les épaules ; « On a plus qu'à y retourner. »
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
Le barman tendait le verre commandé par Lucy, qu'elle prit avec précaution, esquivant quelques coups de coude des soldats qui l'entouraient et qui discutaient joyeusement avec ses frères d'armes. Le verre bien rempli, elle comptait rejoindre la table de ses amis. Elle avait peine commencé sa marche qu'on la bouscula et qu'elle fonça droit sur un soldat, renversant la moitié de sa boisson. Par chance, la chemise n'eut pas une seule tâche. L'air surpris et désolé, elle leva les yeux pour voir qui elle venait de bousculer. Et c'était encore lui, le soldat. Celui qu'elle avait vu dehors quelques minutes plus tôt. Lucy restait plantée là, à le regarder, pendant quelques secondes. Il l'intriguait. Il avait ce je ne sais quoi qu'elle avait bien du mal à expliquer. L'inconnu plaisanta, mais cela ne la fit pas vraiment rire, plus désolée qu'autre chose. "Je suis sincèrement navrée. Je suis vraiment maladroite, parfois." Elle rit nerveusement, constatant son verre pratiquement vide. Elle se retourna pour voir qui l'avait bousculé. "C'est...C'est un des autres soldats qui n'a pas du me remarquer." La petite blonde le regarda à nouveau. "Je... Pardonnez-moi, ce n'était vraiment pas intentionnel." Sans qu'elle ne puisse pas faire quoi que ce soit, le soldat lui prit délicatement le verre de ses mains, demandant au barman de re-servir la même chose. Lucy le regardait d'un air surpris. "Je vous dois un verre, maintenant." dit-elle, sans arrière-pensée. Pendant que l'on servait les bières, Lucy ne savait pas quoi raconter, ni quoi demande. Ils pourraient faire connaissance. Mais aucune question ne lui venait en tête. Et puis, il y avait suffisamment de bruit autour d'eux. Il finit par commencer la conversation. La jeune femme lui aressa un sourire, et acquiesça d'un signe de tête. "C'est ça, oui." Elle se demandait bien comment il pouvait le savoir, elle ne s'était même pas présentée. Daniel. C'était son nom. "Dan." répéta-t-elle, souriante. "Enchantée." Le barman arrivait avec les trois verres précédemment commandées. Lucy attrapait le sien. Lorsqu'elle relevait la tête, la belle blonde voyait Maggie, juste à côté d'un autre soldat, que Dan semblait connaître. Elle lui sourit, un peu gênée, après qu'il ait constaté que leurs groupes d'amis s'étaient rejoints pour ne former qu'une grande bande de copains. "Ils sont très sociables. Un peu plus lorsqu'ils sont un petit peu alcoolisés." Elle avait l'impression de les traiter de saoulards, ce qui était loin d'être le cas. "Mais ils sont très gentils." dit-elle en tentant de se rattraper. Lucy suivait ensuite de près le soldat, en faisant d'autant plus attention à son verre. Non sans peine, ils arrivèrent enfin à leur table. "Vous en avez mis, du temps !" s'exclama Andrew. "Lucy, poulette, viens, j'ai une chaise pour toi là. Donne-moi ton verre." La jeune blonde le tendit à Andrew, avant qu'il n'y ait une nouvelle catastrophe. Elle fit le tour de la table, s'asseyant entre Andrew -un homme grand, avec des yeux foncés et de larges épaules- et Emmy -une brune sulfureuse, avec de grands yeux verts, des lèvres pulpeuses et qui fumait énormément-. Celle-ci venait dire à l'oreille de son amie. "La première à faire du rentre-dedans, et en plus, t'es loin d'avoir choisi le plus laid." Avec le bruit qu'il y avait dans le bar, il était bien difficile que plusieurs parviennent à suivre une conversation. Alors de plus petits groupes se créaient, d'autres venaient s'incruster, comme si l'on se connaissait depuis toujours. "Ne dis pas n'importe quoi, Emmy." dit-elle, embarrassée, en buvant une gorgée de sa boisson. "Tu es vraiment trop choue quand t'y mets. C'est adorable. Toutes les filles ici voudront fêter cette nouvelle année de la même manière. Sauf toi, peut-être." "Tout le monde n'est pas comme toi." "Oui, tu as raison. Anne est un peu trop croyante, elle épousera le premier qui la touche." dit-elle en riant, alors que la fumée de sa cigarette faisait papillonner ses yeux bien maquillés. "Mais toi, en revanche..." "Emmy !" "De quoi ça parle, par ici ?" dit soudainement Andrew, tout sourire avec sa bière en main. "De Lucy, qui n'arrive pas à voir qu'elle peut plaire à quelqu'un." "Ah! Encore des histoires de filles." s'exclama-t-il avant de discuter avec deux soldats qui venaient trinquer avec lui. "Ce n'est pas nécessaire de le raconter à tout le monde, Emmy." La belle brune rit. "Donc, il t'a tapé dans l'oeil." Lucy soupira. "Ca ne rime à rien." "Et à quel point cela rime-t-il à tes petites oreilles qu'il n'arrête pas de te regarder depuis que tu as posé tes belles fesses sur cette chaise ?" Les yeux bleus de Lucy regardaient son ami d'un air surpris, ébahi. "Et vu la manière dont tu réagis et la manière dont tu parles de lui, quelque chose me dit que..." "Et là, nos deux dernières belles donzelles, Emmy et Lucy. L'une contrastant, c'est assez dingue qu'elles s'entendent aussi bien." les coupa John, d'une voix forte, afin de présenter ces demoiselles à la gente masculine qui était arrivée depuis. "Toutes les deux infirmières à leurs heures perdues. Notre petite Lucy, c'est..." "Arrête de vouloir la caser, John, sérieux !" s'exclama Maggie. "Je ne fais que les présenter Mag. Lucy, c'est la plus adorable. Quoiqu'un peu maladroite, mais c'est une crème. Et Emmy... C'est Emmy quoi." "Je prendrai le soin de me présenter moi-même, John, t'inquiète." dit la concernée avec un clin d'oeil. Parfois, Lucy croisait son regard, mais n'osait pas trop, un peu honteuse que ses amis ne se gênent pas pour la flatter autant. "On le changera jamais." soupira Emmy, écrasant sa cigarette dans le cendrier placé au centre de la table. "Hey, Em, Lucy, ils veulent faire une partie de fléchettes, avec quelques enjeux, ça vous dit ? Vous savez bien viser avec vos aiguilles pour nous vacciner, alors..." "Que lorsqu'il s'agisse de tes fesses, John." répliqua Emmy d'une voix forte, alors que tout le monde riait à sa réplique parfaite. Même son amie blonde riait, mais plus discrètement. "On vous regarde faire, les mecs." ajouta Maggie, assise sur le dossier de la chaise, les pieds sur l'assise. "Oui, mais, Lucy..." "Lulu vient tout juste de s'asseoir et elle a à peine entamé son verre, laisse-là un peu respirer, Jo." continuait-elle, d'un air léger. John se résigna, entraînant son ami Andrew avec lui pour cette fameuse partie de fléchettes. Tom en était également, avec d'autres soldats. Le mur qui portait la cible en question n'était pas loin, Lucy pouvait aisément voir ce qu'il se passait d'où elle était. Anne était venue s'asseoir à côté d'elle, Maggie flirtait avec un soldat. D'autres étaient venus récupérer les places qui s'étaient libérées. Anne et Emmy papotaient ensemble, et Lucy buvait une gorgée de son verre. Croisant une nouvelle fois ce regard. C'était étrange, la connexion qui s'y faisait à chaque fois. Il y avait à la fois tout et rien. Malgré tout, Lucy parvenait à lui faire un sourire des plus sincères, bien qu'embarrassée. Les voix s'élevaient, devant la cible du jeu de fléchettes. "Ah ouai ? Et bien, prenons quelqu'un de ton groupe, et on règle ça en trois tirs. Le premier dans le mile gagne." "Et celui qui perd ?" demandait Andrew, serein. "Il paie la tournée. Pour le bar. Tout entier." dit le soldat, que le dénommé Tom semblait connaître. "Et l'équipe adverse choisit le tireur. Et nous, on choisit.... la petite blonde là ?" dit-il en pointant Lucy du doigt. Emmy avait tout suivi. "Elle ne veut pas jouer." s'exclama-t-elle. "Donc, vous déclarez forfait, c'est ça ? Ca va vous coûter cher." "C'est bon, j'y vais, Emmy." A peine levée, Lucy fut vivement encouragée par ses amis, et même Tom. John lui tapota amicalement l'épaule alors qu'il lui donnait trois fléchettes. Les deux premiers tirs étaient des échecs, les soldats se réjouissaient d'avoir leur prochaine pinte gratuite. Andrew ricanait. "Arrête donc de tirer avec la main droite, Lulu." remarqua-t-il, l'air sûr de lui. Elle sourit, un peu embarrassée, avant de changer de main. En plein dans le mile, les soldats n'en revenaient pas. Lucy était née pour être gauchère. On l'avait certes forcée à écrire de la main droite, elle se débrouillait très bien, mais elle restait bien plus agile de sa main gauche. Et pour preuve. "Et ce sont les Yankees qui invitent !" s'exclama John, complètement ravi. Andrew l'embrassait même sur le front, puis la jeune femme retournait à sa place. "Ca fait longtemps que les garçons ont pas fait le coup là, il fallait bien qu'ils t'exposent un peu, ma poule." dit Emmy, en allumant une nouvelle cigarette. "Tu le fais tellement pas souvent, mais ça marche à chaque fois." dit Maggie, qui avait tout vu. Lucy fit rapidement un aller-retour aux toilettes, mais ce fut suffisant pour qu'on lui prenne sa place. Elle s'installa juste à côté de Dan. Lucy voulait vraiment lui parler, mais un autre venait l'aborder, certainement pour terminer dans le même. C'était loin d'être la première fois depuis le début de soirée, et ce type de comportement commençait à l'agacer, la poussant à rentrer chez elle. Sans qu'elle ne puisse l'expliquer, la présence de Dan l'en empêchait.
Une nouvelle fois, Lucy me tombe dessus. Le désastre est évité de peu, mais la situation nous rend particulièrement mal à l'aise. Elle ne cesse de s'excuser et d'essayer de se justifier, bafouillant parfois d'une manière terriblement attendrissante. « Vous demandez toujours deux fois pardon pour trois fois rien ? » je demande avec un léger sourire. D'abord pour la veste, puis maintenant. Pour la dédommager, je lui commande un autre verre qui, j'espère, arrivera à la table avec tout son contenu cette fois-ci. Elle me doit un verre, dit-elle, toujours presque trop polie. « Vous ne me devez rien du tout. » je lui assure en secouant négativement la tête. Après tout, si c'est un des soldats sous ma garde qui l'a bousculée, je ne fais que payer sa dette à sa place envers la demoiselle. Nous sommes déjà quittes. Je parviens à rassembler mon courage pour faire un tout petit peu plus connaissance avec Lucy. Un courage qui s'envole aussi vite que les verres arrivent sur le comptoir, maintenant que nous devons rejoindre le grand groupe qui s'est formé au fond de la salle, et que je dois me faire à l'idée de passer le reste de la soirée en l'étrange et quelque peu envoûtante présence de la petite blonde. « Les miens n'ont pas besoin d'alcool pour devenir amis avec tout le monde. Ils sont bien trop contents de voir de nouveaux visages. » dis-je, assez timidement. Nous sommes toujours entre nous, au front. Pendant des mois, nous ne côtoyons que les même gars, et il faut dire que, parfois, des conflits éclatent uniquement parce que nous sommes ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est une manière d'évacuer la pression. « Mais ils sont déjà bien éméchés, je crois. » j'ajoute pour justifier la danse ridicule de Tom sur la table. Ce type est intenable. Lucy et moi parvenons finalement à nous frayer un chemin à travers le bar jusqu'aux tables. Elle s'installe du côté de ses amis, tandis que je reste du côté de mes camarades. Tom m'accoste immédiatement. « C'est elle, Lucy ? » j'acquiesce d'un signe de tête en posant mon regard sur elle. Elle se trouve à à peine plus de deux mètres, mais le bruit ambiant du bar est si fort que nous ne pouvons rien comprendre des conversations des uns et des autres. « Mignonne. » commente mon ami. J'hausse les épaules. « Tu vas nous faire une exception à la règle pour son joli minois ? » « Nope. » Un gars de la brigade, intrigué, n'hésite pas à s'incruster dans la conversation. Il doit être nouveau, ou en poste à Darwin, car il ne m'est pas familier. « C'est quoi la règle ? » demande-t-il, trop curieux. « Pas de filles. » répond Tom pour moi. « Il est gay ? » Je pouffe de rire, loin de me vexer. C'est une réaction tellement typique, je ne m'en étonne plus. En général, si on ne me pose pas la question afin de savoir si cette règle est motivée par mon hypothétique homosexualité, on me demande si, du coup, je ne serais pas encore puceau -et franchement trouillard à l'idée de toucher une femme pour la première fois-, ce qui n'est pas non plus le cas. Tom assène une tape à l'arrière du crâne du soldat, se sentant encore obligé de prendre ma défense comme à l'école. « T'es con ou quoi ? » Il l'attrape par le col et le dégage de là, afin de mieux s'installer sur le bord de la table, à côté de moi. Je bois quelques gorgées de ma bière en échangeant un regard avec lui, demandant de ne pas insister au sujet de Lucy. « Bon, je peux tenter le coup avec elle alors. » dit-il en haussant les épaules. Je réponds, l'air détaché ; « Fais-toi plaisir. Mais je sais que la brune est plus ton genre. » « C'est vrai, je voulais juste te faire réagir. T'es vraiment un cas désespéré, mon gars. » Je souris en coin, comme si rien de tout cela ne pouvait m'atteindre, gardant le nez dans mon verre. « De quoi vous causez ? » demande Scott, un autre soldat s'étant détaché de son précédent groupe pour nous rejoindre, surgissant par dessus mon épaule. « De Dan qui va finir par même plus savoir comment son engin fonctionne s'il- » « Mais tu vas la boucler ! » je le coupe en le frappant à l'épaule, ce qui le fait bien rire. Je suis si facile à taquiner à ses yeux qu'il ne manque jamais une occasion de le faire, mais je sais bien qu'il ne pense jamais à mal. Ses bêtises parviennent à me dérider la plupart du temps. Appelé par d'autres soldats, il profite pour s'enfuir avant de s'en prendre une autre. L'un des amis de la jeune femme s'occupe alors de présenter son petit groupe à Scott et autres nouveaux arrivants. J'écoute ledit John pendant quelques secondes, apprenant que Lucy et son amie sont infirmières. La manière dont il définit la petite blonde confirme mon avis selon lequel il s'agit de son compagnon. Ou de quelqu'un qui aimerait l'être. Ce qui ne fait que m'inciter un peu plus à m'en tenir à mon code de conduite, et la laisser dans son coin, tentant de l'ignorer au mieux. Je réponds à peine aux quelques regards et sourires que nous échangeons parfois -alors que ce sont toujours mes yeux qui cherchent les siens, ils s'en détournent à la seconde où ils entrent en contact. « Dan, tu viens jouer ? » me proposent Tom et Scott qui se lancent dans une partie de fléchettes contre l'autre groupe. « Je suis en pleine relation passionnée avec ma blonde, ça ira. » je réponds avec un brin d'autodérision. « Et je suis meilleur au billard. » Ça oui. S'il y avait eu une table dans ce bar, j'aurais certainement pris plaisir à défier qui l'aurait voulu ce soir, ne passant sûrement la soirée qu'à cela, sachant déjà que je suis invaincu par tous les soldats de la brigade -qui se seraient de nouveau ruiner en espérant prouver le contraire. J'observe tranquillement leur partie, et assiste à leur puérile querelle qui me fait sourire doucement. Scott, pensant faire le malin, demande à ce que se soit Lucy qui tire les trois coups décisifs. Les deux premiers sont des échecs, mais le troisième est brillant. J'ouvre de grands yeux surpris et la suit du regard alors qu'elle retourne à sa place. Je fais partie des quelques soldats présents, et sur leur cul, qui, bons perdants, l'applaudissent quelques secondes. « Dan ! T'avances la tournée ? » demande Scott en exhibant l'intérieur de ses poches vides. Je lui ris au nez. « Même pas en rêve. Vous vous êtes fait battre par une nana, vous assumez, mes grands. » Je leur tend mon verre pour trinquer dans l'air à leur bonne chance et reprends quelques gorgées de bière. C'est finalement Tom qui parvient à se cotiser avec quelques autres soldats pour honorer leur part du deal -les perdants se faisant tout de même acclamer par la totalité des clients qui auront droit à une consommation aux frais des militaires. Scott tapote sur mon épaule et m'indique que je dois tourner la tête de l'autre côté, à ma droite. Celui duquel je n'entends plus grand-chose depuis quelques mois – ce qui est un secret bien gardé entre lui, Tom et moi, afin qu'on ne me renvoie pas à la maison avec trois sous de pension d'infirmité. Une jeune femme s'est penchée près de moi, une cigarette au bout des doigts et un sourire mielleux aux lèves. « Vous auriez du feu ? » Préférant largement le petit goût en plus que confèrent les allumettes aux fines barrettes de tabac, je n'ai jamais de briquet sur moi. Je craque donc le bout rouge de la baguette et la tends au bout de la cigarette de la demoiselle avant de l'éteindre et la jeter dans le cendrier au bout de la table. « Merci, beau brun. » lâche-t-elle avec un clin d'oeil. Je n'y fais pas plus attention, et elle file en comprenant que je ne suis pas intéressé. Il y a tellement de poissons dans la marre ce soir qu'elle ne va quand même pas perdre son temps à essayer d'attirer une difficile dans ses filets, si d'autres prises peuvent s'avérer plus simples. Je remarque enfin l'absence de Lucy auprès de ses amies. Quand la robe rouge réapparaît, c'est pour s'asseoir à côté de moi, me mettant particulièrement mal à l'aise. Je n'ose absolument rien dire, d'autant plus que quelqu'un d'autre l'aborde pour lui parler. De l'autre côté de la table, Tom s'est installé à côté de la brune dont nous parlions tout à l'heure pour tenter sa chance. D'un signe de tête, il essaye de m'inciter à parler à Lucy, mais je refuse de la même manière, légèrement paniqué par sa présence et l'idée qu'elle puisse nous voir échanger muettement. Lorsqu'il n'y a plus personne pour tenir la jambe à la demoiselle, je tente de réunir mon courage de nouveau. Mais la vérité, c'est ce que je ne sais absolument pas quoi dire. « Impressionnant tir, tout à l'heure. » dis-je timidement, avec un léger sourire. Ce qui sonne à mes oreilles comme la manière la plus nulle que je puisse trouver pour lui adresser la parole. D'ailleurs, je devrais rester dans mon coin. « Vous… Vous êtes infirmière, alors. Vous travaillez à la base militaire ? » Mon coeur bat à vive allure. Je me sens particulièrement ridicule. D'autant plus lorsque je me surprends à avouer ; « J'ai… J'ai juste l'impression de vous avoir vu quelque part. » N'importe quoi, Dan. « Oubliez ça. » Je secoue négativement la tête et sors une cigarette de mon paquet histoire de m'occuper les mains ; je l'allume et tire une première bouffée qui me détend quelque peu. J'ose enfin tourner la tête vers elle, rencontrer son regard pendant quelques secondes qui semblent interminables. Ces deux grands iris bleus me donnent la chair de poule. « Est-ce que... » Interrompu pile au moment où je me trouvais assez de cran pour lui proposer de se détacher du groupe et faire connaissance dans un coin à part, je devine une voix particulièrement lointaine à ma droite -je ne peux pas entendre ce qu'elle me dit. Je tourne la tête, et vois le petit-ami de Lucy. Je l'avais oublié. « Tu viens danser, Lulu ? »
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
Lucy noyait son malaise en buvant de sa boisson, qui n'était pas alcoolisée. Le beau soldat admirait son tir aux jeu de fléchettes. Elle le regardait à peine, son coeur battait suffisamment la chamade ainsi. "Merci." dit-elle toute timidement. "J'ai un papa qui adore ce genre de jeux, c'était évident pour lui qu'il apprenne certaines tactiques à sa fille unique." Car les parents de Lucy n'avaient jamais réussi d'avoir d'autres enfants, bien que le désir était toujours bien là. Alors ils chérissaient et aimaient leur fille de tout leur coeur. Ils étaient d'une incroyable gentillesse, et d'un optimisme qui dépassait l'entendement, surtout en ces temps de guerre. Dan continuait de s'intéresser à elle, utilisant les données fournies quelques temps plus tôt par John en présentant son groupe d'amis. Elle acquiesça d'un signe de tête. "Oui, c'est ça... Enfin, initialement, je suis à l'hôpital civil, afin de m'occuper des personnes malades. Mais dès que la base manque de main d'oeuvre, ils font appel à nous pour les aider." expliqua-t-elle doucement. Il avait l'impression de l'avoir déjà vu quelque part. Le simple fait de dire cette phrase envoyait son coeur valser ailleurs. C'était assez bizarre d'entendre ça, encore plus en sachant que Lucy avait à peu de choses près le même ressenti. Il lui demandait d'oublier ce qu'il venait de dire. "Vous avez déjà été blessé ?" Peut-être qu'ils s'étaient déjà croisés sans véritablement se voir. Peut-être était-ce quelque chose d'autre. Le soldat comptait poser une nouvelle question, mais fut coupé dans son élan par John qui invitait la petite blonde à danser. Lucy sourit nerveusement à son ami, n'ayant pas vraiment la tête à danser pour une fois. Elle n'osait pas lui dire non. "Allez, tu n'attends que ça, je te connais !" Elle haussa les épaules. "Je ne crois pas en avoir vraiment envie pour le moment." dit-elle, un peu gênée. "Mais allez ! Viens !" "Eh ! John ! Fiche-lui un peu la paix, t'es pas son petit-ami non plus." s'exclama Emmy, d'un peu plus loin, ayant coupé la discussion avec Tom pour intervenir. "Mais elle va pas rester planter sur une chaise toute la soirée." "Et alors ? Elle fait ce qu'elle veut." "Nan mais, Emmy,..." "T'es parfois chiant quand t'es bourré, quand même. Laisse-la tranquille maintenant." dit-elle, quelque peu agacée. "Désolé." dit John à son amie blonde avant de partir et trouver une fille à draguer. L'ambiance était incroyable dans le bar, on en oublierait presque pourquoi il y avait des soldats venus d'ailleurs mélangés avec la population australienne. On riait et on dansait de partout, les chopes de bière se vidaient à une vitesse peu raisonnable. Un épais nuage de fumée embellissait tout le bar, à cause des nombreux fumeurs qui allumaient leurs cigarettes l'une derrière l'autre. Lucy ne fumait pas, mais tolérait qu'on le fasse à côté d'elle. Là, c'était un peu excessif. "Ca vous dérangerait de venir avec moi un peu dehors ? La fumée commence à me piquer les yeux." Tout était vrai, mais Lucy se surprit tout de même à lui demander de l'accompagner. C'était spontané, mais très perturbant. Ils se levaient, Dan prit l'initiative de passer devant afin de leur frayer un chemin jusqu'à la sortie. Durant ce périlleux trajets, beaucoup de soldats ne manquait pas de dévorer envieusement la jeune femme du regard, certains glissant même des mots peu raisonnables en la voyant passer. Entendant l'une de ces phrases, elle prit subitement l'une des mains de Dan avec les deux siennes, le suivant de près. La bouffée d'air fraîche, une fois arrivés à l'extérieur, lui faisait le plus grand bien. Il y avait ça et là quelques petits groupes qui fumaient ou discutaient tranquillement, cherchant aussi un peu de fraîcheur et de calme avant de se replonger dans l'ambiance chaleureuse du bar. Le soldat et l'infirmière s'étaient arrêtés un tout petit peu plus loin, ce ne fut qu'après quelques secondes que Lucy se rendit compte qu'elle lui tenait encore la main, les doigts croisés avec ceux de Dan. Elle échangea très rapidement un regard surpris et très embarrassée avant de se défaire de ce contact. Il avait les mains fermes et fortes d'un soldat, mais d'une douceur qu'elle ne lui aurait pas deviné. Lucy ne savait plus quoi faire de ses dix doigts, et finit par croiser ses bras en riant un peu nerveusement. Son regard la perturbait tout autant, et pourtant, Lucy se mettait tout doucement à le chercher, à même apprécier ce contact. Il fallait trouver un moyen de réengager la conversation, car le silence qu'il y avait entre eux devenait de plus en plus embarrassant. "D'où venez-vous, Dan ?" finit-elle par lui demander. Il fallait bien commencer quelque part, et elle trouvait ça relativement correct de commencer par des questions basiques.
Difficile de s'entendre dans tout ce bruit. La musique est assez forte, et par dessus s'entassent plusieurs strates de conversations, comme une échelle allant des discussions les plus discrètes aux plus bruyantes. Les unes sur les autres, certains sont bien obligés de forcer sur leurs cordes vocales pour se faire comprendre, et nous pouvons les entendre d'un bout à l'autre du bar. Il y a ceux qui chantent, sûrement bien alcoolisés, et se prennent pour des comédiens de music-hall, et qui font bien rire les demoiselles avec leurs voix de canards enroués. Dans notre coin, assez éloigné du groupe d'où s'élèvent tous ces airs entraînant qui attirent certains duos fraîchement formés sur la piste, Lucy et moi sommes assez proches pour nous entendre sans hurler. Mais nous devons toujours parler assez fort, ce qui est loin de m'aider à me faire sentir plus à l'aise. Je me dis que n'importe qui autour de nous peut entendre notre conversation si quelqu'un daigne nous porter attention. Il suffit de tendre l'oreille pour deviner ce que nous nous disons. Rien de passionnant en soi, juste des tâtonnements, mais assez pour qu'un des militaires trouve matière à me taquiner, sachant que je n'adresse jamais la parole aux êtres du sexe opposé. Difficile de savoir pourquoi je lui parle, à elle. Pourquoi j'ai envie de lui parler. Lucy semble aussi peu à l'aise que moi. Par moments, on devient qu'elle n'a pas vraiment envie de se trouver ici. J'espère juste ne pas être en train de la déranger. Qu'elle ne m'adresse pas la parole uniquement par politesse. J'ose croire qu'elle a senti ce que j'ai senti tout à l'heure, quand nos regards se sont croisés. Comme un harponnage ayant soudainement tendu un fil entre nous deux. Je ne sais pas d'où je sors cette impression de déjà-vu. Et encore, ce n'est même pas le visage de Lucy qui me dit quelque chose, ni sa voix, même son prénom ne m'est pas familier, ni celui de ses amis. C'est sa présence, cette chaleur lorsqu'elle se trouve à côté de moi. Le contact de nos deux auras. Cherchant une explication à cette impression, la jeune femme me demande si j'ai déjà été blessé et pris en charge ici, à Darwin. Or, ce n'est que la seconde fois que je mets les pieds dans cette ville ; ce soir, et en début d'année, pour notre départ. « Oui, plusieurs fois, mais je n'ai jamais été soigné ici. » je réponds en haussant les épaules. La constellation de petites blessures sur mon corps accumulées au fil des missions ont toujours été pansées sur place. Ca ne peut pas être cela. « Ca doit être… juste une impression. » Rien de plus. Un de ces phénomènes qu'on ne peut pas expliquer et restent un mystère. Mon esprit qui me joue un tour. Avant que je puisse proposer à Lucy de poursuivre cette conversation loin du groupe, l'un des hommes faisant partie de l'entourage de la jeune femme s'approche. John, celui que je soupçonne depuis le début d'être son petit-ami. Elle semble aussi proche de l'autre, ce qui me laisse assez confus. D'ailleurs, je crois comprendre que ledit John n'est pas avec Lucy. Alors ce doit être l'autre. La demoiselle reconduit son ami qui l'invite à danser, malgré son insistance. Emmy vient à sa rescousse. Et moi, je reste là, me faisant tout petit, ne sachant pas comment réagir, si je dois dire quoique ce soit ; je me fais aussi petit que possible, encore plus mal à l'aise à l'idée de créer ce genre de tension. Lorsque John part, je n'ose plus rien dire. Mon courage s'est envolé avec lui. Je termine rapidement ma bière, ainsi que ma cigarette. Une fois celle-ci écrasée dans le cendrier débordant, c'est Lucy qui me propose de l'accompagner dehors, prendre l'air. Nous ne sommes pas de retour depuis bien longtemps pourtant, un peu moins d'une heure. Mais il est vrai que l'air est chaud et difficilement respirable. Je suis presque content d'avoir quasiment perdu mon ouïe d'une oreille tant cela rend le brouhaha moins présent. Il faut bien trouver un bon côté à cela. J'acquiesce d'un signe de tête et encourage la jeune femme à me suivre. Il nous faut traverser tout le bar pour atteindre la porte. Trop occupé à essayer de nous frayer un chemin sans causer de catastrophe, sans écraser de pieds ou pousser trop fort qui que ce soit, je n'accorde aucune attention aux différentes voix à côté desquelles nous passons. Ma surprise est d'autant plus grande lorsque Lucy se saisit de ma main. Je sursaute, pris d'un frisson glacé, et sens mon coeur se mettre à galoper à toute allure dans ma poitrine. J'ai envie de rejeter ses mains, de leur arracher la mienne pour retrouver un rythme cardiaque normal. Mais au lieu de cela, je la serre un peu plus fort pour qu'elle ne me quitte pas d'une semelle. Enfin je pousse la porte et l'oxygène nous saute dans les poumons. Bien sûr, les alentours directs des façades du bar sont cernées par les fumeurs et un léger nuage flotte au dessus d'eux. Lucy et moi devons nous éloigner encore un peu pour être plus tranquilles. Passant à côté de quelques soldats de ma brigade qui prennent l'air également, je leur jette un regard mauvais juste avant qu'ils aient en l'idée de me chambrer ou d'émettre un commentaire à propos de la jeune femme. Ils sourient comme des idiots en coin, faisant comme si de rien n'était. Légèrement à l'écart, nous pouvons tout de même deviner la musique et les rires qui résonnent à l'intérieur du bar, un peu plus fort lorsque la porte s'ouvre pour faire entrer ou sortir des clients. Mourant de nervosité, c'est avec un petit rire gêné que je lâche la main de Lucy, le regard fuyant. Elle croise les bras, et je fourre mes mains dans mes poches. Puis le silence. Quelques minutes aussi longues que des heures durant lesquelles nous ne savons pas vraiment quoi dire. Je me mords la lèvre, honteux de me voir si incapable d'articuler quoi que ce soit, n'ayant absolument aucune idée de comment faire pour amorcer la conversation sans être complètement ridicule. C'est la demoiselle qui se lance -ce qui est encore plus honteux pour moi. Je m'éclaircis la gorge, que j'ai fort serrée, avant de répondre sans réfléchir ; « De Malaise, on y est depuis quelque chose comme six mois, et av-… » C'est en croisant le regard de Lucy que je réalise que je suis à côté de la plaque. « …et ce n'était absolument pas le sens de votre question. » je comprends, riant nerveusement et passant une main sur mon visage pour cacher mes pommettes pourpres. L'art de passer pour un idiot en une leçon. « Désolé. » Le nouvel an, ce n'est pas vraiment le moment pour mentionner une guerre que tout le monde cherche à oublier. Certains soldats aiment mettre leurs exploits de mission en avant pour attirer l'attention et susciter l'admiration des filles. Pour moi, ce n'est qu'un sujet susceptible de plomber l'ambiance. « On est arrivés hier, ça laisse pas vraiment le temps de… complètement revenir. » On a toujours un pied là-bas, d'une certaine manière. Et on aura pas le temps de décrocher totalement qu'il sera l'heure de repartir. « Je viens de Perth. Enfin, une minuscule ville vraiment insignifiante, pas trop loin de Perth. » dis-je afin de répondre enfin à la question de Lucy. Ce n'est pas un lieu connu, il ne sert à rien d'en dire le nom. De toute manière, tout ce qu'il peut y avoir d'intéressant ce trouve à Perth dans ce coin là. « Ma famille tient une assez grande ferme, où nous vivons à quatre générations entassés sous le même toit. Mes parents, les leurs, mon frère, ma sœur et mon neveu. » Autant dire que tout me préparait pour l'armée : le lever à l'aurore, les rituels journaliers d'entretien des chevaux, la discipline et l'ordre nécessaires pour vivre à huit dans la même maison, sans oublier l'absence totale d'intimité. Malgré tout cela, la ferme est un endroit que j'aime par dessus tout. Cela dit, le silence reprend. Je ne sais pas quoi ajouter. Et je me rends compte qu'il serait sûrement poli, juste aimable, que de retourner sa question à Lucy -et cela ne m'avait pas traversé l'esprit dans un premier temps. Mais quel idiot. « Excusez-moi, je suis très mauvais pour faire la conversation… Surtout avec… » une femme. Une femme avec une présence aussi perturbante. Je lui adresse un regard timide, un sourire en coin. Par dessus son épaules, quelques silhouettes font de grands gestes afin de se moquer de nous. Amusé, mon sourire s'agrandit un peu plus. « Surtout avec les énergumènes qui font les clowns juste derrière vous. » Excuse bidon, mais qui a pour effet de me détendre un temps soit peu. Bon Dieu, ces abrutis sont intenables, de vrais animaux. Je secoue la tête, un brin exaspéré. Je crois que nous ne serons jamais vraiment tranquilles. Qu'importe. « Et vous, vous avez toujours vécu ici ? » je demande, reportant mon attention sur la demoiselle. Je dirais que oui. Elle a l'allure d'une jeune femme n'ayant jamais quitté sa ville natale, ses parents, ses repères. De nouveau, par dessus l'épaule de Lucy, je devine la porte du bar s'ouvrant pour laisser sortir l'autre jeune homme faisant partie de son groupe d'amis. Il vient certainement la chercher, la ramener à l'intérieur. Après tout, elle n'est pas venue avec eux pour les fuir. Et c'est à l'intérieur que se déroule la fête. Je le désigne d'un signe de tête ; « Ce doit être celui-là votre petit-ami alors. Il a l'air de vous chercher. » Mais il ne nous a pas encore repérés. « Venez. » Sans réfléchir, je prends la jeune femme par la main et l'attire quelques mètres plus loin, près du mur perpendiculaire à celui de l'entrée du bar et formant l'angle de la rue, de manière à nous retrouver dissimulés à la vue du garçon. Je n'oserais jamais le dire, mais je n'ai surtout pas envie qu'il vienne me prendre Lucy pour le moment. Comme deux enfants ayant fait une bêtise et se cachant à la vue de leurs parents, collés à la façade, nous jetons un coup d'oeil discret par dessus l'angle du mur, en sa direction, jusqu'à ce qu'il s'en aille. « Il est parti. » dis-je lorsqu'il retourne dans le bar. Un rire traverse mes lèvres, à la fois gêné par mes actes et amusé par la situation.
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
L'air frais lui faisait le plus grand bien. Ses yeux étaient rapidement soulagés par l'air moins grandement moins saturé en fumée de cigarettes, cigares, pipes, et des autre produtis qui pouvaient être consommés de la sorte. Ils étaient un peu en retrait, retrouvant leur gêne initiale une fois que leurs mains s'étaient quittées l'une de l'autre. Bien qu'en réalisant ce qu'elle avait fait, elle était extrêmement embarrassée, Lucy reconnaissait avoir apprécié ce contact physique. Il n'était pas des plus intimes, et pourtant. Il avait la main beaucoup plus chaude que la sienne, ferme et forte. Mais elle ne manquait pas de délicatesse en ayant serrée celle de la belle blonde. C'était juste comme il fallait. Il était bien difficile de reprendre une conversation des plus normales après tout ceci. Il n'y avait pas la musique, ni les multitudes de conversation pour combler le silence qui s'imposait entre les deux protagonistes. Il n'y avait qu'eux, quelques fumeurs plus loin, et la fête à l'intérieur. Lucy avait tenté une première approche par une question des plus basiques. Le soldat parlait en premier lieu du front où il était avant de venir en permission à Darwin. Il s'excusa, comprenant son erreur. Lucy lui fit un sourire des plus tendres et compatissants. "Vous n'avez pas à vous excuser. Je comprends." Elle haussa les épaules. "On en oublie parfois notre latin pendant de telles périodes." Lucy le vivait d'une bien autre manière, mais cela se ressentait de partout, surtout quand elle devait prêter main forte aux infirmières pour soigner des soldats. Dan avouait qu'il avait toujours la tête un peu à la ligne de front, même quand il en est à des centaines de kilomètres. Il devait savoir qu'il y retournerait et cela l'empêchait de s'y détacher complètement. Ca ne devait pas être évident pour lui à vivre. Lucy le regardait d'un air désolé, se sentant bien incapable de faire quoi que ce soit pour apaiser un peu sa conscience. Elle ne savait pas vraiment quoi dire face à tout ceci, car aucun mot ne pouvait soulager quoi que ce soit. Dan reprit rapidement la parole, disant qu'il était originaire de la région de Perth, il vivait dans une ferme. Ce qui expliquat ses mains si fortes. Lucy ne connaissait pas réellement la campagne, elle était née et avait grandi à Darwin, on ne l'y avait jamais vraiment éloigné. Elle lui souriait, lorsqu'il expliquait qu'il vivait avec toute sa famille là-bas. Le silence reprit sa place initiale, s'installant avec joie et jubilant en sachant qu'il créait un malaise à la moindre seconde sans parole. Daniel s'excusa rapidement, faisant une brève pause dans se phrase, expliquant ensuite qu'il était perturbé par ses soldats qui faisaient les guignols dans son dos. Lucy se retourna pour les regarder, et riait légère de leurs pitreries. Enfin, on lui retourna la question. Elle acquiesça d'abord d'un signe de tête avant de compléter. "Je suis une vraie citadine, oui." dit-elle, gênée. Deux univers bien différents. "Je crois que ma famille a toujours un peu vécu ici. Mon papa fait une carrière militaire et il est basé ici. Ca n'a été qu'une raison de plus de rester, et je m'y plais bien. Il... Il travaille dans les renseignements." Elle aimait beaucoup son père, bien que celui-ci pouvait se montrer parfois assez dur, sans qu'il ne le veuille. Il culpabilisait beaucoup par la suite et se rattrapait comme il pouvait. Lucy ne lui en tenait pas rigueur, sachant très bien que lors de ces moments, c'était le côté militaire qui ressortait malgré lui. Lucy remarqua qu'il regarda encore une fois derrière son épaule, et elle se retourna pour voir ce qu'il avait constaté. D'une oreille, elle l'entendait supposer qu'Andrew devait être son petit-ami. Elle n'eut pas le temps de répliquer quoi que ce soit qu'il la prit par la main afin qu'ils viennent se cacher derrière un mur, hors de vue d'Andrew. Lucy ne disait rien, attendant que les quelques secondes passent avant qu'il ne confirme qu'il soit parti. Elle se trouvait juste en face de lui, regardant Andrew rentrer dans le bar. Après quelque secondes de silence, elle lui dit. "Ce n'est pas mon petit-ami." Ses yeux se bassaient. "Je n'en ai pas." L'une de ses mains attrapa doucement son propre bras, au niveau du coude, et confessa. "Je n'en ai jamais eu." Cela surprenait toujours, et à force, Lucy avait un peu honte de le dire. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle venait juste de l'avouer à un homme qu'elle connaissait à peine. "Ce ne sont que des amis. Nous nous connaissons depuis notre enfance, nous vivons tous pratiquement dans le même quartier." Un soldat et une femme -un couple très fraîchement formé et beaucoup alcoolisé- passait par là, sans trop faire attention où ils marchaient. De ce fait, l'inconnu bouscula Lucy, qui la fit pratiquement se coller à Dan. Perdant l'équilibre, elle s'agrippa à sa veste, et rit, gênée. "Le monde en a vraiment contre moi ce soir, je crois." dit-elle, fort à constater que sa maladresse ne lui laissait aucun répit. Elle redressa sa tête, ne se trouvant qu'à quelques centimètres du visage du beau soldat. Encore une fois, elle était subjuguée par ce regard. Le bouche légèrement ouverte, elle oubliait le temps qui passait à ce moment là. "J'ai... J'ai aussi cette impression là..." dit-elle tout bas. "Nous nous connaissons que depuis quelques heures, mais..." Il y avait ce magnétisme, cette attirance qu'elle ne pouvait pas s'expliquer. D'autant plus lorsque l'on sait que Lucy n'était jamais véritablement tombée amoureuse. Comme envoûtée, l'une de ses mains montait progressivement jusqu'à son visage, pour se déposer, dans la plus grande délicatesse sur ses joues. Lucy commençait à avoir froid -elle n'avait pas pris son gilet avec elle-, mais elle s'en fichait bien sur le moment. La jeune femme avait l'impression d'être en dehors du temps, ailleurs. "Qu'avez-vous fait de moi, Dan ?" lui chuchota-t-elle, totalement perdue dans ses pensées. Toujours ses yeux bleus plongés dans son regard vert, elle le contemplait, encore et encore. Le magnétisme agissait de lui-même, sans laisser le temps à Lucy de réagir à quoi que ce soit. Et elle frôla ses lèvres, pour ensuite l'embrasser. Elle ne savait pas combien de temps il avait fallu pour qu'elle se rende compte de ce qu'elle faisait, mais ça ne devait être qu'une poignée de secondes, sinon moins. Elle ouvrit subitement les yeux, réalisant enfin, et se détacha rapidement de lui, et s'éloigna de quelques pas. Lucy lui faisait dos un court instant, touchant sa lèvre avec ses propres doigts, totalement confuse. C'était la première fois qu'elle embrassait quelqu'un et ne savait qu'en penser. Elle se retourna pour le regarder, mais certainement pas dans les yeux, ne voulant pas se faire envoûter une nouvelle fois. Ses joues étaient bien roses, et elle ne cessait de bégayer. "Pardonnez-moi, je suis terriblement confuse. J'ai l'esprit vraiment ailleurs, je ne sais pas ce qui me prend depuis que j'ai débarqué ici." Lucy se sentait affreusement honteuse et ne savait plus où se mettre. Elle croisait les bras. Il y avait comme un retour sur Terre, et elle se rappela soudaine de la fraîcheur de l'extérieur. "Je suis tellement désolée. Je me sens tellement bête, maintenant." La jeune femme cherchait quoi dire, quoi faire. "Je comprendrais que vous ne voudriez plus me voir. D'ailleurs, je devrais peut-être rentrer et... et vous laisser dans vos pensées, ou vous laisser fumer votre cigarette ou... ou... que sais-je." Et Lucy s'apprêta à engager le pas, à rejoindre ses amis et à prétendre qu'absolument rien ne s'était passé en cette belle soirée de réveillon.
Andrew vient se retourner dans le bar. J'avoue n'avoir pas réfléchi à l'après. J'ai juste retiré Lucy à sa vue pour qu'il ne puisse pas venir la réclamer, la faire rentrer, retrouver leur groupe d'amis, continuer la fête de manière à ce que nous ne puissions rien échanger d'autre que des regards furtifs et des sourires gênés jusqu'au décompte final et le passage à la nouvelle année. Si nous n'arrachons pas notre tranquillité à cette soirée, alors nous ne pourrons jamais échanger plus de trois mots. Mais une fois le jeune homme parti, je ne sais pas quoi dire, si je dois justifier ma manière de l'attirer dans ce coin, ou simplement reprendre notre conversation où elle en était -si j'en suis capable. Lucy m'épargne cette corvée, avouant que le garçon n'est pas son petit-ami. Je me surprends à ressentir une forme de soulagement. Celui de ne pas avoir à me sentir coupable d'arracher une demoiselle à son compagnon, me dis-je en me mentant à moi-même. Elle dit même n'avoir jamais eu de relation amoureuse. Je confesserai bien que moi non plus, mais à la place, surpris, je demande ; « Comment est-ce possible ? » Cela me semble si impossible qu'une jeune femme aussi belle et agréable n'ait jamais eu de petit-ami que je peine à le croire. Elle a sûrement connu des hommes, eu des histoires qu'elles n'estime pas assez importantes ou significatives pour les mentionner. Elle explique que sa bande n'est composée que d'amis enfance. Une prouesse qu'ils soient encore tous si proches lorsqu'on voit leurs différences de caractère, tout ce qui aurait pu leur faire emprunter des chemins différents. Je n'ose rien dire, subissant le malaise contagieux de Lucy en plus du mien. Je reste le dos collé au mur, ne sachant que faire de mes dix doigts, me sentant terriblement idiot et ridicule. Le silence a à peine le temps de s'installer qu'un couple bouscule la jolie blonde qui se retrouve projetée en ma direction et s'accroche à ma veste. Par automatisme, mes mains se sont posées sur sa taille pour l'empêcher de tomber. Quand je le remarque, malgré les ordres donnés par mon cerveau de la lâcher, mes doigts n'en font rien. J'ai capté ce regard bleu et m'en retrouve de nouveau prisonnier. Mon coeur galope déjà à une allure folle, je suis certain que mon corps entier tremble au rythme de ce grand tambour. Tout s'embrouille. Je suis surpris d'entendre Lucy dire qu'elle a aussi l'impression que nous nous sommes déjà vus. Cela ne me fait qu'un peu plus paniquer. C'est pourtant bien la première fois que nous nous croisons. Alors pourquoi ais-je cet étrange sentiment de reconnaître cette douceur, cette aura, comme si elle avait toujours existé dans ma vie, comme si elle avait toujours été là ? La main qu'elle pose sur ma joue est gelée, pourtant elle semble brûler ma peau, et cette sensation traverse mon épiderme pour venir caresser mon esprit même. Il ne suffit que de cela pour me désarmer. Ce n'est que lorsque je sens le souffle chaud passant au travers des lèvres de Lucy se glisser dans mes poumons que je remarque qu'elle ne se trouve plus qu'à quelques millimètres de mon visage ; une distance qui disparaît bientôt complètement. Je ferme les yeux pour sentir le contact de ses lèvres sur les miennes, si doux et léger soit-il. Si court aussi, et pourtant, il me semble durer de longues minutes, ou peut-être des heures -difficile à dire, ces secondes restent suspendues dans un temps qui n'existe plus, un battement de coeur suspendu dans l'air. Tout le retour à la réalité est brutal. La chaleur du baiser laisse place au froid de la nuit, le temps s'accélère tout à coup tandis que la jeune femme recule et me tourne le dos, honteuse. « Ne… Ne vous excusez pas... » je bredouille trop bas, alors qu'elle demande encore pardon. Je ne sais pas comment je dois prendre cette réaction. A vrai dire, je suis complètement perdu. Je n'arrive à rien articuler. Je la laisse partir sans un mot. C'est étrange à quel point la nuit me semblait moins sombre il y a quelques secondes. Je reste sous le choc pendant quelques temps. Une poignée de minutes, qu'en sais-je. Ce n'est que la voix de Tom qui me tire d'un abyme de pensées sans fin. « Dan ! Qu'est-ce que tu fous ? » Il me voit et comprend immédiatement que je suis particulièrement perturbé. Que quelque chose s'est passé, m'a secoué. « J'viens de voir la blondinette passer et… » « Elle m'a embrassé. » dis-je, encore bloqué dans cette demi-seconde qui m'a si bien retourné. « Ouah… Et alors ? T'as survécu ? » J'hausse les épaules. Non, je n'ai pas vraiment l'impression de survivre à quoi que ce soit à cet instant. Je me sens même particulièrement vide et mort. Et il n'y aurait qu'un nouveau baiser pour me faire revenir dans le monde des vivants. « J'ai pas réagi. Je… Je ne savais pas comment… ou si je… » Tous les mots du dictionnaire semblent hors de ma portée. Je bafouille, je ne sais pas ce que je veux dire. Dans ma tête, les lettres forment des syllabes qui se produisent aucun son intelligible. Je reste là, le regard dans le vide, le dos contre le mur, à hurler intérieurement contre mon rythme cardiaque qui refuse de se calmer. « Tu me tues… Allez, rentre. T'as une autre blonde qui t'attends à l'intérieur. » dit-il en m'attrapant par les épaules pour m'attirer dans le bar. Le boucan est un excellent moyen de me sortir de ma léthargie. « Tu te souviens ce qu'on dit chez nous, hein ? L'année à venir sera imprégnée des dernières minutes de la précédente. » Nous sommes à quelques mètres de la table autour de laquelle tout le monde s'est assis. Mon regard tombe immédiatement sur Lucy, et la fuit aussitôt. Tom, lui, me frappe dans le dos. « Donc ton année en dépend, vieux ! » Je soupire. C'est une croyance qui s'est souvent révélée vraie. Forcément, la seule place libre est celle à côté de la jeune femme. Honteux, je m'installe là tout de même. Tom fait glisser la bière qu'il m'a fait commander jusqu'à moi, et je le remercie d'un signe de tête. Une première gorgée m'aide à remettre quelques idées en place au sein de cet ouragan qui secoue mon cerveau. « Je… » Je ne me sens absolument pas le courage d'adresser la parole à Lucy, mais je m'y force quand même. « Je ne sais pas quoi dire. Je… Je suis un idiot. » C'est Tom qui me coupe dans mon élan en prenant la parole haut et fort, confortablement installé avec ses pieds sur la table tel un pirate. « J'vous ai déjà raconté pourquoi le caporal est mon meilleur ami ? » « Tu le racontes tous les ans. » « Une fois que t'as bu comme un trou. » « Oh, la ferme. » Les soldats se poussent entre eux, se chamaillant. L'alcool les fait à peine tenir les deux fesses sur leurs chaises. C'est à la fois pitoyable et drôle. « J'connais Dan depuis l'école militaire, on l'a intégré la même année. Il était pas plus grand et gros que ça. » dit-il en levant son petit doigt en l'air pour illustrer son propos. Je ne sais déjà plus où me mettre. « Il m'a sauvé la mise tellement de fois que j'les compte plus, à l'école et au front. » Et le voilà parti pendant une dizaine de minutes, à raconter la fois où nous avons passé toute une année à nettoyer les toilettes tous les deux parce que j'avais dit que j'avais aussi lâché des rats dans le dortoir, histoire qu'il ne soit pas puni seul ; l'anecdote remontant à il y a trois ans, quand Tom s'est cassé les deux bras, et que j'ai passé des semaines à le nourrir comme un gosse ; toutes les fois où il considère que je lui ai sauvé la vie. Plus il avance, plus je baisse le regard, m'enfonce dans mon siège, prie pour disparaître. « Et là encore, y'a quelques semaines, on a été attaqués directement au campement, et c'est en restant à l'arrière pour vérifier que tout le monde était en sécurité qu'il s'est trouvé à deux pas de l'explosion d'un baraquement, et depuis... » « Tom, ça ira. » le coupe Scott. Tom est si bien alcoolisé qu'il en oublie notre secret. Mais à voir les regards que nous lui lançons, il se souvient soudainement qu'il n'a pas intérêt à finir son histoire. Il reprend pourtant, tant qu'il monopolise l'attention, déviant sur un autre sujet ; « Tous les week-ends, quand il est pas sur le terrain, il ouvre sa ferme aux militaires, les blessés de guerre à la retraite forcée, et les veuves. Pour qu'ils soient au contact des chevaux. Comme ça, en prenant soin des canassons, ils se sentent utiles, ils réapprennent à faire confiance et à avoir confiance en eux. Les femmes trouvent un peu d'affection à donner et à recevoir, et les gars décrochent du front et voient qu'ils peuvent faire quelque chose même avec une main ou un œil en moins. C'est bon pour eux, qu'il dit, pour leur moral. » Je noie mon malaise dans quelques gorgées de bière. « Arrête, tu vas faire chialer les demoiselles. » lance un autre soldat pour le taquiner, sentant un étrange silence s'installer autour de la table, personne ne sachant quoi dire. « J'dis juste que ce type a un coeur en or. C'dommage qu'il veuille le faire partager à personne. » Il lève finalement son verre pour inviter les autres à faire de même. « A Dan ! » Tout le monde trinque, et je me force quelques sourires par-ci par-là pour faire bonne figure. En quelques secondes, le monologue de Tom disparaît dans l'air et laisse place au retour des conversations futiles. Je peux enfin me faire oublier, et porter mon attention sur Lucy. « J'espère que je ne vous ai pas blessée, tout à l'heure. » Je ne voudrais pas qu'elle se soit sentie rejetée à cause de mon absence de réaction, qu'elle soit vexée. Je cherche mes mots quelques secondes, nerveux, honteux à mourir. « D'habitude, je ne parle pas avec les femmes. Je me contente de chaperonner Tom, faire en sorte qu'il mette pas en cloque la moitié de l'Australie. » Ce qui est une mission à temps plein en soi. « Je refuse de… créer du lien, m'attacher à quelqu'un… ressentir quelque chose pour quelqu'un. Je ne veux pas être de ceux qui se retrouvent à promettre à une femme qu'ils reviendront alors que ça ne sera peut-être pas le cas. Je ne veux pas être attendu, ou espéré. J'ai vu de près les dégâts que ça cause. Une partie d'elles meurt avec eux quand ils y restent. » Je ne compte plus les veuves que j'ai vu passer à la ferme dans un état déplorable, parfois avec un enfant sur les bras à qui elle doit expliquer qu'il ne rencontrera pas son père, des fiancées qui ne verront jamais la blancheur de leur robe. « Ne gâchez pas votre précieuse affection avec moi. »
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
"Je t'avais cherché dehors mais je ne t'ai pas trouvé." s'exclama Andrew en passant le bras sur l'épaule de la petite blonde. "Tu étais avec le soldat, là. Dan, c'est ça ?" Elle acquiesça d'un timide signe de tête tout en marchant afin de rejoindre leur immense tablée. Arrivée près des chaises, Emmy la prit délicatement par le bras et la fit s'asseoir juste à côté d'elle. L'homme restait posté derrière eux. "Alors, vous avez parlé de quoi ?" dit Emmy, qui les avait certainement vu sortir ensemble. Lucy baissait les yeux, comme si elle venait de faire une grosse bêtise. "Rien de particulier, nous... nous avons un peu discuté, c'est tout." "Alors qu'est-ce qui ne va pas ?" Lucy supplia son amie du regard de ne pas se montrer trop insistante. Celle-ci lui souriait tendrement, Andrew restait très attentif, l'air bienveillant. Elle haussa les épaules. "Tomber amoureuse une poignée d'heures avant le Nouvel An..." dit-il en se mettant accroupi entre les deux chaises. "Ce n'est pas tomber amoureux. On ne peut pas tomber amoureux en le connaissant à peine." répliqua-t-elle de sa voix douce. "Et les coups de foudre, ma Lulu ?" dit Emmy, en sirotant sa bière. "T'y as toujours cru aux coups de foudre." "Pas pour moi." "Et pourquoi pas ?" dit Andrew, en riant. "Parce que tu es encore seule ? Parce que tu es l'une des personnes les plus adorables qui soient ? Sans parler de tes yeux bleus." "Vous en parlez tout le temps." "Et tu crois vraiment que c'est pour des prunes ?" dit-il d'un coup, en tentant de récupérer le regard bien bas de son amie d'enfance. "Tu en as le droit, ma Lulu." dit-il en se redressant et l'embrassant sur les cheveux avant d'aller se chercher un nouveau verre. Une fois parti, elle confia à Emmy. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. On m'a bousculée et je suis tombée dans ses bras et... je l'ai embrassé." Emmy sourit tendrement. "Et ?" "Et quoi ? Je me sens tellement bête." "Il t'a rejetée ?" "Non..." "Ecoute, ma Lulu. Je suis un très mauvais exemple en matière d'amour. Mais tu te rappelles à chaque fois que je te dis qu'un tel et un tel allait finir ensemble ?" "Comme Maddy et Peter ?" "Comme Maddy et Peter." répéta-t-elle. "Et Luke et Flora aussi !" ajouta Anne, qui suivait la conversation. "Et ils mariés maintenant. Emmy a un don pour ce genre de trucs." ajouta-t-elle. "Et quand je te dis que la manière dont il te regardait et la manière dont tu le regardes... Vous vous aimez." dit Emmy tendrement. "Sinon, il ne t'aurait pas cherché du regard la seconde où il vient de rentrer au bar avec son pote, c'est-à-dire, il y a moins de deux secondes." Lucy la regarda avec des yeux ronds, prise de panique. "Détends-toi, ma belle." Dan n'avait d'autres choix que de s'asseoir à côté d'elle. Emmy se redressa pour laisser plus d'espace à son amie en lui lançant un regard des plus complices. "C'est moi, la dernière des idiotes." lui répondit-elle sans le regarder. "Pardonnez mon comportement." Tom s'immisça sans gêne dans ce semblant de conversation, bien alcoolisé et près à en dire plus sur le fameux caporal. Lui semblait être gêné au possible. Tom semblait beaucoup l'admirer, répétant sans cesse qu'il lui sauvait la mise de diverses manières. Il parlait d'un assaut mais son récit fut couper par un autre soldat. Il y avait quelque chose à cacher et il se rendit vite compte de sa bêtise. Elle le voyait au regard qui lui lançait Dan. Puis il embraya sur autre chose, disant qu'il accueillait dans sa ferme des blessés, des veuves, des personnes trouvant du réconfort auprès des animaux. "C'est une belle action." commenta Lucy, touchée par ce récit. Le dénommé Scott lui sourit, approuvant d'un signe de tête. Tom continuait de le complimenter, insistant bien sur le fait qu'il n'avait pas de petite amie ou de femme à combler avec sa bienveillance. On trinqua au caporal et les conversations reprenaient ici et là. Lucy n'osait pas le regarder, honteuse. "Vous ne m'avez pas blessée." Elle haussait les épaules. "Je n'en méritais pas plus." Après quelques secondes de réflexion. "J'ai été bête." Bête de croire qu'elle pouvait plaire à quelqu'un et bête de s'être permise de l'embrasser. Il s'expliqua ensuite, disant qu'il ne parlait pas aux femmes, qu'il était plutôt là pour couvrir les arrières de son ami, qui semblait être un véritable Don Juan. Dan ne voulait pas s'attacher à qui que ce soit, ne trouvant que là la tristesse et le désespoir de l'image que rendaient les personnes qu'il voyait dans sa ferme, certainement. Elle trouvait ça triste, qu'il ne veuille pas être attendu, espéré, aimé. Dan lui demandait de ne pas gâchez son amour et son affection avec lui. C'était certainement déjà trop tard. "Hey, Lucy, c'était pendant combien de temps que t'as pas dormi, là, il y a deux mois. Il y avait tout un bataillon qui revenait de je ne sais quel île, plein de blessés graves..." demanda Maggie en les interrompant, alors qu'elle discutait avec trois soldats non loin d'eux. Lucy la regarda d'un air timide. "Quatre nuits." "Ah oui, donc c'est bien ce que je disais, on ne l'a pas vu cinq jours de suite. Elle n'a pas fermé l'oeil pendant quatre nuits et avec les copines, on a quasiment du la forcer pour qu'elle sorte de là pour qu'elle se repose. C'est un peu une tête de mule pour ce genre de choses..." Et Maggie s'éloignait peu à peu, emmenant avec elle la conversation et les beaux soldats. Sans le regarder, elle disait, pensive. "J'en ai vu aussi. Des soldats, des lieutenants, des médecins qui me demandaient de leur promettre de rapporter tel ou tel objet auprès de leur dulcinée, de leur transmettre tel ou tel mot d'amour. Pendant quelques instants, au lieu d'être infirmière, je deviens messagère. Un message d'un mort à quelqu'un qui est en vie. Et souvent, on leur demande d'espérer, on leur demande d'attendre, on leur demande d'aimer. Ils promettent qu'ils veilleront sur eux, qu'ils les aimeront toujours. Alors, certes, il y a des larmes, il y a de la souffrance, mais au fond, ils savent qu'ils sont partis avec sérénité parce que quelqu'un a été là pour transmettre un tout dernier message." Elle soupira. "Il y avait ce soldat, une fois. Il était grièvement blessé et saignait beaucoup. J'avais bouché l'artère avec un de mes doigts et c'était littéralement ça qui le maintenait en vie. Et il me demande de le lâcher, de le laisser partir. Il souriait, et il m'a dit : je ne serai plus là pour elle dans cette vie, mais je l'aimerais encore plus dans la prochaine. Je sais qu'elle ne sera pas triste parce que c'était ce que l'on s'était promis. On n'a pas voulu de mariage, mais juste cette promesse là. Et il m'a demandée de lui promettre de lui rappeler cette phrase. Si le temps nous a rattrapé dans cette vie et ne nous a pas permis de nous aimer, alors nous le rattraperons à la prochaine, et recommencerons là où nous nous étions arrêté.." Ce n'était peut-être pas le moment de parler de tout ceci, mais il y avait ces quelques persones qui avaient beaucoup marqué Lucy et qui lui faisait voir les choses d'une manière bien différente. "Tout ce que nous demande les morts, c'est d'espérer, de continuer d'y croire, et d'aimer. Sans ça, nous n'avons plus rien." ajouta-t-elle, avec un sourire des plus tristes. Elle restait silencieuse quelques minutes, pensive. Elle haussa les épaules. "Pourtant, le lien s'est déjà créé, vous ne pensez pas ? La seconde après que je vous ai rentré dedans tout à l'heure." Elle s'éclaircit la gorge, et pivota afin de se trouver face au caporal. La jeune femme osa enfin lever ses yeux, et le regarder. "J'ai envie d'espérer, Dan. Que vous le vouliez ou non, et vous ne me pardonnerez certainement jamais pour ça, mais je vous attendrai." Lucy passa une mèche de ses cheveux derrière son oreille. "Je... J'ai envie d'attendre quelqu'un. De... D'avoir des papillons dans le ventre, le coeur qui s'emballe dès qu'un bateau arrive au port, à espérer votre retour et à vous prendre dans mes bras." Lucy avait envie d'être amoureuse, d'avoir les sensations qu'elle avait en regardant Dan tous les jours, en permanence. [color=#006699]"Je sais que je ne gâche rien de mon affection."[:color] dit-elle en prenant l'une des mains du bel homme entre les siennes, lui caressant doucement son dos. "Vous feriez de moi certainement la femme la plus heureuse de ce bar si vous acceptiez tout de même de passer le reste de ce réveillon, et même après, au milieu de tout ce beau monde, avec moi." Elle baissa à nouveau les yeux, contemplant la main qu'elle était en train de chérir. "Et je comprendrais que vous voudriez pas. Et dans ce cas, je vous promets de vous laisser tranquille et..." Elle se sentait stupide en pensant à ce qu'elle comptait lui dire, mais elle s'y sentait forcée. "J'attendrai la vie suivante." Lucy ne se l'expliquait pas. Mais dans sa tête, tout s'était figé. D'une certaine manière, elle savait déjà que si Dan venait à mourir, elle mourrait en même temps que lui. C'était la loi du tout un rien, il n'y avait pas d'entre-deux. Quel monde étrange.
Lucy en méritait largement plus. Elle aurait mérité que je la retienne, que je réponde à son baiser, que je dise quelque chose pour qu'elle ne se sente pas aussi mal désormais. Au fond, nous nous trouvons tous les deux l'un plus idiot que l'autre. Tous les deux dépassés par les événements qui ont lieu depuis quelques heures à peine. Il y a eu ce que je ne sais quoi dès le premier choc, le premier regard. Ce lien qui nous a pris au piège en partant d'un rien. Et depuis, tout œuvre pour nous approcher l'un de l'autre. Tout veut que cette connexion demeure, perdure, grandisse ; qu'elle nous envahisse complètement. C'est une sensation étrange, si difficilement descriptible. Cette envie de s'adresser un regard, un sourire, un mot à chaque instant ; ce besoin d'en savoir plus sur cette personne vers qui l'on est irrémédiablement attiré et de la trouver encore plus belle à travers ces quelques bribes d'informations. Je n'ai jamais cru au coup de foudre, à l'amour au premier regard. J'ai toujours pensé que les sentiments naissaient petits et se transformaient au fil du temps, qu'une amitié devient plus tendre et que l'affection change de tournure. Pas que cela vous tombe dessus tout à coup, en croisant le regard bleu, d'une parfaite inconnue. Je ne cherche pas à me voiler la face, rester coincé dans cette certitude réconfortante que le coup de foudre n'existe pas. Car j'ai été frappé de plein fouet, j'en ai peur, et je ne sais pas quoi faire contre cela. Car je dois au moins m'en tenir à cette ligne de conduite que je m'impose depuis que j'ai mis un pied dans l'armée : pas de femme. Pas de promesses qui ne peuvent pas être tenues, pas d'espoirs déçus, d'amours brisés, d'attentes sans fin, d'angoisses profondes ; pas de regards vers un horizon qui reste vide, pas d'oreille toujours tendue vers les nouvelles de la radio ; pas de destins manqués ou de vies amputées. Mais comment briser le lien ? Comment tout effacer, retourner au moment où il n'y avait rien ? Faire comme si nous ne nous connaissions pas, comme si ce magnétisme n'existait pas. Est-ce que seulement encore possible, sans uniquement passer du temps, chaque matin, à se mentir à soi-même ? Au fond, il est sûrement trop tard, le mal est fait. J'aurais toujours ces palpitations en pensant à elle, ce sourire en pensant à ses magnifiques yeux bleus, ces frissons en gardant le souvenir de sa main saisissant la mienne. Non, je dois encore essayer. En quelques heures, ce lien ne peut pas être si fort que ça. Nous pouvons encore nous détacher l'un de l'autre, et demain, quand la fête sera finie, que l'année aura commencé, nous nous oublierons. Il restera le souvenir étrange d'une soirée irréelle, qui ne sera bientôt plus qu'un rêve dont on doutera qu'il ait eu lieu un jour. Mais tout encore ébranle ma conviction. D'abord cette amie venant rappeler toutes les nuits passées par Lucy à s'occuper des militaires blessés, la dévotion pour un travail qui ne peut pas être plus saint pour un soldat. Ne pouvait-elle être moins parfaite ? Je l'écoute religieusement narrer l'histoire de cet homme qui avait préféré être emporté par la mort, serein, sachant qu'il retrouvera l'être aimé dans la vie suivante. Drôle d'idée que cela, romanesque et réconfortante à la fois. Un message transmis à plus de personnes qu'à sa seule compagne ; à Lucy, et aujourd'hui à moi. Je reste silencieux, la gorge serrée, ému et incapable d'articuler quoi que ce soit. Toute ma volonté fond tandis que mon coeur se cesse d'accélérer, comme pour rattraper tous les battements amoureux interdits depuis des lustres. Je ressens une souffrance particulièrement déchirante lorsqu'elle m'avoue qu'elle a décidé qu'elle m'attendra. Je secoue négativement la tête, le regard suppliant de ne pas faire une chose pareille. Elle ne me laisse aucun choix. Le contact de sa main sur la mienne termine de tout faire voler en éclats en moi. Il n'y a plus rien pour secourir mon coeur mis à vif. Si ce n'est cette petite infirmière qui a réussi à le prendre dans ses mains. Je reste incapable de parler pendant quelques longues secondes. Jusqu'à ce que le groupe de musique annonce la dernière chanson de l'année 1941. Je croise finalement mes doigts avec ceux de Lucy, puis dépose un baiser sur le dos de sa main, scellant la promesse de ce contact. Puis je me lève et l'invite à faire de même. « Venez. La nouvelle année est ce que l'on fait des dernières minutes de la précédente. » dis-je en reprenant cette espèce de dicton que nous avons. « Hors de question de les passer à parler de morts. » Même s'il s'agit d'évoquer les messages d'amour qu'ils nous transmettent, il serait un trop mauvais présage pour nous deux de conclure l'année sur un sujet pareil. Et je ne compte pas avoir de message à faire délivrer à Lucy. Je les lui dirai en personne. J'attire la jeune femme du côté de la piste de danse qui s'est improvisée de l'autre côté du bar. Je m'aperçois que Tom y est déjà avec l'une de ses conquêtes, ainsi que bon nombre de soldats venus respecter l'adage. Car danser aux derniers instants de l'année est un bien meilleur présage. Le morceau est entraînant, pétillant, bourré d'espoir en ces temps sombres ; il fait sautiller les pieds, tournoyer les robes, et, spontanément, éclater de rire. Je passe ces quelques minutes à faire virevolter la robe rouge de Lucy, la prendre dans mes bras pour la guider à chaque pas. Quelques soldats, dont Tom, se sont arrêtés pour admirer ce fait rare ; leur caporal acceptant une danse. Le morceau est assez long, et pourtant, le temps semble passer bien trop rapidement. Lorsqu'il se termine, je ne peux pas m'empêcher de rire nerveusement, un brin essoufflé. « Vous avez réussi à faire danser Dan, vous êtes mon héroïne. » lance Tom en prenant la jeune femme dans ses bras, puis déposant un baiser bruyant sur son front. Il est le premier à sauter sur l'estrade pour lancer le décompte final. Comme toujours. « 10… 9… 8… 7... » Pour ma part, j'attire de nouveau Lucy dans mes bras. Une main sur sa joue, je caresse délicatement sa peau terriblement douce. « Je reviendrais, pour vous. » dis-je, mon regard dans le sien, sachant qu'il y a des chances pour que je ne tienne pas parole ; mais je crois que je veux qu'elle m'attende, et avoir quelqu'un à retrouver quand tout sera terminé, une bonne raison pour rentrer à la maison. « 6… 5… 4… » Je me penche à son oreille, la serrant un peu plus dans mes bras, le rythme cardiaque déchaîné et le corps tremblant sous la force de chaque battement. « Je vous aime. » je lui avoue tout bas. Je ne la connais pas, elle non plus ; nous nous sommes rencontrés il y a à peine trois heures, pourtant, il n'y a rien à débattre à ce sujet. Je l'ai aimé au premier regard, alors que je pensais cela impossible. 3, 2, 1. A mon tour, je dépose un baiser sur ses lèvres. Un long baiser tendre pendant qu'explose de joie le monde autour de nous.
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
Il la suppliait du regard. Il lui suppliait de retirer ce qu'elle venait de lui dire, de ne plus y penser, de tout effacer. Dan ne voulait pas créer de liens, être part d'une relation qui n'irait peut-être nulle part, qui serait brisée par cette fichue guerre, détruite à force d'obus et de balles perdues. Il ne voulait pas d'attachement, il ne voulait pas être attendu, certainement pour ne pas avoir de déceptions. Le soldat l'avait écouté très attentivement durant tout le récit de la belle. Une vie après l'autre. Sur le coup, elle avait trouvé cette histoire des plus étranges, mais avoir vu ce soldat ensanglanté partir aussi sereinement lui avait laissé croire le contraire. Il devait savoir qu'il y avait quelque chose après toute cette horreur qui valait le coup. Lucy gardait la main de Dan entre les siennes. Elle était si chaude, ce contact lui était agréable, apaisant. Bien que son coeur continuait de battre à une allure peu commune, il semblait être calmé par ce toucher, se laissant embaumer d'un parfum dont il ne connaissait pas l'odeur. Mais les palpitations reprirent de plus belle lorsque Dan décidé de croiser ses doigts avec les siens, montrant par là qu'il acceptait l'affection qu'elle lui offrait, qu'il la prenait et la gardait pour lui. Soudain, il se leva, l'invitant à le suivre. Il ne voulait pas terminer cette année sur une note négative, tenant à lui faire oublier un tant soit peu les temps de guerre. Lucy sourit, et, intriguée, se leva de sa chaise et le suivit, gardant bien sa main attachée à la sienne. Il l'emmena jusqu'à cette piste de danse qui s'était improvisée d'elle-même au coin du bar. On avait annoncé la dernière chanson de 1941. La belle blonde avait toujours adoré dansé. C'était souvent ses amis qui l'y entraînait et qui la faisait tournoyer pendant des heures. Elle souriait toujours durant ces moments là, se laissant entraîner par la musique et les pas de danse. Une activité qui la rendait systématiquement heureuse, même lorsque son moral était au plus bas. Et là, c'était l'homme qui avait fait chavirer son coeur en quelques heures qui la prenait dans ses bras afin de la faire danser. Pendant un instant, elle regardait derrière elle, voyant Emma et Anne s'enthousiasmer pour leur amie. Arrivés sur la piste, Dan prit la belle dans ses bras en la faisant tournoyer, sautiller. Lucy était tellement heureuse qu'elle en riait, elle se fichait bien d'être à court de souffle. Pendant un moment, ils finissaient par être les seuls à danser, certains soldats s'étaient stoppés pour voir leur supérieur hiérarchique avec une femme dont il était en train de tomber amoureux, à la faire danser. Une fois le morceau terminé, son meilleur ami la prit dans ses bras et l'embrassa sur le front, soulignant l'exploit que d'avoir fait danser le caporal. Lucy continuait de rire. Dan la reprit dans ses bras alors que Tom commençait le décompte de la nouvelle année. Il posa doucement une main sur sa joue, qui octroya un frisson à la jeune femme. Ses yeux étaient plongés dans les siens, impossible de s'en détacher. Son coeur manquait quelques battements lorsqu'il dit qu'il reviendrait pour elle. "Dans cette vie ou dans la suivante, je serai là." ajouta-t-elle avec un sourire, le regard illuminé par tant d'amour. Il l'approchait un peu plus de lui, ses lèves se portant à ses oreilles pour lui susurrer des mots qu'elle ne pensait jamais entendre. Du moins, pas pour elle. Lucy avait envie de pleurer de joie, de lui sauter dans les bras. Avant qu'elle ne puisse y répondre, il prit d'assaut des lèvres alors que tout le monde autour d'eux hurlait de joie, sabrant les bouteilles de champagne. Mais pour Lucy et Dan, le temps s'arrêtait, chaque seconde devenait une heure. Doucement, elle passait ses bras par dessus ses épaules, mais l'une de ses mains se déposa sur sa joue, ne demandant qu'à rester encore un peu plus longtemps collé à sa bouche, à avaler tout son amour. Etrangement, tout le monde les laissait dans leur bulle. Une fois leur baiser terminé, Lucy le regarda avec la plus grande des tendresses. "Je vous aime aussi." lui dit-elle tout bas. Elle se mit à rire, à la fois par nervosité, mais aussi pour évacuer ce trop plein de bonheur. La jeune femme restait dans ses bras. "Bonne année, Dan." finit-elle par dire. Et elle l'embrassa une nouvelle fois. Anne apparut soudainement avec deux flûtes de champagne en main. "Tenez !" s'exclama-t-elle. "C'est pas tous les jours qu'on a du champagne, et les bouteilles se vident à une vitesse. Les soldats ont beaucoup trop soif, j'ai juste eu le temps de sauver deux verres." Ils les récupéraient, Anne embrassée son amie sur la joue, en l'enlaçant. "Bonne année à toi, ma Lulu." dit-elle avant de s'éclipser et de laisser tranquille le nouveau couple formé. Ils trinquèrent ensemble avant de boire une première gorgée. Les personnes s'activaient autour d'eux, s'apprêtant à faire des jeux sur la piste de danse improvisée, vu que c'était le seul endroit du bar qui était libérée. Prenant la main de Dan, elle l'entraîna afin qu'ils retournent à leur tablée. Emmy était sur les genoux d'un soldat, Maggie était en train d'en embrasser un autre. A croire que tout le monde avait trouvé chaussure à son pied pour la soirée, même Lucy. "On nous a chipé quelques chaises, Lulu, il en reste encore une là-bas." dit Emmy en les voyant arriver. Elle laissa Dan s'asseoir. Jamais il n'était venu à l'idée de la belle de s'installer sur ses genoux, ne se sentant pas gênée de rester debout. Emmy la regarda avec insistance, la belle blonde n'était pas sûre de ce qu'elle voulait dire, l'interrogeant avec un regard perplexe. Son amie semblait assez certaine que le caporal ne le lui refuserait pas. Elle haussa les épaules et se concentra à nouveau sur son propre soldat. Un peu gênée, elle regarda Dan. "Je peux ?" demanda-t-elle. Puis, timidement, elle finit par s'installer sur ses genoux en travers, afin qu'elle puisse le regarder. Tout semblait si irréel. Elle ne pouvait pas s'empêcher de le contempler, de se dire à quel point elle le trouvait beau, autant physiquement qu'intérieurement. Ils se connaissaient à peine, mais elle le savait, c'était tout. Elle ne se l'expliquait pas. "Qu'est-ce que... Qu'est-ce que vous comptez après ce soir ?" finit-elle par lui demander tout bas. Elle posa son verre de champagne sur la table. "Enfin, je veux dire... après le bar, et tout ça." Encore une fois, Lucy se sentait un peu bête. "Nous avons une chambre d'amis. Je ne pense pas que mes parents verraient un inconvénient à héberger un soldat, ils sont assez patriotiques dans leur genre." dit-elle en haussant les épaules. "Je... J'ai pensé que ça pourrait être un peu plus confortable que là où vous dormez actuellement." Elle baissa les yeux, songeuse. "J'ai pensé que ça vous permettrait d'avoir vos deux pieds ici, et pas sur le front." Lucy lui sourit timidement, s'attendant à essuyer un refus de sa part. "Je comprendrais, que vous préféreriez rentrer avec vos hommes, à chaperonner votre ami. Je ne vous en voudrais, ce n'est qu'une simple proposition."
Le contact de ses lèvres m'électrise. Je n'entends pas les exclamations de joie autour de nous, les bouchons de champagne qui sautent et fendent l'air, la musique qui reprend ; toute cette agitation m'est étrangère. Les yeux fermés, dans ce monde parallèle qui s'est formé pour quelques secondes, je ne devine que le corps de Lucy contre le mien, serré par mes bras, son souffle coupé, sa bouche apposée à la mienne. Alors qu'elle passe ses bras autour de on cou, laisse une main sur ma joue pour répondre et prolonger quelques secondes ce baiser, je resserre mon étreinte. Je me sens enveloppé tout entier par un courant d'air chaud, un souffle qui me caresse de l'intérieur. Etrangement, après la course, mon coeur est tranquille, calme, bercé par l'amour naissant et partagé. Les lèvres de la jeune femme sont d'une douceur irréelle, un brin timides, et d'une tendresse qui m'était jusqu'alors inconnue. Elles scellent avec les miennes une promesse, celle de donner une chance à cet amour comme tombé du ciel, celle de revenir, de se revoir, et si ce n'est pas dans cette vie, cela sera dans la prochaine. Nos visages se détachent tout doucement, afin de ne pas brusquer le retour à la réalité. Autant que possible, je laisse traîner mes lèvres sur les siennes, tirant sur les dernières secondes de ce baiser. Je pose enfin mon front contre le sien, souriant. Presque heureux d'avoir brisé ce vœu pieu qui m'était imposé depuis des années, d'avoir trouvé quelqu'un qui aura su me donner envie de tout envoyer au diable. Il ne fallait que la bonne personne, et je l'ai trouvée ce soir, d'une manière inespérée. Lucy me retourne mes mots d'amour. Nerveux tous deux, comme des adolescents à un premier rendez-vous, nous rions de notre malaise -et de la tournure inattendue de cette soirée décidément pleine de surprises. « Bonne année. » je réponds avec un sourire. Elle m'embrasse de nouveau, de cette manière à la fois emprunte de douceur et de naïveté, celle des premiers baisers, du premier amour, teintés d'une certaine euphorie, d'un bonheur difficile à dissimuler. L'une des amies de la jeune femme vient près de nous afin de nous tendre deux coupes de champagne qu'elle était parvenue à sauver aux griffes des militaires qui n'ont jamais trop d'alcool dans le sang. Nous trinquons à la nouvelle année, et surtout, à nous. A l'espoir. Celui que la guerre finisse bientôt. La piste de danse s'anime de nouveau. Lucy et moi filons à notre table où bon nombre d'assises ont disparu ; il me semble qu'elles ont été amenées là-bas afin de lancer des chaises musicales avec la complicité des musiciens. Je m'assied donc sur la dernière chaise libre et observe Lucy, attendri, avec une certaine surprise en la voyant rester debout. J'échange un regard avec son amie qui lui fait signe, sans grande discrétion, de prendre place sur mes genoux ; elle semble me dire, uniquement à l'aide de ses yeux, que je dois excuser l'inexpérience de la petite blonde, et moi de lui répondre qu'elle n'en est que plus adorable. Elle se décide enfin à demander si elle peut s'installer sur mes jambes. « Bien sûr. Vous le devez, même. » Alors elle s'assied, et mes bras encerclent sa taille comme pour s'assurer qu'elle reste bien à cette place. Un silence s'installe, comblé par quelques regards tendres, quelques sourires nerveux. Je bois quelques gorgées de mon champagne pendant que la jeune femme prend la parole pour me demande ce que je comptais faire après la soirée. Je plisse les yeux, ne comprenant pas trop où elle veut en venir, et la laisse m'expliquer qu'elle souhaiterait m'inviter chez elle afin de me proposer un cadre sûrement plus agréable que la base militaire. « C'est la plus adorable des propositions. » dis-je en relevant son visage, une main sous son menton. Sa peau est incroyablement douce. Son regard si envoûtant. « J'aurais aimé pouvoir accepter. » j'ajoute à contrecoeur, bien obligé de décliner l'invitation. Je dois non seulement veiller sur Tom, mais aussi sur le reste de la brigade. M'assurer que tout le monde sera présent, et en bon état, lors du pointage avant le départ, dans deux jours. Entre autres raisons. « Des parents, aussi patriotiques soient-ils… restent des parents. Je doute qu'ils approuvent l'idée d'accueillir un homme chez eux, au milieu de la nuit... » Le ton de ma voix laisse bien deviner ce que je sous-entends, ce qui tracasse n'importe quel parent, surtout ceux de jeunes femmes. « Ca n'est pas très… convenable. Vous voyez ? » Du moins, c'est ce qu'on a appris au garçon de ferme que je suis, élevé dans le respect de la religion et des coutumes parfois en décalage avec leurs temps ; le progrès n'arrive pas aussi vite dans les campagnes qu'il ne se transmet de ville en ville. Quand nous découvrons une mode, elle est déjà dépassée chez les citadins qui l'ont inspirée. J'hausse les épaules ; « Et puis, ce n'est pas si inconfortable, là où je dors, à la base. » Après tout, j'ai une chambre pour moi seul, tandis que les autres dorment à deux ou à quatre dans des lits superposés, ce qui est déjà un immense luxe par rapport à ces derniers mois. J'ai un matelas dans un excellent état, un vrai oreiller. Je n'ai pas à me plaindre, bien au contraire. J'ai déjà de la chance d'être ici pour le nouvel an. « Il ne faudrait pas que je m'habitue à trop de confort de toute manière. Sinon ça ne sera que plus dur de repartir. » Au fond, mieux vaut garder un pied sur le front, et une partie de sa tête avec ceux qui s'y trouvent encore. « Mais je vous raccompagnerai chez vous, si vous le voulez bien. » j'ajoute, espérant qu'elle me pardonne mon refus. Je peux bien lui souhaiter bonne nuit au pied de sa porte, histoire de voler quelques minutes ensemble en plus, des minutes où nous ne serions véritablement que tous les deux, sans l'agitation du monde autour.
I believe in the lost possibilities you can see. And I believe that the darkness reminds us where light can be. I know that your heart is still beating, beating darling. I believe that you fell so you can land next to me. ‘Cause I have been where you are before. And I have felt the pain of losing who you are. And I have died so many times, but I am still alive
Le soulagement qu'elle ressentait lorsqu'il accepta qu'elle s'installe sur ses genoux fut rapidement effacé par la suite. Lucy pensait être bienveillante et polie que de lui proposer un toit plus familiale. Ce ne serait peut-être pas aussi chaleureux qu'avec tous ses camarades, mais ses parents étaient de bonne compagnie. Dan qualifiait sa proposition d'adorable, qui la fit sourire. Mais celui-ci s'effaça aussitôt à sa phrase suivante. Elle rebaissa sa tête malgré tout, ayant l'impression d'être la dernière des idiotes. Lucy ne l'avait pas remarqué, mais Emmy gardait discrètement un oeil sur elle. La petite blonde désenchanta très vite, se sentant bête d'avoir mis aussi rapidement fin à ce rêve qui s'était installé depuis le début de la soirée. Comme le dur retour à la réalité, avec les faits et principes qui allaient de pair. Une naïveté qu'on lui taquinait souvent, mais qu'on ne lui reprochait jamais. On ne pouvait pas lui en vouloir d'ignorer toutes les arrière-pensées, les fausses idées qui pouvaien spontanément se construire après qu'elle lui ait proposé de venir dormir à la maison. Lucy n'imaginait pas de telle chose. A ses yeux, il aurait dormi effectivement dans la chambre d'amis, aurait eu un bon petit-déjeuner, persuadée que sa mère remuerait ciel et terre pour offrir un maximum à leur invité, et il serait parti pour s'entraîner ou faire ce qu'il devait faire. Rien de plus. Ce fut lorsqu'il parlait de convenable que l'idée ne lui effleura que succinctement l'esprit, mais rien de plus. La jeune femme restait silencieuse et les yeux baissés, mais elle écoutait attentivement tout ce qu'il peut raconter. Elle acquiesça d'un très faible signe de tête lorsque cela était nécessaire. Le caporal tentait d'alléger le refus, reconnaissant que son lit à la base était confortable et que cela semblait lui convenir, qu'il ne fallait pas qu'il s'habitue à ce genre de luxe. Tous ses arguments s'entendaient, Lucy les comprenait très bien. Mais, étrangement, ça ne la convenait pas. A ses yeux, c'était peut-être plus important de s'y détacher complètement, ne serait-ce qu'une poignée de jours. Sinon, on deviendrait fou, on ne penserait plus qu'à ça. Sinon, personne n'arriverait passer un si beau Nouvel An. Le pauvre Dan tentait de se rattraper, finissant par lui proposer finalement de la raccompagner chez elle. Lucy lui sourit un peu. "Oui. Pourquoi pas, oui." dit-elle tout bas, en regardant ses mains quelque peu nerveuses. La pauvre Lucy se sentait plus qu'embarrassée, gênée d'avoir fait une telle proposition. Une sorte de silence s'imposa entre eux pendant un moment. Joanne lui sourit alors, un peu, lui disant. "Je vais juste me chercher quelque chose à boire, mon verre est vide." Elle lui sourit très furtivement avant de se lever et se mêler à la foule agglutinée devant le bar. Pendant ce temps, Emmy se rapprocha de Dan, d'un oeil compatissant. "Ne prenez rien pour vous, surtout." commença-t-elle. Son ton était doux, il n'y avait là pas de ton rappelant le reproche ou la moquerie, loin de là. C'était d'une véritable bienveillance. "Et pardonnez-la. Elle a toujours un peu vécu dans son petit monde, gavé d'innocence, et encore plus depuis le début de la guerre. C'est ce qui lui permet de tenir le coup." La belle brune haussait les épaules, en souriant gentiment. "Vous devez certainement vous demander comment elle arrive à être toujours un peu à côté de la plaque en sachant qu'elle traîne depuis toujours avec nous." ajouta-t-elle en riant. Emmy redevenait un peu plus sérieuse, un sourire pendu aux lèvres. "C'est aussi pour ça qu'on l'adore. Sachez qu'elle n'a certainement pas les arrière-pensées que n'importe qui dans cette salle pourrait avoir, et ses parents savent très bien comme elle est. Elle voulait juste être gentille avec vous." Elle alluma une nouvelle cigarette, la fumée émanant de sa bouche venant caresser le reste de son visage. "Et là, à mon avis, elle s'en veut surtout à elle-même, certainement pas à vous. Elle doit se sentir stupide et naïve, quelque chose comme ça. Je suis d'accord pour le deuxième qualificatif, certainement pas pour le premier." Emmy soupira. "Elle juste beaucoup trop innocente par rapport à notre monde actuel." Un soldat vint rapidement l'inviter à faire des chaises musicales, ce qu'elle accepta volontiers. En passant à côté de Dan, elle lui posa la main sur l'épaule en lui disant. "Et même si elle décline votre proposition au dernier moment -parce que c'est bien son genre, d'avoir peur de déranger, etc-, forcez lui un peu la main, ça lui fera plaisir." Puis elle s'éclipsa. Pendant ce temps, Lucy avait réussi à se faufiler au milieu des soldats et vagues connaissances. "J'ai cru que voir que le coup de foudre a été des plus explosifs à minuit." dit Andrew avec un sourire des plus satisfaits, qui était aussi parvenu à se rapprocher du bar, à côté de son amie. Celle-ci rougit de plus belle, ce qui le fit rire. "Eh, Lulu, y'a pas de honte. Je pense que c'est un mec bien." "Il l'est, oui." "Alors qu'est-ce qui te chagrine." Lucy sourit et hocha négativement la tête. "Oh, ce n'est rien. Je suis juste la dernière des idiotes." "Certainement pas." répliqua-t-il aussitôt en attirant l'attention du barman, qui ne tarda pas à s'approcher d'eux. "Une bière et un jus d'orange, s'il te plaît." Et on s'éxecuta de suite, les verres arrivaient devant eux quelques minutes plus tard. Ils discutaient encore un peu, Andrew cherchant à redonner à son amie un peu de confiance en elle, que, quoi ce qui avait été dit ou fait, rien n'était perdu. Leurs chemins se séparaient, et elle rejoignait Dan. La chaise d'Emmy était libre et la jeune femme s'y installa, posant le verre sur la table, et lançant un regard et un sourire des plus timides à son âme soeur. "Je suis désolée pour,... pour tout à l'heure." Elle l'était sincèrement, ça se lisait très facilement sur son visage. Repensant aux mots d'Andrew, elle finit par dire. "Ce n'était peut-être pas une proposition des plus appropriées." Lucy était assez tendue. Les genoux collés l'un à l'autre, elle se tenait très droite. Seules ses mains trahissaient son embarras, elle n'osait plus vraiment le regarder, de peur qu'il se moque d'elle, ou quelque chose comme ça.
J'ai sûrement dit quelque chose de travers, quelque chose qu'il ne fallait pas. Le visage de Lucy s'est décomposé face à mon refus, et la voilà qui file en direction du bar. J'acquiesce d'un simple sourire, l'air désolé de la faire fuir, et ne comprenant vraiment pas d'où provient tout cet embarras qui s'est emparé d'elle. Félicitations, Dan, tu as véritablement un don pour mettre les pieds dans le plat. Tom a bien raison ; à force de ne pas approcher le sexe opposé, je ne sais même plus comment lui parler, et encore moins comprendre ces créatures qui sont déjà le plus grand mystère qui soit pour les hommes. Je me sens idiot de ne pas comprendre ce que j'ai pu faire de mal, et, passant mes mains sur mon visage, je me maudis d'être d'une telle maladresse. L'une des amies de Lucy s'approche de moi. Je ne me souviens plus de son nom -il faut dire que je n'ai jamais été bon pour retenir les prénoms des personnes que je viens de rencontrer-. Elle s'adresse à moi avec une grande bienveillance, et parle de la petite blonde avec la chaleur de l'amitié sincère dans la voix. Je mets un bon moment avant de cerner ce que la jeune femme me dit. Puis je comprends enfin que mes paroles ont été terriblement mal interprétées. Je meurs de honte dans la seconde, les pommettes rouges et les yeux cachés dans la paume de ma main. Mais quel manchot. Ne sachant pas quoi dire, je remercie la jeune femme avec un sourire nerveux et sincèrement désolé d'avoir pu heurter son amie. Je termine ma coupe de champagne d'une traite, la cascade de noms d'oiseaux à mon encontre ne cessant pas, jusqu'à ce qu'on m'interpelle. Tom s'approche et se penche à mon oreille. La mauvaise oreille -ce qu'il doit être alcoolisé, celui-là. Amusé par son état, je lui fais signe de me parler de l'autre côté. Il s'exécute en s'excusant plusieurs fois. « Dis-moi, mon caporal préféré, je peux compter sur toi pour me couvrir demain ? » Finalement, je n'aurais sûrement pas eu besoin de l'entendre pour deviner ce qu'il voulait me dire. Je secoue la tête ; il est intenable. Puis je jette un coup d'oeil par dessus son épaule pour voir dans le lit de quel spécimen il va finir. Il n'a jamais mauvais goût, même bourré. « Comme d'hab. De toute manière, l'appel c'est dimanche soir, après la visite médicale. Mais essaye d'être là pour l'entraînement demain. Le sergent t'as pas à la bonne... » « Ouais, j'sais bien. T'en fais pas pour ça, j'serais là. » dit-il en me tapant l'épaule. Tom a beau être un enfant, parfois irresponsable, je sais que je peux toujours compter sur lui ; si je le couvre quelques heures, il ne poussera pas le bouchon jusqu'à ce que je risque de me prendre une rouste par sa faute. « Je file, prends soin de ta dulcinée. » Un clin d'oeil, et il quitte le bar, un bras autour des hanches de sa conquête d'un soir. Scott apparaît à son tour. « J'y vais aussi, Dan, je raccompagne ceux qui sont bien faits. A demain ! » J'approuve d'un signe de tête en voyant trois ou quatre des gars se tenant les uns aux autres pour marcher droit sans se casser la figure par terre, gloussant comme des dindes, le visage rougi par l'alcool. Le bar s'est un peu désempli, l'air est plus respirable, mais il reste toujours pas mal de monde. De ma brigade, nous ne sommes plus que trois. Le reste des militaires sont ceux en poste à Darwin, mêlés aux autres clients qui resteront sûrement jusqu'à ce que le patron les jette dehors, d'ici deux heures. Lucy revient enfin, préférant s'asseoir à côté de moi plutôt que de reprendre sa place sur mes genoux. Droite comme un piquet, son visage trahit sa gêne. Je pose mes mains sur les siennes et les serre tendrement, puis m'efforce de capter son regard qui passe son temps à fuir le mien. « Hey… Je sais que vous vouliez juste être gentille. » dis-je d'une voix douce, sincèrement désolé de l'avoir mise dans l'embarras. « Je m'insinuais pas que vous puissiez avoir d'arrière pensée. » A vrai dire, je m'inquiétais réellement uniquement pour ses parents, persuadé qu'ils désapprouveraient son idée, et ne voulant pas être à l'origine d'une querelle familiale au jour de l'an. Rien de plus. « Maintenant, revenez-là. » dis-je en prenant sa main et en l'attirant vers moi, ne lui laissant pas d'autre choix que de reprendre place sur mes genoux. « Et faites-moi un de vos adorables sourires. » Je ne la lâche pas du regard tant qu'elle ne m'a pas souri, la regardant avec insistance, fronçant les sourcils, jusqu'à ce qu'un rictus vienne animer le coin de sa bouche, là où je dépose un léger baiser. Je caresse tendrement sa joue. « C'est bien mieux. Les jolies filles comme vous ne devraient pas avoir le droit de faire la moue. » Et elle est particulièrement belle. Surtout lorsqu'elle sourit, comme tout à l'heure, sur la piste de danse. Quand elle me jette ces regards brillants, débordants d'affection. A vrai dire, elle est aussi adorable lorsqu'elle joue avec ses doigts, les yeux bas. Elle est toujours si douce, déborde de naïveté et de gentillesse, et c'est sûrement ce qui fait d'elle une incroyable bouffée d'air frais en ces temps tristes. « Vous savez, je ne suis jamais venu à Darwin avant. » Nous avons déjà fait des escales un peu partout, nous avons été en permission du côté de Perth la dernière fois, me permettant de voir ma famille pendant quelques jours. Mais jamais ici. Cette fois, Darwin était la base la plus pratique pour nous lâcher, la plus proche de notre front. « Je me disais que vous accepteriez peut-être de jouer les guides pour moi, pendant ces quelques jours. » dis-je en croisant mes doigts avec les siens, et les regardant avec une certaine fascination. C'est une manière détournée, mais peu subtile, de faire comprendre que je souhaite passer du temps avec Lucy. Autant que possible avant de repartir.